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Chrétiens dans un monde qui ne l’est plus
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Le 22 septembre 2023 -
E.S.M.
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La forte déchristianisation est en cours,
c'est malheureusement un constat. Déjà Notre cher pape
Benoît XVI qui avait pleinement conscience de cette
décadence, priait pour que l'Eglise ne sombre pas dans
les catacombes. Nous publions cette analyse remarquable
de Christophe Geffroy et Elisabeth Geffroy parue sur la
Nef.
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L'abbaye Notre-Dame de
Fontgombault ©Wikimedia -
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Chrétiens dans un monde qui ne l’est plus
Le 22 septembre 2023 -
E.S.M. -
L’abbaye Notre-Dame de
Fontgombault, grande amie de La Nef, fêtait le 9
septembre 2023 les 75 ans de la restauration de l’Abbaye par les
moines venus de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes. À cette occasion,
le Père abbé a demandé à Christophe et à Elisabeth Geffroy de donner
une conférence sur le thème : « Chrétiens dans un monde qui ne l’est
plus ». Vous pouvez aussi retrouver
ici
le texte en version PDF.
Ils commencent dans les premières parties par analyser la
déchristianisation en cours, ses causes internes et externes, ce
qu’elle est à l’échelle de l’histoire l’Église. Puis ils s’attachent
à décrire ce que veut dire un monde qui n’est plus chrétien, avant
de proposer des pistes d’actions – notamment, se mettre à l’école
des moines.
PLAN
1/ Un constat peu original : la déchristianisation de l’Occident,
accélérée depuis quelques décennies et d’une radicalité effrayante
2/ Comment comprendre cette déchristianisation ?
3/ Le rôle du contexte socio-politique dans cette déchristianisation
4/ Un monde qui n’est plus chrétien : qu’est-ce à dire ?
5/ Dès lors, que faire ? Comment rendre l’homme à sa vocation
originelle ?
a) par l’action, pour que l’homme habite le monde
b) par le martyre, à l’exemple des moines, pour triompher de Satan
c) par le sacré, pour que l’homme ait soif de Dieu
Conclusion
1/ Un constat peu original : la déchristianisation de
l’Occident, accélérée depuis quelques décennies et d’une radicalité
effrayante
La déchristianisation est devenue une évidence :
« quantitativement », par la baisse du nombre de catholiques baptisés
ou se revendiquant tels, par le nombre de vrais pratiquants (environ 1,5 %)
et en conséquence de vocations (moins de 100 ordinations par an, en
proportion du nombre de pratiquants) ; « qualitativement », par la
méconnaissance du christianisme des nouvelles générations, par le fait que
la culture chrétienne ne lui dit plus rien, qu’elle en ignore tout.
Certes, le reste, les 1,5 % de pratiquants réguliers, sont sans doute des
catholiques fervents ayant une foi solide pour résister dans un
environnement aussi peu favorable, mais ce chiffre continue de baisser
jusqu’à maintenant, on attend un début de redressement du fait des familles
nombreuses importantes qui existent dans ces milieux.
Il convient de noter deux points importants :
– d’abord l’idée d’une déchristianisation régulière et inéluctable depuis un
moment donné de l’histoire (la Renaissance, les Lumières, la Révolution…)
est fausse ; il y a eu des périodes de renaissance importantes comme au XIXe
siècle avec un essor incroyable des missions ou dans la première moitié du
XXe siècle en France avec le renouveau du thomisme, la conversion
d’intellectuels notables, notamment autour de Jacques Maritain, l’essor de
l’Action catholique, avec une réelle influence politique et sociale des
chrétiens, qui, particulièrement, n’a pas été étrangère au dynamisme de ce
que l’on a appelé les Trente glorieuses…
– ensuite et surtout il convient de remarquer que cette déchristianisation
coïncide avec un recul généralisé de toutes les autres associations ou
institutions, non seulement Églises, mais aussi partis politiques,
syndicats, tout ce qui exige des engagements collectifs ; bref, cette
déchristianisation accélérée depuis quelques décennies est inséparable d’un
mouvement plus global de désocialisation (Pierre Manent) : toute la
société est ainsi touchée et cette tendance à la déliaison met en péril sa
pérennité même. Si Dieu laisse indifférent une majorité de nos concitoyens,
ces derniers ne s’engagent pas davantage dans la chose publique, dans le
service du bien commun : le commun a été dévalorisé au profit de l’extension
sans fin des droits individuels. La crise n’est donc pas que religieuse
ou spirituelle, elle englobe toutes les dimensions publiques de la vie en
société.
2/ Comment comprendre cette déchristianisation ?
On peut l’expliquer par des causes internes à l’Église et des causes qui
lui sont externes.
Pour les causes internes, il n’y a pas de consensus, « progressistes » et
« traditionalistes » défendant deux points de vue opposés pour prendre les
deux extrêmes : les premiers, déçus par le concile Vatican II, estiment que
l’Église n’épouse pas suffisamment l’esprit du monde (ils plaident pour la
contraception, l’avortement, le mariage entre personnes de même sexe,
l’abolition du célibat des prêtres et la désacralisation de l’état clérical,
l’ordination des femmes, etc.) ; les seconds se plaignent au contraire que
depuis Vatican II l’Église a tout lâché et abîmé sa liturgie, ce qui
expliquerait la débandade post-conciliaire. Il est clair que l’explication
des « progressistes » n’est pas la nôtre et que si l’on suivait leurs
préconisations, on irait droit dans le mur. Vous connaissez tous ces débats
sans fin, nous n’y revenons pas ici. Disons seulement que l’ouvrage de
Guillaume Cuchet, Comment notre monde a cessé d’être chrétien
(Seuil, 2018), propose une analyse qui nous semble réaliste et ne cache pas
le vent de folie qui a soufflé sur l’Église dans les années
post-conciliaires, années où beaucoup cherchaient à faire du passé table
rase.
Que ces causes internes à l’Église aient eu leur importance, c’est
absolument certain, mais elles ne peuvent suffire à expliquer l’ampleur de
la déchristianisation, car sinon comment comprendre qu’orthodoxes et
protestants, qui n’ont connu ni concile Vatican II ni réforme liturgique,
vivent la même crise, voire une crise plus grave encore, que celle de
l’Église catholique ? C’est, à l’évidence, que les causes internes ne
suffisent pas à épuiser le sujet et qu’il faut tenir compte d’un contexte
extérieur qui a joué et continue de jouer un rôle central.
Parmi ces causes de déchristianisation externes à l’Église, citons
principalement le long mouvement d’émancipation de l’homme de ses
dépendances traditionnelles (Dieu, la nature, la culture), avec la
révolution nominaliste et l’affirmation de la raison souveraine à partir de
la Renaissance. Ainsi, sans que la foi ait été reniée dans un premier temps,
Dieu a progressivement été mis à l’écart :
– au niveau personnel d’une part, la montée de l’individualisme, au
détriment du holisme, a occasionné une dissociation entre la vie
spirituelle, relevant de la sphère privée, et la vie publique ;
– au niveau politique d’autre part, une nette séparation entre les
ordres temporel et spirituel s’est installée donnant une totale primauté au
premier. Avec la Révolution française et la disparition de la
« chrétienté », le mouvement s’accélère et prend parfois une forte tonalité
antichrétienne, comme en France avec les lois laïques qui aboutissent à la
séparation de 1905. À ce moment, la souveraineté de Dieu sur la cité est
largement abattue ; mais il reste encore à détruire celles qu’exercent la
loi morale naturelle et l’héritage de la culture pour que la volonté et le
désir de l’homme, qui désormais priment tout, n’aient plus d’obstacle : nous
y sommes aujourd’hui, la théorie du genre et le wokisme étant les ultimes
étapes de la déconstruction de l’anthropologie classique façonnée par le
christianisme.
J’ajoute un point important : la modernité, qui fait passer notre monde
de l’Ancien Régime monarchique vers la démocratie parlementaire, met en
avant la liberté, notion éminemment chrétienne. Même si la modernité en a
une conception erronée, nous en bénéficions et y sommes tous attachés, et
l’on ne peut nier que c’est là l’un apport réel de cette modernité si
controversée. Un régime de liberté a cependant un « coût », qui est
d’accepter que tous n’en usent pas comme il le faudrait. La contrepartie
d’une société d’hommes libres est donc forcément le pluralisme, bien
plus difficile à gérer qu’une société holiste où la pression sociale est
assez forte pour imposer une certaine unité, religieuse notamment (comme en
islam qui ignore la liberté religieuse). Bref, la liberté religieuse, en
ouvrant inévitablement la voie au pluralisme a forcément conduit à un recul
du christianisme.
Aujourd’hui, cependant, en France et en Europe, les chrétiens ne sont pas
persécutés physiquement, comme sous le communisme ou l’islam par exemple,
ils conservent la liberté d’évangéliser, nous ne risquons pas notre vie en
tant que chrétiens, mais la morale chrétienne est systématiquement attaquée
et peut conduire à des situations difficiles où la liberté de conscience est
bel et bien menacée (c’est déjà le cas pour les pharmaciens, par ex.)… De
plus, pour beaucoup, si l’on veut rester fidèle, la vie devient compliquée,
notamment pour l’éducation des enfants, le choix des écoles…
Toutes ces explications de la déchristianisation laissent toutefois
quelque peu insatisfait, on sent bien que ça n’explique pas un tel
effondrement aussi rapide du christianisme. N’y a-t-il pas autre chose ?
Je propose une hypothèse ouverte au débat : à toute époque, les personnes
qui vivent réellement, profondément et librement la foi chrétienne
n’ont-elles pas toujours formé une petite minorité, même en régime de
chrétienté ? Autrement dit, beaucoup ne suivent-ils pas les exigences
extérieures de la religion dominante, sous la pression sociale et
l’habitude, tout en pouvant avoir une foi sincère mais assez superficielle,
un peu comme dans la parabole du grain tombé sur le bord de la route (cf. Mt
13, 1-23) ? Pierre Manent, dans son dernier essai sur Pascal, a un jugement
encore plus sévère : « Pour qui regarde froidement les choses, le fait
le plus significatif ne serait pas l’autorité acquise par le christianisme
mais au contraire l’athéisme théorique ou pratique de l’immense majorité des
êtres humains, chrétiens compris » (Grasset, 2022, p. 365).
Personnellement, je tempérerais cette affirmation, car il me semble que
l’athéisme au sens fort de ce terme est très peu répandu, l’homme étant un
animal religieux plus facilement déiste qu’athée (cf. le succès actuel des
« nouvelles religiosités », ésotérisme, etc.). Ce qui frappe néanmoins
aujourd’hui, c’est l’indifférence de nos contemporains à la question de
Dieu, comme s’il y avait une peur de réfléchir aux choses les plus
essentielles, au sens de la vie et de la mort, comme si les grands médias
avaient réussi à imposer leur vision superficielle et matérialiste, à
confiner les humains dans une vie de plaisirs et de distractions, bref à
lobotomiser les cerveaux en inculquant à tous les mêmes soucis terrestres au
même moment.
Le « monde », au sens de saint Jean, n’a jamais reconnu Dieu (cf. Jn 1,
10-11), hier comme aujourd’hui, rien de nouveau. Fondamentalement, ce n’est
pas en raison d’attaques extérieures ou de violentes agressions que le
christianisme occidental recule, même si ces attaques existent bel et bien,
et y contribuent bien évidemment. Il recule avant tout parce que les
chrétiens perdent la foi et ne parviennent plus à la transmettre, comme si
l’atmosphère relativiste et hédoniste qui est celle de nos démocraties
libérales était un poison pour la foi bien plus efficace que la persécution
ouverte qui produit des martyrs, dont on sait que leur sang est semence de
chrétiens, selon le fameux mot de Tertullien. J’aime citer cette phrase si
vraie de Bernanos : « Nous répétons sans cesse, avec des larmes
d’impuissance, de paresse ou d’orgueil, que le monde se déchristianise. Mais
le monde n’a pas reçu le Christ – non pro mundo rogo (je ne prie
pas pour le monde) – c’est nous qui l’avons reçu pour lui, c’est de nos
cœurs que Dieu se retire, c’est nous qui nous déchristianisons,
misérables ! » (Nous autres, Français, dans Scandale de la
vérité, Points/Seuil, 1984).
L’idée que, à toute époque, les personnes qui vivent réellement,
profondément et librement la foi chrétienne ont toujours formé une minorité,
n’est-elle pas dans l’Évangile ? N’est-ce pas le Christ qui affirme :
« La moisson est abondante, mais les ouvriers sont peu nombreux » (Mt
9, 32-38 et Lc 10, 1-9) ? Certains théologiens ont vu dans l’épisode des dix
lépreux guéris par le Christ dont un seul est revenu le remercier (cf. Lc
17, 11-19) l’image de la foi, celle-ci n’étant partagée que par un faible
pourcentage des hommes (10 % ici en l’occurrence). Jésus se plaint que
Corazine, Bethsaïde, Capharnaüm ne se soient pas converties malgré sa
présence et sa prédication (cf. Mt 11, 20-24). Ailleurs encore, il reproche
leur peu de foi aux scribes et aux pharisiens qui lui demandent un signe,
quand les habitants de Ninive se sont convertis à l’appel de Jonas ou quand
la reine de Saba est venue des extrémités de la terre écouter Salomon, alors
qu’il y avait bien plus que Jonas et Salomon (cf. Mt 12, 38-42). Or, si la
majorité des contemporains de Jésus qui l’ont vu, entendu, été témoins de
ses miracles ne se sont pas convertis, comment s’étonner qu’il en soit de
même après son départ ? Ne pouvait-on rêver meilleur missionnaire pour la
conversion des âmes ? Cette plainte du Seigneur du peu de foi de ses
contemporains, n’est-elle pas de toutes les époques et ne nous
concerne-t-elle pas tout particulièrement aujourd’hui ? Cette citation de
saint Paul ne décrit-elle pas notre monde aussi bien que le sien : « Je
vous l’ai souvent dit, et maintenant je le redis en pleurant : beaucoup de
gens se conduisent en ennemis de la croix du Christ. Ils vont à leur perte.
Leur dieu, c’est leur ventre, et ils mettent leur gloire dans ce qui fait
leur honte ; ils ne pensent qu’aux choses de la terre » (Ph 3, 18-19).
D’où cette interrogation du Christ évoquant son second avènement :
« Cependant, le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur
la terre ? » (Lc 18, 8).
Si cette intuition est juste, cela ne signifie cependant pas que le
christianisme soit réservé à une « élite » comme s’il s’agissait d’une
gnose : au contraire, et l’histoire le prouve, il s’adresse, comme l’affirme
l’Évangile, à ceux qui se reconnaissent « petits » et non à ceux
qui se prétendent « sages » ou « intelligents » (cf. Mt
11, 25 et Lc 10, 21).
3/ Le rôle du contexte socio-politique dans cette
déchristianisation
Au cours de l’histoire, une religion ne s’est imposée durablement à des
peuples que moyennant un soutien politique exerçant une certaine pression
sociale, dans le cadre de sociétés holistes où le groupe primait la
personne. Globalement, le christianisme n’échappe pas à ce schéma. Sa
vocation, ainsi que le Christ nous l’a montré, est de s’étendre, non par la
force des armes, mais par la prédication, sans violer les consciences, et
plus encore par le témoignage jusqu’au martyre. Cette façon « pauvre »
d’opérer obtient des conversions libres et profondes mais historiquement
toujours minoritaires. Même le passage du Dieu fait homme sur terre n’a pas
occasionné d’adhésions massives on l’a vu. Lorsque Constantin promulgue
l’édit de tolérance de Milan (313), les chrétiens représentent 5 % de la
population de l’Empire ; un taux qui varie toutefois en fonction des
territoires : Rome, la ville la plus christianisée d’Italie, compte environ
10 % de chrétiens ; ils sont autour de 20 % en Égypte, 10 à 20 % en Afrique
et 30 % en Asie Mineure. Et chaque fois que l’évangélisation a été conduite
dans cet esprit, comme en Asie à partir du XVIe siècle,
c’est-à-dire sans aucun soutien politique, les fruits ont été magnifiques,
révélant une foi admirable et un grand courage chez les convertis, mais
ceux-ci n’ont toujours représenté qu’une faible part des populations.
Dans tous ces exemples, les chrétiens sont demeurés une minorité en
raison de l’hostilité des instances politiques envers l’Église, qui ont
souvent été jusqu’à mener de terribles persécutions pour tenter de
l’éradiquer.
Bref, le christianisme ne commence à rassembler de larges pans des
populations que lorsque le politique ne le menace pas, et plus encore quand
il le soutient. Après l’édit de Milan, qui institue une sorte de liberté
religieuse, le christianisme se répand, y compris dans les hautes sphères de
l’État. Un pouvoir politique « neutre » en matière religieuse n’ayant jamais
vraiment existé, l’Empire, sous Théodose, finit par faire de la religion
devenue dominante la religion d’État (édit de Thessalonique en 380). Ainsi,
le christianisme inaugure-t-il un nouveau statut, celui de l’État chrétien
où pouvoir temporel et pouvoir spirituel sont à la fois liés et cependant
distincts, dans un rapport de force qui ne cessera de varier au cours des
siècles.
Ainsi s’est établie en Europe la « chrétienté », l’histoire forgeant deux
systèmes différents en Orient et en Occident. Byzance, en Orient, héritière
de l’Empire romain après la chute de Rome, perpétue un régime
« césaro-papiste » caractérisé par une Église largement soumise à
l’Empereur. En Occident, les invasions barbares détruisent l’Empire et, avec
lui, le pouvoir politique central, ouvrant la voie à la féodalité : dans le
chaos qui s’installe, l’Église est le seul rempart, la seule entité
sauvegardant le savoir et capable de le transmettre. À la différence de
l’Orient, en Occident, le spirituel fait plus ou moins jeu égal avec le
temporel : cela dessine un régime où chacun des deux pouvoirs conserve son
indépendance, l’Église devant longtemps résister à la tentative de mainmise
du politique, d’où les querelles sans fin qui parcourent la chrétienté
occidentale. Quoi qu’il en soit, dans les deux cas, la foi chrétienne est
bon an mal an défendue par des princes eux-mêmes chrétiens : dans ces
sociétés holistes, l’unité de religion est un facteur essentiel du bien
commun temporel, c’est pourquoi l’atteinte à cette unité est alors un délit
de droit commun que l’autorité politique peut sanctionner, au même titre que
les infractions comme le vol – il faut s’en souvenir quand on évoque une
institution comme l’Inquisition pour éviter tout anachronisme.
En « chrétienté », le christianisme est religion d’État – ce qui ne
signifie pas qu’il s’agit de « théocratie » –, et l’immense majorité du
peuple ne peut être que chrétienne, la pression sociale allant dans ce sens
et les non-chrétiens ayant un statut inférieur qui ne leur permet pas
d’exercer des responsabilités politiques au sein de la cité. Jusqu’à une
époque assez récente, toutes les civilisations fonctionnaient plus ou moins
ainsi, d’une façon assez coercitive, en ignorant la liberté individuelle et
la dignité de la personne. C’est le cas notamment de l’islam qui,
contrairement au christianisme, n’a guère progressé sur ces aspects.
Il y a en effet une différence essentielle entre christianisme et islam
qui explique en partie l’évolution des sociétés chrétiennes et l’immobilisme
des sociétés musulmanes : le christianisme est une religion de la foi
quand l’islam est une religion de la loi. Autrement dit, l’adhésion
au christianisme se manifeste par un acte de foi personnel censé être libre
et éclairé, c’est-à-dire par un mouvement qui engage profondément toute la
personne jusqu’à sa conscience, alors qu’il suffit d’observer la loi de
l’islam dans sa lettre pour être musulman. Ainsi, la morale en islam se
définit par ce qui est permis et ce qui ne l’est pas ; on reproche souvent à
l’Église la même rigueur, à savoir que sa morale, sexuelle particulièrement,
serait trop contraignante et serait un catalogue d’« interdits » ; mais il
n’en est rien, c’est une conception viciée de la morale chrétienne qui est
une morale du bonheur qui appelle à la vertu, non pour nous contraindre,
mais précisément parce que c’est la vertu qui rend l’homme heureux (cf. les
Béatitudes), même si la suivre représente un effort réel qui peut paraître
inaccessible mais qui ne l’est jamais du fait de la grâce de Dieu. Ainsi la
foi chrétienne exige-t-elle un engagement bien plus fort que l’obéissance à
une loi extérieure – même si celle-ci peut être par ailleurs exigeante,
comme lors du ramadan chez les musulmans. Et cela explique deux choses
essentielles : pourquoi le concept de liberté individuelle avec la notion de
dignité de la personne qui l’accompagne n’a pu émerger qu’en terre
chrétienne ; et pourquoi aussi dès que la pression sociale et politique
imposant la religion d’État s’est relâchée, la pratique religieuse du
christianisme a fortement baissé.
Autrement dit, l’aspiration à la liberté, non seulement légitime en
elle-même, mais aussi fruit indubitable du christianisme authentique, a fait
exploser les sociétés holistes de l’Ancien Régime qui maintenaient l’unité
religieuse par une certaine pression sociale incompatible avec les nouvelles
libertés. Le pluralisme religieux est devenu dès lors inéluctable. Ces
transformations politiques, qui doivent beaucoup au christianisme et dont le
principe de départ était juste, se sont produites dans un contexte de
gouvernements souvent antichrétiens qui avaient une fausse conception de la
liberté. Si le désir de liberté est un élan spontané et légitime, celui-ci
doit être encadré, tout particulièrement par la loi morale naturelle, et
être au service du bien commun temporel ; de plus la liberté n’est pas au
commencement mais à la fin : elle exige éducation et ascèse pour ne pas se
corrompre. Quand ce désir n’est plus canalisé et la volonté humaine laissée
à elle-même, les dérives sont inévitables, on ne le voit que trop
aujourd’hui.
4/ Un monde qui n’est plus chrétien : qu’est-ce à dire ?
Tel est donc le monde dont nous héritons : un monde qui à bien des égards
n’est plus chrétien. Mais comment décrire ce monde ? Certes, c’est un monde
dans lequel la pratique religieuse chute, dans lequel la prière se fait plus
ténue, dans lequel l’homme se permet de tuer les plus petits des siens. Mais
plus fondamentalement encore, c’est un monde où l’homme s’est détourné du
projet de Dieu. C’est un monde qui cesse de répondre à son appel, qui se
laisse aller à l’affaissement de sa chute originelle. Ce n’est pas seulement
un monde devenu plus « neutre », où nous regrettons que le bien n’abonde pas
assez, non, c’est un monde où Satan étend son empire et prend toute la place
laissée vide.
Pour comprendre cela, regardons ce qu’est la mission originelle de
l’homme dans le monde, avec les mots que Louis Bouyer, théologien du XXe
siècle, nous donne dans Le sens de la vie monastique.
Je vais ici m’attarder un peu pour essayer de vous retranscrire la
création telle que Louis Bouyer la raconte dans ce livre. « Raconter » c’est
vraiment le bon terme : dans des passages qui sont très poétiques, très
visuels, il nous fait un grand cadeau, car il nous donne à voir
véritablement la création des anges, la création du monde, la création de
l’homme. Par ailleurs, il est je pense important pour nous de réapprendre à
décrire notre monde avec les mots que nous prête la théologie, et qu’il n’y
ait pas entre la théologie et notre rapport ordinaire au monde une sorte de
cloisonnement artificiel et dommageable.
Comment Bouyer le raconte-t-il ? Notre monde matériel est pris dans une
création plus vaste, dans tout un univers spirituel. L’Esprit de vie s’est
posé sur certaines Idées jusque-là rassemblées dans le divin Logos. Elles
ont alors été comme animées d’une vie propre, et sont devenues les esprits
créés, des anges. Or ces anges, qui sont à l’image de leur créateur,
pensent, et à ces pensées aussi Dieu dit oui et donne vie, les projetant en
dehors des esprits créés : ainsi est apparu le monde visible, issu des
multiples pensées angéliques.
Sur ces bases, l’univers établi reposait dans la joie, dans la première
aurore qu’évoque le livre de Job : « quand les étoiles du matin
chantaient en chœur et que tous les fils de Dieu l’acclamaient ». C’est
à l’aide de cette image du chœur que l’antiquité chrétienne se représentait
le monde primordial spirituel : un chœur immense résonnant de la gloire
divine. Tout était chant. Cette liturgie cosmique glorifiait d’une seule
voix le Créateur. La société trinitaire s’est ainsi propagée dans une chaîne
continue de création, telle une vague qui avance par flux et reflux : flux
de l’amour créateur et reflux d’action de grâce de la création qui revient
au créateur dans un chœur immense.
Mais une dissonance s’est introduite dans l’harmonie universelle. Un
obstacle a surgi, qui voudrait arrêter le flot débordant de la création. « Parmi
les créatures spirituelles, tout un secteur s’est détaché et comme effondré
(…). À sa pointe se trouve une des plus hautes puissances créées : Lucifer,
le Prince de ce monde sensible où venait déferler la dernière vague de
lumière, résonner le dernier écho » de la grande liturgie céleste. Ce
qui est arrivé ? L’orgueil tout simplement. Lucifer et ceux qui l’ont suivi
ont voulu être le centre. Ils ont détourné leur regard du modèle divin, pour
le plonger dans les choses, choses qui leur renvoyaient leur propre image,
ils ont voulu se contempler eux-mêmes. « Or du même coup, ils ont fait
écran au mouvement spontané de réponse qui remontait des couches les plus
lointaines de la création vers le créateur, avides qu’ils étaient de
l’arrêter à eux-mêmes. » Et quand Lucifer a réussi à tenter le premier
homme, c’est tout notre monde qui a été entraîné dans sa chute.
Mais Dieu veut sauver ce monde déchu et le réintégrer à la grande fête du
Ciel. Et il le fait en s’appuyant sur l’homme, sur celui qui porte son
image, et que son Verbe est venu visiter de l’intérieur en prenant sa chair.
Telle est donc la mission de l’homme pris dans la grande création : il doit
prendre sa place dans le chœur de l’universelle eucharistie. Il doit
réentonner le chant d’allégresse au créateur et faire que la terre résonne à
nouveau de réponses à l’appel divin. Grâce à la victoire du Christ sur
Satan, l’homme peut à nouveau se hisser à la hauteur de ce rôle si glorieux
qui consiste à faire entendre sa voix dans le chœur céleste, à ne pas
laisser sans réponse l’appel du Créateur, à toujours tendre l’oreille en
quête de cet appel, à le chercher aussi éperdument que le cerf cherche l’eau
vive et que la fiancée guette son bien-aimé dans le Cantique des Cantiques.
Et si, pour que l’humanité ne faillisse pas, tout repose sur le Christ, il
faut très certainement des disciples du Christ pour suivre le chemin indiqué
par lui, il faut des chrétiens !
Maintenant que grâce au Père Bouyer nous avons en tête toutes ces images
de la création, que nous visualisons mieux le projet de Dieu pour nous,
redemandons-nous ce qu’est un monde qui n’est plus chrétien. C’est un monde
qui se détourne de Dieu, c’est un monde qui cesse de tendre l’oreille, qui
manque l’appel, qui ne renvoie donc pas l’écho, qui garde la bouche fermée,
qui fait barrage au reflux, c’est un monde dont le bruit incessant se perd
dans le silence du néant. Un monde non chrétien c’est un monde où plus
personne ne crie vers Dieu pour lui répondre. Un monde où plus personne n’a
soif. Saint-Exupéry disait : « je hais son époque de toutes mes forces,
l’homme y meurt de foi » : en réalité, le mal est si profond que
l’homme ne sait même plus qu’il meurt de soif.
Se demander comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus, c’est
poser la question : comment redonner à l’homme le courage de sa vocation
originelle qui est de prendre part à l’action de grâce céleste ? Plusieurs
réponses s’offrent à nous. Nous en choisirons trois :
– par l’action, pour que l’homme habite le monde ;
– par le martyr, à l’exemple des moines, pour triompher de Satan ;
– par le sacré, pour que l’homme ait soif de Dieu.
Et ce sont les 3 points que nous développons à présent.
5/ Dès lors, que faire ? Comment rendre l’homme à sa vocation
originelle ?
a) Par l’action, pour que l’homme habite le monde
Lucifer a compris que l’homme représentait une menace sur cette terre
dont il entend faire son empire. Et, sous la plume de Bouyer, la lutte se
fait presque spatiale, territoriale : « en tout lieu du monde où
l’humanité est présente et subsiste, non encore résorbée par la mort, le
pouvoir de Satan est menacé, son règne est mis en échec, sa présence
elle-même recule. Inversement, là où l’homme n’est pas apparu, le diable
reste le seul maître du terrain. Dans le désert, par conséquent, et là
seulement, il est chez lui. » Là où est l’homme, Satan recule.
Dès lors, si la simple existence et présence de l’homme fait déjà barrière à
Satan, il nous faut habiter le monde, occuper le terrain ! Et pour cela, il
faut miser sur l’homme, non pas sur les seuls chrétiens, mais sur tous les
hommes de notre temps. Eux qui ont tous en eux l’image de Dieu, eux qui ont
tous été sauvés par le Christ.
Parier sur l’homme, concrètement, cela veut dire non pas se retrancher
dans quelques dernières réserves ou poches de résistance, ne pas agir
uniquement comme une minorité attaquée organisant sa survie, mais se tenir
de pleins pieds dans le monde des hommes, prendre en charge la chose
publique et de là travailler à ce que le plus grand nombre possible d’hommes
réponde à sa vocation originelle et lutte contre l’extension du domaine de
Satan.
Prendre en charge la chose publique, disons-nous. Le problème, c’est que
nous avons oublié que politique et morale, que législation et bonne
conduite, que bien commun et bien personnel avaient partie liée, nous avons
laissé la pensée libérale pénétrer notre vision politique. Pierre Manent
écrit : « Si nous sommes si sévères pour les époques de confusion ou de
mélange des pouvoirs, c’est peut-être que nous avons acquis un sens plus vif
ou délicat de la liberté de conscience, mais c’est peut-être aussi que nous
avons perdu le sens de l’importance de la loi dans l’orientation de la vie
humaine en direction de son bien. »
Nous avons perdu le sens de l’importance de la loi quand nous sommes
devenus les fils de l’individualisme libéral. Pour ce dernier en effet, et
je cite ici MacIntyre, « une communauté n’est qu’une arène où les
individus poursuivent leur propre conception de la bonne vie et où les
institutions politiques existent pour fournir le degré d’ordre qui rend
possible cette activité autodéterminée. Le gouvernement et la loi sont, ou
devraient être, neutres face aux conceptions rivales de la bonne vie pour
l’homme. Ainsi, selon les libéraux, si la tâche du gouvernement est de faire
respecter la loi, il ne lui appartient pas d’imposer un point de vue moral.
Au contraire, dans la vision antique et médiévale, non seulement la
communauté politique exige l’exercice des vertus pour son propre maintien,
mais il revient à l’autorité parentale de faire des enfants des adultes
vertueux. » Et plus loin : « L’état moderne est totalement inapte à
la fonction d’éducateur moral d’une communauté. » (MacIntyre, Après
la vertu)
Ainsi, dans le logiciel libéral, le bien se joue au
niveau individuel – charge à chaque individu de faire le bien à son échelle
s’il l’entend, charge à chacun de fixer sa morale individuelle, qu’elle soit
chrétienne, juive, nietzschéenne. Je fais le bien, que les lois soient
bonnes ou mauvaises ; je respecte mon code moral, quoi qu’il se passe à côté
dans la société qui m’entoure. Mais l’histoire et la théologie chrétiennes
nous enseignent le contraire : nous avons besoin d’être porté, par nos
familles, par nos amis, par les lois de notre pays. Et on ne peut se
satisfaire d’une situation où nous faisons (ou essayons de faire) le bien et
où notre frère, notre père, notre ami, notre compatriote fait le mal. C’est
une leçon apprise de l’Ancien Testament : Dieu menace de détruire Ninive
parce qu’elle fait le mal en tant que cité. Idem quand Dieu provoque le
déluge qui recouvre et ravage la terre (c’est l’humanité comme ensemble qui
est visé). Au désert, c’est aussi son Peuple dans son ensemble qu’il éduque,
éprouve, réconforte. → Il se joue aussi quelque chose du bien, quelque chose
du salut, au niveau collectif. On ne peut donc se passer de chrétiens qui se
préoccupent en acte du destin collectif. Et notamment des lois.
Aristote nous avait appris le rôle éducateur de la loi. L’agir moral – et
le bonheur avec lui – se joue dans les vertus. Qu’est-ce que la vertu ? La
vertu morale est la meilleure disposition possible de notre caractère, de
nos puissances émotives et affectives, ce sont les dispositions qui font que
nos émotions, nos désirs sont guidés par notre raison pratique et lui
obéissent. C’est donc un habitus, une certaine inclination de notre être. Or
on n’acquiert un habitus que par la répétition d’actes, par l’habitude. Et
qu’est-ce qui forge une habitude ? Les règles. Les règles que chacun se
donne. Mais aussi celles qui régissent la communauté humaine qui est la
nôtre, et notamment les lois. Ainsi, les lois règlent les conduites,
façonnent les mœurs, instillent des habitudes. Dès lors, si les chrétiens
ont une vision morale à proposer, un attachement à la loi naturelle resté
intact, un certain sens du bien et du mal, ils ne peuvent se lasser de
vouloir influencer la législation du pays qui ensuite façonnera l’agir des
hommes. Ils ne peuvent se lasser de défendre notamment la loi naturelle.
Mais pour cela, il faut investir l’arène politique dans son sens large.
Pierre Manent nous met ainsi en garde contre la pente de la sécession.
Dans le présent contexte de dissolution du tissu social, faire sécession, ce
serait simplement prendre acte de la décomposition sociale et vouloir sauver
sa peau – ou se retirer, comme le « petit reste », dans un entre-soi
communautariste. Manent, lui nous invite, à l’inverse, à une participation
zélée à la recomposition de l’association humaine bien mise à mal par
l’individualisme. Il voit même une obligation à agir en politique,
dans l’espace public. Sous la double pression de l’islam et de lois qui
semblent destinées à effacer les mœurs traditionnelles formées notamment par
le christianisme, la tentation est forte de se mettre en défense et de se
retirer de la chose publique. Mais « si les chrétiens cédaient à cette
tentation ils priveraient le pays de la seule référence spirituelle capable
de dialoguer avec toutes les autres traditions, anciennes ou nouvellement
installées ». C’est aussi parce que l’Église sait endosser ce rôle de
modérateur qu’elle doit s’exprimer et jouer son rôle, et les chrétiens avec
elle.
À cet égard, c’est notamment parce que le christianisme a cette grande
tradition d’articulation de la foi et de la raison, parce qu’il est persuadé
que la foi a besoin du large espace de la raison, qu’il est un maillon
essentiel de la discussion publique, du dialogue entre toutes les
composantes de nos sociétés, qui ont de plus en plus de mal à se parler.
Alain Finkielkraut conclut ainsi La défaite de la pensée : « la
vie avec la pensée cède doucement la place au face-à-face terrible et
dérisoire du fanatique et du zombie ». Le fanatique est celui qui
embrasse une foi en la ratatinant sur elle-même, en la coupant de
l’intelligence. Le zombie, lui, est celui qui, sous les assauts du
divertissement, a renoncé à penser. On pourrait leur adjoindre la figure du
blasé, du rationaliste désabusé qui voulait s’en tenir à son seul
entendement et ne sait guère plus comment donner son sens à l’existence.
Dans le théâtre de nos sociétés où ces trois figures jouent sur scène,
indifférentes ou hostiles les unes aux autres, il est urgent que se lèvent
des chrétiens qui cassent ces seules dynamiques, qui vivent de leur foi et
sachent en rendre compte sur le terrain de la rationalité.
b) Par le martyr, à l’exemple des moines, pour triompher
de Satan
Nous nous demandons toujours : comment redonner à l’homme le courage de
sa vocation originelle ? Par l’action, l’action politique notamment, pour
qu’il habite le monde et menace ainsi Satan, pour que ce monde reprenne sa
place dans le chant de la création qui loue Dieu, nous venons de le voir.
Une autre partie de la réponse, et c’est notre second point, est dans un
christianisme qui se met à l’école des moines, qui redécouvre une forme de
martyre, et qui lutte contre Satan.
En 2017, Rod Dreher faisait paraître aux États-Unis Le pari
bénédictin, Comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus,
ouvrage qui a fait couler beaucoup d’encre, et qui a notamment soulevé la
question de ce qui serait – je le dis au conditionnel – une forme de
communautarisme chrétien. Sa démarche proposait aux chrétiens de s’inspirer
de la Règle de saint Benoît pour ne pas se faire avaler par la postmodernité
et prenait la forme d’un manuel pratique. Voici certains des conseils qu’il
soumettait à notre jugement :
– recréer des communautés de vie et d’entraide catholique au milieu de nos
cités, développer ce sens communautaire au-delà du seul rassemblement à la
messe dominicale ;
– fonder des écoles véritablement catholiques, qui transmettent la culture
occidentale et la foi ;
– renouer avec la pratique de l’ascèse et de la pénitence, et notamment du
jeûne, pour nous fortifier dans notre rapport à notre corps, puisque le
monde moderne livre un véritable siège à notre corps et veut nous faire
chuter par lui ;
– redécouvrir la liturgie et son rôle formateur (elle nous éduque à
reconnaître la transcendance divine) ;
– redécouvrir certains métiers si d’autres métiers deviennent trop
incompatibles avec la voie chrétienne, etc.
Or ce livre pourrait être vu comme la transcription appliquée d’une
intuition théologique très forte chez Louis Bouyer.
Pour lui, la vocation du moine ce n’est que la vocation du baptisé, mais la
vocation du baptisé parvenue à son degré d’extrême urgence. Nous l’avons vu,
Dieu nous appelle et veut qu’on le cherche : le moine est celui pour qui cet
appel s’est fait si insistant qu’il ne peut s’agir d’y répondre demain. Il
ne peut attendre que ce monde passe pour voir Dieu. Il va donc au-devant de
son créateur, abandonnant tout de ce monde pour le chercher et le rencontrer
dès à présent. « Le moine est de ces violents qui ne se contentent pas
de se préparer à accueillir le règne de Dieu quand il viendra, mais qui
prétendent s’en emparer eux-mêmes tout de suite ». Il veut anticiper la
vie céleste et être tout tendu vers elle. Ad superna semper intenti
(c’est la devise de Dom Antoine Forgeot, qui a été Père abbé de Fontgombault
de 1962 à 2011.), sans cesse tendus vers les réalités d’en-haut,
entendions-nous ce matin. Il n’y a donc pas discontinuité entre le ‘chrétien
non-moine’ et le moine, mais un continuum. Le moine prend de l’avance. Il
est le chrétien dont le christianisme devient le tout. Dès lors, dans des
temps de crise, le chrétien ordinaire peut tourner son regard vers le
chrétien intégral qu’est le moine pour s’en inspirer et s’orienter dans un
monde qui n’est plus chrétien.
Avec les moines, nous pouvons redécouvrir ce que veut dire suivre la voie
ouverte par le Christ et traverser avec lui l’épreuve de la Croix, mourir à
nous-mêmes. Pour accéder à la vie angélique, c’est-à-dire à la vie céleste
de celui qui voit Dieu, il faut préalablement mourir et ressusciter. « Nul
ne peut voir Dieu sans mourir ». Le Christ lui-même est allé à la mort.
En effet il est entré dans le monde pour reconduire l’homme au Paradis, d’où
il pourra s’élever à la vision de Dieu. Or ce qui fait obstacle à cette
élévation, ce sont les chaînes que son péché lui a forgées et qui le lient à
Satan. Et la mort est le test suprême de ce pouvoir acquis par le Malin sur
l’humanité, elle est son chef d’œuvre monstrueux, sa créature par voie de
conséquence. Pour vaincre le diable et reconduire l’homme au paradis, il
faut donc affronter la mort, rencontrer le diable dans sa place forte par
excellence. C’est dans la mort, qui n’a pas eu le dernier mot sur lui, que
le Ressuscité a triomphé de Satan. Ainsi, mettant ses pas dans ceux du
Christ, donnant tout, le moine va à son tour au-devant de la mort car il
croit que le Christ vit en lui.
Or cette mort du « mourir au monde et mourir à soi-même », le
chrétien non-moine essaie de la traduire dans un détachement du monde qui
est surtout une réalité intérieure. Mais chez le moine, elle a des
prolongements immédiats dans la réalité objective, et lui consomme ce
détachement affectif du monde : il lui faut avoir tout quitté du monde
présent (le règne de Satan), pour vivre tout au monde qui vient (le règne de
Dieu). C’est là une mort qui n’est pas purement spirituelle, elle est
réelle, physique. Et s’incarne dans les renoncements essentiels liés à la
profession monastique : « renoncement aux choses de ce monde par la
pauvreté, renoncement à notre propre corps par la chasteté, renoncement à
notre volonté (c’est-à-dire à son libre usage dans des actions concrètes)
par l’obéissance ». En un sens, ce réalisme des exigences des moines
nous oblige, nous laïcs, nous chrétiens dans un monde qui ne l’est plus :
leur exigence peut être pour nous une incitation à opérer plus de
renoncements de fait.
De plus, cet affrontement délibéré de la mort par le moine nous ramène à
l’aspect fondamental de l’ascèse monastique dans la tradition des pères,
c’est-à-dire, d’après Bouyer, à « son aspect agonistique, son aspect de
lutte, et plus précisément de lutte contre les démons. » D’où le fait
que les moines se retirent au désert : « Le désert est l’habitat du
diable ». Plus que la solitude et la tranquillité propices à la
poursuite de la vie intérieure, c’est cette raison qui pousse le moine à
s’enfoncer au désert, à la suite du Christ lui-même qui s’y est rendu pour
être mis à l’épreuve par le diable et essayer ses forces contre lui.
Au fond, cette mort des moines rejoint la mort des martyrs : les deux sont
attestations de leur foi dans le Christ vainqueur de la mort, et les deux
sont un engagement de tout l’être et un témoignage rendu. Martyre en grec
signifie « témoignage ». Là réside la justification fondamentale de
l’apparition du monachisme, dans un moment de l’histoire de l’Église où
disparaissait le martyre. Le monachisme est « une forme nouvelle du
martyre, demandée par des circonstances modifiées », écrit Louis
Bouyer. Et peut-être nous faut-il nous préparer à retrouver dans notre temps
une forme intermédiaire de martyre qui se rapproche de celle des moines,
peut-être est-ce là l’héroïsme qui nous est demandé dans ce monde qui n’est
plus chrétien.
En outre, les moines se sont trouvés être des missionnaires qui ont
exercé une influence déterminante dans l’essor du christianisme : l’histoire
le raconte mieux que tous nos mots. À mille lieues de l’épouvantail du
prosélytisme, la méthode monastique pour la mission est un apostolat qui
plonge dans la réalité profonde, qui procède plus de l’être que de l’agir :
en la matière, tous les chrétiens ont beaucoup à apprendre des moines, et
ces derniers n’ont pas fini de rendre à l’Église et au monde de grands
services. Les moines du haut Moyen Âge, comme les premiers chrétiens,« ne
considéraient pas leur annonce missionnaire comme une propagande qui devait
servir à augmenter l’importance de leur groupe, mais comme une nécessité
intrinsèque qui dérivait de la nature de leur foi. Le Dieu en qui ils
croyaient était le Dieu de tous, le Dieu (…) qui s’était fait connaître au
cours de l’histoire d’Israël et, finalement, à travers son Fils, apportant
ainsi la réponse qui concernait tous les hommes et, qu’au plus profond
d’eux-mêmes, tous attendent. » (Bouyer)
C’est un point qui mérite qu’on s’y arrête : car il tue à la racine le
préjugé qui voudrait que les moines soient renfermés sur leur communauté. De
même, il n’est pas du tout certain que s’engager en faveur d’un pari
bénédictin soit un geste suspect de communautarisme. Car, et c’est là la
perspective dans laquelle est pris tout notre propos, l’Église n’est pas là
pour elle-même. Ratzinger disait : « l’Église ne peut ressembler à une
association qui veut dans les situations difficiles se tenir à flot, elle a
une mission pour le monde, pour l’humanité : et c’est seulement pour cette
raison qu’elle doit survivre. Sa disparition entraîneraient l’humanité dans
un tourbillon, le tourbillon des ténèbres, le tourbillon de l’obscurité, le
tourbillon même de la destruction de ce qui fait l’homme. Nous ne nous
battons pas en pensant à notre conservation, nous nous savons chargés d’une
mission qui nous impose une responsabilité face à tous. » (Conférence
de Carême du 8 avril 2001, à Paris). Nous ne sommes donc pas dans une
attitude d’abord défensive face au monde qui n’est plus chrétien ; ce monde
est d’abord celui à qui nous devons annoncer la Parole, celui qui devrait
être un espace pour la présence de Dieu.
Deuxième aparté suscité par le constat des fruits missionnaires de
l’apostolat des moines : l’œuvre apostolique des moines des premiers temps
s’est doublée, on le sait, d’une formidable œuvre civilisatrice. Benoît XVI
l’a admirablement rappelé dans son discours au monde de la culture en 2008 :
« les monastères furent des espaces où survécurent les trésors de
l’antique culture et où, en puisant à ces derniers, se forma petit à petit
une culture nouvelle. (…) Sans cette culture du travail qui, avec la culture
de la parole, constitue le monachisme, le développement de l’Europe, son
ethos et sa conception du monde sont impensables. » Si nous sommes
aujourd’hui travaillés par cette condition de chrétiens dans un monde qui ne
l’est plus, nous le sommes aussi par notre condition d’Occidentaux qui
voient leur civilisation, leur monde culturel, se défaire sous leurs yeux.
Dans cette angoisse civilisationnelle, il peut donc être bon de garder à
l’esprit l’exemple des moines et le rappel de Benoît XVI : « Ce qui a
fondé la culture de l’Europe, la recherche de Dieu et la disponibilité à
L’écouter, demeure aujourd’hui encore le fondement de toute culture
véritable ». Nous connaissons le point de départ de tous nos efforts à
venir en ce sens.
Mais revenons plus directement à notre sujet. La question qui nous tient
est : comment redonner à l’homme le courage de sa vocation originelle ?
Après avoir fait porter notre réflexion sur l’urgence d’un investissement de
la chose publique, après nous être mis à l’école des moines et de leur
« martyre ordinaire » pour réapprendre à lutter contre Satan, il nous reste
à examiner dans notre troisième point le rôle que tient le sens du sacré
pour que l’homme retrouve sa soif de Dieu et pour que les voix d’allégresse
retentissent à nouveau depuis notre terre
c) Par le sacré pour qu’il ait soif de Dieu
Dieu est pour la créature le Tout Autre, l’inaccessible. Chose bonne à se
rappeler pour prendre l’impossible mesure de son amour pour nous. Cette idée
du Dieu Tout Autre est une grande idée de la révélation juive. Or, pour
l’avoir un peu perdue, nous avons mis en danger notre sens de Dieu et avec
lui notre sens du sacré, qui sont intimement liés. Le sacré est ce qui est
mis à distance, à part, détaché des choses profanes, c’est le Saint qui
inspire crainte et respect. Méconnaître le sacré, c’est s’exposer à
méconnaître Dieu et sa grandeur, son caractère de Tout Autre.
Il est donc urgent de retrouver le sens du sacré, et de la liturgie ! Et
là, encore, les moines nous devancent et nous éduquent. Saint-Exupéry
lui-même, qui ne fréquentait guère les églises, quand il s’inquiétait que
dans notre époque l’homme meurt de soif et qu’il en cherchait le remède, se
tournait vers les moines, eux qui ont inventé une musique digne de Dieu : « il
n’y a qu’un problème, un seul de par le monde. Rendre aux hommes une
signification spirituelle, des inquiétudes spirituelles, faire pleuvoir sur
eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien. » Toute la
liturgie chrétienne est une invitation à chanter avec les anges. Pour saint
Benoît, la règle déterminante de la prière et du chant des moines est la
parole du Psaume : en présence des anges, je veux te chanter,
Seigneur (138, 1). Benoît XVI le commentait ainsi : « Se trouve ici
exprimée la conscience de chanter, dans la prière communautaire, en présence
de toute la cour céleste, et donc d’être soumis à la mesure suprême : prier
et chanter pour s’unir à la musique des esprits sublimes qui étaient
considérés comme les auteurs de l’harmonie du cosmos, de la musique des
sphères». Le monastère est, déjà sur cette terre, un chœur d’adoration,
une société liturgique : l’image de la cité céleste. Comment dès lors ne pas
prendre exemple sur ces monastères, quand nous nous préoccupons de savoir
comment rendre à l’homme sa vocation originelle ?
* * *
Conclusion
Je voudrais pour conclure insister sur un point essentiel sans lequel
rien n’est possible : la prière et la vie intérieure ! L’exemple de la vie
des saints, même des saints « politiques » comme Saint Louis ou saint Thomas
More, montre qu’aucune grande œuvre qui concerne forcément l’ordre de la
grâce ne se fait sans une intense vie de prière. Sans la prière, sans doute
ce monde s’effondrerait complètement et plongerait dans le chaos. Le monde a
un besoin impératif de saints comme réceptacles de la grâce divine qui
maintient ce monde dans l’être. C’est pourquoi les ordres religieux
contemplatifs sont si importants, c’est pourquoi ils contribuent si
fondamentalement au bon équilibre du monde, c’est pourquoi la prière de
chacun l’est aussi. Et cela répond à l’objection fréquente de ceux qui se
lamentent car tout part à la dérive et que l’on ne pourrait plus rien
faire ! Chacun, à son niveau, si modeste soit-il, a un pouvoir pour influer
le cours des choses : être un saint là où l’on est concourt au bien commun
et contribue à l’édification d’une société meilleure.
Et c’est là où les abbayes comme Fontgombault sont si essentielles : pas
seulement par le rayonnement de la prière des moines, mais aussi parce
qu’elles sont des « oasis » de ressourcement pour tous, des points de départ
pour la « nouvelle évangélisation » de notre vieux continent. Le pape
Benoît XVI avait évoqué la nécessité de ces « oasis » : « Étant donné
qu’il existe une culture hédoniste qui veut nous empêcher de vivre selon le
dessein du Créateur, nous devons avoir le courage de créer des îlots, des
oasis, puis de grands terrains de culture catholique, dans lesquels vivre le
dessein du Créateur » (Benoît XVI, rencontre avec les jeunes du diocèse
de Rome, le 6 avril 2006). Déjà, avant d’être pape, le cardinal Ratzinger
écrivait : « L’Église prendra d’autres formes. Elle ressemblera moins
aux grandes sociétés ; elle sera davantage l’Église des minorités ; elle se
perpétuera dans de petits cercles vivants, où des gens convaincus et
croyants agiront selon leur foi. Mais c’est précisément ainsi qu’elle
redeviendra, comme le dit la Bible, le sel de la terre » (Cardinal
Ratzinger, Le sel de la terre, Flammarion, 1997, p. 214). C’est
bien ce qu’il nous faut être.
Enfin, pour terminer, et puisque nous fêtons le bel anniversaire des 75
ans du retour à la vie monastique bénédictine à Fontgombault, qu’il me soit
permis un bref témoignage personnel. J’ai créé La Nef fin 1990 dans
la dynamique du motu proprio Ecclesia Dei du pape Jean-Paul II
(1988). Durant ces quelque 33 années, notre Église a traversé des épisodes
difficiles, notamment autour des questions liturgiques : pour moi,
Fontgombault a toujours été un exemple, l’abbaye a représenté la ligne de
crête à suivre entre la légitime résistance et la nécessaire obéissance au
pape et à la Hiérarchie de l’Église. Encore aujourd’hui, aujourd’hui
peut-être plus que jamais, cette ligne de crête est difficile à tenir, il
est cependant indispensable de s’y maintenir. Merci à Fontgombault pour ce
magnifique exemple d’esprit ecclésial et romain. Et merci à ses Pères Abbés,
Dom Antoine Forgeot maintenant au Ciel et Dom Jean Pateau, pour leur
confiance, leur soutien et leurs conseils tout au long de ces belles années.
Merci de tout cœur !
Christophe et Elisabeth Geffroy
© Christophe Geffroy et Elisabeth Geffroy, mis en ligne le 18 septembre
2023
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Sources
: lanef
-
E.S.M.
Ce document est destiné à l'information; il ne
constitue pas un document officiel
Eucharistie sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 22.09.2023
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