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Benoît XVI partage sa récente lecture de Theodore Khoury
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ROME, le 16 septembre 2006 -
(E.S.M.) - Voici le texte intégral du pape Benoît XVI où figure
le "jugement" de l'empereur byzantin Manuel II Paléologue, qu'il a
cité dans le discours de Regensburg.
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Le pape Benoît XVI
Benoît XVI
partage sa récente lecture de Theodore Khoury
Voici le texte intégral du pape Benoît XVI où figure "le jugement" de
l'empereur byzantin Manuel II Paléologue, qu'il a cité dans le discours de
Regensburg. "Le Saint Père n'avait absolument pas l'intention de faire sien
ce jugement, mais il l'a seulement utilisé comme occasion pour développer,
dans le contexte académique et selon ce qui résulte d'une
complète et attentive lecture du texte, quelques réflexions sur
les rapport entre religion et violence en général et a conclu par un clair
et radical refus de la motivation religieuse pour justifier la
violence" (Card. Bertone - 16.09.06)
Discours
du pape à l’Université de Ratisbonne
Discours intégral de Benoît XVI annoté
Eminences, Messieurs
les Recteurs, Excellences, Mesdames, Messieurs!
C'est pour moi
un moment de grande émotion de me trouver une nouvelle fois dans cette
université et de pouvoir une nouvelle fois donner une leçon. Mes pensées se
tournent en même temps vers ces années où, après une belle période auprès de
l'Institut supérieur de Freising, je commençai mon activité d'enseignant à
l'université de Bonn. C'était encore — en 1959 — l'époque de l'ancienne
université des professeurs ordinaires. Pour chacune des chaires, il
n'existait ni assistants, ni dactylographes, mais en revanche il y avait un
contact très direct avec les étudiants et surtout aussi entre les
professeurs. L'on se rencontrait avant et après la leçon dans les salles des
professeurs. Les relations avec les historiens, les philosophes, les
philologues, et naturellement aussi entre les deux facultés de théologie
étaient très étroites. Une fois par semestre, il y avait ce que l'on
appelait le dies academicus, où les professeurs de toutes les
facultés se présentaient devant les étudiants de toute l'université,
permettant ainsi une expérience d'universitas — une chose à laquelle
vous aussi, Monsieur le Recteur, vous avez fait récemment allusion —
c'est-à-dire l'expérience du fait que nous tous, malgré toutes les
spécialisations, qui parfois nous rendent incapables de communiquer entre
nous, formons un tout et travaillons dans le tout de l'unique raison dans
ses diverses dimensions, en étant ainsi ensemble également face à la
responsabilité commune du juste usage de la raison — ce phénomène devenait
une expérience vécue. Sans aucun doute, l'université était également fière
de ses deux facultés de théologie. Il était clair qu'elles aussi, en
s'interrogeant sur la dimension raisonnable de la foi, accomplissaient un
travail qui nécessairement fait partie du « tout » de l'universitas
scientiarum, même si tous pouvaient ne pas partager la foi, dont la
relation avec la raison commune est l'objet du travail des théologiens.
Cette cohésion intérieure dans l'univers de la raison ne fut même pas
troublée lorsqu'un jour la nouvelle circula que l'un de nos collègues avait
affirmé qu'il y avait un fait étrange dans notre université: deux facultés
qui s'occupaient de quelque chose qui n'existait pas — de Dieu. Même face à
un scepticisme aussi radical, il demeure nécessaire
et raisonnable de s'interroger sur Dieu au moyen de la raison et cela doit
être fait dans le contexte de la tradition de la foi chrétienne:
il s'agissait là d'une conviction incontestée, dans toute l'université.
Tout cela me revint en mémoire récemment à la
lecture de l'édition publiée par le professeur
Theodore Khoury (Münster) d'une
partie du dialogue que le docte empereur byzantin Manuel II Paléologue,
peut-être au cours de ses quartiers d'hiver en 1391 à Ankara, entretint avec
un Persan cultivé sur le christianisme et l'islam et sur la vérité de chacun
d'eux. L'on présume que l'Empereur lui-même annota ce dialogue au
cours du siège de Constantinople entre 1394 et 1402; ainsi s'explique le
fait que ses raisonnements soient rapportés de manière beaucoup plus
détaillées que ceux de son interlocuteur persan. Le dialogue porte sur toute
l'étendue de la dimension des structures de la foi contenues dans la Bible
et dans le Coran et s'arrête notamment sur l'image de Dieu et de l'homme,
mais nécessairement aussi toujours à nouveau sur la relation entre — comme
on le disait — les trois « Lois » ou trois « ordres de vie »: l'Ancien
Testament — le Nouveau Testament — le Coran. Je n'entends pas parler à
présent de cela dans cette leçon ; je voudrais seulement aborder un sujet —
assez marginal dans la structure de l'ensemble du dialogue — qui, dans le
contexte du thème « foi et raison », m'a fasciné et servira de point de
départ à mes réflexions sur ce thème.
Dans le septième entretien (dialexis
— controverse) édité par le professeur Khoury,
l'empereur aborde le thème du djihad, de la guerre sainte.
Assurément l'empereur savait que dans la sourate 2, 256 on peut lire: « Pas
de contrainte en matière de foi ! ». C'est l'une des sourates de la période
initiale, disent les spécialistes, lorsque Mahomet lui-même n'avait encore
aucun pouvoir et était menacé. (1) Mais naturellement l'empereur
connaissait aussi les dispositions, développées par la suite et fixées dans
le Coran, à propos de la guerre sainte. Sans s'arrêter sur les détails, tels
que la différence de traitement entre ceux qui possèdent le « Livre » et les
« incrédules », l'empereur, avec une rudesse assez surprenante qui nous
étonne, s'adresse à son interlocuteur simplement avec la question centrale
sur la relation entre religion et violence en général, en disant: «
Montre-moi donc ce que Mahomet a apporté de nouveau,
et tu y trouveras seulement des choses mauvaises et inhumaines, comme son
mandat de diffuser par l'épée la foi qu'il prêchait ».
L'empereur, après s'être prononcé de manière si peu amène, explique ensuite
minutieusement les raisons pour lesquelles la diffusion de la foi à travers
la violence est une chose déraisonnable. La violence est en opposition avec
la nature de Dieu et la nature de l'âme. « Dieu n'apprécie pas le sang —
dit-il —, ne pas agir selon la raison , “sun logô”, est contraire à
la nature de Dieu. La foi est le fruit de l'âme, non du corps. Celui, par
conséquent, qui veut conduire quelqu'un à la foi a besoin de la capacité de
bien parler et de raisonner correctement, et non de la violence et de la
menace. Pour convaincre une âme raisonnable, il n'est pas besoin de disposer
ni de son bras, ni d'instrument pour frapper ni de quelque autre moyen que
ce soit avec lequel on pourrait menacer une personne de mort».
L'affirmation décisive dans cette argumentation contre la conversion au
moyen de la violence est : ne pas agir selon la raison est contraire à la
nature de Dieu. Le philologue Théodore Khoury commente : pour l'empereur, un
Byzantin qui a grandi dans la philosophie grecque, cette affirmation est
évidente. Pour la doctrine musulmane, en revanche, Dieu est absolument
transcendant. Sa volonté n'est liée à aucune de nos catégories, fût-ce celle
du raisonnable. Dans ce contexte, Khoury cite une œuvre du célèbre
islamologue français R. Arnaldez, qui explique que Ibn Hazn va jusqu'à
déclarer que Dieu ne serait pas même lié par sa propre parole et que rien ne
l'obligerait à nous révéler la vérité. Si cela était sa volonté, l'homme
devrait même pratiquer l'idolâtrie.
Ici s'ouvre, dans la
compréhension de Dieu et donc de la réalisation concrète de la religion, un
dilemme qui aujourd'hui nous met au défi de manière très directe. La
conviction qu'agir contre la raison serait en contradiction avec la nature
de Dieu, est-elle seulement une manière de penser grecque ou vaut-elle
toujours et en soi ? Je pense qu'ici se manifeste la profonde concordance
entre ce qui est grec dans le meilleur sens du terme et ce qu'est la foi en
Dieu sur le fondement de la Bible. En modifiant le premier verset du Livre
de la Genèse, le premier verset de toute l'Ecriture Sainte, Jean a débuté le
prologue de son Evangile par les paroles: « Au
commencement était le logos ». Tel est exactement le mot
qu'utilise l'empereur: Dieu agit « sun logô », avec logos.
Logos signifie à la fois raison et parole — une
raison qui est créatrice et capable de se transmettre mais, précisément, en
tant que raison. Jean nous a ainsi fait le don de la parole ultime sur le
concept biblique de Dieu, la parole dans laquelle toutes les voies souvent
difficiles et tortueuses de la foi biblique aboutissent, trouvent leur
synthèse. Au commencement était le logos, et le logos est Dieu, nous dit l'Evangéliste.
La rencontre entre le message biblique et la pensée grecque n'était pas un
simple hasard. La vision de saint Paul, devant lequel s'étaient fermées les
routes de l'Asie et qui, en rêve, vit un Macédonien et entendit son appel:
«Passe en Macédoine, viens à notre secours!» (cf. Ac 16, 6-10) — cette
vision peut être interprétée comme un « raccourci » de la nécessité
intrinsèque d'un rapprochement entre la foi biblique et la manière grecque
de s'interroger.
En réalité, ce rapprochement avait déjà commencé
depuis très longtemps. Déjà le nom mystérieux du Dieu du buisson ardent, qui
éloigne l'homme de l'ensemble des divinités portant de multiples noms en
affirmant uniquement son « Je suis », son être, est, vis-à-vis du mythe, une
contestation avec laquelle entretient une profonde analogie la tentative de
Socrate de vaincre et de dépasser le mythe lui-même. Le processus qui a
commencé auprès du buisson atteint, dans l'Ancien Testament, une nouvelle
maturité pendant l'exil, lorsque le Dieu d'Israël, à présent privé de la
Terre et du culte, s'annonce comme le Dieu du ciel et de la terre, en se
présentant avec une simple formule qui prolonge la parole du buisson : «
Je suis ». Avec cette nouvelle connaissance
de Dieu va de pair une sorte de philosophie des lumières, qui s'exprime de
manière drastique dans la dérision des divinités qui ne serait que l'œuvre
de la main de l'homme (cf. Ps 115). Ainsi, malgré toute la dureté du
désaccord avec les souverains grecs, qui voulaient obtenir par la force
l'adaptation au style de vie grec et à leur culte idolâtre, la foi biblique
allait intérieurement, pendant l'époque hellénistique, au devant du meilleur
de la pensée grecque, jusqu'à un contact mutuel qui s'est ensuite réalisé en
particulier dans la littérature sapientiale tardive. Aujourd'hui, nous
savons que la traduction grecque de l'Ancien Testament réalisée à Alexandrie
— la « Septante » — est plus qu'une simple (un mot qu'on pourrait presque
comprendre de façon assez négative) traduction du texte hébreux : c'est en
effet un témoignage textuel qui a une valeur en lui-même et une étape
spécifique importante de l'histoire de la Révélation, à travers laquelle
s'est réalisée cette rencontre d'une manière qui, pour la naissance du
christianisme et sa diffusion, a eu une signification décisive.
Fondamentalement, il s'agit d'une rencontre entre la foi et la raison, entre
l'authentique philosophie des lumières et la religion. En partant
véritablement de la nature intime de la foi chrétienne et, dans le même
temps, de la nature de la pensée grecque qui ne faisait désormais plus qu'un
avec la foi, Manuel II pouvait dire: Ne pas agir « avec le logos »
est contraire à la nature de Dieu.
Par honnêteté, il faut remarquer
ici que, à la fin du Moyen Age, se sont développées dans la théologie, des
tendances qui rompaient cette synthèse entre esprit grec et esprit chrétien.
En opposition avec ce que l'on a appelé l'intellectualisme augustinien et
thomiste débuta avec Duns Scott une situation volontariste qui, en fin de
compte, dans ses développements successifs, conduisit à l'affirmation que
nous ne connaîtrions de Dieu que la voluntas ordinata. Au-delà de
celle-ci, il existerait la liberté de Dieu, en vertu de laquelle il aurait
pu créer et faire tout aussi bien le contraire de tout ce qu'il a
effectivement fait. Ici se profilent des positions qui, sans aucun doute,
peuvent s'approcher de celles de Ibn Hazn, et pourraient conduire jusqu'à
l'image d'un Dieu-Arbitraire, qui n'est pas même lié par la vérité et par le
bien. La transcendance et la diversité de Dieu sont accentuées avec une
telle exagération que même notre raison, notre sens du vrai et du bien ne
sont plus un véritable miroir de Dieu, dont les possibilités abyssales
demeurent pour nous éternellement hors d'atteinte et cachées derrière ses
décisions effectives. En opposition à cela, la foi de l'Eglise s'est
toujours tenue à la conviction qu'entre Dieu et nous, entre son Esprit
créateur éternel et notre raison créée, il existe une vraie analogie dans
laquelle — comme le dit le IVe Concile du Latran en 1215 — les dissemblances
sont certes assurément plus grandes que les ressemblances, mais toutefois
pas au point d'abolir l'analogie et son langage. Dieu ne devient pas plus
divin du fait que nous le repoussons loin de nous dans un pur et
impénétrable volontarisme, mais le Dieu véritablement divin est ce Dieu qui
s'est montré comme logos et comme logos a agi et continue d'agir plein
d'amour en notre faveur. Bien sûr, l'amour, comme le dit Paul, « dépasse »
la connaissance et c'est pour cette raison qu'il est capable de percevoir
davantage que la simple pensée (cf. Ep 3, 19), mais il demeure l'amour du
Dieu-Logos, pour lequel le culte chrétien est, comme le dit encore Paul «
logikè latreia » — un culte qui s'accorde avec
le Verbe éternel et avec notre raison (cf. Rm 12, 1).
Le
rapprochement intérieur mutuel évoqué ici, qui a eu lieu entre la foi
biblique et l'interrogation sur le plan philosophique de la pensée grecque,
est un fait d'une importance décisive non seulement du point de vue de
l'histoire des religions, mais également de celui de l'histoire universelle
— un fait qui nous crée des obligations aujourd'hui encore. En tenant compte
de cette rencontre, il n'est pas surprenant que le christianisme, malgré son
origine et quelques importants développements en Orient, ait en fin de
compte trouvé son empreinte décisive d'un point de vue historique en Europe.
Nous pouvons l'exprimer également dans l'autre sens: cette rencontre, à
laquelle vient également s'ajouter par la suite le patrimoine de Rome, a
créé l'Europe et demeure le fondement de ce que l'on peut à juste titre
appeler l'Europe.
A la thèse selon laquelle le patrimoine grec,
purifié de façon critique, ferait partie intégrante de la foi chrétienne,
s'oppose l'exigence de déshellénisation du christianisme — une exigence qui,
depuis le début de l'époque moderne domine de manière croissante la
recherche théologique. Vu de plus près, on peut observer trois époques dans
le programme de la déshellénisation: même si elles sont liées entre elles,
elles sont toutefois, dans leurs motivations et dans leurs objectifs,
clairement distinctes l'une de l'autre.
La déshellénisation apparaît
d'abord en liaison avec les postulats de la Réforme au XVIe siècle. En
considérant la tradition des écoles théologiques, les réformateurs se
retrouvent face à une systématisation de la foi conditionnée totalement par
la philosophie, c'est-à-dire face à une détermination de la foi venue de
l'extérieur en vertu d'une manière de penser qui ne dérive pas de celle-ci.
Ainsi la foi n'apparaissait plus comme une parole historique vivante, mais
comme un élément inséré dans la structure d'un système philosophique. Le
sola Scriptura recherche en revanche la pure forme primordiale de la
foi, comme celle-ci est présente originellement dans la Parole biblique. La
métaphysique apparaît comme un présupposé dérivant d'une autre source, dont
il faut libérer la foi pour la faire redevenir totalement elle-même. Avec
son affirmation d'avoir dû mettre de côté la pensée pour faire place à la
foi, Kant a agi en se basant sur ce programme avec un radicalisme que les
réformateurs ne pouvaient prévoir. Ainsi a-t-il ancré la foi exclusivement
dans la raison pratique, en lui niant l'accès au tout de la réalité.
La théologie libérale du XIXe et du XXe siècle représenta une deuxième
époque dans le programme de la déshellénisation : Adolf von Harnack en est
un éminent représentant. Pendant mes études, comme au cours des premières
années de mon activité universitaire, ce programme était fortement à l'œuvre
également dans la théologie catholique. L'on prenait comme point de départ
la distinction de Pascal entre le Dieu des philosophes et le Dieu d'Abraham,
d'Isaac et de Jacob. Dans la conférence que j'ai prononcée à Bonn, en 1959,
j'ai essayé d'affronter cet argument, et je n'entends pas reprendre ici tout
ce discours. Je voudrais toutefois tenter de mettre en lumière, même
brièvement, la nouveauté qui caractérisait cette deuxième époque de
déshellénisation par rapport à la première. La réflexion centrale qui
apparaît chez Harnack est le retour à Jésus simplement homme et à son
message simple, qui serait précédent à toutes les théologisations ainsi,
précisément, qu'à toute hellénisation: ce serait ce message simple qui
constituerait le véritable sommet du développement religieux de l'humanité.
Jésus aurait donné congé au culte en faveur de la morale. En définitive, il
est représenté comme le père d'un message moral humanitaire. L'objectif de
Harnack est au fond de ramener le christianisme en harmonie avec la raison
moderne, en le libérant, précisément, d'éléments apparemment philosophiques
et théologiques comme, par exemple la foi dans la divinité du Christ et dans
la trinité de Dieu. En ce sens, l'exégèse historique et critique du Nouveau
Testament, dans la vision qui est la sienne, replace la théologie au sein du
système de l'université: la théologie, selon Harnarck, est quelque chose
d'essentiellement historique et donc d'étroitement scientifique. Ce sur quoi
elle enquête à propos de Jésus à travers la critique est, pour ainsi dire,
l'expression de la raison pratique et par conséquent peut trouver sa place
dans le système de l'université. En arrière-plan, on trouve l'auto-limitation
moderne de la raison, exprimée de manière classique dans les « critiques »
de Kant, mais par la suite ultérieurement radicalisée par la pensée des
sciences naturelles. Cette conception moderne de la raison se fonde, pour le
dire brièvement, sur une synthèse entre platonisme (cartésianisme) et
empirisme, que le progrès technique a confirmé. D'une part, on présuppose la
structure mathématique de la matière, sa rationalité intrinsèque, pour ainsi
dire, qui rend possible sa compréhension et son utilisation dans son
efficacité opérationnelle : ce présupposé de fond est pour ainsi dire
l'élément platonicien dans le concept moderne de la nature. D'autre part, on
envisage l'« utilisabilité » fonctionnelle de la nature selon nos objectifs,
où seule la possibilité de contrôler vérité et erreur à travers l'expérience
fournit une certitude décisive. Le poids respectif de ces deux pôles peut,
selon les circonstances, pencher davantage d'un côté ou davantage de
l'autre. Un penseur aussi étroitement positiviste que Jacques Monod a
déclaré qu'il était un platonicien convaincu.
Cela comporte deux
orientations fondamentales décisives en ce qui concerne notre question. Seul
le type de certitude dérivant de la synergie des mathématiques et de
l'empirique nous permet de parler de science. Ce qui prétend être science
doit se confronter avec ce critère. Et ainsi, même les sciences qui
concernent les choses humaines, comme l'histoire, la psychologie, la
sociologie et la philosophie, cherchaient à se rapprocher de ce canon de la
science. Pour nos réflexions est cependant aussi important le fait que la
méthode comme telle exclut la question de Dieu, la faisant apparaître comme
une question ascientifique ou pré-scientifique. Mais cela nous place devant
une réduction du domaine de la science et de la raison, dont il faut tenir
compte.
Je reviendrai encore sur ce thème.
Pour le moment, il suffit d'avoir à l'esprit que, avec une tentative faite à
la lumière de cette perspective pour conserver à la théologie le caractère
de discipline « scientifique », il ne resterait du christianisme qu'un
misérable fragment. Mais il nous faut aller plus loin: si la science n'est
que cela dans son ensemble, alors c'est l'homme lui-même qui devient
victime d'une réduction. Car les interrogations proprement humaines,
c'est-à-dire celles concernant les questions sur « d'où » et « vers où »,
les interrogations de la religion et de l'ethos, ne peuvent alors pas
trouver de place dans l'espace de la raison commune décrite par la « science
» interprétée de cette façon, et elles doivent être déplacées dans le
domaine du subjectif. Le sujet décide, à partir de ses expériences, ce qui
lui apparaît religieusement possible, et la « conscience » subjective
devient, en définitive, la seule instance éthique. Cependant, l'ethos et la
religion perdent ainsi leur force de créer une communauté et tombent dans le
domaine de l'arbitraire personnel. C'est une situation dangereuse pour
l'humanité: nous le constatons dans les pathologies menaçantes de la
religion et de la raison — des pathologies qui doivent nécessairement
éclater, lorsque la religion est réduite à un point tel que les questions de
la religion et de l'ethos ne la regardent plus. Ce qui reste des tentatives
pour construire une éthique en partant des règles de l'évolution, de la
psychologie ou de la sociologie, est simplement insuffisant.
Avant de parvenir aux conclusions auxquelles tend tout ce raisonnement, je
dois encore brièvement mentionner la troisième époque de la déshellénisation
qui se diffuse actuellement. En considération de la rencontre avec la
multiplicité des cultures, on aime dire aujourd'hui que la synthèse avec
l'hellénisme, qui s'est accomplie dans l'Eglise antique, aurait été une
première inculturation, qui ne devrait pas lier les autres cultures.
Celles-ci devraient avoir le droit de revenir en arrière jusqu'au point qui
précédait cette inculturation pour découvrir le simple message du Nouveau
Testament et l'inculturer ensuite à nouveau dans leurs milieux respectifs.
Cette thèse n'est pas complètement erronée; elle est
toutefois grossière et imprécise. En effet, le Nouveau Testament a
été écrit en langue grecque et contient en lui le contact avec l'esprit grec
— un contact qui avait mûri dans le développement précédent de l'Ancien
Testament. Il existe certainement des éléments dans le processus de
formation de l'Eglise antique qui ne doivent pas être intégrés dans toutes
les cultures. Mais les décisions de fond qui
concernent précisément le rapport de la foi avec la recherche de la raison
humaine, ces décisions de fond font partie de la foi elle-même et en sont
les développements, conformes à sa nature.
Avec ceci,
j'arrive à la conclusion. Cette tentative, uniquement dans de grandes
lignes, de critique de la raison moderne de l'intérieur, n'inclut absolument
pas l'idée que l'on doive retourner en arrière, avant le siècle des
lumières, en rejetant les convictions de l'époque moderne. Ce qui dans le
développement moderne de l'esprit est considéré valable est reconnu sans
réserves: nous sommes tous reconnaissants pour les possibilités grandioses
qu'il a ouvert à l'homme et pour les progrès dans le domaine humain qui nous
ont été donnés. Du reste, l'ethos de l'esprit scientifique est — vous l'avez
mentionné, Monsieur le Recteur — la volonté d'obéissance à la vérité, et
donc l'expression d'une attitude qui fait partie des décisions essentielles
de l'esprit chrétien. L'intention n'est donc pas un recul, une critique
négative; il s'agit en revanche d'un élargissement de notre concept de
raison et de l'usage de celle-ci. Car malgré toute la joie éprouvée face aux
possibilités de l'homme, nous voyons également les menaces qui y
apparaissent et nous devons nous demander comment nous pouvons les dominer.
Nous y réussissons seulement si la raison et la foi se retrouvent unies
d'une manière nouvelle ; si nous franchissons la limite auto-décrétée par la
raison à ce qui est vérifiable par l'expérience, et si nous ouvrons à
nouveau à celle-ci toutes ses perspectives. C'est dans ce sens que la
théologie, non seulement comme discipline historique, humaine et
scientifique, mais comme véritable théologie, c'est-à-dire comme
interrogation sur la raison de la foi, doit trouver sa place à l'université
et dans le vaste dialogue des sciences.
Ce n'est qu'ainsi que nous
devenons également aptes à un véritable dialogue des cultures et des
religions — un dialogue dont nous avons un besoin urgent. Dans le monde
occidental domine largement l'opinion que seule la raison positiviste et les
formes de philosophie qui en découlent sont universelles. Mais les cultures
profondément religieuses du monde voient précisément dans cette exclusion du
divin de l'universalité de la raison une attaque à leurs convictions les
plus intimes. Une raison qui reste sourde face au divin et qui repousse la
religion dans le domaine des sous-cultures, est incapable de s'insérer dans
le dialogue des cultures. Toutefois, la raison moderne propre aux sciences
naturelles, avec son élément platonicien intrinsèque, contient en elle,
comme j'ai cherché à le démontrer, une interrogation qui la transcende,
ainsi que ses possibilités méthodiques. Celle-ci doit simplement accepter la
structure rationnelle de la matière et la correspondance entre notre esprit
et les structures rationnelles en œuvre dans la nature comme un fait donné,
sur lequel se fonde son parcours méthodique. Mais la question sur la raison
de ce fait donné existe et doit être confiée par les sciences naturelles à
d'autres niveaux et façons de penser — à la philosophie et à la théologie.
Pour la philosophie et, de manière différente, pour la théologie, l'écoute
des grandes expériences et convictions des traditions religieuses de
l'humanité, en particulier celle de la foi chrétienne, constitue une source
de connaissance; la refuser signifierait une réduction inacceptable de notre
capacité d'écoute et de notre capacité à répondre. Il me vient ici à
l'esprit une parole de Socrate à Phédon. Dans les entretiens précédents, ils
avaient traité de nombreuses opinions philosophiques erronées, et Socrate
s'exclamait alors : « Il serait bien compréhensible que quelqu'un, en raison
de l'irritation due à tant de choses erronées, se mette à haïr pour le reste
de sa vie tout discours sur l'être et le dénigrât. Mais de cette façon, il
perdrait la vérité de l'être et subirait un grand dommage ». Depuis très
longtemps, l'occident est menacé par cette aversion contre les
interrogations fondamentales de sa raison, et ainsi il ne peut subir qu'un
grand dommage. Le courage de s'ouvrir à l'ampleur de
la raison et non le refus de sa grandeur — voilà quel est le programme avec
lequel une théologie engagée dans la réflexion sur la foi biblique entre
dans le débat du temps présent. « Ne pas
agir selon la raison, ne pas agir avec le logos, est contraire à la nature
de Dieu » a dit Manuel II, partant de son image chrétienne de
Dieu, à son interlocuteur persan. C'est à ce grand logos, à cette ampleur de
la raison, que nous invitons nos interlocuteurs dans le dialogue des
cultures. La retrouver nous-mêmes toujours à nouveau, est la grande tâche de
l'université.
(1)
Le pape Benoît XVI cite Coran - Sourate 2 v 256 -
Le Coran est un dialogue à flot continu entre Mouhamed et Dieu au
cours duquel se discutent les vies de Mouhamed et des prophètes qui l’ont
précédé. Ce dialogue est généralement rhétorique dans sa forme et témoigne
d’intelligence et de patience envers les prophètes, tout à fait à l’opposé
du dialogue que les peuples des autres religions entretiennent avec leurs
prophètes. Quand l’autorité et le pouvoir ont favorisé la prophétie de
Mouhamed, Dieu a révélé le Verset :
« Il n’y aura pas de
contrainte dans la religion. » (
Sourate 2, Verset 256)
Quand les
Musulmans se sont mis en route pour répandre leur religion face aux
puissances impériales de la Perse et de la Rome Byzantine, un commandement
bien connu de Mouhamed leur disait : « Ne détruisez
aucune église ni ne tuez aucun moine. » En s’approchant d’un
monastère chrétien ou d’une synagogue juive, les conquérants musulmans
avaient l’habitude de dire et de répéter : « Il nous a été ordonné de vous
laisser libres en ce que vous croyez. »
« Croyants, Juifs,
Chrétiens et Sabéens, tous ceux qui croient en Dieu et au Jour Dernier et
font ce qui est droit, seront récompensés par leur Seigneur ; ils n’ont rien
à craindre ni à regretter. » (Sourate
2, Verset 62).
Propos du Cheikh Ahmed Kuftaro
décédé mercredi 1er
septembre 2004 Grand Mufti de la République Arabe
Syrienne, Président du Conseil Supérieur des Fatwas
Déclaration du cardinal
Tarcissio Bertone, Secrétaire d'Etat:
Le Saint Père Benoît XVI s'explique
Benoît XVI
pour l'apaisement du conflit politico-religieux:
Benoît XVI
Sources: Vatican
Eucharistie sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 16.09.2006 - BENOÎT XVI |