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La paix de l'univers par la réconciliation avec Dieu

Le 20 mai 2025 - E.S.M. -  Benoît XVI nous parle de l'objet principal du culte dans toutes les religions du monde, à savoir : La paix de l'univers par la réconciliation avec Dieu. En effet, nous dit-il, comment relier le monde à Dieu, comment offrir une expiation à la mesure de cette entreprise ? et ajoute-t-il, le seul don véritable ne serait-il pas le don de soi ?

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De l'Ancien au Nouveau Testament: La forme fondamentale de la liturgie chrétienne.

1) La liturgie fait déjà briller la lumière du ciel sur la terre.
   
2) Création, histoire et culte se trouvent liés
   
3) L'existence créée n'est pas négative en soi, elle n'est pas le résultat de la chute

La paix de l'univers par la réconciliation avec Dieu, l'union du ciel et de la terre, tel est l'objet principal du culte dans toutes les religions du monde. Marqué par la conscience de la chute et de l'aliénation de l'être humain, le culte se présente nécessairement comme une recherche d'expiation, de pardon et de réconciliation. La conscience de sa faute pèse sur l'humanité. Le culte, nous le voyons dans toute l'histoire, représente la tentative de surmonter cette faute et de rétablir l'ordre menacé, dans l'univers comme dans sa propre vie. Cette tentative, qui s'accompagne du sentiment profond de sa propre insignifiance, constitue le côté tragique de l'histoire religieuse humaine. En effet, comment relier le monde à Dieu, comment offrir une expiation à la mesure de cette entreprise? Le seul don véritable ne serait-il pas le don de soi ?

    Cette évidence, la certitude que tout, sinon le don de soi, est insuffisant, et même n'a aucun sens, se fait plus claire au fur et à mesure que se développe la conscience religieuse de l'humanité. Tout au long de l'histoire, le sentiment de l'inadéquation de tout don a suscité des formes de culte grotesques et cruelles; en premier lieu le sacrifice humain qui, sous couvert d'offrir ce qu'il y a de meilleur à la divinité, n'est rien d'autre que la manière la plus cruelle et la plus vile d'esquiver le don de soi-même. Les religions ont progressivement écarté cette sinistre tentative de réconciliation pour établir leur système sacrificiel, tel celui d'Israël, sur l'idée de substitution. Ce développement aviva encore la conscience de l'insuffisance de la chose sacrifiée. Comment les animaux ou le produit des récoltes pourraient-ils en effet prendre la place de l'homme et le laver de sa culpabilité? Ces succédanés peuvent-ils véritablement le remplacer? Et le culte qui propose un succédané n'est-il pas lui-même un succédané où l'essentiel ferait défaut ?

    Dans ce contexte, la particularité du culte d'Israël tient sans aucun doute à son destinataire. Dans les autres religions, le sacrifice est offert non au dieu véritable, le Dieu unique qui ne peut se satisfaire de sacrifices d'animaux, mais aux puissances intermédiaires, aux « principautés et puissances» avec lesquelles l'homme est en contact quotidien, qu'il lui faut craindre, apaiser et se concilier. Israël a non seulement renié ces «dieux», mais les a finalement considérés comme des démons dont le seul rôle est d'aliéner l'homme et de l'éloigner du vrai Dieu. L'histoire du culte d'Israël présente une deuxième particularité qui, par une logique intérieure, conduira à Jésus-Christ et au Nouveau Testament. Seule une lecture à la fois cultuelle et théologique fait apparaître à quel point le Nouveau Testament est en adéquation profonde avec l'Ancienne Alliance. Le drame intérieur de l'Ancien Testament se résout dans le Nouveau Testament, dans la médiation d'éléments a priori contradictoires, qui trouvent leur unité dans la figure de Jésus-Christ, dans la crucifixion et la résurrection. Ce qui apparaît comme une rupture se révèle être, à y regarder de plus près, un véritable accomplissement où débouchent et se rejoignent tous les chemins d'autrefois.

    À la seule lecture du Lévitique - abstraction faite du chapitre 26, avec sa menace d'exil puis sa promesse d'une nouvelle grâce - on pourrait conclure à une forme de culte éternellement valide. Le culte d'Israël semble appartenir à un ordre universel permanent, sans devenir historique, du fait qu'il donne lieu chaque année à l'expiation, à la purification et à la réparation. Ce qui apparaît comme un ordre universel statique - ou si l'on préfère cyclique - perdure de par le juste rapport de ses poids et contre-poids intérieurs. Dans une certaine mesure, le chapitre 26 ébranle cette apparente immuabilité, mais c'est par rapport à l'ensemble de la Torah et de la Bible qu'il importe de lire le Lévitique. Il me semble révélateur que la Genèse et l'Exode placent au début de l'histoire du culte deux événements où la problématique de la substitution est présentée de façon particulièrement claire.

    Commençons par le sacrifice d'Abraham : obéissant à l'ordre divin qui lui est adressé, il s'apprête à sacrifier Isaac. En sacrifiant son fils unique, porteur de la promesse, Abraham abandonne tout car, en l'absence de descendance, la Terre promise perd toute signification. Au dernier moment, Dieu lui-même intervient pour empêcher le sacrifice ; un bélier est désigné à Abraham - un agneau mâle - qu'il va pouvoir offrir à Dieu à la place de son fils. C'est donc un décret divin qui fonde le sacrifice de substitution, avec son échange explicite : c'est de Dieu qu'Abraham reçoit l'agneau qu'il lui offre en retour. De tuis demis ac datis, [À propos de vos dons et de vos réceptions] dit le Canon romain, en référence à cet échange.1

Ma deuxième remarque concerne la liturgie de la Paque, dans le livre de l'Exode (12). Le sacrifice de l'agneau pascal y apparaît comme l'événement central de l'année liturgique. Il constitue le mémorial de la foi d'Israël, en même temps qu'il en est le fondement permanent. L'agneau, le sang de l'agneau immolé, épargnent à Israël la mort de ses premiers-nés. Cette substitution, qui a valeur de rachat, est également un rappel : c'est bien sur le premier-né que Dieu fait valoir ses droits : Consacre-moi tout premier-né, prémices du sein maternel, parmi les enfants d'Israël. Homme ou animal domestique, il m'appartient. (Ex 13, 2.) Le sacrifice de l'agneau pascal renvoie aux premiers-nés et, à travers eux, au peuple entier, ainsi qu'à toute la Création. D'où l'insistance de saint Luc, déjà dans les récits de l'enfance, à parler de Jésus comme du « premier-né » (Lu 2, 7), et celle de saint Paul, dans les épîtres de la captivité, à le désigner comme le «premier-né de la Création», en qui nous sommes tous sanctifiés.

1 D'une certaine manière, cet épisode n'était pas sans laisser une béance : l'attente du véritable agneau venant de Dieu - non plus substitut mais «lieu-tenant», en qui nous-mêmes nous nous trouvons offerts à Dieu. La théologie chrétienne du culte, à la suite de Jean-Baptiste, a reconnu dans le Christ l'« agneau » donné par Dieu, que l'Apocalypse présente, à la fois vivant et sacrifié, comme le centre de la liturgie céleste. Par le sacrifice du Christ, cette liturgie, maintenant présente au milieu du monde, rend caduque toute liturgie de substitution (Ap 5).

     Mais revenons à l'Ancien Testament. Ce qui touche au sacrifice, donc à la substitution, y est régulièrement remis en question par les prophètes. Samuel lance pour la première fois l'avertissement prophétique qui traverse tout l'Ancien Testament: Oui, l'obéissance est autre chose que le meilleur sacrifice, la docilité, autre chose que la graisse des béliers (S 15, 22). Osée l'exprimera sous cette forme: Car c'est l'amour que je veux, non les sacrifices, la connaissance de Dieu, non les holocaustes (6, 6). Jésus le résumera enfin très simplement : « C'est la miséricorde que je désire, et non le sacrifice » (Mt 9, 13 ; 12, 7). C'est dire que le culte sacrificiel du Temple a toujours été accompagné de la conscience brûlante de son insuffisance : Si j'ai faim, je n'irai pas te le dire, car le monde est à moi et son contenu. Vais-je manger la chair des taureaux, le sang des boucs, vais-je le boire? Offre à Dieu un sacrifice d'action de grâces, accomplis tes vœux pour le Très Haut (Ps 50 [49] 12-14).

    À son tour Étienne, accusé d'avoir dit que Jésus, ce Nazaréen, détruira ce Lieu-ci et changera les usages que Moïse nous a légués (Ac 6,14), répond par une mise en cause du Temple qui s'inscrit parfaitement dans la tradition prophétique, même si elle s'en distingue par le vocabulaire et les valeurs nouvelles de la foi chrétienne. C'est au prophète Amos qu'il emprunte l'essentiel de sa critique: Je hais, je méprise vos fêtes, pour vos solennités je n'ai que dégoût. Quand vous m'offrez des holocaustes, vos ablations, je n'en veux pas, vos sacrifices de bêtes grasses, je ne les regarde pas. Éloigne de moi le bruit de tes cantiques, que je n'entende pas le son de tes harpes ! (Am 5, 21-23 ; Ac 7, 42 ss, cit. Amos 5, 25-27). Étienne s'appuie sur la version de la Bible des Septante, qui situe le culte des quarante années dans le désert sur le même plan que l'adoration du veau d'or, présentant ainsi la liturgie accomplie durant cette période comme le prolongement de la première apostasie: Des sacrifices et des ablations, m'en avez-vous offerts au désert, pendant quarante ans, maison d'Israël ? Vous emporterez Sakkut, votre roi, et Kevân, votre dieu, ces idoles que vous vous êtes fabriquées; car je vous déporterai par-delà Damas. (Am 5, 25-27.) À ces mots - qui, dans la version des traducteurs alexandrins, durent causer aux auditeurs un choc extraordinaire - Étienne aurait pu ajouter ceux, tout aussi tragiques, du prophète Jérémie : Car je n'ai rien dit ni prescrit à vos pères, quand je les fis sortir du pays d'Egypte, concernant l'holocauste et le sacrifice. (7, 22.) Ces textes nous laissent entrevoir la gravité des disputes internes dans l'Israël d'avant l'exil. Étienne ne les commente pas, mais tente de faire comprendre la dimension intérieure de cette «destruction», sa continuité avec le message de l'Ancien Testament, en particulier celui de Moïse.

    Moïse, sur l'ordre de Dieu, avait fabriqué le tabernacle suivant le modèle qu'il avait vu sur la montagne du Sinaï (Ac 7, 44 ; Ex 25, 40). Ce premier tabernacle est donc explicitement une réplique, une figure symbolique. Plus tard Salomon, accomplissant la prière de David, «bâtit une maison» au Dieu de Jacob (Ac 7, 47).1 La notion de non-permanence, encore manifeste dans le tabernacle mais dissimulée dans la demeure de pierre, permet à Etienne de mettre en évidence la dynamique intérieure de l'Ancien Testament qui, tout au long de son histoire, contraint Israël à dépasser ce qui est transitoire. La prophétie messianique faite par Moïse est en quelque sorte le point culminant du Deutéronome. Étienne la cite comme la clé d'interprétation de tout le Pentateuque : Yahvé ton Dieu suscitera pour toi, du milieu de toi, parmi tes frères, un prophète comme moi, que vous écouterez. (Dt 18, 15.) Puisque, selon Etienne, l'œuvre principale de Moïse avait été la construction du tabernacle, l'ordonnance du culte et l'institution de la Loi, l'œuvre du nouveau prophète, du prophète définitif, devait être de conduire le peuple hors du « provisoire » de l'ère du tabernacle et des sacrifices d'animaux, de « détruire » le Temple et de « changer les usages » que Moïse avait établis. Après Moïse, tous les prophètes furent les témoins du caractère provisoire de ces usages. Leurs avertissements renouvelés firent avancer l'histoire vers un nouveau Moïse, le Juste crucifié en qui la lignée des prophètes trouve son accomplissement (Ac 7, 51 ss).

1 La transition du tabernacle à l'édifice de pierre pourrait d'ailleurs être considérée comme une forme d'apostasie, puisque le Très-Haut n'habite pas dans des demeures faites de main d'homme (Ac 7, 47).

    Remarquons que le procès mené contre le premier martyr de l'histoire de l'Église correspond, jusque dans sa formulation, à l'accusation qui fonde celui de Jésus. On prétendait que Jésus avait déclaré : «Je détruirai ce Temple fait de main d'homme et en trois jours j'en rebâtirai un autre qui ne sera pas fait de main d'homme» (Mc 14, 58). Même si les témoins ne s'accordaient pas sur la formulation exacte de cette déclaration de Jésus (14, 59), il n'en reste pas moins qu'elle joua un rôle majeur dans son procès. Elle pose la question cruciale de l'identité de Jésus et de l'essence du culte véritable. Cette prophétie de la destruction du Temple attribuée à Jésus nous renvoie à un épisode rapporté par les quatre évangiles: l'expulsion des marchands du Temple. Cet acte ne se réduit pas à un simple accès de colère contre des abus que l'on trouve somme toute dans tous les sanctuaires, il s'agit bel et bien d'une attaque contre le culte du Temple et ce qui en fait partie : les animaux de sacrifice et la monnaie du Temple. Certes, les synoptiques ne citent aucune parole de Jésus permettant de faire le lien entre la prophétie de Jésus sur la destruction du Temple et cette expulsion. Mais, dans saint Jean, une parole de Jésus éclaire le caractère prophétique de son acte: «Détruisez ce sanctuaire ; en trois jours je le relèverai.» (Jn 2, 19.) Jésus ne dit pas que lui-même détruira le Temple - il s'agit là d'un faux témoignage. Par contre, il prophétise que c'est précisément ce que feront ses accusateurs, et laisse entrevoir que la destruction de son corps terrestre sur la Croix marquera la fin du Temple, et que sa résurrection en inaugurera un nouveau. Le corps vivant du Christ, maintenant devant la face de Dieu, est devenu le lieu du culte. Il est le tabernacle qui n'a pas été construit de main d'homme. La prophétie de la résurrection est ainsi une prophétie de l'eucharistie.

    Dans ce contexte, les trois Évangiles synoptiques relatent qu'à l'instant de la mort de Jésus le rideau du Temple se déchira en deux, du haut en bas (Mc 15, 38 ; Mt 27, 51; Lc 23, 45), signifiant par là qu'à cet instant même la fonction de l'ancien Temple touchait à sa fin. Il est « détruit », il n'est plus le lieu de la présence de Dieu, « l'escabeau de ses pieds» où sa Gloire avait coutume de descendre. La destruction matérielle du Temple, qui allait se produire quelques décennies plus tard, se voit théologiquement anticipée par les Évangiles. Le culte hébreu, qui faisait usage de substituts pour signifier une réalité, s'achève au moment où le véritable culte est rendu en réalité. Le mystère du corps livré du Christ conduit des ombres et des images à la réalité de l'union de l'homme avec le Dieu vivant. Le geste prophétique de l'expulsion du Temple, qui impliquait le renouvellement du culte dans sa forme véritable, s'est accompli, et la parole qui, dans les synoptiques, accompagne le geste prophétique de Jésus trouve également son accomplissement: «Ma maison sera appelée une maison de prière pour toutes les nations» (Mc 11, 17). Avec la destruction du Temple, le culte s'ouvre à une dimension universelle, il devient ce culte « en esprit et en vérité » (Jn 4, 23) que Jésus avait annoncé à la Samaritaine.1
 
    Nous avons tenté de dégager la dynamique intérieure de l'idée de culte dans l'Ancien Testament. Cette idée se caractérise à la fois par la conscience aiguë du caractère provisoire des sacrifices du Temple et par le désir profond de quelque chose de plus grand, d'une nouveauté encore indéfinissable. Après avoir entendu le discours critique de la tradition prophétique, prêtons maintenant l'oreille à ces voix où se dessine cette nouveauté à venir. Les prophètes, avant l'exil, avaient mis Israël en garde contre le danger d'un glissement du culte vers l'extériorité ou vers un syncrétisme de plus en plus prononcé. L'exil représenta un défi pour Israël : celui d'envisager le culte autrement, en donnant forme à cette nouvelle réalité annoncée. Sans Temple, sans aucune forme publique de culte divin légalement établie, Israël dut se sentir infiniment pauvre et misérable. Dans ce vide cultuel, une conviction prit forme de plus en plus clairement. Les souffrances d'Israël, sa prière intense devant ce Dieu silencieux, c'était cela qui devait être maintenant pour Lui comme «la graisse des sacrifices d'animaux» ou le parfum de l'encens. Ces mains vides, ces cœurs débordants, devenaient eux-mêmes le culte et devaient pouvoir compter comme l'équivalent intérieur des sacrifices d'autrefois. À l'époque de la répression du culte juif, sous Antiochus IV Épiphane (175-163), ces idées, que l'on retrouve dans le livre de Daniel, acquirent une force et une profondeur nouvelles ; elles persistèrent même après la restauration du Temple, quand se forma, en opposition au sacerdoce royal des Macchabées, la communauté de Qumran, qui, refusant de reconnaître ce nouveau Temple, en fut réduite à accomplir ce seul « culte spirituel ».

1 Où « en esprit et en vérité » ne doit pas être compris dans le sens rationaliste du Siècle des lumières, mais dans la vision de celui qui pouvait dire de lui-même: «Je suis la Vérité. »(Jn 14,6).
 
    Cette évolution historique fut renforcée par un autre facteur. Les Juifs d'Alexandrie, confrontés à la critique du culte matériel développée par la philosophie grecque, se familiarisèrent avec le concept de logike latreia (thysia), l'adoration selon le Logos. La souffrance dont Israël fit l'expérience durant l'exil, puis durant l'occupation hellénistique, avait déjà fait de la prière vocale l'équivalent du sacrifice extérieur. Mais c'est par le mot « logos » que la philosophie élaborée par la pensée grecque pénétra cette nouvelle vision du culte, et la fera finalement s'élever au niveau d'une union mystique avec le Logos, avec Celui qui crée et donne sens à toutes choses. Cette idée se présente, sous sa forme achevée dans l'épître aux Romains (12, l), comme la réponse chrétienne à la crise cultuelle du monde antique. Le sacrifice est maintenant celui de la « Parole », prière jaillie du fond de l'homme, qui traverse toute son existence et le transforme en « logos ». L'homme créé par le Logos, devenu « logos » par et dans la prière vocale, est le sacrifice véritable, la vraie gloire de Dieu dans ce monde.

     Dans cette logique, les Pères de l'Eglise définirent l'Eucharistie comme une oratio, un sacrifice de la parole, délimitant ainsi le culte chrétien par rapport à la philosophie antique et sa recherche d'une voie d'union avec Dieu. En donnant le nom d'oratio à l'Eucharistie, dans le sens de sacrifice de la Parole, les Pères approfondirent l'idée grecque de logike latreia et offrirent une réponse à la question d'une équivalence entre la prière et le sacrifice, restée ouverte dans le culte juif. En effet, dans l'Ancien Testament, les textes qui évoquent l'idée d'un sacrifice de la «parole» restent ambivalents. D'un côté ils ouvrent la voie à une forme nouvelle du culte divin. De l'autre, ils font apparaître un manque: la parole à elle seule ne semble pas suffire, puisqu'une restauration du Temple, sous une forme purifiée, est toujours attendue. Ainsi s'expliquent des contradictions manifestes, celles du psaume 51 [50], par exemple. Nous y trouvons une allusion explicite à la nouvelle notion de culte : Tu ne prendrais aucun plaisir au sacrifice; si j'offre un holocauste, tu n'en veux pas. Mon sacrifice, c'est un esprit brisé, qui se termine cependant par un retour à la vision traditionnelle du sacrifice: Alors tu te plairas aux justes sacrifices - holocauste et totale ablation - alors on offrira de jeunes taureaux sur ton autel. (Vers. 18-21.)

     Quant à la mystique hellénistique du logos, malgré sa grandeur et sa beauté, elle aussi présente une lacune. Elle réduit le corps à une réalité sans substance, pour se concentrer sur la seule espérance d'une ascension et d'une union en esprit avec le tout cosmique, semblable en cela au schéma de la gnose que nous avons évoqué plus haut. L'idée de sacrifice de la Parole-parlée ne peut véritablement trouver son accomplissement que dans la Parole incarnée, le Logos incarnatus, qui attire «toute chair» dans la glorification de Dieu. Pour le christianisme, le Logos ne se limite pas à être en toute chose le « sens » immanent ou transcendant: il est entré dans notre chair même. Il en assume les souffrances et l'espérance, recueille l'attente de la Création et la confie à Dieu. Les deux thèmes que le psaume 51 n'avait pu réconcilier, et qui courent en parallèle dans tout l'Ancien Testament, se rejoignent maintenant réellement. Il n'est plus question de culte de substitution. Par le sacrifice de Jésus, qui nous inclut, nous sommes conduits à la pleine ressemblance avec Dieu, dans l'union transformante de l'amour, seul culte véritable.

Ainsi, par la croix et la résurrection de Jésus, l'Eucharistie représente le point de rencontre de tous les fils de l'Ancienne Alliance, bien plus, de toute l'histoire religieuse de l'humanité. Voici enfin le culte véritable, le culte tant désiré et qui pourtant toujours dépasse nos capacités : l'adoration « en esprit et en vérité ». Le rideau déchiré du Temple n'est autre que le rideau déchiré entre ce monde et la face de Dieu. Dans le cœur transpercé du crucifié, le cœur de Dieu s'est ouvert : c'est là que nous pouvons voir « qui » est Dieu et « comment » il est. Dieu est sorti de sa retraite, du sein de son obscurité. Reprenant la prophétie mystérieuse de Zacharie (12, 10), saint Jean résume ainsi le sens de la croix et l'essence du culte nouveau : Ils regarderont celui qu'ils ont transpercé (Jn 19, 37).

Avant de poursuivre notre exploration de la liturgie, résumons les aspects essentiels de la forme du culte chrétien.

    1. La liturgie chrétienne n'est pas simplement la forme christianisée du culte divin de la synagogue, même si elle lui est redevable de son élaboration concrète. La synagogue a toujours été liée au Temple et l'est restée même après sa destruction; la liturgie de la Parole qui y est célébrée avec une imposante gravité a néanmoins conscience de son caractère incomplet.1 Aussi l'absence du Temple et l'espoir de sa restauration inscrivent-ils le culte de la synagogue dans un temps ouvert. Pour le culte chrétien au contraire, la destruction du Temple de Jérusalem est une réalité définitive et théologiquement nécessaire. Le nouveau Temple existe déjà, ainsi que le sacrifice nouveau et définitif: l'humanité du Christ, crucifiée et ressuscitée. La prière de Jésus s'est unie maintenant au dialogue intra-trinitaire de l'amour éternel. Et c'est par l'Eucharistie que Jésus attire les hommes dans cette prière, porte toujours ouverte par laquelle nous accédons au culte et au vrai sacrifice, le sacrifice de l'Alliance Nouvelle.

1 À la différence du culte islamique, lequel, complété par le pèlerinage et le jeûne, forme l'ensemble de l'adoration exigée par le Coran.

    Dans les discussions théologiques modernes, on a avancé que le culte divin de la Nouvelle Alliance n'avait été conçu qu'en rapport à la synagogue, et en stricte opposition au Temple, considéré comme l'expression de la loi, donc comme un stade définitivement dépassé de la «religion». Les effets de cette théorie sont désastreux: dans cette perspective, le lien entre sacerdoce et sacrifice n'est plus compris; l'accomplissement de l'histoire sacrée pré-chrétienne ainsi que l'unité des deux Testaments cessent d'être perceptibles. Seule une vision approfondie permet de reconnaître que le Temple, autant que la synagogue, est entré dans la liturgie chrétienne.

    2. L'universalité est un trait propre au culte chrétien. Célébrer l'Eucharistie, c'est rendre un culte qui embrasse ciel et terre dans la glorification de Dieu. La liturgie chrétienne n'est jamais un événement organisé par un groupe particulier, un cercle ou une Église locale. Dans la liturgie, le mouvement de l'humanité vers Dieu et celui de Dieu vers les hommes se rejoignent dans le Christ, qui veut nous réunir et réaliser l'unique Église, l'unique assemblée du peuple de Dieu. Ainsi, tout se répond : l'horizontalité et la verticalité, l'unicité de Dieu et l'unité de l'humanité, dans la communauté de tous ceux qui adorent en esprit et en vérité.

   3. Ainsi, la notion paulinienne de «logike latreia», d'adoration conforme au Logos, définit exactement la nature de la liturgie chrétienne. Dans ce concept, l'élan spirituel de l'Ancien Testament, le processus à l'œuvre dans l'histoire des religions, la quête de l'homme et la réponse divine, trouvent leur aboutissement. Le Logos créateur, le Logos éternel devenu homme et le logos de l'homme se rejoignent. Toute autre définition serait partielle. Si l'on décrivait l'Eucharistie comme une «réunion», par exemple, ou, en partant de la Cène de Jésus, comme un « repas », on ne saisirait à travers ces termes qu'une réalité tronquée et l'on manquerait tous les liens historiques et théologiques réunis dans la liturgie. En revanche le mot «eucharistie» répond bien à l'idée de logike latreia, et peut donc servir de dénomination appropriée à la liturgie chrétienne.

 4. Ces observations nous ont permis de dégager la forme fondamentale de la liturgie chrétienne, dont nous verrons les aspects plus concrets au chapitre suivant. Cette liturgie, nous l'avons vu, accomplit à la fois les promesses de l'Ancien Testament et la quête religieuse de l'humanité. Elle reste toutefois une liturgie de l'espérance car elle aussi est marquée du sceau de l'absence. Le nouveau Temple, non édifié de main d'homme, existe déjà, mais à l'état de formation. Les bras du Crucifié sont grands ouverts pour nous accueillir, mais les retrouvailles de Dieu et de l'humanité, dans cette étreinte, n'en sont qu'à leurs débuts. La liturgie chrétienne est une liturgie pérégrine, en chemin vers la transfiguration de toutes choses - le moment où « Dieu sera tout en tous ».

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Sources :Texte original des écrits du Saint Père Benoit XVI-  E.S.M.
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Eucharistie sacrement de la miséricorde - (E.S.M.) 20.05.2025