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Qui trahit la tradition? Les traditionalistes contre Benoît XVI
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Le 28 avril 2011 -
(E.S.M.)
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La discussion s'enflamme à propos de la manière d'interpréter les
nouveautés introduites par le concile Vatican II, surtout en ce qui
concerne la liberté de religion. Les traditionalistes contre Benoît
XVI. Un essai du philosophe Martin Rhonheimer en faveur du pape
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Le philosophe Martin
Rhonheimer
Qui trahit la tradition? Les traditionalistes contre Benoît XVI
Le grand débat
par Sandro Magister
Le 28 avril 2011 - E.
S. M. - Dans le mémorable discours que Benoît XVI avait
adressé à la curie romaine, le 22 décembre 2005, à propos de la manière
d’interpréter le concile Vatican II, il y a un point qui continue,
aujourd’hui encore, à être une source de conflits.
Celui qui porte sur la liberté de religion.
Sur ce point le concile a nettement innové. Il a affirmé ce que, dans le
passé, plusieurs papes avaient nié : la liberté pour tout individu de
pratiquer sa religion, même si celle-ci est "fausse".
L'encyclique "Quanta cura" de Pie IX, publiée en 1864, avait condamné
explicitement cette liberté. Seule l’unique vraie religion, la religion
chrétienne catholique, avait pleinement droit de cité dans un état. La
pratique d’autres croyances ne pouvait être que tolérée, dans certaines
limites.
Au contraire le concile Vatican II mit au centre des devoirs d’un état non
pas la vérité mais l’être humain. Et il affirma que le droit de pratiquer sa
religion, quelle qu’elle soit, devait être pleinement reconnu à tout
individu.
*
Cette innovation du concile fut immédiatement perçue par beaucoup de gens
comme une rupture drastique par rapport à la tradition de l’Église.
À la grande joie de ceux qui voyaient dans Vatican II un radieux "nouveau
début" qui ferait date.
À la grande consternation de ceux qui y voyaient un néfaste abandon de la
juste doctrine.
En ce qui concerne l'archevêque Marcel Lefebvre et ses adeptes, cette
innovation – ainsi que d’autres réalisées par le concile – les conduisit
effectivement au schisme.
Mais même au sein de l’Église catholique il y avait des gens qui
considéraient que ce virage était erroné et inacceptable.
Il n’est donc pas surprenant que Benoît XVI ait consacré toute la partie
finale de son discours du 22 décembre 2005 précisément à l’analyse de cette
innovation conciliaire. Qui a été une innovation non pas de "rupture" –
avait-t-il déclaré – mais de "réforme dans la continuité".
Le pape Joseph Ratzinger avait expliqué qu’en affirmant la liberté de
religion, le concile avait certes accueilli "un principe essentiel de l’état
moderne" auquel différents papes s’étaient opposés dans le passé, mais que,
ce faisant, il n’avait pas rompu avec "le patrimoine le plus profond de
l’Église". Au contraire, il s’était remis "en pleine harmonie" non seulement
avec l'enseignement de Jésus sur la distinction entre Dieu et César, mais
"également avec l’Église des martyrs, avec les martyrs de tous les temps",
puisque ceux-ci étaient morts précisément "pour la liberté de professer sa
foi : une profession qu’aucun état ne peut imposer, mais que l’on ne peut
faire sienne qu’avec la grâce de Dieu, dans la liberté de la conscience".
*
Presque six ans plus tard, quel effet a eu ce discours de Benoît XVI, qui
visait à interpréter non seulement la déclaration relative à la liberté
religieuse mais la totalité du concile Vatican II à la lumière du critère :
"réforme dans la continuité" ?
Dans le camp progressiste, les partisans du concile comme "nouveau début"
faisant date – en particulier les auteurs de l’histoire de Vatican II la
plus lue au monde – ont conclu que le pape Ratzinger leur avait donné
raison, même si c’est avec la plus grande prudence. En tout cas c’est ce que
les Italiens Alberto Melloni et Giuseppe Ruggeri, l'Américain Joseph A.
Komonchak, le Français Christophe Theobald, l’Allemand Peter Hünermann et
d’autres ont soutenu dans un ouvrage collectif qu’ils ont publié en 2007 :
►
Ils persistent: le Concile Vatican II a été "un tournant historique"(11.12.2007)
Dans le camp traditionaliste, au contraire, la réaction a été négative.
Les lefebvristes persistent dans leur schisme bien que l’excommunication de
leurs quatre évêques ait été levée par Benoît XVI en 2009.
Et ceux des catholiques qui sont les plus liés à la tradition, tout en
s’affirmant en communion avec l’Église, apparaissent eux aussi de plus en
plus mal à l’aise.
Ils avaient parié sur l'action restauratrice de Benoît XVI et maintenant ils
se sentent abandonnés. Ces derniers mois, certains de leurs principaux
représentants – tels que Brunero Gherardini, Roberto de Mattei ou Enrico
Maria Radaelli – ont exprimé par écrit leur déception, comme www.chiesa en a
rendu compte :
►
Les grands déçus du pape Benoît XVI (8.4.2011)
►
Les déçus ont parlé. Le Vatican répond (18.4.2011)
La critique ultime que quelques-uns des plus grands penseurs
traditionalistes adressent au pape actuel est qu’il s’obstine à défendre en
bloc le concile Vatican II, alors que celui-ci est au contraire la cause de
tous les maux dont souffre l’Église d’aujourd’hui.
En fait – écrivent-ils – certaines erreurs dogmatiques trouvent leur origine
précisément dans les textes du concile, pas seulement dans les
interprétations et applications qui ont été données de ceux-ci
ultérieurement.
La "rupture" avec la tradition qui a été opérée par Vatican II en matière de
liberté de religion en serait, à leur avis, une preuve éclatante.
L’Église – disent-ils – ne peut pas enseigner aujourd’hui ce que tant de
papes ont condamné à maintes reprises comme contraire à la foi. Il en va de
l'infaillibilité de son magistère.
*
Mais en est-il vraiment ainsi ? Quelle est la "tradition" dont le concile
s’est détaché dans la déclaration "Dignitatis humanae" sur la liberté
religieuse ?
Et quelle est, au contraire, la tradition pérenne de l’Église – son
"patrimoine le plus profond" – à laquelle le concile s’est rattaché, comme
l’a dit Benoît XVI dans son discours du 22 décembre 2005 ?
Le professeur Martin Rhonheimer répond à ces questions dans un essai paru
dans le dernier numéro de "Nova et Vetera", la revue publiée à Fribourg, en
Suisse, sous la direction du cardinal Georges Cottier, ancien théologien de
la maison pontificale, et de Charles Morerod, recteur de l’Université
Pontificale Saint-Thomas-d’Aquin.
L'article, qui a été publié en français dans "Nova et Vetera", est suivi
d’une copieuse annexe qui répond aux très nombreuses critiques dont il a été
l’objet – de la part de dirigeants traditionalistes – lorsqu’il a été
publié, précédemment, en allemand et en espagnol.
L’article et l’annexe montrent que l'herméneutique de la "réforme dans la
continuité" soutenue par Benoît XVI est la seule capable d’expliquer
l'indubitable nouveauté établie par Vatican II en matière de liberté de
religion, sans pour autant compromettre l'infaillibilité de l’Église en ce
qui concerne la doctrine de la foi.
Ils montrent également ce qu’il y avait soit de caduc soit de pérenne dans
la condamnation de la liberté de religion par Pie IX et par d’autres papes.
L'élément caduc, historique, que Vatican II a abandonné, c’est le concept de
religion d’état, c’est-à-dire le concept de l’état garant de la vérité
religieuse. Alors que l'élément pérenne, dogmatique, sur lequel en effet le
concile a tenu bon, est la condamnation du relativisme, c’est-à-dire de
l'idée que toutes les religions sont également valables et vraies.
Le professeur Rhonheimer, prêtre suisse de l'Opus Dei, enseigne l’éthique et
la philosophie politique à l’Université Pontificale de la Sainte-Croix, à
Rome.
On trouvera ci-dessous un large extrait de l’article et de l’annexe publiés
par le professeur Rhonheimer dans "Nova et Vetera".
On peut s’attendre à ce que les meilleurs esprits, parmi les
traditionalistes, relèvent le défi et poursuivent la discussion.
L'"HERMENÉUTIQUE DE LA RÉFORME" ET LA LIBERTÉ DE
RELIGION
par Martin Rhonheimer
Comme on le sait, le 22 décembre 2005, le Pape Benoît XVI s’est exprimé,
dans son discours à l’occasion de la présentation des vœux de Noël à la
Curie romaine, contre une interprétation largement diffusée de Vatican II,
selon laquelle l’Eglise postconciliaire serait une Eglise différente de
l’Eglise "préconciliaire". Benoît XVI qualifie cette interprétation erronée
du Concile d’"herméneutique de la discontinuité et de la rupture".
Cette expression a été reprise avec empressement par les catholiques
partisans fidèles du pape. L’idée que le pape ait opposé dans son discours
l’herméneutique de la discontinuité à l’herméneutique de la continuité s’est
largement répandue. [...] On doit toutefois contredire cette affirmation.
Dans le discours susmentionné, le pape Benoît XVI n’a pas du tout opposé
l’herméneutique erronée de la discontinuité à une "herméneutique de la
continuité". Il a plutôt expliqué qu’à "l’herméneutique de la discontinuité
s’oppose l’herméneutique de la réforme…" Quelle est la "nature de la vraie
réforme" ? "Elle consiste, explique le Saint Père, dans cet ensemble de
continuité et de discontinuité à divers niveaux".
La relation avec l’Etat
Le Concile Vatican II doit être compris ainsi à la lumière de la catégorie
herméneutique de "réforme" et non simplement de "continuité". En effet, la
"réforme" contient aussi bien des éléments de continuité que certains
éléments de discontinuité. Cependant, comme le souligne Benoît XVI,
continuité et discontinuité se trouvent à des niveaux différents. Identifier
et distinguer entre ces niveaux différents constitue le véritable enjeu.
[...]
En anticipant de manière prophétique les débats actuels, Benoît XVI
exemplifie "l’herméneutique de la réforme" par la doctrine conciliaire sur
la liberté religieuse. Benoît XVI exprime ici exactement la différence de
niveaux que les enseignements préconciliaires n’avaient pas eu la capacité
de relever en raison de précises conditions théologiques et historiques.
Ainsi, Grégoire XVI et Pie IX, pour ne mentionner que ces deux papes,
avaient identifié le droit fondamental du citoyen moderne à la liberté de
religion, de conscience et de culte à une négation de la vraie religion. Et
cela car ils ne pouvaient pas s’imaginer qu’une vérité religieuse et une
vraie Eglise puissent exister sans que cette dernière ne soit également
soutenue par l’Etat et la politique, et respectée par le droit civil. De
fait, un grand nombre de leurs adversaires libéraux plaidèrent pour la
liberté de religion en présentant l’argument exactement contraire : une
telle liberté est nécessaire car il n’y a pas de vérité religieuse.
L’Eglise du XIXee siècle considérait comme un désaveu de la religion
chrétienne, seule vraie et unique, et comme de l’"indifférentisme" et de
l’"agnosticisme", la vision "libérale" selon laquelle l’Etat n’aurait ni la
compétence ni le devoir, d’une part, de se porter garant de la valeur
sociale de la vraie religion et de renoncer à reconnaître à d’autres
religions le droit d’existence, et, d’autre part, de limiter par la censure
publique la liberté d’expression et de presse en vue de protéger la vraie
religion.
Dans le magistère préconciliaire, l’enseignement de l’unique vérité de la
religion chrétienne allait de pair avec l’enseignement de la fonction et du
devoir de l’Etat, qui se devait de faire appliquer la vraie religion et de
protéger la société de la diffusion de l’erreur religieuse. Cela impliquait
l’idéal d’un "Etat catholique" dans lequel, au meilleur des cas, la religion
catholique est l’unique religion d’Etat dont l’ordre juridique est toujours
au service de la protection de la vraie religion.
C’est précisément par rapport à cet enseignement des Papes du XIXee siècle
que se trouve le point de discontinuité, bien qu’il se manifeste en même
temps une continuité plus profonde et essentielle. Comme l’explique Benoît
XVI dans son discours : "Le Concile Vatican II, reconnaissant et faisant
sien à travers le Décret sur la liberté religieuse un principe essentiel de
l’Etat moderne, a repris à nouveau le patrimoine plus profond de l’Eglise."
Ce principe essentiel de l’Etat moderne et en même temps la redécouverte de
cet héritage profond de l’Eglise constituent, selon Benoît XVI, le clair
rejet d’une religion d’Etat. "Les martyrs de l’Eglise primitive sont morts
pour leur foi dans le Dieu qui s’était révélé en Jésus-Christ, et
précisément ainsi, sont morts également pour la liberté de conscience et
pour la liberté de professer leur foi."
La "liberté de conscience" a toujours été comprise par le monde moderne
comme la liberté de culte, c’est-à-dire comme le droit de l’individu et des
diverses communautés religieuses à exprimer librement leur foi, de manière
publique et communautaire, dans le cadre de l’ordre et de la morale
publiques, sans que l’Etat ait le droit d’intervenir pour l’empêcher. Or
cela correspond exactement aux revendications des premiers chrétiens à
l’époque des persécutions. Ils ne revendiquaient pas la promotion par l’Etat
de la vérité religieuse mais plutôt la liberté de pouvoir confesser leur foi
sans être brimés par l’Etat. Il revient au Concile Vatican II d’avoir
enseigné ce droit fondamental de la personne humaine à confesser sa foi sans
préjudice.
C’est bien à cela qu’a dû céder le pas l’ancienne revendication de la
protection politico-juridique des soi-disant "droits à la vérité" et de la
répression par l’Etat de l’erreur religieuse. Quoi qu’il en soit, on ne peut
nier que c’est précisément cette doctrine de Vatican II qui a été condamnée
par Pie IX dans l’Encyclique "Quanta cura".
Benoît XVI conclut son exemplification de l’"herméneutique de la réforme"
par la doctrine sur la liberté religieuse avec cette constatation frappante
: "Le Concile Vatican II, avec la nouvelle définition de la relation entre
la foi de l’Eglise et certains éléments essentiels de la pensée moderne, a
revisité ou également corrigé certaines décisions historiques…". Ces
corrections ne signifient pas une discontinuité au niveau de la doctrine de
la foi catholique et de la doctrine morale, qui est objet du magistère
authentique, lequel en ce cas – même en tant qu'enseignement ordinaire –
revendique l'infaillibilité. En ce sens, Benoît XVI parle d’une simple
"discontinuité apparente", car tout en se débarrassant de l’ancien fardeau
d’une doctrine d’Etat dépassée, l’Eglise "a maintenu et approfondi sa nature
intime et sa véritable identité. L’Eglise est, aussi bien avant qu’après le
Concile, la même Eglise une, sainte, catholique et apostolique, en chemin à
travers les temps…"
Bref, la doctrine de Vatican II sur la liberté religieuse n’implique aucune
réorientation dogmatique, mais plutôt une réorientation de la doctrine
sociale de l’Eglise et, plus précisément, une correction de son enseignement
sur la fonction et les devoirs de l’Etat. Les mêmes principes immuables sont
repris donc de manière nouvelle dans le nouveau contexte historique. Il n’y
a aucune doctrine de foi catholique et dogmatique sur l’Etat et il ne peut
pas y en avoir, exception faite des éléments déjà présents dans la Tradition
apostolique et dans l’Ecriture Sainte. Or, de ces écrits est totalement
absente l’idée d’un "Etat catholique" qui serait le bras séculier de
l’Eglise. Ils témoignent plutôt d’une séparation entre la sphère religieuse
et celle politico-étatique.
La levée partielle du vrai dualisme chrétien entre pouvoir temporel et
spirituel ainsi que leur amalgame apparurent plus tard, comme conséquence de
situations historiques contingentes, dont, en premier lieu, l’imposition du
christianisme comme religion d’Etat dans l’Empire romain et la lutte contre
l’arianisme (qui plaidait à nouveau pour une déification de l’Etat) ; en
deuxième lieu, l’intégration, au cours du bas moyen âge, de l’Eglise dans
les structures du gouvernement impérial et, en troisième lieu, en réaction à
cette dernière, la doctrine politico-canonique du haut moyen âge de la "plenitudo
potestatis" du pape, une doctrine de laquelle on a tiré l’idée moderne d’un
Etat princier confessionnel catholique, auquel Pie IX était encore très
attaché et auquel on a bien évidemment opposé son pendant protestant.
La doctrine de Vatican II représente ici un clair point tournant par rapport
au passé. Une fois définitivement libérée du fardeau historique, la doctrine
du Concile sur la liberté religieuse demeure essentiellement une doctrine
sur les devoirs et les limites de l’Etat ainsi que sur le droit civil
fondamental – un droit de la personne et non de la vérité – par lequel sont
restreintes la souveraineté et les compétences de l’Etat en matière de
religion. Elle est, ensuite, une doctrine sur la liberté de l’Eglise à
exercer librement – à l’instar de toute autre religion – sa mission de salut
aussi dans l’Etat séculier, une doctrine établie sur la base des droits
corporatifs fondamentaux à la liberté religieuse. Enfin, la doctrine
conciliaire affirme le devoir qu’a l’Etat de garantir, de manière neutre et
impartiale et toujours dans le respect de l’ordre et de la morale, les
conditions nécessaires pour que chaque citoyen puisse pratiquer sa propre
religion.
Tentatives de réconciliation : un échec ?
C’est justement cette nouvelle doctrine politico-juridique soutenant que
l’Etat n’est plus le bras séculier de l’Eglise gardienne de la vérité
religieuse, que réfutent aujourd’hui les traditionalistes. [...]
En fait, bien que l’Eglise ait de tout temps refusé l’idée de la conversion
forcée, elle n’a généralement pas repoussé l’idée de la contrainte en
matière religieuse. Au contraire, l’Encyclique "Quanta Cura" (1864) de Pie
IX ne visait pas les athées libéraux, mais le groupe influent des
catholiques libéraux réunis autour du politicien français Charles de
Montalembert. Il s’agissait notamment des catholiques orthodoxes qui ont
même défendu l’existence des Etats Pontificaux (Montalembert est à l’origine
du principe "Eglise libre dans un Etat libre", qui plus tard sera repris,
bien que de manière différente, par Cavour) et qui, au Congrès de Malines
d’août 1863, ont revendiqué la reconnaissance de la part de l’Eglise de la
liberté d’association, de presse et de culte.
Mais ces revendications entrent en collision avec la position
"traditionnelle" de l’Eglise, reçue en héritage du haut moyen âge, selon
laquelle l’Eglise possède le droit d’user de la contrainte – à l’aide de
mesures juridiques pénales – pour préserver les chrétiens de l’apostasie.
"Embrasser la foi, c’est affaire de liberté", écrit Thomas d’Aquin, "mais la
garder quand on l’a embrassée est une nécessité" (Summa theologiae II-II,
10, 8, ad 3). Les théologiens qui ont étudié le "Quanta Cura" se réclament
de ce principe. On l’a compris de telle manière qu’on a considéré du devoir
de l’Etat, conçu comme bras séculier de l’Eglise, de préserver les fidèles,
par le biais de la censure et du droit pénal, des influences dangereuses
pour la foi et de l’apostasie.
C’est pour cette raison que Pie VI avait condamné la "Déclaration des droits
de l’homme et du citoyen" de la Révolution française, dans son Bref Quod
aliquantum de 1791. Elle représente l’apostasie publique de toute une
nation. Pour les catholiques, revendiquer la liberté religieuse c’est
l’affaire d’un Etat d’infidèles ou de juifs. Mais puisque la France est une
nation chrétienne et les citoyens français sont des chrétiens baptisés, il
ne peut pas y avoir de liberté civile générale de confesser une religion
autre que la vraie religion catholique. Pie VI le précise : les non-baptisés
"ne peuvent pas être contraints à obéir à la foi catholique ; les autres par
contre doivent l’être ('sunt cogendi')".
Dans son discours de 2005, Benoît XVI prend la défense de la première phase,
celle "libérale", de la Révolution française – qu’il distingue ainsi de la
seconde, la phase jacobine, plébiscitaire et radical-démocratique, qui amena
la Terreur de la guillotine. Ce faisant, il réhabilite également la
"Déclaration des droits de l’homme et du citoyen" de 1789, issue de l’esprit
du parlementarisme représentatif et de la pensée constitutionnelle
américaine.
La perspective du Concile
Vatican II a eu le mérite de surmonter l’assimilation typique effectuée par
la doctrine préconciliaire de la liberté religieuse à l’"indifférentisme" et
à l’"agnosticisme". Il s’agit, pour ce qui concerne le magistère de
l’Eglise, d’une étape historique qui ne peut être comprise qu’à la lumière
de l’"herméneutique de la réforme" préconisée par Benoît XVI.
Il vaut la peine de se pencher sur cette exigence et ne pas la délayer dans
de faux efforts de continuité, ce qui reviendrait à altérer la véritable
continuité et par là l’essence même de l’Eglise une, sainte, catholique et
apostolique.
Et qu’en est-il de la "doctrine catholique sur le devoir moral de l’homme et
de la société vis-à-vis de la vraie religion et de l’unique Eglise du
Christ" qui, d’après les déclarations du Concile sur la liberté religieuse,
devrait être "intangible" ? Effectivement, cette affirmation est souvent
citée pour suggérer la "continuité sans rupture" dans la tradition de
l’Eglise concernant, entre autres, la liberté religieuse. Sur ce point le
Concile semble en effet être resté ambivalent.
Mais cette affirmation n’est pas aussi ambivalente qu’elle paraît, car ces
devoirs moraux – comme le dit le texte susmentionné – ont pour condition
"l’immunité de toute contrainte dans la société civile". L’ancienne doctrine
sur les devoirs de l’Etat comme bras séculier de l’Eglise semble ne plus
tenir face au discours sur les devoirs des "hommes et des sociétés vis-à-vis
de la vraie religion et de l’unique Eglise du Christ".
Quels sont ces devoirs, c’est entre-temps une autre interprétation également
correcte de cette phrase contestée à le suggérer. Il s’agit du Catéchisme de
l’Eglise catholique (n. 2105) – un document du magistère de l’Eglise – qui
affirme, en citant le passage susmentionné, que c’est le devoir tant de
l’individu que de la société "de rendre à Dieu un culte authentique". Ce que
l’Eglise réalise "en évangélisant sans cesse les hommes", afin qu’ils
puissent pénétrer d’esprit chrétien "les mentalités et les mœurs, les lois
et les structures de la communauté où ils vivent". En revanche, on demande à
chaque chrétien de faire connaître "l’unique vraie religion qui subsiste
dans l’Eglise catholique et apostolique".
Telle est la manière – conclut l’article du Catéchisme de l’Eglise
catholique – par laquelle l’Eglise manifeste "la Royauté du Christ sur toute
la Création et en particulier sur les sociétés humaines". La perspective de
Vatican II est donc l’annonce de l’Evangile par l’Eglise et par l’apostolat
des fidèles visant à pénétrer d’esprit chrétien les structures de la
société. Pas un mot, par contre, sur l’Etat qui en tant que bras séculier de
l’Eglise serait censé protéger le "droit à la vérité" même avec la force et
par là établir la royauté du Christ sur la communauté des hommes. La
discontinuité est évidente. Et plus évidente encore est la continuité là où
elle est vraiment essentielle et donc nécessaire.
*
ANNEXE. CONTINUITÉ ET DISCONTINUITÉ: QU'EN EST-IL
DE L'INFAILLIBILITÉ DU MAGISTÈRE?
Les réactions de quelques théologiens au sujet des réflexions ici exposées,
ont relevé que mon interprétation mettrait en doute l’infaillibilité du
magistère de l’Eglise, et donc qu’elle n’est pas acceptable car mes
observations suggéreraient une réelle rupture dans la continuité du
magistère ordinaire universel. [...]
Afin de montrer pourquoi je considère la critique exposée plus haut comme
erronée et ses craintes respectives comme infondées, je vais [...] procéder
en cinq étapes.
1. La question de l’infaillibilité
L’infaillibilité du magistère – affirme le Compendium du Catéchisme de
l’Eglise catholique – "s’exerce quand le Souverain Pontife, en vertu de son
autorité de suprême Pasteur de l’Eglise, ou le Collège des Evêques en
communion avec le Pape, surtout lorsqu’ils sont rassemblés en Concile
œcuménique, déclarent par un acte définitif une doctrine relative à la foi
ou à la morale". De même, l’infaillibilité du magistère universel du Collège
des Evêques s’exerce "quand le Pape et les Evêques, dans leur magistère
ordinaire, sont unanimes à déclarer une doctrine comme définitive" (n. 185).
Cette infaillibilité ne concerne pas seulement le dogme au sens strict, mais
la totalité de la doctrine de la foi et de la morale, y compris
l’interprétation de la loi morale naturelle et toute autre déclaration ayant
un rapport historique ou logique intrinsèque avec la foi, sans laquelle le
dogme ne pourrait être correctement compris ou conservé.
Le premier cas – définition "ex cathedra" ou Concile œcuménique – n’est
manifestement pas concerné par la question de la liberté de religion. En
effet, le premier et jusqu’à ce jour le seul concile à s’être exprimé sur ce
sujet a été le Concile Vatican II. Il revient justement à ce concile d’avoir
reconnu la liberté de religion. De même, le magistère ordinaire universel
non plus ne semble être ici concerné, car jamais auparavant le pape et les
évêques n’avaient condamné la liberté religieuse et déclaré cette
condamnation comme une doctrine définitive de l’Eglise. Cela a été plutôt le
cas de quelques papes isolés, compris dans un laps de temps d’une centaine
d’années, et jamais d’une revendication explicite de vouloir présenter une
doctrine définitive en matière de foi ou de mœurs (même si c’est ainsi que
cela a été implicitement compris par les papes du XIXe siècle).
De prime abord, il semble donc pour le moins très improbable que la
discontinuité relevée plus haut dans la doctrine de l’Eglise sur la liberté
de religion puisse mettre de quelque manière en question l’infaillibilité du
magistère y compris le magistère ordinaire universel. Ce premier constat
devrait être confirmé par ce qui suit.
2. La substance doctrinale de la condamnation de la
liberté religieuse par Pie IX
Si on la considère sous le rapport de sa condamnation à la fois de
l’indifférentisme ou du relativisme religieux, de l’opinion selon laquelle
il n’y a pas de vérité religieuse exclusive ainsi que de l’opinion que
toutes les religions sont en principe égales et que l’Eglise du Christ n’est
pas l’unique voie de salut, il est indéniable que la condamnation de la
liberté religieuse émise par Pie IX touchait effectivement à un aspect
central du dogme catholique. Tel a paru en tout cas l’enjeu véritable à
cette époque. Si je dis "tel a paru" c’est parce que – comme Vatican II l’a
montré – la doctrine de la vérité exclusive de la religion chrétienne et de
l’unicité de l’Eglise de Jésus-Christ comme voie de salut éternel n’est en
réalité nullement affectée par l’acceptation de la liberté de religion et de
culte.
Comme l’enseigne Vatican II, le droit à la liberté de religion et de culte
n’implique nullement que toutes les religions s’équivalent. Ce droit est en
effet un droit des personnes et ne concerne pas la question de savoir en
quelle mesure ce que les personnes croient contredit à la vérité. En
d’autres termes, reconnaître que les fidèles de toutes les religions
jouissent du même droit civil à la liberté de culte ne signifie pas que,
puisque c’est le droit de tout le monde, alors toutes les religions doivent
être "également vraies".
Que cela était ce que signifiait la liberté de religion ou la liberté de
culte, telle était justement, comme on l’a montré plus haut, la conviction
des papes du XIXe siècle et de la théologie dominante de l’époque. Pour ces
derniers cela voulait également dire qu’abandonner le principe selon lequel
l’Etat d’un pays catholique a pour tâche et devoir de protéger et de
favoriser la vérité catholique, de nier le droit d’exister à toute
confession religieuse déviante ou, tout au plus, de la tolérer dans
certaines limites et dans la mesure du raisonnable, revenait à admettre
"ipso facto" qu’il n’y a pas une seule vraie religion et Eglise, mais que
toutes les religions s’équivalent. Or, il va de soi qu’à l’époque l’Eglise
ne pouvait pas accepter une telle vision des choses, et ne le peut
d’ailleurs pas non plus aujourd’hui. Toutefois, aujourd’hui l’Eglise a
modifié sa conception de la fonction de l’Etat et de ses devoirs vis-à-vis
de la vraie religion, une conception qui en réalité n’est pas du tout de
nature purement théologique ni a affaire avec la nature de l’Eglise et sa
foi, mais concerne la nature de l’Etat et sa relation avec l’Eglise. Il
s’agit donc tout au plus d’une question concernant un aspect de la doctrine
sociale de l’Eglise.
Ainsi, lorsque Benoît XVI affirme que le Concile Vatican II "par le Décret
sur la liberté religieuse a reconnu et accepté un important principe de
l’Etat moderne", cela manifeste clairement une conception de la nature et
des devoirs de l’Etat bien différente et opposée à la conception de l’Etat
de Pie IX ainsi qu’à la vision traditionnelle de la soumission du pouvoir
temporel au pouvoir spirituel. Une telle discontinuité ne signifie pas de
rupture avec la Tradition doctrinale dogmatique de l’Eglise, ni un
détournement du "depositum fidei" et des "quod ubique, quod semper, quod ab
omnibus creditum est" ("ce qui a été cru partout, toujours et par tous",
selon le canon de Vincent de Lérins). Par conséquent, il ne peut y avoir ici
de contradiction non plus avec l’infaillibilité du magistère ordinaire
universel de l’Eglise, car une telle contradiction n’est de soi pas
possible.
Il est vrai que la doctrine sur le pouvoir temporel élaborée à partir de la
Tradition apostolique, tout spécialement de l’Ecriture Sainte – dont les
Epîtres de saint Paul – contient des éléments essentiellement de droit
naturel qui pour cela font aussi l’objet du magistère infaillible de
l’Eglise. Il s’agit notamment de la doctrine enseignant que tout pouvoir
vient de Dieu, que les gouvernants et les autorités civiles font partie de
l’ordre de la création, et qu’en conscience, et donc pour des raisons
morales, chacun doit obéissance à l’autorité civile et doit lui reconnaître
également le droit à prendre des mesures pénales. Il serait cependant
prétentieux d’affirmer que ces principes contenaient également des
indications sur la relation entre l’Eglise et l’Etat, sur les devoirs de
l’Etat envers la vraie religion ou le droit de l’Eglise à faire valoir ses
prétentions sur le bras séculier de l’Etat, aussi au moyen de condamnations
ponctuelles et de leurs conséquences civiles. Ce n’est qu’au cours du temps
et sous l’influence de diverses conjonctures et besoins historiques, que de
telles positions ou enseignements se sont constitués, principalement aussi
en relation au combat de l’Eglise pour la "libertas ecclesiae", la liberté
de l’Eglise face au contrôle et à la tutelle civile et politique. Cela a été
un processus extrêmement complexe, dont j’ai traité des différentes étapes
dans d’autres publications.
A ce propos il faut également souligner que la discontinuité relevée par
Benoît XVI au niveau de l’application des principes n’implique aucune
rupture dans la continuité de l’intelligence du mystère de l’Eglise. Au
contraire, Benoît XVI constate que : "…l’Eglise est, aussi bien avant
qu’après le Concile, la même Eglise une, sainte, catholique et apostolique,
en chemin à travers les temps…". On touche là, il me semble, à la véritable
préoccupation de Benoît XVI face à une "herméneutique de la discontinuité et
de la rupture" qui voit dans l’Eglise de Vatican II une autre Eglise, une
nouvelle Eglise. D’après le Pape, les partisans d’une "herméneutique de la
discontinuité et de la rupture" auraient considéré le Concile "… comme une
sorte de Constituante qui élimine une vieille constitution et en crée une
nouvelle… ". En réalité, explique Benoît XVI, les Pères du Concile n’avaient
pas reçu de tel mandat. En parlant de continuité et de discontinuité à
différents niveaux – d’une part, celui du dogme, de l’intelligence du
mystère de l’Eglise, de la compréhension de plus en plus vraie et profonde
du "depositum fidei" de la part de l’Eglise et, d’autre part, le niveau des
modes toujours concrets et contingents de son application – "l’herméneutique
de la réforme" défendue par Benoît XVI ne constate aucune rupture dans la
compréhension de l’Eglise. L’Eglise y est comprise plutôt comme "… un sujet
qui grandit dans le temps et qui se développe, restant cependant toujours le
même, l’unique sujet du Peuple de Dieu en marche".
3. Droit naturel ou droit civil ? Le cœur de la
doctrine de Vatican II sur la liberté religieuse
Comme l’argumente une autre objection [...], Vatican II proclame dans sa
déclaration conciliaire "Dignitatis humanae" (n. 2) que "… le droit à la
liberté religieuse a son fondement réel dans la dignité même de la personne
humaine telle que l’ont fait connaître la Parole de Dieu et la raison
elle-même". Or, cela signifie pour le Concile Vatican II aussi que la
liberté religieuse est un droit naturel. Ce faisant, le magistère
infaillible de l’Eglise s’étend jusqu’à l’interprétation de la loi morale
naturelle et du droit naturel. Par conséquent, conclut l’objection, il ne
peut y avoir ici ni de discontinuité ni de contradiction, et il serait donc
faux d’affirmer que Vatican II a explicitement enseigné ce que Pie IX a
condamné, soit le droit à la liberté de religion et de culte.
En effet, le Catéchisme de l’Eglise catholique (n. 2106) l’exprime
clairement : "Ce droit [à la liberté de religion] est fondé sur la nature
même de la personne humaine… ". Il est donc certainement juste de dire que
le Concile Vatican II considère la liberté religieuse comme faisant partie
du droit naturel. Mais il est également vrai de dire que "Dignitatis humanae"
(n. 2) revendique que "ce droit de la personne humaine à la liberté
religieuse doit être reconnu dans l’ordre juridique de la société de telle
manière qu’il puisse devenir un droit civil". La perspective de Vatican II
n’est donc pas simplement et uniquement celle du droit naturel, mais
toujours aussi celle de la liberté religieuse "comme droit civil"
(c’est-à-dire, en fin de compte, comme droit à la liberté de culte). De
fait, telle était aussi la perspective de Pie IX, puisque la liberté de
religion qu’il condamnait n’était autre que le droit civil à la liberté de
culte revendiqué, entre autres, par l’aile catholique-libérale. Il est donc
correct de dire que la revendication de la part de Vatican II de la liberté
religieuse comme exigence propre du droit naturel, c’est-à-dire le droit
civil à la liberté de culte, n’est autre chose que ce qui avait été condamné
dans l’Encyclique Quanta cura de Pie IX et dans son annexe, le "Syllabus
errorum".
Le droit naturel en tant que tel n’est donc pas touché du tout par la
discontinuité dont il est ici question. La contradiction ne joue qu’au
niveau de la revendication du droit civil et n’est ainsi que d’ordre
politique. La doctrine de Vatican II et le "Quanta cura" avec son "Syllabus
errorum" ne se contredisent donc pas au niveau du droit naturel, mais au
niveau de son application juridico-politique dans des situations et face à
des problèmes concrets. Par ailleurs, la nouveauté introduite par Vatican II
ne porte pas seulement sur son enseignement de la liberté religieuse comme
droit naturel, mais également sur la nécessité qu’elle soit reconnue comme
un droit civil (la liberté de culte). En d’autres termes, de la conception
bien attestée de la liberté religieuse comme droit naturel, Vatican II a su
tirer une nouvelle conséquence concernant l’ordre juridique positif de
l’Etat. Or, Pie IX n’avait pas tiré cette même conséquence, qu’il
considérait au contraire comme nocive et fausse car – à son avis – elle
impliquait nécessairement l’indifférentisme religieux et le relativisme,
tant du point de vue doctrinal que dans ses conséquences pratiques. En
revanche, si le Concile Vatican II a pu le faire, c’est qu’il partait d’une
conception différente de l’Etat et de sa relation avec l’Eglise, ce qui lui
permettait de déplacer l’accent du "droit à la vérité" au droit de la
personne, du citoyen considéré en tant qu’individu et de sa conscience
religieuse.
Ainsi, encore une fois, ce n’est pas l’infaillibilité du magistère ordinaire
dans son interprétation du droit naturel qui est en jeu ici, car dire
"application" n’est pas égal à dire "interprétation". En effet, cette
dernière porte essentiellement sur ce qui concerne la loi morale naturelle
et la norme morale correspondante, mais elle ne se prononce pas sur la
manière dont la loi naturelle ou le droit naturel doivent être appliqués ni
se préoccupe des conséquences qu’il faut en tirer à partir d’une situation
historique donnée. Que le magistère s’exprime parfois sur une telle
application est inévitable et peut être aussi utile. Cela dit, on ne peut
toutefois affirmer qu’il s’agirait dans ce cas d’interprétations
magistérielles du droit naturel ou de la loi morale naturelle susceptibles
de faire l’objet de l’infaillibilité. Il s’agit là de réalisations et
d’applications concrètes qui, à l’époque où elles sont entreprises, peuvent
être contraignantes pour les fidèles catholiques, et exiger leur obéissance.
Mais en aucun cas il ne s’agit d’enseignements qui ne pourraient être
récusés par des décisions magistérielles postérieures.
4. Discontinuité dans la doctrine ou uniquement par
rapport à l’orientation pratico-politique (disciplinaire)?
Pour échapper au danger supposé d’une contradiction doctrinale, on pourrait
cependant se réfugier derrière l’argument que les condamnations de Pie IX
n’ont pas été des condamnations doctrinales, mais uniquement disciplinaires.
En ce cas donc il n’y aurait pas de discontinuité doctrinale.
Or, premièrement, dans le discours du Pape de 2005 il n’est pas question
d’une opposition entre, d’une part, des affirmations doctrinales et, d’autre
part, des décisions de caractère pratique et disciplinaire. En fait, Benoît
XVI distingue bien davantage entre "principes" et "la manière de les mettre
en pratique". Deuxièmement, je considère cette objection comme erronée aussi
d’un point de vue historique, car au XIXe siècle cette question était
clairement de nature doctrinale. En effet, Pie IX comprenait sa condamnation
de la liberté religieuse comme une nécessité d’ordre dogmatique et non
seulement comme une mesure disciplinaire (comme ce sera le cas plus tard du
"Non expedit", un document par lequel le Pape interdisait aux catholiques
italiens de s’engager politiquement dans l’Italie laïque). Comme nous
l’avons déjà dit, la revendication de la liberté religieuse ou l’affirmation
que l’Eglise n’a pas le droit d’imposer aux fidèles, avec l’aide du "bras
séculier", des peines ou des mesures coercitives temporelles était ressentie
à l’époque comme une hérésie, ou du moins comme une manière d’y parvenir. Il
me semble donc tant historiquement qu’objectivement erroné d’interpréter la
condamnation de la liberté religieuse de la part des acteurs de l’époque
comme une simple mesure d’ordre pratico-disciplinaire.
En effet, pour Pie IX il en allait de la sauvegarde même de l’essence de
l’Eglise, de sa revendication à être l’unique vérité et cause de salut.
Ainsi, reconnaître la liberté de religion signifiait pour lui nier ces
vérités ; cela signifiait également indifférentisme et relativisme
religieux. C’est bien en cela que réside également la grandeur de ce pape
qui, à partir des positions théologiques de son temps – dont toutefois il
n’a pas su discerner le caractère historique – a agi certainement dans un
esprit de fidélité héroïque à la foi et résisté tel un rocher dans la
tourmente d’un relativisme déchaîné. Les temps n’étaient manifestement pas
encore mûrs pour que l’Eglise se positionne dans ce combat défensif de
manière nouvelle et différenciée.
C’est dans le rejet de l’indifférentisme et du relativisme religieux que se
trouve le cœur toujours encore valable de cette condamnation du XIXe siècle.
Cependant, que ce combat contre l’indifférentisme et le relativisme
religieux soit devenu un combat contre le droit civil à la liberté de
religion et de culte, cela était dû à la conception selon laquelle l’Etat
est le garant de la vérité religieuse et l’Eglise possède le droit à se
servir de l’Etat comme de son bras séculier pour assurer ses responsabilités
pastorales. Or, une telle conception de l’Etat ne reposait nullement sur les
principes de la doctrine de la foi et de la morale catholiques mais bien
plutôt sur les traditions et les pratiques de droit ecclésiastique d’origine
médiévale ainsi que sur leurs justifications théologiques.
A cela il faut ajouter que la discontinuité magistérielle en tant que telle
n’est pas ici en question. Pour Benoît XVI il ne s’agit pas en premier lieu
de la continuité du magistère mais bien de celle de l’Eglise et de la
compréhension de l’Eglise. Il s’oppose à l’idée d’une rupture entre l’Eglise
"préconciliaire" et "postconciliaire", telle qu’elle est représentée par les
partisans d’une "herméneutique de la discontinuité et de la rupture". Dans
les déclarations magistérielles – en particulier dans celles portant sur des
questions politiques, économiques et sociales – on trouve beaucoup
d’éléments dépendant des conjonctures historiques. Le magistère de l’Eglise
dans le domaine de l’enseignement social contient aussi, à côté de principes
immuables et fondés sur la doctrine de la foi, une foule de concrétisations
qui sont souvent, rétrospectivement, plutôt douteuses. Il ne s’agit pas ici
d’un type d’"enseignement" semblable à l’enseignement catholique en matière
de foi et de mœurs, où l’Eglise interprète la loi naturelle aussi de manière
contraignante, comme dans le cas des questions concernant la contraception,
l’avortement, l’euthanasie et d’autres normes morales dans le domaine
bioéthique. Dans ces derniers cas, il ne s’agit pas de simples applications
de la loi naturelle à des situations concrètes, mais de la détermination de
ce qui appartient au juste à la loi naturelle et de la norme morale
correspondante. Dans ce domaine, le magistère ordinaire universel aussi est
infaillible.
Les conceptions dominantes au XIXe siècle concernant le rôle et les devoirs
du pouvoir temporel vis-à-vis de la vraie religion – des conceptions fondées
sur des modèles médiévaux et de l’Antiquité chrétienne tardive mais qui ont
acquis leur forme définitive seulement au sein de l’Etat confessionnel
moderne – ne peuvent que très difficilement revendiquer pour elles-mêmes le
privilège de reposer sur la Tradition apostolique ou d’être un élément
constitutif du "depositum fidei".
De même, ces conceptions n’appartiennent guère aux vérités qui possèdent une
relation historique ou logique nécessaire avec les vérités de la foi ou le
dogme, vérités qu’il serait en l’occurrence nécessaire de maintenir afin de
conserver et d’interpréter correctement le "depositum fidei".
En revanche, il paraît qu’à l’origine le christianisme ait même adopté une
position plutôt opposée. Il est né et s’est développé dans un milieu païen,
il s’est conçu, à partir de l’Evangile et de l’exemple de Jésus-Christ,
comme fondé essentiellement sur la séparation entre religion et politique,
et il n’a requis de l’Empire romain que la liberté de pouvoir se développer
sans entraves. En reconnaissant et faisant sien à travers son Décret sur la
liberté religieuse un "principe essentiel de l’Etat moderne", affirme Benoît
XVI dans son discours, le Concile Vatican II "a repris à nouveau le
patrimoine plus profond de l’Eglise. Celle-ci peut être consciente de se
trouver ainsi en pleine syntonie avec l’enseignement de Jésus lui-même (cf.
Mt 22, 21), comme également avec l’Eglise des martyrs, avec les martyrs de
tous les temps".
Cependant, le recours à l’Evangile et aux premiers chrétiens est un thème
qui n’a pas été mentionné uniquement par Benoît XVI. Il constitue davantage
le cœur de l’argumentation de "Dignitatis humanae", qui consacre deux
paragraphes à une telle réflexion sur les origines (n. 11 et 12). Le Concile
explique laconiquement : "L’Eglise, donc, fidèle à la vérité de l’Evangile,
suit la voie qu’ont suivie le Christ et les Apôtres, lorsqu’elle reconnaît
le principe de la liberté religieuse comme conforme à la dignité de l’homme
et à la Révélation divine" (n. 12). C’est bien le recours à l’Evangile, à la
Tradition apostolique et au témoignage des premiers chrétiens qui, comme le
souligne Benoît XVI, ont "rejeté clairement la religion d’Etat", qui
caractérise vraiment la doctrine sur la liberté religieuse de Vatican II.
Ainsi, la conception des tâches et des devoirs de l’Etat envers la vraie
religion, qui faisait autorité pour Pie IX, a été tacitement classée par
l’acte du Magistère solennel d’un concile œcuménique.
5. Fidélité à la foi, Tradition et Modernité politique
Le Concile Vatican II a libéré l’Eglise d’un lest historique séculaire, dont
les origines ne remontent pas à la tradition apostolique et au "depositum
fidei", mais plutôt à des décisions concrètes de l’époque
post-constantinienne du christianisme. Ces décisions se sont finalement
cristallisées en des traditions canoniques et en leurs interprétations
théologiques correspondantes, grâce auxquelles l’Eglise a essayé de défendre
sa liberté, la libertas ecclesiae, des attaques incessantes des puissances
temporelles (on pense notamment à la doctrine médiévale des deux glaives
qui, à l’époque, cherchait à justifier théologiquement et bibliquement la
compréhension de la "plenitudo potestatis" du pape). Cependant, au cours des
siècles, ces traditions canoniques et leurs formulations théologiques ont
changé de fonction et de teneur. Par la suite et dans la tradition des Etats
souverains confessionnels modernes, elles sont devenues une justification de
l’Etat catholique idéal, dans lequel "le trône et l’autel" existaient en
étroite symbiose et l’homme d’Etat catholique plaidait avec zèle pour les
"droits de l’Eglise" et non pour le droit civil à la liberté religieuse.
Cette symbiose et cette vision unilatérale menant au cléricalisme et à une
société cléricale n’ont pas manqué d’assombrir le visage propre de l’Eglise.
Le Concile Vatican II a osé là un pas faisant époque. Cependant, cela n’a
pas changé la compréhension que l’Eglise a d’elle-même ni la doctrine de la
foi et de la morale catholique. Seule a été redéfinie la manière dont
l’Eglise conçoit sa relation au monde et notamment au pouvoir temporel de
l’Etat, une redéfinition qui en réalité se réclame des origines, pour ainsi
dire du charisme chrétien fondateur, et notamment des mots mêmes de Jésus
invitant à rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Ni
l’infaillibilité du pape ni celle du magistère ordinaire universel du
collège épiscopal ne sont affectées ou amoindries par une telle démarche. Au
contraire, par la doctrine de Vatican II sur la liberté de religion se
manifeste encore plus clairement l’identité de l’Eglise de Jésus-Christ et
combien le magistère de l’Eglise en matière de foi et de morale possède une
continuité, malgré toutes les discontinuités historiques, ce qui constitue
par ailleurs le fondement et l’argument le plus convaincant de la
possibilité de son infaillibilité. C’est pourquoi il me semble que toute
interprétation qui cherche à retoucher, au moyen d’escamotages argumentatifs
compliqués, une quelconque discontinuité à ce cadre d’ensemble, n’est
d’aucun soutien pour la défense de l’infaillibilité du magistère de
l’Eglise. Tout étant motivée par des raisons pastorales en soi
compréhensibles et valides, mais de fait de manière pratiquement erronée,
une telle interprétation complique inutilement les choses. Par l’évidence de
ses intentions concrètes visant la politique ecclésiastique, elle peut même
avoir un effet contre-productif en portant atteinte ainsi à la crédibilité
du magistère.
Par contre, à ceux qui, comme les traditionalistes réunis autour de la
Fraternité Sacerdotale Saint Pie X de l’archevêque Lefebvre, ne savent plus
apercevoir dans l’Eglise de Vatican II "l’Eglise une, sainte, catholique et
apostolique" de la Tradition et parlent d’une rupture désastreuse avec le
passé, on peut rétorquer qu’effectivement il y a ici un différend
insurmontable dans la conception de l’Eglise, tout comme de l’Etat et de ses
devoirs. C’est pourquoi ces traditionalistes, pour qui manifestement "la
tradition en tant que telle" et "les traditions ecclésiales" sont plus
importantes que la Tradition apostolique, la seule qui soit au fond
normative, n’accepteront guère les tentatives de médiation susmentionnées,
car elles passent à côté du cœur du problème, qui n’est autre que la
discontinuité réellement existante. [...]
Le Concile Vatican II nous place effectivement devant un choix : le choix
entre, d’une part, une Eglise qui essaye d’affirmer et d’imposer sa vérité
et ses devoirs pastoraux au moyen du pouvoir civil et, d’autre part, une
Eglise qui reconnaît – ce pour quoi plaide "Dignitatis humanae" – que "la
vérité ne s’impose que par la force de la vérité elle-même qui pénètre
l’esprit avec autant de douceur que de puissance" (n. 1). Il ne s’agit pas
ici de deux Eglises distinctes au sens dogmatique ou constitutionnel, mais
bien de deux Eglises qui comprennent de manière différente leurs relations
au monde et à l’ordre temporel. Vatican II ne plaide ni pour un Etat
strictement laïc – au sens de la laïcité française traditionnelle – ni pour
le bannissement de la religion dans la sphère privée, mais pour une Eglise
qui ne prétend plus vouloir imposer la royauté du Christ au moyen du pouvoir
temporel et qui par ce fait même reconnaît à l’Etat moderne séculier – non
militant – sa laïcité politique.
Telle est justement la perspective de Vatican II. Elle a été confirmée par
la Note doctrinale à propos de certaines questions sur l’engagement et le
comportement des catholiques dans la vie politique de la Congrégation pour
la doctrine de la foi du 21 novembre 2002. [...] La mission de la
prédication de l’Evangile par l’Eglise et par les apostolats des fidèles
laïques qui s’y fondent consiste à pénétrer de l’esprit du Christ les
structures de la société et par là à favoriser la manifestation de la
royauté du Christ. Le règne du Christ ne commence pas par la confession
publique de la vraie religion, mais par l’annonce de l’Eglise dans le cœur
des hommes jusqu’à le faire pénétrer par l’action apostolique des fidèles
ordinaires dans toute la société humaine ainsi que dans toutes ses
structures et réalités de vie.
Le texte intégral de l’article de Rhonheimer, avec l'annexe et les notes, en
français, dans le numéro d’octobre-décembre 2010 de "Nova et Vetera"
►
L'"herméneutique
de la réforme" et la liberté de religion
Le discours prononcé par Benoît XVI le 22 décembre 2005 et relatif à
l'herméneutique du concile
►
"Messieurs les cardinaux..."
Et la déclaration du concile Vatican II sur la liberté religieuse
►
Dignitatis Humanae
(Traduction française de Marta Rossignotti Jaeggi et
Christiane Gäumann-Gignoux).
Source: Sandro Magister
Eucharistie sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 28.04.2011 -
T/International |