Quatrième prédication de Carême en
présence du pape Benoît XVI |
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Cité du Vatican, le 15 mars 2008 -
(E.S.M.)
- Vendredi matin, dans la Chapelle « Redemptoris Mater », en présence
du Saint Père Benoît XVI et de la Curie romaine, le Prédicateur de la Maison Pontificale, P.
Raniero Cantalamessa, O.F.M. Cap., a tenu la quatrième et dernière
Prédication de Carême :
« La lettre tue, l'Esprit vivifie ».
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Le père Cantalamessa -
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Quatrième prédication de Carême en présence du pape Benoît XVI
« La lettre tue, l'Esprit vivifie »
Vendredi matin, dans la Chapelle « Redemptoris Mater », en présence
du Saint Père Benoît XVI, le Prédicateur de la Maison Pontificale, P.
Raniero Cantalamessa, O.F.M. Cap., a tenu la quatrième et dernière
Prédication de Carême.
Le thème des méditations de Carême a été cette année le suivant : "La
Parole de Dieu est vivante et efficace" (Hb
4,12).
Durant la dernière prédication de ce Carême, le P. Raniero
Cantalamessa a développé le thème de "La lecture spirituelle de la
Bible".
La lecture de la Bible, au fil des siècles, a perdu sa fraîcheur spirituelle
des premiers siècles, en se desséchant en exégèse historico-scientifique
qui l'ont, en un certain sens, « sécularisée ». Toutefois, la redécouverte
de cet esprit originel a commencé grâce au Concile Vatican II et à la
réapparition de charismes. Ce sont les constatations que le père Raniero
Cantalamessa, prédicateur de la Maison Pontificale, a développé lors de sa
quatrième et dernière prédication de Carême, en présence du Pape Benoît XVI
et de la Curie Romaine.
« L'exégèse, desséchée par le long excès de philologisme, pourra-t-elle
retrouver l'élan et la vie qu'elle eut en d'autres moments de l'histoire de
l'Église ? ». Le père Cantalamessa pose cette question au terme d'une longue
réflexion précédente, mais en réalité, est l'axe de toute sa prédication de
Carême, consacrée à la lecture spirituelle de la Bible. Le religieux capucin
tempère le pessimisme de quelques penseurs modernes, selon lesquels il
manque aujourd'hui cette « foi pleine d'élan » et ce « sens d'unité »
qu'ont eu les premiers Pères de l'Église lorsque, en interprétant les
Saintes Écritures, ils nous ont offerts des pages d'une netteté et d'une
beauté extraordinaire. Selon le père Cantalamessa, dans les quarante ans qui
ont suivi Vatican II, un "mouvement spirituel" et un nouvel "élan" ont
commencé à se reproduire et "en même temps le retour des charismes -
affirme-t-il - on s'assiste aussi à la réapparition de la lecture
spirituelle de la Bible », substantiellement abandonnée dans les siècles
précédents. Mais pourquoi et dans de quelle manière s'est-elle égarée ? Le
prédicateur Pontifical l'explique de cette façon : dans toutes les choses
qui sont, en même temps, divines et humaines - comme le Christ, comme
l'Église - on ne peut pas découvrir le divin si on ne passe pas par
l'humain. Cela est valable pour la Bible : on ne peut pas en comprendre
l'esprit en ne passant pas par la lettre, et donc son interprétation.
Malheureusement, a fait remarqué le père Cantalamessa : depuis longtemps
dans le domaine de l'exégèse, "une tendance existe à s'arrêter à la lettre".
Le pape Benoît XVI assiste aux prédications de carême depuis une chapelle
privée située sur le côté et donnant dans la Chapelle Redemptoris Mater.
Texte intégral de la prédication du Père
Cantalamessa
La lecture spirituelle de la Bible
1. L'Écriture inspirée de Dieu
Dans la deuxième lettre à Timothée on trouve la célèbre affirmation : «
Toute Écriture est inspirée de Dieu et utile pour enseigner, réfuter,
redresser, former à la justice » (2 Tm 3, 16).
Dans la langue originale, l'expression traduite par « inspirée de Dieu », ou
« divinement inspirée », est composée d'un seul mot, theopneustos, qui
contient à la fois le vocable de Dieu (Theos) et celui de l'Esprit
(Pneuma).
Il a deux significations fondamentales : l'une est très connue, l'autre
n'est en revanche généralement pas prise en considération, même si elle
n'est pas moins importante que la première.
La signification la plus connue est la signification passive, mise en
évidence par toutes les traductions modernes : l'Écriture est « inspirée de
Dieu ». Un autre passage du Nouveau Testament explique ainsi cette
signification : « c'est poussés par l'Esprit Saint que des hommes
(Les
prophètes) ont parlé de la part de Dieu » (2 P 1, 21).
Il s'agit en somme de la doctrine classique de l'inspiration divine de
l'Écriture, celle que nous proclamons comme un article de foi dans le Credo,
lorsque nous disons que l'Esprit Saint « a parlé par les prophètes ».
Nous pouvons nous représenter avec des images humaines cet événement en soi
mystérieux de l'inspiration : Dieu « touche » avec son doigt divin -
c'est-à-dire avec son énergie vivante qui est l'Esprit Saint - ce point
caché, où l'esprit humain s'ouvre à l'infini, et de là, ce « toucher » - en
soi très simple et instantané comme l'est Dieu qui le produit - se diffuse
comme une vibration sonore dans toutes les facultés de l'homme - volonté,
intelligence, imagination, cœur - se traduisant en concepts, images,
paroles.
Le résultat que l'on obtient ainsi est une réalité théanthropique,
c'est-à-dire pleinement divine et pleinement humaine : les deux choses
intimement liées mais pas « confondues ». Le magistère de l'Église - les
encycliques Providentissimus Deus de Léon XIII et Divino afflante
Spiritu de Pie XII -, nous dit que les deux éléments, divin et humain,
sont restés intacts. Dieu est l'auteur principal car il assume la
responsabilité de ce qui est écrit, en en déterminant le contenu par
l'action de son Esprit ; l'écrivain sacré est toutefois lui aussi auteur, au
sens propre du mot, car il a collaboré de manière intrinsèque à cette
action, à travers une activité humaine normale, dont Dieu s'est servi comme
d'un instrument. Dieu - disaient les Pères - est comme le musicien qui fait
vibrer les cordes de la lyre en les touchant ; le son est entièrement
l'œuvre du musicien, mais n'existerait pas sans les cordes de la lyre.
En général, on ne souligne pratiquement qu'un seul effet de cette
merveilleuse œuvre de Dieu : l'inerrance biblique, c'est-à-dire le fait que
le Bible ne contient aucune erreur, si le terme « erreur » est compris
correctement, comme absence d'une vérité humainement possible, dans un
contexte culturel déterminé, en tenant compte du genre littéraire utilisé,
et par conséquent exigible de la part de celui qui écrit. Mais l'inspiration
biblique établit bien plus que la simple inerrance de la parole de Dieu (qui
est quelque chose de négatif) ; elle établit, de manière positive, son
caractère inépuisable, sa force et sa vitalité divine et celle que saint
Augustin appelait la mira profunditas, la merveilleuse profondeur
(1).
Nous sommes ainsi préparés à découvrir l'autre signification de
l'inspiration biblique. Sur le plan grammatical, le participe theopneustos
est en soi actif et non passif. La tradition elle-même a su, à certains
moments, saisir cette signification active. L'Écriture, disait saint
Ambroise, est theopneustos, pas seulement parce qu'elle est « inspirée de
Dieu », mais aussi parce qu'elle « exhale Dieu », parce qu'elle diffuse Dieu
! (2)
Parlant de la création, saint Augustin dit que Dieu ne s'est pas retiré
après avoir créé les choses, mais que, venues de lui, celles-ci demeurent en
lui (3). C'est ce qui se passe avec les paroles
de Dieu : venues de Dieu, elles restent en lui et lui en elles. Après avoir
dicté l'Écriture, l'Esprit Saint s'est comme enfermé en elle. Il l'habite et
l'anime sans cesse avec son souffle divin. Heidegger a dit que « la parole
est la maison de l'Être ». Nous pouvons dire que la Parole (avec un P
majuscule) est la demeure de l'Esprit.
La constitution conciliaire
Dei Verbum reprend elle aussi cette source d'inspiration de la
tradition quand elle affirme que « inspirées par Dieu (inspiration passive
!) et consignées une fois pour toutes par écrit,
[les Écritures Saintes]
nous communiquent, de façon immuable, la parole de Dieu lui-même, et dans
les paroles des Prophètes et des Apôtres font retentir à nos oreilles la
voix du Saint-Esprit » (inspiration active !) (4).
2. Docétisme et ébionisme biblique
Nous devons maintenant affronter le problème le plus délicat : comment
aborder les Écritures pour qu'elles « libèrent » vraiment pour nous l'Esprit
qu'elles contiennent ? J'ai dit que l'Écriture est une réalité
théanthropique, c'est-à-dire à la fois divine et humaine. Maintenant, la loi
de toute réalité théanthropique (comme par exemple le Christ et l'Église),
est qu'on ne peut découvrir le divin contenu en elle, qu'en passant par
l'humain. On ne peut découvrir la divinité du Christ qu'en passant par son
humanité concrète.
Ceux qui, dans l'antiquité, voulurent procéder différemment, tombèrent dans
le docétisme. En rabaissant le corps du Christ et ses caractéristiques
humaines à de simple « apparences » (dokein), ils perdirent également sa
réalité profonde, et à la place d'un Dieu vivant fait homme, ils se
retrouvèrent avec leur idée faussée de Dieu. De la même manière, on ne peut
pas, dans l'Écriture, découvrir l'Esprit, sans passer par la lettre,
c'est-à-dire l'ornement concret et humain dont la parole de Dieu a été
revêtue dans les différents livres et chez les auteurs inspirés. On ne peut
découvrir la signification divine contenue dans l'Écriture qu'en partant de
la signification humaine, celle que voulait donner l'auteur humain, Isaïe,
Jérémie, Luc, Paul, etc. L'immense effort d'étude et de recherche qui
entoure le livre de l'Écriture trouve ici sa pleine justification.
Mais ce n'est pas le seul danger que court l'exégèse biblique. Face à la
personne de Jésus, il n'y avait pas que le danger du docétisme, c'est-à-dire
de négliger l'humain ; il y avait aussi le danger de s'arrêter à l'humain,
de ne voir en lui que l'humain et de ne pas découvrir la dimension divine du
Fils de Dieu. Il y avait en somme, le danger de l'ébionisme. Pour les
ébionites (qui étaient des judéo-chrétiens), Jésus était certes un grand
prophète, le plus grand prophète si l'on veut, mais pas davantage. Les Pères
les surnommèrent les « ébionites » (de ebionim, les pauvres) pour signifier
qu'ils étaient pauvres sur le plan de la foi.
C'est également ce qui se passe avec l'Écriture. Il existe un ébionisme
biblique, c'est-à-dire la tendance à s'arrêter au mot, en considérant la
Bible comme un livre excellent, le meilleur des livres humains, si l'on
veut, mais un livre seulement humain. Nous courons malheureusement le risque
de ne voir qu'une seule dimension de l'Écriture. La rupture de l'équilibre
aujourd'hui ne se fait pas en tendant vers le docétisme mais vers
l'ébionisme.
De nombreux experts expliquent la Bible volontairement en utilisant
uniquement la méthode historique et critique. Je ne parle pas des experts
non croyants pour lesquels ceci est normal, mais d'experts qui se déclarent
croyants. La sécularisation du sacré ne s'est jamais présentée de manière
aussi subtile que dans la sécularisation du Livre sacré. Mais prétendre
comprendre l'Écriture de manière exhaustive, en l'étudiant uniquement avec
l'instrument de l'analyse historique et philologique, c'est comme prétendre
découvrir le mystère de la présence réelle du Christ dans l'Eucharistie, en
se basant sur une analyse chimique de l'hostie consacrée ! L'analyse
historique et critique, même si elle est poussée au maximum de sa
perfection, ne représente en réalité que le premier degré de la connaissance
de la Bible, celui qui concerne la lettre.
Jésus affirme de manière solennelle dans l'Évangile qu'Abraham « a vu son
jour » (cf. Jn 8, 56), que Moïse avait « écrit
de lui » (cf. Jn 5, 46), qu'Isaïe « eut la
vision de sa gloire et parla de lui » (cf. Jn 12, 41),
que les prophètes, les psaumes et toute l'Écriture parlent de lui
(cf. Lc 24, 27.44 ; Jn 5, 39), mais aujourd'hui,
il y a une certaine exégèse scientifique qui hésite à parler du Christ, qui
ne réussit pratiquement plus à le voir dans aucun passage de l'Ancien
Testament, ou en tout cas, qui a peur de dire qu'elle le voit, car elle
craint d'être disqualifiée « sur le plan scientifique ».
L'inconvénient le plus grave d'une exégèse exclusivement scientifique est
que celle-ci change complètement le rapport entre l'exégète et la parole de
Dieu. La Bible devient un objet d'étude que le professeur doit « maîtriser »
et face auquel, comme il sied à tout homme de science, il doit rester «
neutre ». Mais dans ce cas unique, il n'est pas permis de rester « neutre »
et il n'est pas donné de « dominer » la matière ; il faut plutôt se laisser
dominer par elle. Si l'on y réfléchit bien, c'est presque un blasphème
d'affirmer qu'un expert de l'Écriture « maîtrise » la parole de Dieu.
La conséquence de tout cela est que l'Écriture se referme, « se replie » sur
elle-même ; elle redevient le livre « scellé », le livre « voilé » car, dit
saint Paul, ce voile est « enlevé dans le Christ », « quand on se convertit
au Seigneur », c'est-à-dire quand on reconnaît le Christ dans les pages de
l'Écriture (cf. Co 3, 15-16). La Bible est
comme certaines plantes extrêmement sensibles qui ferment leurs feuilles dès
qu'elles sont touchées par des corps étrangers, ou comme certaines coquilles
qui se referment pour protéger la perle qu'elles contiennent. La perle de
l'Écriture est le Christ.
Il n'y a pas d'autre explication aux nombreuses crises de foi d'experts de
la Bible. Quand on s'interroge sur le pourquoi de la pauvreté et de
l'aridité spirituelle qui règne dans certains séminaires et lieux de
formation, on découvre rapidement que l'une des causes principales de cette
situation est la manière dont est enseignée l'Écriture. L'Église a vécu et
vit de la lecture spirituelle de la Bible ; si l'on coupe ce canal qui
nourrit la vie de prière, le zèle, la foi, tout se dessèche et languit. On
ne comprend plus la liturgie qui est entièrement construite sur une
utilisation spirituelle de l'Écriture, ou on la vit comme un moment coupé de
la véritable formation personnelle et comme un démenti de ce que l'on a
appris la veille en classe.
3. L'Esprit donne la vie
Quelques éminents exégètes commencent à ressentir la nécessité d'une lecture
spirituelle et de foi de l'Écriture, et ceci est un signe de grande
espérance. L'un d'eux, I. de la Potterie, a écrit qu'il est urgent que ceux
qui étudient et interprètent l'Écriture, s'intéressent de nouveau à
l'exégèse des Pères, pour redécouvrir, au-delà de leurs méthodes, l'esprit
qui les animait, l'âme profonde qui inspirait leur exégèse ; nous devons
apprendre à interpréter l'Écriture à leur école, pas seulement du point de
vue historique et critique, mais de la même manière dans l'Église et pour
l'Église. Dans sa monumentale histoire de l'exégèse médiévale, le P. H. de
Lubac, a souligné la cohérence, la solidité et la fécondité extraordinaire
de l'exégèse spirituelle pratiquée par les Pères de l'antiquité et du
moyen-âge.
Mais il faut dire que les Pères ne font, dans ce domaine, qu'appliquer
l'enseignement pur et simple du Nouveau Testament (avec les instruments
imparfaits qu'ils avaient à disposition) ; en d'autres termes, ils ne sont
pas les initiateurs mais ils sont les continuateurs d'une tradition qui a
eu, entre autres comme fondateurs, Jean, Paul et Jésus lui-même. Ceux-ci ont
non seulement fait, en permanence, une lecture spirituelle des Écritures,
c'est-à-dire une lecture en référence au Christ, mais ils ont également
justifié cette lecture, en disant que toutes les Écritures parlent du Christ
(cf. Jn 5, 39), que « l'Esprit du Christ »
était déjà à l'œuvre dans les Écritures et qu'il s'exprimait à travers les
prophètes (cf. 1 P 1, 11), que, dans l'Ancien
Testament, tout est dit « par allégorie », c'est-à-dire en référence à
l'Église (cf. Ga 4, 24) ou « pour notre
instruction à nous » (1 Co 10, 11).
Par conséquent, une lecture « spirituelle » de la Bible, ne signifie pas une
lecture édifiante, mystique, subjective ou, pire encore, pleine
d'imagination, par opposition à la lecture scientifique qui serait en
revanche, objective. Il s'agit au contraire de la lecture la plus objective
qui soit car elle se base sur l'Esprit de Dieu et non sur l'esprit de
l'homme. La lecture subjective de l'Écriture (celle qui se base sur l'examen
libre) s'est répandue précisément quand la lecture spirituelle a été
abandonnée, et là où cette lecture a été abandonnée de la manière la plus
claire.
La lecture spirituelle est donc une chose bien précise et objective ; c'est
la lecture qui est faite sous la conduite ou à la lumière de l'Esprit Saint
qui a inspiré l'Écriture. Elle se base sur un événement historique,
c'est-à-dire sur l'acte rédempteur du Christ qui, par sa mort et sa
résurrection, accomplit le dessein de salut, réalise toutes les images et
les prophéties, révèle tous les mystères cachés et offre la vraie clé de
lecture de la Bible tout entière. L'Apocalypse exprime tout cela avec
l'image de l'Agneau immolé qui prend le livre dans sa main et brise les sept
sceaux (cf. Ap 5, 1 ss.).
Celui qui voudrait, après lui, continuer à lire l'Écriture en faisant
abstraction de cet acte, serait comme un musicien qui continue à lire une
partition musicale en clé de « fa », après que le compositeur ait introduit
la clé de « sol » dans le morceau : chaque note produirait alors un son
faux. Maintenant, le Nouveau Testament appelle cette nouvelle clé « l'Esprit
», et l'ancienne clé « la lettre », en disant que la lettre tue, mais
l'Esprit vivifie (2 Co 3, 6).
Opposer « lettre » et « Esprit » ne signifie pas opposer l'Ancien et le
Nouveau Testament, comme si le premier ne représentait que la lettre et le
deuxième que l'Esprit. Cela signifie plutôt opposer deux manières
différentes de lire aussi bien l'Ancien que le Nouveau Testament : la
manière qui fait abstraction du Christ et celle qui, en revanche juge tout à
la lumière du Christ. C'est parce que les deux Testaments parlent du Christ
que l'Église peut valoriser l'un et l'autre.
4. Ce que l'Esprit dit à l'Église
La lecture spirituelle ne concerne pas seulement l'Ancien Testament ; dans
un sens différent, elle concerne également le Nouveau Testament qui doit,
lui aussi, être lu de manière spirituelle. Lire le Nouveau Testament de
manière spirituelle signifie le lire à la lumière de l'Esprit Saint donné à
l'Église lors de la Pentecôte pour la conduire à la vérité tout entière,
c'est-à-dire à la pleine compréhension et la mise en pratique de l'Évangile.
Jésus a expliqué lui-même, à l'avance, le lien entre sa parole et l'Esprit
qu'il aurait envoyé (même si nous ne devons pas penser qu'il l'ait fait
nécessairement dans les termes précis qu'utilise l'évangile de Jean).
L'Esprit - lit-on dans Jean - « enseignera et rappellera » tout ce que Jésus
a dit (cf. Jn 14, 25 s.), c'est-à-dire qu'il le
fera comprendre à fond, dans toutes ses implications. Il « ne parlera pas de
lui-même », c'est-à-dire qu'il ne dira pas de choses nouvelles par rapport à
ce qu'a dit Jésus mais, comme le souligne Jésus lui-même, « c'est de mon
bien qu'il recevra et il vous le dévoilera » (Jn 16,
13-15).
On voit ici comment la lecture spirituelle intègre et dépasse la lecture
scientifique. La lecture scientifique connaît une seule direction, celle de
l'histoire ; elle explique en effet ce qui vient après, à la lumière de ce
qui se passe avant ; elle explique le Nouveau Testament à la lumière de
l'Ancien Testament qui le précède, et elle explique l'Église à la lumière du
Nouveau Testament. Une grande partie de l'effort critique autour de
l'Écriture consiste à illustrer les doctrines de l'Évangile à la lumière des
traditions vétérotestamentaires, de l'exégèse rabbinique, etc. ; il consiste
en somme à rechercher les sources (le Kittel est basé sur ce principe, ainsi
que de nombreux autres ouvrages bibliques).
La lecture spirituelle reconnaît pleinement la validité de cette direction
de recherche, mais lui ajoute une direction inverse. Celle-ci consiste à
expliquer ce qui vient avant à la lumière de ce qui vient après, la
prophétie à la lumière de son accomplissement, l'Ancien Testament à la
lumière du Nouveau et le Nouveau Testament à la lumière de la Tradition de
l'Église. Dans ce domaine, la lecture spirituelle de la Bible trouve une
confirmation unique dans le principe herméneutique de Gadamer de «
l'histoire des effets » (Wirkungsgeschichte), selon lequel pour comprendre
un texte il faut tenir compte des effets que celui-ci a produit dans
l'histoire, en s'insérant dans cette histoire et en dialoguant avec elle
(5).
Ce n'est que lorsque Dieu a réalisé son plan que l'on comprend pleinement le
sens de ce qui l'a préparé et préfiguré. Si, comme le dit Jésus, on
reconnaît tout arbre à ses fruits, on ne peut non plus connaître pleinement
la parole de Dieu avant d'avoir vu les fruits qu'elle a produits. Étudier
l'Écriture à la lumière de la Tradition, c'est un peu comme connaître
l'arbre à ses fruits. C'est pour cela qu'Origène disait que « le sens
spirituel est celui que l'Esprit donne à l'Église » (6).
Il s'identifie avec la lecture ecclésiale ou avec la Tradition elle-même, si
nous entendons par Tradition non seulement les déclarations solennelles du
magistère (qui concernent du reste, très peu de textes bibliques), mais
également l'expérience de doctrine et de sainteté dans laquelle la parole de
Dieu s'est comme nouvellement incarnée et a été « expliquée » au cours des
siècles, par l'Esprit Saint.
Ce dont nous avons besoin, ce n'est donc pas d'une lecture spirituelle qui
prenne la place de l'actuelle exégèse scientifique avec un retour mécanique
à l'exégèse des Pères, mais plutôt d'une nouvelle lecture spirituelle
correspondant à l'énorme progrès réalisé par l'étude de la « lettre ». Une
lettre, en somme, qui ait l'inspiration et la foi des Pères, et en même
temps, la consistance et le sérieux de l'actuelle science biblique.
5. L'Esprit qui souffle des quatre vents
Face à l'étendue des ossements desséchés, le prophète Ézéchiel entendit la
question : « Ces ossements vivront-ils ? » (Ez 37, 3).
Nous nous posons la même question aujourd'hui : l'exégèse desséchée par le
long excès de philologisme pourra-t-elle retrouver l'élan et la vie qu'elle
possédait à d'autres moments de l'histoire de l'Église ? Après avoir étudié
la longue histoire de l'exégèse chrétienne, le P. de Lubac conclut plutôt
tristement en disant qu'il nous manque aujourd'hui les conditions pour
pouvoir ressusciter une lecture spirituelle comme celle des Pères ; il nous
manque cette foi pleine d'élan, ce sens de la plénitude et de l'unité qu'ils
possédaient, si bien que vouloir imiter aujourd'hui leur audace serait
presque comme s'exposer à la profanation, puisqu'il nous manque l'esprit
duquel provenaient ces choses (7).
Cependant, il ne ferme pas complètement la porte à l'espérance et affirme
que si l'on veut retrouver un peu de ce que fut l'interprétation spirituelle
des Écritures, dans les premiers siècles de l'Église, il faut avant tout
reproduire un mouvement spirituel (8). Quelques décennies plus tard, et avec
le Concile Vatican II au milieu, j'ai l'impression de découvrir une
prophétie dans ces dernières paroles. Ce « mouvement spirituel » et cet «
élan » ont commencé à se reproduire, non pas parce que des hommes les ont
programmés ou prévus, mais parce que l'Esprit s'est mis à souffler à
nouveau, de manière inattendue, de partout, sur les ossements desséchés.
Parallèlement à la réapparition des charismes, on assiste à la réapparition
de la lecture spirituelle de la Bible et ceci est également l'un des fruits
les plus exquis de l'Esprit.
Quand je participe à des rencontres bibliques et des rencontres de prière,
je suis parfois surpris d'entendre des réflexions sur la parole de Dieu
identiques à celles que faisaient à leur époque Origène, saint Augustin ou
saint Grégoire le Grand, même si le langage est plus simple. Les gens
appliquent avec une grande simplicité et pertinence les paroles sur le
temple, sur la « tente de David », sur Jérusalem détruite et rebâtie après
l'exil, à l'Église, à Marie, à leur communauté ou à leur vie personnelle. Ce
qui est raconté sur les personnages de l'Ancien Testament fait penser à
Jésus, par analogie ou par antithèse, et ce qui est raconté sur Jésus est
actualisé et appliqué à l'Église ou au croyant individuel.
De nombreux doutes concernant la lecture spirituelle de la Bible naissent du
fait que l'on ne tient pas compte de la distinction entre explication et
application. Dans la lecture spirituelle, il s'agit plus en général
d'appliquer ou d'actualiser le texte que de prétendre l'expliquer, en lui
attribuant un sens qui n'a rien à voir avec l'intention de l'auteur sacré.
C'est ce que nous voyons déjà dans le Nouveau Testament par rapport aux
paroles de Jésus. On remarque que les auteurs des évangiles synoptiques
proposent parfois des applications diverses d'une même parabole du Christ,
selon les besoins et les problèmes des communautés pour lesquelles ils
écrivent.
Les applications des Pères et celles d'aujourd'hui n'ont évidemment pas le
même caractère canonique que les applications d'origine, mais le processus
qui conduit à ces applications est le même et se base sur le fait que les
paroles de Dieu ne sont pas des paroles mortes, à conserver dans l'huile,
comme dirait Péguy ; ce sont des paroles « vivantes » et « actives »,
capables de libérer des sens et une virtualité cachés, en réponse à des
questions et des situations nouvelles. C'est une conséquence de ce que j'ai
appelé « l'inspiration active » de l'Écriture, c'est-à-dire du fait que
celle-ci n'est pas seulement « inspirée de l'Esprit », mais qu'elle « exhale
» aussi l'Esprit et le diffuse continuellement, si on la lit avec foi. «
L'Écriture, a dit saint Grégoire le Grand, cum legentibus crescit,
grandit avec ceux qui la lisent » (9). Elle
grandit en restant intacte.
Je conclus en lisant une prière que j'ai entendu une femme prononcer, après
qu'eut été lu l'épisode de Élie qui, montant au ciel, laisse deux tiers de
son esprit à Élisée. C'est un exemple de lecture spirituelle dans le sens
que je viens d'expliquer : « Merci Jésus de ne pas nous avoir pas laissé
seulement deux tiers de ton Esprit quand tu es monté au ciel mais ton Esprit
tout entier ! Merci de ne pas l'avoir laissé à un seul disciple mais à tous
les hommes ! ».
NOTES
(1) Testi in H. de Lubac, Histoire de l'exégése médiévale, I,1, Paris,
Aubier 1959, pp. 119 ss.
(2) S. Ambrogio, De Spiritu Sancto, III, 112.
(3) Saint Augustin, Confessions IV, 12, 18.
(4)
Dei Verbum, 21.
(5) cf. H. G. Gadamer, Wahrheit und Methode, Tübingen 1960.
(6) Origène, In Lev. hom. V, 5.
(7) H. de Lubac, Exégèse médiévale, II, 2, p. 79.
(8) H. de Lubac, Storia e spirito, Roma 1971, p. 587.
(9) S. Gregorio Magno, Commento morale a Giobbe, 20,1 (CC 143A, p. 1003).
Traduit de l'italien par Gisèle Plantec
►
1e
prédication de Carême -
Jésus commença à prêcher
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2e prédication de
Carême -
Parler « comme les paroles de Dieu »
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3e
prédication de Carême -
« Accueillez la Parole »
Tous les textes du
temps de Carême
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Table Carême
Sources : www.cantalamessa.org
-
E.S.M.
Ce document est destiné à l'information; il ne constitue pas
un document officiel
Eucharistie sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 14.03.2008 -
T/Carême |