Benoît XVI et l'année paulinienne,
Interview de Romano Penna |
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Rome, le 22 juillet 2008 -
(E.S.M.)
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Don Romano Penna, spécialiste de renommée
internationale du Nouveau Testament, en particulier du Corpus paolinum et
des origines chrétiennes, vient de devenir professeur émérite après
avoir enseigné pendant vingt-cinq ans à l’Université pontificale du
Latran. Nous l’avons rencontré à la veille du début de l’Année de saint
Paul que le pape Benoît XVI a ouvert solennellement à l’occasion de la
fête des saints apôtres Pierre et Paul.
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Mosaïques de la
Chapelle palatine (XIIe siècle), Palerme; saint Paul
Benoît XVI et l'année paulinienne, Interview de Romano Penna
Saint Paul un juif dans le Christ
Interview de Romano Penna sur l’actualité de certains thèmes de l’Apôtre des
gentils: la justification, la conversion, la mission
Don Romano Penna n’a pas besoin d’être présenté. Spécialiste de renommée
internationale du Nouveau Testament, en particulier du Corpus paolinum et
des origines chrétiennes, il vient de devenir professeur émérite après avoir
enseigné pendant vingt-cinq ans à l’Université pontificale du Latran. Son
dernier ouvrage est un nouveau commentaire de l’Épître aux Romains dont ont
déjà paru les deux premiers volumes (qui ont fait l’objet d’une
réimpression) et dont le troisième sortira prochainement.
Nous l’avons rencontré à la veille du début de l’Année de saint Paul que le
pape Benoît XVI a ouvert solennellement à l’occasion de la fête des saints
apôtres Pierre et Paul, le 29 juin dernier.
On a écrit de façon polémique que le véritable inventeur du christianisme,
ce ne serait pas Jésus mais saint Paul.
ROMANO PENNA: C’est une polémique paradoxale, mais les raisons qui ont amené
les chercheurs à attribuer à Paul ce rôle sont de toutes façons
intéressantes. La première est que, entre le Jésus terrestre et Paul, il y a
l’événement pascal, qui a eu une influence sur le message, sur la
formulation évangélique de la première communauté chrétienne. Au cours de sa
vie, Jésus n’a pas beaucoup parlé de sa mort ni de sa résurrection. Jésus
prêchait le royaume des cieux. Après Pâques, le destin et l’histoire
personnelle de Jésus sont entrés dans le coeur de l’annonce de ses
disciples. Ses disciples se réfèrent à Lui non seulement comme maître, comme
prophète, figures qui peuvent être éventuellement ramenées au cadre
israélite du temps (comme font nos frères juifs qui se plaisent à dire que
Paul est l’inventeur du christianisme), mais ils insèrent la figure de Jésus
dans ce cadre historico-salvifique désormais mûr, disons-le ainsi, si bien
que la figure de Jésus devient celle du Crucifié ressuscité avec une
certaine destination: les autres. Entre Jésus et Paul ensuite, il y a
l’Église, la communauté chrétienne primitive. La première communauté
chrétienne définit déjà Jésus comme celui qui est « mort pour nos péchés
».
Paul n’invente rien, il est avant tout un témoin de la Tradition. Il ne fait
rien d’autre que de reprendre une tradition pré-paulinienne quand, par
exemple, il dit aux Corinthiens: «Je vous ai donc transmis tout d’abord ce
que j’avais moi-même reçu, à savoir que le Christ est mort pour nos péchés
selon les Écritures, qu’il a été mis au tombeau, qu’il est ressuscité le
troisième jour selon les Écritures…» (1Cor 15, 3 et suiv.). L’autre raison
qui entre en compte pour expliquer cette définition de Paul, est la profonde
originalité, disons même la génialité de Paul dans son opération
d’herméneutique de l’Évangile.
Cette génialité, comment pourriez-vous la définir en un mot?
PENNA: Paul se distingue à l’intérieur des origines chrétiennes
essentiellement par le message de la justification sur la base de la foi.
L’homme devient juste devant Dieu, il est considéré par Dieu comme juste et
disons même saint (rappelons que, vingt-cinq fois dans ses épîtres, Paul
appelle les fidèles des saints) non par un apport autonome à sa sainteté
mais par l’accueil humble et joyeux d’une intervention ab extra,
l’intervention de Dieu en Jésus-Christ. C’est cela qui rend l’homme juste, à
savoir l’acceptation par foi de ce que Dieu a fait pour moi. Au niveau des
origines chrétiennes, ce n’était pas là une conception pacifique. Ce qui
était pacifique, c’était la foi en Jésus-Christ comme Messie et aussi comme
Fils de Dieu. Mais surtout ce que l’on appelle le filon judéo-chrétien
faisait coexister la foi en Jésus-Christ avec un apport personnel. Dans
l’Épître de Jacques (Jacques était un représentant de ce courant), il est
clairement dit que l’homme n’est pas justifié seulement à travers la foi. Et
le sacrifice d’Isaac par Abraham est donné comme exemple, mais avec une
inversion de l’ordre des pages de la Bible. Dans la Genèse, le sacrifice
d’Isaac se trouve au chapitre 22, après qu’il a déjà été dit au chapitre 16
qu’Abraham crut, qu’il fut justifié par la foi, ce que Paul cite dans le
chapitre 4 de l’Épître aux Romains. Cette justification n’est donc pas
conditionnée par l’exercice effectif de l’obéissance qui est racontée par la
suite dans le chapitre 22 de la Genèse. Le point de vue judéo-chrétien
consiste, dans le fond, dans cette inversion.
À ce propos, les judéo-chrétiens s’opposent, plus qu’à tout autre, à saint
Paul et pourtant Paul revendique son origine juive et son amour passionné
pour son peuple.
PENNA: Si l’on s’en tient aux textes, Paul ne connaît pas l’adjectif
“chrétien” qui, d’ailleurs, n’existe pas encore de son temps. Nous savons
par Luc que les disciples ont été appelés chrétiens à Antioche; mais Ac 11,
26 commet un anachronisme et anticipe cette dénomination aux années 30. En
réalité, Paul ne connaît pas cet adjectif. Il se considère comme un juif, il
est un juif dans le Christ. Voilà pourquoi il n’utilise jamais le
vocabulaire de la conversion. Paul n’est pas un converti. Le juif ne se
convertit pas. Il existe une célèbre remarque du rabbin de Rome Eugenio
Zolli, qui a été baptisé après la Seconde Guerre mondiale: « Je ne suis pas
un converti », dit-il, « je suis quelqu’un qui est arrivé »; car le converti
est celui qui tourne le dos à son passé, alors que le juif ne tourne pas le
dos, il continue seulement son chemin. Certes, Paul a connu un passage. Il
le montre dans Ph 3, 7 lorsqu’il dit: « Mais tous ces avantages dont
j’étais pourvu, je les ai tenus pour un désavantage à cause du Christ ».
Ces avantages en quoi auraient-ils consisté? Dans l’adhésion pharisienne
(dans le sens non vulgaire du terme) à la Loi, c’est-à-dire dans l’adhésion
totale, complète à la Loi, au point de la considérer comme la condition de
la justification devant Dieu. Cela, Paul l’a dépassé. Mais Israël reste
toujours le point de référence. Il suffit de retourner aux chapitres 9-11 de
l’Épître aux Romains: les gentils sont greffés sur Israël; la plante est
sainte si la racine est sainte (cf. Rm 11, 16 et suiv.).
Nous vivons d’une sainteté dérivée, non pas primaire mais secondaire, et
cela du point de vue historico-salvifique. Je dis toujours que le
christianisme n’est qu’une variante du judaïsme et ceux qui polémiquent avec
Israël ou même qui, comme on le lit dans les journaux, accomplissent des
actes de vandalisme me font de la peine: ces gens-là n’ont absolument pas
compris ce que signifie être chrétien.
J’ai toujours été frappé par le passage de l’Épître
aux Éphésiens 3, 6, dans lequel le «mystère révélé» semble consister dans le
fait que «les gentils sont admis au même héritage, sont membres du même
Corps, bénéficiaires de la même Promesse, dans le Christ Jésus, par le moyen
de l’Évangile». «Et de cet Évangile», dit Paul, «je suis devenu ministre».
Il semblerait que la totalité du mystère chrétien ait pour contenu la
participation des gentils à l’héritage promis aux juifs.
PENNA: Vous avez cité l’Épître aux Éphésiens
qui, selon beaucoup de spécialistes, et aussi selon moi, n’est pas du Paul
historique. Mais ce thème est de toutes façons un thème typiquement
paulinien et il est central dans les Épîtres déclarées authentiques de Paul.
Nous le trouvons déjà dans Galates 2 où il est question du Concile dit de
Jérusalem. Dans cette Épître, une distinction claire est faite: comme
Pierre, Jean et d’autres s’adressent aux circoncis, tandis que lui – Paul –
et Barnabé s’adressent aux gentils. C’est cela la caractéristique de Paul.
Il a donné sa vie pour cela. C’est pour cela essentiellement qu’il n’a pas
été compris. C’est en raison de son ouverture que, du côté judéo-chrétien
plus que du côté juif, on s’est opposé à lui – dans cette même Épître il est
question d’adversaires. «Nous ne sommes pas enfants de la servante mais de
la femme libre», dit Paul dans la même Épître (cf. 4, 31)
en faisant allusion aux deux femmes d’Abraham; et les chrétiens à qui il
écrit, les Galates, sont des païens, non des juifs. La grande opération
qu’accomplit Paul n’est pas de détacher l’Évangile d’Israël mais d’ouvrir à
tous les hommes en dehors d’Israël la possibilité de devenir eux aussi, ce
qui était jusqu’alors la caractéristique propre d’Israël, le peuple de Dieu,
le peuple de l’Alliance (il dit justement peuple). Au point que dans Romains
9, 25, Paul cite un texte polémique du prophète Osée (« J’appellerai mon
peuple celui qui n’était pas mon peuple ») et l’applique aux gentils,
aux païens, à nous tous, à tous ceux qui ne sont pas d’origine juive. C’est
cela l’opération de Paul: sur le plan aussi bien herméneutique que
missionnaire; car tout cela signifie un total dévouement actif, concret, à
toutes les villes hors d’Israël dans lesquelles Paul se rend. Paul ne prêche
pas en Israël. Et à Athènes, en quel lieu prêche-t-il Jésus-Christ? Sur
l’agora, sur la place et à l’Aréopage, où il entre en contact avec la
société vive du temps, en dehors des atmosphères ouatées des espaces
religieux. Voilà, lui, il s’intéresse aux gens qui sont loin, loin par
rapport à Israël, comme on le lit dans Ephésiens 2, 13. «Vous qui jadis
étiez loin, vous êtes devenus proches», écrit-il. Ceux qui sont loin, les
autres, ceux qui, pour Israël, sont les autres, les différents, le
non-peuple, les gentes (on distinguait traditionnellement en Israël le
“peuple” des “gentils”), Paul se consacre à eux: c’est cela sa grande
opération. On pourrait arriver à dire qu’aux yeux de Paul, Jésus-Christ ne
représente rien d’autre que l’élimination de la distance entre les gentils
et les juifs. Saint Paul a beaucoup à dire sur toutes les barrières qui se
dressent.
Il est curieux cependant que saint Paul n’ait conservé
aucune parole de Jésus relative au mandat missionnaire, bien que, dans la
tradition proto-chrétienne, il y ait de multiples attestations de ce genre.
PENNA: Le début de la conscience missionnaire
de l’Église est un problème complexe, parce qu’il faut avant tout se
demander si le Jésus historique a jamais parlé d’un mandat missionnaire.
Car, en réalité, c’est clairement tout le contraire: «N’allez que vers les
brebis perdues de la maison d’Israël», dit Jésus (cf. Mt
10, 6 et 15, 24). Et Jésus lui-même, dans sa vie, est toujours
resté à l’intérieur des frontières d’Israël, il n’a jamais fait comme Jonas,
qui est allé à Ninive. Jésus n’est allé ni à Ninive ni à Athènes, ni à Rome,
ni à Alexandrie d’Égypte qui était pourtant proche. Il faut donc expliquer
comment il se fait que l’Église, après Pâques, se soit au contraire sentie
chargée de l’annonce aux gentils (pas tout de suite, il est vrai, parce que
dans les Actes 10, c’est un problème pour Pierre de devoir aller baptiser le
centurion Cornelius: cela, évidemment, ne faisait pas partie de la
conscience apostolique primitive). Ce n’est pas un hasard si les paroles que
nous lisons à la fin de l’Évangile de Matthieu, «Allez donc, de toutes les
nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du
Saint Esprit» (cf. Mt 28, 19 et suiv.), sont du
Jésus ressuscité et non du Jésus terrestre... On peut donc émettre
l’hypothèse qu’il s’agit des paroles du rédacteur, de l’évangéliste ou de
son Église, une Église judéo-chrétienne qui avait peiné pour arriver à
l’ouverture de l’Église d’Antioche, laquelle, en effet, avait trouvé ce
passage vers l’extérieur. Paul ne pouvait donc pas citer des paroles du
Jésus terrestre sur la nécessité de la mission. Mais, si l’on se réfère au
chapitre 9 des Actes, le premier récit de la rencontre sur le chemin de
Damas, Jésus dit au sujet de Paul à Ananie: «Cet homme m’est un instrument
de choix pour porter mon nom devant les païens, les rois et les enfants
d’Israël…». Sa vocation est une vocation personnelle, partagée par Barnabé
et par une série de collaborateurs qui l’entourent: Timothée, Silas,
Apollos, Tite et tous ceux qu’il mentionne au chapitre XVI de l’Épître aux
Romains, ceux qui se sont fatigués dans le Seigneur, qui se sont consacrés à
l’Évangile et à la mission. Mais que veut donc dire mission? Cela veut dire
que l’on a pris au sérieux la foi dans le Christ ressuscité, parce que c’est
le Christ ressuscité qui a rompu les digues, c’est Pâques qui a rompu les
digues et a accompli un… exploit, a poussé…
Si je comprends bien ce que vous dites, le mandat
missionnaire ne peut être, pour ainsi dire, étendu de façon générale, comme
un “ordre de service” à toute l’Église, mais il est en quelque sorte lié à
une vocation personnelle et à l’approfondissement d’une conscience
personnelle…
PENNA: C’est bien cela. Plus on perçoit la
valeur explosive de Pâques et plus on le sent. C’est cela. Paul ne dit rien
du Jésus terrestre, il ne parle que du Jésus crucifié et ressuscité. La
christologie de Paul est entièrement centrée sur l’événement pascal, sur la
double face de l’événement pascal, la croix et la résurrection, dans lequel
il a perçu cette chose qui explose, disais-je, qui va au-delà des frontières
d’Israël. Par ailleurs, la conscience que Jésus est venu abolir les
sacrifices est devenue une tradition, entre autres, des écrits
judéo-chrétiens non pauliniens. S’il est venu abolir les sacrifices, cela
veut dire que son identité va au-delà des liturgies célébrées dans les
temples, que c’est quelque chose qui est en-dehors de la catégorie du sacré,
qu’elle est ouverte au profane – utilisons cette catégorie –; et le profane
se trouve partout. Est profane tout ce qui est hors d’Israël entendu comme
peuple saint (ce que “les autres” ne sont pas). Mais c’est justement pour
ces “autres” que Paul a perçu la destination de l’événement pascal.
Qu’est-ce qui, en conclusion, est de plus grande
actualité dans la personne et le message de Paul et devrait, selon vous,
être reproposé durant cette Année de saint Paul?
PENNA: Un message d’essentialité, la réduction
du christianisme à ce qui est essentiel: l’adhésion personnelle à
Jésus-Christ. Rien d’autre; et dans cet “autre”, je mets tout et tous, des
anges jusqu’en bas. L’espace entre l’homme et Dieu est rempli par le Christ
et par personne d’autre. Car être dans le Christ (du reste, c’est-là le
langage paulinien: « Être dans le Christ », ou « dans le Seigneur
») signifie être en Dieu. Une réduction à l’essentiel, donc. Ce qui implique
élaguer différentes choses, au moins dans le sens du jugement de valeur à
donner. Dire Paul veut dire Jésus-Christ. Au niveau ecclésial,
institutionnel aussi. Bien sûr, au temps de Paul, l’Église était très agile
comme institution, ne serait-ce que parce que ne pesait pas encore sur elle
le poids qu’allaient apporter les siècles suivants. Mais si elle était
légère, c’était surtout parce que l’identité ecclésiale du christianisme
était entendue comme le fait d’être tous frères
(un mot qui revient 112 fois dans le Corpus paulinum!),
tous sur le même plan. Et éventuellement celui qui est dédié au service se
trouve au-dessous. Dans la première Épître aux Corinthiens Paul dit: «
Qu’est-ce donc qu’Apollos? Et qu’est-ce que Paul ? Des serviteurs…Tout
est à vous, soit Paul, soit Apollos, soit Céphas, soit le monde, soit la
vie… Mais vous êtes au Christ, et le Christ est à Dieu »
(cf. 1Co 3, 5 et suiv.). Il n’y a pas une ligne qui va du haut en
bas. Mais du bas en haut: « Tout est à vous »… Vous êtes au-dessus
des serviteurs, en ce sens que les serviteurs font partie de la communauté.
Certes, la communauté chrétienne n’est pas un mollusque, elle est vertébrée,
mais l’important dans l’Église, ce ne sont pas les serviteurs, ce sont les
baptisés; et les serviteurs sont importants dans la mesure où ils sont eux
aussi des baptisés. Je ne voudrais pas être mal compris. Que l’existence de
serviteurs soit très importante, pour ne pas dire essentielle, c’est une
donnée que Paul connaît bien. Il suffit de se rappeler des passages où il
parle de l’Église comme d’un corps structuré (cf. 1Co 12,
12 et suiv.).
A ce propos, nous vous proposons de lire ou de relire les catéchèses du pape
Benoît XVI sur Saint Paul:
►
L'homme des trois cultures
►
Le treizième Apôtre, Paul de Tarse
►
La rencontre de Saint Paul avec le Christ
►
Paul - l'Esprit dans nos cœurs
►
Paul - la vie dans l'Église
►
Les moments les plus forts de son voyage en
Turquie
►
Année Paulinienne, 28 juin 2008 - 29 juin 2009
Sources : Interview de Romano Penna par Lorenzo Cappelletti / 30 Giorni
Ce document est destiné à l'information; il ne constitue pas
un document officiel
Eucharistie sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 22.07.2008 -
T/Année Paulinienne |