1ère Prédication de carême du
Cardinal Cantalamessa
Le 03 mars 2023 -
E.S.M
-
Chaque année, le prédicateur de la Maison pontificale,
le cardinal Raniero Cantalamessa, frère capucin, propose
des méditations à la Curie romaine pour accompagner le
temps du Carême. Dans sa première prédication du temps
du Carême, le cardinal Raniero Cantalamessa, a centré
entre autres sa réflexion sur les actes des apôtres,
conduits par l’Esprit Saint, et sur l’admission des
païens dans l’Église.
Cardinal Cantalamessa -
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Cardinal Cantalamessa: placer l’Esprit Saint au cœur de l’Église
Le 03 mars 2023 - E.S.M. - A 9 heures ce matin, dans la Salle Paul VI, le
Prédicateur de la Maison Pontificale, Son Éminence le Cardinal
Raniero Cantalamessa, OFM Cap., a prononcé le premier sermon de
Carême. Le thème des méditations de Carême est le suivant : « Que
ceux qui ont des oreilles écoutent ce que l'Esprit dit aux Églises
» - Une petite contribution aux travaux du Synode. Les sermons de
carême suivants auront lieu les vendredi 10, 17, 24 et 31 mars.
« C'est ... le seul moyen que j'ai pour ne pas
rester moi-même complètement étranger à l'engagement actuel pour le
Synode », affirme le cardinal Cantalamessa.
Dans cette première prédication, le prélat s’est penché sur l’action
de l'Esprit Saint qui a conduit les apôtres et la communauté
chrétienne dans leurs premiers pas dans l'histoire. Lorsque Jean mit
par écrit les paroles de Jésus, avec l'assistance du Paraclet,
l'Église en avait déjà fait l'expérience pratique, explique-t-il, et
c'est précisément cette expérience qui se reflète dans les paroles
de l'évangéliste.
Prédication du 3 mars 2023
“IPSA NOVITAS INNOVANDA EST”
Renouveler la nouveauté
Première prédication, Carême 2023
L'histoire de l'Église de la fin du XIXème et du début du XXème
siècle nous a laissé une leçon amère que nous ne devrions pas
oublier, pour ne pas répéter l'erreur qui en est à l'origine. Je
parle du retard (ou plutôt du refus) de prendre acte des changements
intervenus dans la société, et de la crise du Modernisme qui en fut
la conséquence.
Qui a étudié - même de manière superficielle - cette période, sait
quels dommages en ont résulté pour les uns et les autres,
c'est-à-dire aussi bien pour l'Église que pour les soi-disant «
modernistes ». L'absence de dialogue, d'une part, a poussé certains
des modernistes les plus notoires vers des positions de plus en plus
extrêmes et pour finir clairement hérétiques ; d'autre part, elle a
privé l'Église d'énergies énormes, provoquant en son sein des
déchirures et des souffrances sans fin, la menant à se replier
toujours plus sur elle-même et la faisant rester à la traîne de son
temps.
Le Concile Vatican II a été l'initiative prophétique permettant de
rattraper le temps perdu. Il a entraîné un renouveau qu’il n'est
certainement pas utile d'illustrer à nouveau ici. Plus que son
contenu, ce qui nous intéresse aujourd'hui, c'est la méthode qu'il a
inaugurée, qui consiste à marcher dans l'histoire, aux côtés de
l'humanité, en cherchant à discerner les signes des temps.
L'histoire et la vie de l'Église ne se sont pas arrêtées avec
Vatican II. Veillons à ne pas en faire ce qui a été tenté avec le
Concile de Trente, c’est-à-dire une ligne d'arrivée et un objectif
inamovible. Si la vie de l'Église devait s'arrêter, ce serait pour
elle comme une rivière arrivant à un barrage : elle se transforme
inévitablement en bourbier ou en marais.
« Ne pensez pas », écrivait Origène au IIIème siècle, « qu'il suffit
de se renouveler une fois ; il faut renouveler la nouveauté
elle-même : "Ipsa novitas innovanda est" » (Cf. Origène, In
Rom. 5, 8 ; PG 14, 1042.). Avant lui, le nouveau docteur de
l'Église, saint Irénée, avait écrit : La vérité révélée « est telle
un dépôt de grand prix renfermé dans un vase excellent, par l’action
de l’Esprit Saint, elle rajeunit et fait rajeunir le vase même qui
la contient » (Saint Irénée, Adversus Haereses, III, 24, 1.). Le «
vase » qui contient la vérité révélée est la tradition vivante de
l'Église. Le « dépôt de grand prix » est avant tout l'Écriture, mais
l'Écriture lue dans l'Église, qui est alors la définition la plus
juste de la Tradition. L'Esprit est, par sa nature même, nouveauté.
L'Apôtre exhorte les baptisés à servir Dieu « d’une façon nouvelle,
celle de l’Esprit, et non plus à la façon ancienne, celle de la
lettre de la Loi » (Rm 7, 6).
Non seulement la société ne s'est pas arrêtée au moment de Vatican
II, mais elle a connu une accélération vertigineuse. Les changements
qui se produisaient auparavant en un ou deux siècles se produisent
maintenant en une décennie. Ce besoin de renouveau continu n'est
rien d'autre que le besoin de conversion continue, qui s’étend du
croyant individuel à l'Église tout entière dans sa composante
humaine et historique. L'Ecclesia semper reformanda. Le vrai
problème ne réside donc pas dans la nouveauté, mais plutôt dans la
manière de l'aborder. Je m’explique. Toute nouveauté, tout
changement est à la croisée des chemins ; deux voies opposées
peuvent se présenter, soit celle du monde, soit celle de Dieu : soit
la voie de la mort, soit la voie de la vie. La Didaché, un écrit
rédigé du vivant d'au moins un des douze apôtres, expliquait déjà
ces deux voies aux croyants.
Nous disposons désormais d'un moyen infaillible pour emprunter à
chaque fois le chemin de la vie et de la lumière : l'Esprit Saint.
C'est la certitude que Jésus a donnée aux apôtres avant de les
quitter : « Moi, je prierai le Père, et il vous donnera un autre
Défenseur qui sera pour toujours avec vous » (Jn 14, 16). Et
encore : « l’Esprit de vérité, il vous conduira dans la vérité tout
entière » (Jn 16, 13). Il ne le fera pas en une fois, ni une
fois pour toutes, mais au fur et à mesure des situations. Avant de
les quitter définitivement, au moment de l'Ascension, le Ressuscité
rassure à nouveau ses disciples sur l'assistance du Paraclet : «
Vous allez recevoir une force quand le Saint-Esprit viendra sur vous
; vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et
la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre. » (Ac 1, 8)
L'intention des cinq prédications de Carême que nous commençons
aujourd'hui, en termes très simples, est précisément celle-ci : nous
encourager à placer l'Esprit Saint au cœur de toute la vie de
l'Église et, en particulier, en ce moment, au cœur des travaux
synodaux. Reprendre, en d'autres termes, l'invitation pressante que
le Ressuscité adresse, dans l'Apocalypse, à chacune des sept Églises
d'Asie Mineure : « Celui qui a des oreilles, qu’il entende ce que
l’Esprit dit aux Églises ». (Ap 2, 7)
C'est d'ailleurs le seul moyen que j'ai pour ne pas rester moi-même
complètement étranger à l'engagement actuel pour le Synode. Dans
l'une de mes premières prédications à la Maison pontificale, il y a
43 ans, je disais en présence de saint Jean-Paul II : « J'ai
continué à faire toute ma vie l'humble travail que je faisais quand
j'étais enfant ». Et j'ai expliqué dans quel sens. Mes
grands-parents maternels cultivaient, en métayage, une grande
parcelle de terre vallonnée. En juin ou juillet, il y avait la
récolte, tout à la main, à la faux, courbés sous le soleil. C'était
un effort énorme. Mes petits cousins et moi étions chargés
d'apporter constamment de l'eau à boire aux moissonneurs. Et c’est,
disais-je alors, ce que j’ai continué à faire toute la suite de ma
vie. Les moissonneurs ont changé, ce sont maintenant les ouvriers à
la vigne du Seigneur, et l'eau a changé, qui est maintenant la
Parole de Dieu. Un métier, le mien, beaucoup moins fatigant, à vrai
dire, que celui des ouvriers des champs, mais aussi, je l'espère,
utile et en quelque sorte nécessaire.
Dans cette première prédication, je me contenterai de reprendre la
leçon qui nous vient de l'Église naissante. Je voudrais montrer, en
d'autres termes, comment l'Esprit Saint a conduit les apôtres et la
communauté chrétienne dans leurs premiers pas dans l'histoire.
Lorsque Jean mit par écrit les paroles de Jésus que je viens de
rappeler sur l'assistance du Paraclet, l'Église en avait déjà fait
l'expérience pratique, et c'est précisément cette expérience, nous
disent les exégètes, qui se reflète dans les paroles de
l'évangéliste.
Les Actes des Apôtres nous montrent une Église qui est, pas à pas, «
conduite par l'Esprit ». Cette conduite ne s'exerce pas seulement
dans les grandes décisions, mais aussi dans les choses de moindre
importance. Paul et Timothée veulent prêcher l'Évangile dans la
province d'Asie, mais « le Saint-Esprit les en avait empêchés » ;
ils se rendent en Bithynie, est-il écrit, « mais l’Esprit de Jésus
s’y opposa » (Ac 16, 6 s.). On comprend, d'après ce qui suit,
la raison de cette orientation pressante : l'Esprit Saint poussait
ainsi l'Église naissante à quitter l'Asie et à entrer dans un
nouveau continent, l'Europe (cf. Ac 16, 9). Paul va jusqu'à
se qualifier, dans ses choix, de « prisonnier de l'Esprit » (Ac 20,
22).
Ce n'est pas un chemin droit et lisse que celui de l'Église
naissante. La première grande crise est celle de l'admission des
païens dans l'Église. Il n'est pas nécessaire d’en évoquer de
nouveau le développement. Ce qui nous intéresse, c'est seulement de
rappeler comment la crise est résolue. Pierre va chez Corneille et
les païens ? C’est l'Esprit qui lui ordonne de le faire (cf. Ac
10, 19 ; 11, 12). Et comment est motivée et communiquée la décision
prise par les apôtres à Jérusalem d'accueillir les païens dans la
communauté, sans les obliger à la circoncision et à toute la
législation mosaïque ? Elle est résolue par ces mots d'ouverture
extraordinaires : « L’Esprit Saint et nous-mêmes avons décidé de… »
(Ac 15, 28)
Il ne s'agit pas de faire de l'archéologie de l'Église, mais de
remettre en lumière, encore et encore, le paradigme de tout choix
ecclésial. Il n'est pas nécessaire de faire beaucoup d'efforts, en
effet, pour voir l'analogie entre l'ouverture qui se fit vis-à-vis
des païens à l'époque, et celle qui s’impose aujourd'hui aux laïcs,
en particulier aux femmes, et à d'autres catégories de personnes.
Cela vaut donc la peine de rappeler la motivation qui a poussé
Pierre à surmonter sa perplexité et à baptiser Corneille et sa
famille. Nous lisons dans les Actes :
Pierre parlait encore quand l’Esprit Saint descendit sur tous ceux
qui écoutaient la Parole. Les croyants qui accompagnaient Pierre, et
qui étaient juifs d’origine, furent stupéfaits de voir que, même sur
les nations, le don de l’Esprit Saint avait été répandu. En effet,
on les entendait parler en langues et chanter la grandeur de Dieu.
Pierre dit alors : « Quelqu’un peut-il refuser l’eau du baptême à
ces gens qui ont reçu l’Esprit Saint tout comme nous ? » (Ac 10,
44-47)
Appelé à justifier sa conduite à Jérusalem, Pierre raconte ce qui
s'est passé dans la maison de Corneille et conclut en disant :
« Alors je me suis rappelé la parole que le Seigneur avait dite :
“Jean a baptisé avec l’eau, mais vous, c’est dans l’Esprit Saint que
vous serez baptisés”. Et si Dieu leur a fait le même don qu’à nous,
parce qu’ils ont cru au Seigneur Jésus Christ, qui étais-je, moi,
pour empêcher l’action de Dieu ? » (Ac 11, 16-17)
Si nous regardons de près, c'est la même motivation qui a poussé les
Pères du Concile Vatican II à redéfinir le rôle des laïcs dans
l'Église, à savoir la doctrine des charismes. Nous connaissons bien
le texte, mais il est toujours utile de le rappeler à notre mémoire
:
Mais le même Esprit Saint ne se borne pas à sanctifier le Peuple de
Dieu par les sacrements et les ministères, à le conduire et à lui
donner l’ornement des vertus, il distribue aussi parmi les fidèles
de tous ordres, « répartissant ses dons à son gré en chacun » (1 Co
12, 11), les grâces spéciales qui rendent apte et disponible pour
assumer les diverses charges et offices utiles au renouvellement et
au développement de l’Église, suivant ce qu’il est dit : « C’est
toujours pour le bien commun que le don de l’Esprit se manifeste
dans un homme » (1 Co 12, 7). Ces grâces, des plus éclatantes aux
plus simples et aux plus largement diffusées, doivent être reçues
avec action de grâce et apporter consolation. (Lumen
Gentium, 12.)
Nous sommes devant la redécouverte de la nature non seulement
hiérarchique, mais aussi charismatique de l'Église. Saint Jean-Paul
II, dans
Novo Millennio ineunte (n° 45), l'a rendu encore plus explicite
en définissant l'Église comme hiérarchie et comme koinonia. Dans une
première lecture, la récente constitution sur la réforme de la
Curie, Praedicate Evangelium (au-delà de tous les aspects juridiques
et techniques sur lesquels je suis un parfait ignorant) m'a donné
l'impression d'un pas en avant dans cette même direction,
c'est-à-dire dans l'application du principe sanctionné par le
Concile à un secteur particulier de l'Eglise qui est son
gouvernement et à une plus grande implication dans celui-ci des
laïcs et des femmes.
Mais nous devons maintenant faire un pas de plus. L'exemple de
l'Église apostolique nous éclaire, non seulement sur les principes
directeurs, c'est-à-dire sur la doctrine, mais aussi sur la pratique
ecclésiale. Il nous dit que tout ne se résout pas par des décisions
prises lors d'un synode, ou par un décret. Il est nécessaire de
traduire ces décisions dans la pratique, ce que l'on appelle la «
réception » des dogmes. Et cela requiert du temps, de la patience,
du dialogue, de la tolérance ; parfois même des compromis. Lorsqu'il
est fait dans l'Esprit Saint, le compromis n'est pas une
capitulation, ou une réduction de la vérité, mais il est charité et
obéissance aux situations. Que de patience et de tolérance Dieu
a-t-il eu, après avoir donné le Décalogue à son peuple ! Que de
temps a-t-il dû - et doit encore - attendre sa réception !
Dans toute l'affaire que nous venons de rappeler, Pierre apparaît
clairement comme le médiateur entre Jacques et Paul, c'est-à-dire
entre le souci de la continuité et celui de la nouveauté. Dans cette
médiation, nous sommes témoins d'un incident qui peut nous être
utile aussi aujourd'hui. L'incident est celui de Paul reprochant à
Pierre à Antioche de faire preuve d'hypocrisie en évitant de
s'asseoir à table avec des païens convertis. Nous entendons
l'incident de sa voix vivante :
Mais quand Pierre est venu à Antioche, je me suis opposé à lui
ouvertement, parce qu’il était dans son tort. En effet, avant
l’arrivée de quelques personnes de l’entourage de Jacques, Pierre
prenait ses repas avec les fidèles d’origine païenne. Mais après
leur arrivée, il prit l’habitude de se retirer et de se tenir à
l’écart, par crainte de ceux qui étaient d’origine juive. (Ga
2, 11-12)
Les « conservateurs » de l'époque reprochaient à Pierre d'être allé
trop loin en se rendant chez le païen Corneille ; Paul, lui, lui
reproche de ne pas être allé assez loin. Paul est le saint que
j'admire et que j'aime le plus. Mais dans ce cas, je suis convaincu
qu'il s'est laissé emporter (ce n'est pas la seule fois !) par son
tempérament de feu. Pierre n'a pas du tout péché par hypocrisie. La
preuve en est que, à une autre occasion, Paul fera lui-même
exactement ce que Pierre a fait à Antioche. À Lystre, il fait
circoncire son compagnon Timothée « à cause » - est-il écrit – « des
Juifs de la région » (Ac 16, 3), c'est-à-dire pour ne
scandaliser personne. Aux Corinthiens, il écrit : « avec les Juifs,
j’ai été comme un Juif, pour gagner les Juifs » (1 Co 9, 20) et dans
l'Epître aux Romains, il recommande « d’aller à la rencontre de ceux
qui ne sont pas encore arrivés à la liberté dont il jouit » (cf.
Rm 14, 1s).
Le rôle de médiateur que Pierre a exercé entre les tendances
opposées de Jacques et de Paul se poursuit chez ses successeurs.
Certainement pas (et c'est un bien pour l'Église) de manière
uniforme chez chacun d'entre eux, mais selon le charisme propre de
chacun que l'Esprit Saint - et on suppose, les cardinaux sous sa
conduite - ont jugé le plus nécessaire à un moment donné de
l'histoire de l'Église.
Face aux événements et aux réalités politiques, sociales et
ecclésiales, nous sommes enclins à nous aligner tout de suite d’un
côté et à diaboliser l'autre, à désirer le triomphe de notre choix
sur celui de nos adversaires. (Si une guerre éclate, chacun prie le
même Dieu de donner la victoire à ses propres armées et d'anéantir
celles de l'ennemi !). Je ne dis pas qu'il est interdit d'avoir des
préférences, dans le domaine politique, social, théologique et ainsi
de suite, ou qu'il est possible de ne pas en avoir. Nous ne devrions
cependant jamais attendre de Dieu qu'il s’aligne de notre côté
contre l'adversaire. Nous ne devrions pas non plus le demander à
ceux qui nous gouvernent. C'est comme demander à un père de choisir
entre deux de ses enfants ; comme si nous lui disions : « Choisis :
soit moi, soit mon adversaire ; montre clairement de quel côté tu es
! » Dieu est avec tout le monde et n'est donc contre personne ! Il
est le père de tous.
L'action de Pierre à Antioche - comme celle de Paul à Lystre -
n'était pas une hypocrisie, mais une adaptation aux situations,
c'est-à-dire le choix de ce qui, dans une situation donnée, favorise
le plus grand bien de la communion. C'est sur ce point que je
voudrais poursuivre et conclure cette première méditation, également
parce que cela nous permet de passer de ce qui concerne l'Église
universelle à ce qui concerne l'Église locale, voire sa propre
communauté, famille, et la vie spirituelle de chacun de nous. (C'est
ce que l'on attend, je pense, d'une méditation de Carême !).
Il y a une prérogative de Dieu dans la Bible que les Pères aimaient
souligner : la synkatabasis, c'est-à-dire la condescendance. Pour
saint Jean Chrysostome, c'est une sorte de clé de lecture de toute
la Bible. Dans le Nouveau Testament, cette même prérogative de Dieu
est exprimée par le terme de bénignité (chrestotes). La venue de
Dieu dans la chair est considérée comme la manifestation suprême de
la bonté de Dieu : « lorsque Dieu, notre Sauveur, a manifesté sa
bonté et son amour pour les hommes » (Tite 3, 4).
La bénignité - aujourd'hui nous dirions aussi la courtoisie - est
quelque chose de différent de la simple bonté ; c'est le fait d’être
bon envers les autres. Dieu est bon en lui-même et il est bénin
envers nous. C'est l'un des fruits de l'Esprit (Ga 5, 22) ; c'est
une composante essentielle de la charité (1 Co 13, 4) et c'est
l'indice d'une âme noble et supérieure. Il occupe une place centrale
dans la parénèse apostolique. Nous lisons, par exemple, dans
l'épître aux Colossiens :
Puisque vous avez été choisis par Dieu, que vous êtes sanctifiés,
aimés par lui, revêtez-vous de tendresse et de compassion, de bonté,
d’humilité, de douceur et de patience. Supportez-vous les uns les
autres, et pardonnez-vous mutuellement si vous avez des reproches à
vous faire. Le Seigneur vous a pardonnés : faites de même. (Col
3, 12-13)
Cette année, nous célébrons le quatrième centenaire de la mort d'un
saint qui a été un modèle exceptionnel de cette vertu, à une époque
également marquée par d'âpres controverses, saint François de Sales.
Nous devrions tous, dans l'Église, devenir « des salésiens » : un
peu plus condescendants et tolérants, moins retranchés dans nos
certitudes personnelles, conscients du nombre de fois où nous avons
dû reconnaître que nous nous étions trompés sur une personne ou une
situation, et combien de fois nous avons dû, nous aussi, nous
adapter aux situations. Heureusement, dans nos relations
ecclésiales, il n'y a pas - et il ne devrait jamais y avoir - cette
propension à insulter et à vilipender l'adversaire que l'on voit
dans certains débats politiques et qui fait tant de mal à la
coexistence civile pacifique.
Il y a bien quelqu'un envers qui il est juste et approprié d'être
intransigeant, mais ce quelqu'un, c'est moi-même. Nous sommes par
nature enclins à être intransigeants avec les autres et indulgents
avec nous-mêmes, alors que nous devrions nous proposer de faire
exactement le contraire : stricts avec nous-mêmes, indulgents avec
les autres. Cette proposition, si nous la prenons au sérieux,
suffirait à elle seule à sanctifier notre Carême. Elle nous
dispenserait de tout autre type de jeûne et nous disposerait à
travailler plus fructueusement et plus sereinement dans tous les
domaines de la vie de l'Église.
Un excellent exercice en ce sens consiste à être honnête, au
tribunal de son propre cœur, avec la personne avec laquelle on est
en désaccord. Lorsque je me rends compte que j'accuse quelqu'un en
mon for intérieur, je dois faire attention à ne pas prendre
immédiatement mon parti. Je dois arrêter de ressasser mes raisons
comme quelqu'un qui mâche un chewing-gum, et essayer plutôt de me
mettre à la place de l'autre personne pour comprendre ses raisons et
ce qu'elle aurait aussi à me dire.
Cet exercice doit se faire non seulement vis-à-vis de la personne,
mais aussi du courant de pensée avec lequel je suis en désaccord et
de la solution qu'elle propose à un certain problème en discussion
(au Synode ou ailleurs). Saint Thomas d'Aquin nous en donne un
exemple : il fait précéder chacune de ses thèses des raisons de son
adversaire, qu'il ne banalise ou ne ridiculise jamais, mais qu'il
prend au sérieux et y répond par son « Sed contra », c'est-à-dire
par les raisons qu'il considère les plus conformes à la foi et à la
morale. Demandons-nous (et moi en premier) : faisons-nous ainsi nous
aussi ?
Jésus dit : « Ne jugez pas, pour ne pas être jugés […] Quoi ! tu
regardes la paille dans l’œil de ton frère ; et la poutre qui est
dans ton œil, tu ne la remarques pas ? » (Mt 7, 1-3) Peut-on
vivre, se demande-t-on, sans jamais juger ? La capacité de juger ne
fait-elle pas partie de notre structure mentale et n'est-elle pas un
don de Dieu ? Dans l'écriture de Luc, le commandement de Jésus : «
Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés » est immédiatement suivi,
comme pour rendre explicite le sens de ces paroles, par le
commandement : « Ne condamnez pas et vous ne serez pas condamnés »
(Lc 6, 37). Il ne s'agit donc pas d'éliminer le jugement de
notre cœur, mais plutôt d'enlever le poison de notre jugement !
C'est-à-dire la rancœur, la condamnation, l'ostracisme.
Un parent, un supérieur, un confesseur, un juge, toute personne qui
a une quelconque responsabilité sur les autres, doit juger. Parfois,
en effet, juger est précisément le type de service que l'on est
appelé à exercer dans la société ou dans l'Église. La force de
l'amour chrétien réside dans le fait qu'il est capable de changer le
signe même du jugement et, d'un acte de non-amour, faire un acte
d'amour. Non par nos propres forces, mais grâce à l'amour qui « a
été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné.
» (Rm 5, 5)
Faisons nôtre, en conclusion, la très belle prière attribuée à saint
François d'Assise. (Elle n'est peut-être pas sienne, mais elle
reflète parfaitement son esprit) :
« Seigneur, fais de moi un instrument de ta paix,
Là où est la haine, que je mette l’amour.
Là où est l’offense, que je mette le pardon.
Là où est la discorde, que je mette l’union.
Là où est le doute, que je mette la foi.
Là où est l’erreur, que je mette la vérité.
Là où est le désespoir, que je mette l’espérance.
Là où est la tristesse, que je mette la joie.
Là où sont les ténèbres, que je mette la lumière. »
Et nous ajoutons :
Là où est la malignité, que je mette la bénignité.
Là où est l'amertume, que je mette la bonté !
Revoir la 1ère prédication de Carême du cardinal Raniero
Cantalamessa
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