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De l'Ancien au Nouveau Testament: La forme fondamentale de la liturgie chrétienne.
1) La liturgie fait déjà briller la lumière du ciel sur la terre.
2) Création, histoire et culte se trouvent liés
3)
L'existence créée n'est pas négative en soi, elle n'est pas le résultat de la
chute
La paix de l'univers par la réconciliation avec Dieu,
l'union du ciel et de la terre, tel est l'objet principal du culte dans
toutes les religions du monde. Marqué par la conscience de la chute et de
l'aliénation de l'être humain, le culte se présente nécessairement comme une
recherche d'expiation, de pardon et de réconciliation. La conscience de sa
faute pèse sur l'humanité. Le culte, nous le voyons dans toute l'histoire,
représente la tentative de surmonter cette faute et de rétablir l'ordre
menacé, dans l'univers comme dans sa propre vie. Cette tentative, qui
s'accompagne du sentiment profond de sa propre insignifiance, constitue le
côté tragique de l'histoire religieuse humaine. En effet, comment relier le
monde à Dieu, comment offrir une expiation à la mesure de cette entreprise?
Le seul don véritable ne serait-il pas le don de soi ?
Cette évidence, la certitude que tout, sinon le don de soi, est insuffisant,
et même n'a aucun sens, se fait plus claire au fur et à mesure que se
développe la conscience religieuse de l'humanité. Tout au long de
l'histoire, le sentiment de l'inadéquation de tout don a suscité des formes
de culte grotesques et cruelles; en premier lieu le sacrifice humain qui,
sous couvert d'offrir ce qu'il y a de meilleur à la divinité, n'est rien
d'autre que la manière la plus cruelle et la plus vile d'esquiver le don de
soi-même. Les religions ont progressivement écarté cette sinistre tentative
de réconciliation pour établir leur système sacrificiel, tel celui d'Israël,
sur l'idée de substitution. Ce développement aviva encore la conscience de
l'insuffisance de la chose sacrifiée. Comment les animaux ou le produit des
récoltes pourraient-ils en effet prendre la place de l'homme et le laver de
sa culpabilité? Ces succédanés peuvent-ils véritablement le remplacer? Et le
culte qui propose un succédané n'est-il pas lui-même un succédané où
l'essentiel ferait défaut ?
Dans ce contexte, la particularité du culte d'Israël tient sans aucun doute
à son destinataire. Dans les autres religions, le sacrifice est offert non
au dieu véritable, le Dieu unique qui ne peut se satisfaire de sacrifices
d'animaux, mais aux puissances intermédiaires, aux « principautés et
puissances» avec lesquelles l'homme est en contact quotidien, qu'il lui faut
craindre, apaiser et se concilier. Israël a non seulement renié ces «dieux»,
mais les a finalement considérés comme des démons dont le seul rôle est
d'aliéner l'homme et de l'éloigner du vrai Dieu. L'histoire du culte
d'Israël présente une deuxième particularité qui, par une logique
intérieure, conduira à Jésus-Christ et au Nouveau Testament. Seule une
lecture à la fois cultuelle et théologique fait apparaître à quel point le
Nouveau Testament est en adéquation profonde avec l'Ancienne Alliance. Le
drame intérieur de l'Ancien Testament se résout dans le Nouveau Testament,
dans la médiation d'éléments a priori contradictoires, qui trouvent leur
unité dans la figure de Jésus-Christ, dans la crucifixion et la
résurrection. Ce qui apparaît comme une rupture se révèle être, à y regarder
de plus près, un véritable accomplissement où débouchent et se rejoignent
tous les chemins d'autrefois.
À la seule lecture du Lévitique - abstraction faite du chapitre 26, avec sa
menace d'exil puis sa promesse d'une nouvelle grâce - on pourrait conclure à
une forme de culte éternellement valide. Le culte d'Israël semble appartenir
à un ordre universel permanent, sans devenir historique, du fait qu'il donne
lieu chaque année à l'expiation, à la purification et à la réparation. Ce
qui apparaît comme un ordre universel statique - ou si l'on préfère cyclique
- perdure de par le juste rapport de ses poids et contre-poids intérieurs.
Dans une certaine mesure, le chapitre 26 ébranle cette apparente
immuabilité, mais c'est par rapport à l'ensemble de la Torah et de la Bible
qu'il importe de lire le Lévitique. Il me semble révélateur que la Genèse et
l'Exode placent au début de l'histoire du culte deux événements où la
problématique de la substitution est présentée de façon particulièrement
claire.
Commençons par le sacrifice d'Abraham : obéissant à l'ordre divin qui lui
est adressé, il s'apprête à sacrifier Isaac. En sacrifiant son fils unique,
porteur de la promesse, Abraham abandonne tout car, en l'absence de
descendance, la Terre promise perd toute signification. Au dernier moment,
Dieu lui-même intervient pour empêcher le sacrifice ; un bélier est désigné
à Abraham - un agneau mâle - qu'il va pouvoir offrir à Dieu à la place de
son fils. C'est donc un décret divin qui fonde le sacrifice de substitution,
avec son échange explicite : c'est de Dieu qu'Abraham reçoit l'agneau qu'il
lui offre en retour. De tuis demis ac datis, [À propos de vos dons et
de vos réceptions] dit le Canon romain, en
référence à cet échange.1
Ma deuxième remarque concerne la liturgie de la Paque, dans le livre de
l'Exode (12). Le sacrifice de l'agneau pascal y apparaît comme l'événement
central de l'année liturgique. Il constitue le mémorial de la foi d'Israël,
en même temps qu'il en est le fondement permanent. L'agneau, le sang de
l'agneau immolé, épargnent à Israël la mort de ses premiers-nés. Cette
substitution, qui a valeur de rachat, est également un rappel : c'est bien
sur le premier-né que Dieu fait valoir ses droits : Consacre-moi tout
premier-né, prémices du sein maternel, parmi les enfants d'Israël. Homme ou
animal domestique, il m'appartient. (Ex 13, 2.) Le sacrifice de l'agneau
pascal renvoie aux premiers-nés et, à travers eux, au peuple entier, ainsi
qu'à toute la Création. D'où l'insistance de saint Luc, déjà dans les récits
de l'enfance, à parler de Jésus comme du « premier-né » (Lu 2, 7), et celle
de saint Paul, dans les épîtres de la captivité, à le désigner comme le
«premier-né de la Création», en qui nous sommes tous sanctifiés.
1 D'une certaine manière, cet épisode n'était pas sans laisser une béance :
l'attente du véritable agneau venant de Dieu - non plus substitut mais «lieu-tenant»,
en qui nous-mêmes nous nous trouvons offerts à Dieu. La théologie chrétienne
du culte, à la suite de Jean-Baptiste, a reconnu dans le Christ l'«
agneau »
donné par Dieu, que l'Apocalypse présente, à la fois vivant et sacrifié,
comme le centre de la liturgie céleste. Par le sacrifice du Christ, cette
liturgie, maintenant présente au milieu du monde, rend caduque toute
liturgie de substitution (Ap 5).
Mais revenons à l'Ancien Testament. Ce qui touche au
sacrifice, donc à la substitution, y est régulièrement remis en question par
les prophètes. Samuel lance pour la première fois l'avertissement
prophétique qui traverse tout l'Ancien Testament: Oui, l'obéissance est
autre chose que le meilleur sacrifice, la docilité, autre chose que la
graisse des béliers (S 15, 22). Osée l'exprimera sous cette forme:
Car c'est
l'amour que je veux, non les sacrifices, la connaissance de Dieu, non les
holocaustes (6, 6). Jésus le résumera enfin très simplement : «
C'est la
miséricorde que je désire, et non le sacrifice » (Mt 9, 13 ; 12, 7). C'est
dire que le culte sacrificiel du Temple a toujours été accompagné de la
conscience brûlante de son insuffisance : Si j'ai faim, je n'irai pas te le
dire, car le monde est à moi et son contenu. Vais-je manger la chair des
taureaux, le sang des boucs, vais-je le boire? Offre à Dieu un sacrifice
d'action de grâces, accomplis tes vœux pour le Très Haut (Ps 50 [49] 12-14).
À son tour Étienne, accusé d'avoir dit que Jésus, ce Nazaréen, détruira ce
Lieu-ci et changera les usages que Moïse nous a légués (Ac 6,14), répond par
une mise en cause du Temple qui s'inscrit parfaitement dans la tradition
prophétique, même si elle s'en distingue par le vocabulaire et les valeurs
nouvelles de la foi chrétienne. C'est au prophète Amos qu'il emprunte
l'essentiel de sa critique: Je hais, je méprise vos fêtes, pour vos
solennités je n'ai que dégoût. Quand vous m'offrez des holocaustes, vos
ablations, je n'en veux pas, vos sacrifices de bêtes grasses, je ne les
regarde pas. Éloigne de moi le bruit de tes cantiques, que je n'entende pas
le son de tes harpes ! (Am 5, 21-23 ; Ac 7, 42 ss, cit. Amos 5, 25-27).
Étienne s'appuie sur la version de la Bible des Septante, qui situe le culte
des quarante années dans le désert sur le même plan que l'adoration du veau
d'or, présentant ainsi la liturgie accomplie durant cette période comme le
prolongement de la première apostasie: Des sacrifices et des ablations, m'en
avez-vous offerts au désert, pendant quarante ans, maison d'Israël ? Vous
emporterez Sakkut, votre roi, et Kevân, votre dieu, ces idoles que vous vous
êtes fabriquées; car je vous déporterai par-delà Damas. (Am 5, 25-27.) À ces
mots - qui, dans la version des traducteurs alexandrins, durent causer aux
auditeurs un choc extraordinaire - Étienne aurait pu ajouter ceux, tout
aussi tragiques, du prophète Jérémie : Car je n'ai rien dit ni prescrit à
vos pères, quand je les fis sortir du pays d'Egypte, concernant l'holocauste
et le sacrifice. (7, 22.) Ces textes nous laissent entrevoir la gravité des
disputes internes dans l'Israël d'avant l'exil. Étienne ne les commente pas,
mais tente de faire comprendre la dimension intérieure de cette
«destruction», sa continuité avec le message de l'Ancien Testament, en
particulier celui de Moïse.
Moïse, sur l'ordre de Dieu, avait fabriqué le tabernacle
suivant le modèle
qu'il avait vu sur la montagne du Sinaï (Ac 7, 44 ; Ex 25, 40). Ce premier
tabernacle est donc explicitement une réplique, une figure symbolique. Plus
tard Salomon, accomplissant la prière de David, «bâtit une maison» au Dieu
de Jacob (Ac 7, 47).1 La notion de non-permanence, encore manifeste dans le
tabernacle mais dissimulée dans la demeure de pierre, permet à Etienne de
mettre en évidence la dynamique intérieure de l'Ancien Testament qui, tout
au long de son histoire, contraint Israël à dépasser ce qui est transitoire.
La prophétie messianique faite par Moïse est en quelque sorte le point
culminant du Deutéronome. Étienne
la cite comme la clé d'interprétation de
tout le Pentateuque : Yahvé ton Dieu suscitera pour toi, du milieu de toi,
parmi tes frères, un prophète comme moi, que vous écouterez. (Dt 18, 15.)
Puisque, selon Etienne, l'œuvre principale de Moïse avait été la
construction du tabernacle, l'ordonnance du culte et l'institution de la
Loi, l'œuvre du nouveau prophète, du prophète définitif, devait être de
conduire le peuple hors du « provisoire » de l'ère du tabernacle et des
sacrifices d'animaux, de « détruire » le Temple et de « changer les usages »
que Moïse avait établis. Après Moïse, tous les prophètes furent les témoins
du caractère provisoire de ces usages. Leurs avertissements renouvelés
firent avancer l'histoire vers un nouveau Moïse, le Juste crucifié en qui la
lignée des prophètes trouve son accomplissement (Ac 7, 51 ss).
1 La transition du tabernacle à l'édifice de pierre pourrait d'ailleurs être
considérée comme une forme d'apostasie, puisque le
Très-Haut n'habite pas
dans des demeures faites de main d'homme (Ac 7, 47).
Remarquons que le procès mené contre le premier martyr de l'histoire de
l'Église correspond, jusque dans sa formulation, à l'accusation
qui fonde celui de Jésus. On prétendait que Jésus avait déclaré : «Je
détruirai ce Temple fait de main d'homme et en trois jours j'en rebâtirai un
autre qui ne sera pas fait de main d'homme» (Mc 14, 58). Même si les témoins
ne s'accordaient pas sur la formulation exacte de cette déclaration de Jésus
(14, 59), il n'en reste pas moins qu'elle joua un rôle majeur dans son
procès. Elle pose la question cruciale de l'identité de Jésus et de
l'essence du culte véritable. Cette prophétie de la destruction du Temple
attribuée à Jésus nous renvoie à un épisode rapporté par les quatre
évangiles: l'expulsion des marchands du Temple. Cet acte ne se réduit pas à
un simple accès de colère contre des abus que l'on trouve somme toute dans
tous les sanctuaires, il s'agit bel et bien d'une attaque contre le culte du
Temple et ce qui en fait partie : les animaux de sacrifice et la monnaie du
Temple. Certes, les synoptiques ne citent aucune parole de Jésus permettant
de faire le lien entre la prophétie de Jésus sur la destruction du Temple et
cette expulsion. Mais, dans saint Jean, une parole de Jésus éclaire le
caractère prophétique de son acte: «Détruisez ce sanctuaire ; en trois jours
je le relèverai.» (Jn 2, 19.) Jésus ne dit pas que lui-même détruira le
Temple - il s'agit là d'un faux témoignage. Par contre, il prophétise que
c'est précisément ce que feront ses accusateurs, et laisse entrevoir que la
destruction de son corps terrestre sur la Croix marquera la fin du Temple,
et que sa résurrection en inaugurera un nouveau. Le corps vivant du Christ,
maintenant devant la face de Dieu, est devenu le lieu du culte. Il est le
tabernacle qui n'a pas été construit de main d'homme. La prophétie de la
résurrection est ainsi une prophétie de l'eucharistie.
Dans ce contexte, les trois Évangiles synoptiques relatent qu'à l'instant de
la mort de Jésus le rideau du Temple se déchira en deux, du haut en bas (Mc
15, 38 ; Mt 27, 51; Lc 23, 45), signifiant par là qu'à cet instant même la
fonction de l'ancien Temple touchait à sa fin. Il est « détruit », il n'est
plus le lieu de la présence de Dieu, « l'escabeau de ses pieds» où sa Gloire
avait coutume de descendre. La destruction matérielle du Temple, qui allait
se produire quelques décennies plus tard, se voit théologiquement anticipée
par les Évangiles. Le culte hébreu, qui faisait usage de substituts pour
signifier une réalité, s'achève au moment où le véritable culte est rendu en
réalité. Le mystère du corps livré du Christ conduit des ombres et des
images à la réalité de l'union de l'homme avec le Dieu vivant. Le geste
prophétique de l'expulsion du Temple, qui impliquait le renouvellement du
culte dans sa forme véritable, s'est accompli, et la parole qui, dans les
synoptiques, accompagne le geste prophétique de Jésus trouve également son
accomplissement: «Ma maison sera appelée une maison de prière pour toutes
les nations» (Mc 11, 17). Avec la destruction du Temple, le culte s'ouvre à
une dimension universelle, il devient ce culte « en esprit et en vérité »
(Jn 4, 23) que Jésus avait annoncé à la Samaritaine.1
Nous avons tenté de dégager la dynamique intérieure de l'idée de culte dans
l'Ancien Testament. Cette idée se caractérise à la fois par la conscience
aiguë du caractère provisoire des sacrifices du Temple et par le désir
profond de quelque chose de plus grand, d'une nouveauté encore
indéfinissable. Après avoir entendu le discours critique de la tradition
prophétique, prêtons maintenant l'oreille à ces voix où se dessine cette
nouveauté à venir. Les prophètes, avant l'exil, avaient mis Israël en garde
contre le danger d'un glissement du culte vers l'extériorité ou vers un
syncrétisme de plus en plus prononcé. L'exil représenta un défi pour Israël
: celui d'envisager le culte autrement, en donnant forme à cette nouvelle
réalité annoncée. Sans Temple, sans aucune forme publique de culte divin
légalement établie, Israël dut se sentir infiniment pauvre et misérable.
Dans ce vide cultuel, une conviction prit forme de plus en plus clairement.
Les souffrances d'Israël, sa prière intense devant ce Dieu silencieux,
c'était cela qui devait être maintenant pour Lui comme «la graisse des
sacrifices d'animaux» ou le parfum de l'encens. Ces mains vides, ces cœurs
débordants, devenaient eux-mêmes le culte et devaient pouvoir compter comme
l'équivalent intérieur des sacrifices d'autrefois. À l'époque de la
répression du culte juif, sous Antiochus IV Épiphane
(175-163), ces idées, que l'on retrouve dans le livre de Daniel, acquirent
une force et une profondeur nouvelles ; elles persistèrent même après la
restauration du Temple, quand se forma, en opposition au sacerdoce royal des
Macchabées, la communauté de Qumran, qui, refusant de reconnaître ce nouveau
Temple, en fut réduite à accomplir ce seul « culte spirituel ».
1
Où « en esprit et en vérité » ne doit pas être compris dans le sens
rationaliste du Siècle des lumières, mais dans la vision de celui qui
pouvait dire de lui-même: «Je suis la Vérité. »(Jn 14,6).
Cette évolution historique fut renforcée par un autre facteur. Les Juifs
d'Alexandrie, confrontés à la critique du culte matériel développée par la
philosophie grecque, se familiarisèrent avec le concept de logike latreia (thysia),
l'adoration selon le Logos. La souffrance dont Israël fit l'expérience
durant l'exil, puis durant l'occupation hellénistique, avait déjà fait de la
prière vocale l'équivalent du sacrifice extérieur. Mais c'est par le mot «
logos » que la philosophie élaborée par la pensée grecque pénétra cette
nouvelle vision du culte, et la fera finalement s'élever au niveau d'une
union mystique avec le Logos, avec Celui qui crée et donne sens à toutes
choses. Cette idée se présente, sous sa forme achevée dans l'épître aux
Romains (12, l), comme la réponse chrétienne à la crise cultuelle du monde
antique. Le sacrifice est maintenant celui de la « Parole », prière jaillie
du fond de l'homme, qui traverse toute son existence et le transforme en «
logos ». L'homme créé par le Logos, devenu « logos » par et dans la prière
vocale, est le sacrifice véritable, la vraie gloire de Dieu dans ce monde.
Dans cette logique, les Pères de l'Eglise définirent l'Eucharistie comme une
oratio, un sacrifice de la parole, délimitant ainsi le culte chrétien par
rapport à la philosophie antique et sa recherche d'une voie d'union avec
Dieu. En donnant le nom d'oratio à l'Eucharistie, dans le sens de sacrifice
de la Parole, les Pères approfondirent l'idée grecque de logike latreia
et
offrirent une réponse à la question d'une équivalence entre la prière et le
sacrifice, restée ouverte dans le culte juif. En effet, dans l'Ancien
Testament, les textes qui évoquent l'idée d'un sacrifice de la «parole»
restent ambivalents. D'un côté ils ouvrent la voie à une forme nouvelle du
culte divin. De l'autre, ils font apparaître un manque: la parole à elle
seule ne semble pas suffire, puisqu'une restauration du Temple, sous une
forme purifiée, est toujours attendue. Ainsi s'expliquent des contradictions
manifestes, celles du psaume 51 [50], par exemple. Nous y trouvons une
allusion explicite à la nouvelle notion de culte : Tu ne prendrais aucun
plaisir au sacrifice; si j'offre un holocauste, tu n'en veux pas. Mon
sacrifice, c'est un esprit brisé, qui se termine cependant par un retour à
la vision traditionnelle du sacrifice: Alors tu te plairas aux justes
sacrifices - holocauste et totale ablation - alors on offrira de jeunes
taureaux sur ton autel. (Vers. 18-21.)
Quant à la mystique hellénistique du logos, malgré sa grandeur et sa beauté,
elle aussi présente une lacune. Elle réduit le corps à une réalité sans
substance, pour se concentrer sur la seule espérance d'une ascension et
d'une union en esprit avec le tout cosmique, semblable en cela au schéma de
la gnose que nous avons évoqué plus haut. L'idée de sacrifice de la
Parole-parlée ne peut véritablement trouver son accomplissement
que dans la
Parole incarnée, le Logos incarnatus, qui attire «toute chair» dans la
glorification de Dieu. Pour le christianisme, le Logos ne se limite pas à
être en toute chose le « sens » immanent ou transcendant: il est entré dans
notre chair même. Il en assume les souffrances et l'espérance, recueille
l'attente de la Création et la confie à Dieu. Les deux thèmes que le psaume
51 n'avait pu réconcilier, et qui courent en parallèle dans tout l'Ancien
Testament, se rejoignent maintenant réellement. Il n'est plus question de
culte de substitution. Par le sacrifice de Jésus, qui nous inclut, nous
sommes conduits à la pleine ressemblance avec Dieu, dans l'union
transformante de l'amour, seul culte véritable.
Ainsi, par la croix et la résurrection de Jésus, l'Eucharistie représente le
point de rencontre de tous les fils de l'Ancienne Alliance, bien plus, de
toute l'histoire religieuse de l'humanité. Voici enfin le culte véritable,
le culte tant désiré et qui pourtant toujours dépasse nos capacités :
l'adoration « en esprit et en vérité ». Le rideau déchiré du Temple n'est
autre que le rideau déchiré entre ce monde et la face de Dieu. Dans le cœur
transpercé du crucifié, le cœur de Dieu s'est ouvert : c'est là que nous
pouvons voir « qui » est Dieu et « comment » il est. Dieu est sorti de sa
retraite, du sein de son obscurité. Reprenant la prophétie mystérieuse de
Zacharie (12, 10), saint Jean résume ainsi le sens de la croix et l'essence
du culte nouveau : Ils regarderont celui qu'ils ont transpercé (Jn 19, 37).
Avant de poursuivre notre exploration de la liturgie, résumons les aspects
essentiels de la forme du culte chrétien.
1. La liturgie chrétienne n'est pas simplement la forme christianisée du
culte divin de la synagogue, même si elle lui est redevable de son
élaboration concrète. La synagogue a toujours été liée au Temple et l'est
restée même après sa destruction; la liturgie de la Parole qui y est
célébrée avec une imposante gravité a néanmoins conscience de son caractère
incomplet.1 Aussi l'absence du Temple et l'espoir de sa restauration
inscrivent-ils le culte de la synagogue dans un temps ouvert. Pour le culte
chrétien au contraire, la destruction du Temple de Jérusalem est une réalité
définitive et théologiquement nécessaire. Le nouveau Temple existe déjà,
ainsi que le sacrifice nouveau et définitif: l'humanité du Christ, crucifiée
et ressuscitée. La prière de Jésus s'est unie maintenant au dialogue
intra-trinitaire de l'amour éternel. Et c'est par l'Eucharistie que Jésus
attire les hommes dans cette prière, porte toujours ouverte par laquelle
nous accédons au culte et au vrai sacrifice, le sacrifice de l'Alliance
Nouvelle.
1 À la différence du culte islamique, lequel, complété par le pèlerinage et le
jeûne, forme l'ensemble de l'adoration exigée par le Coran.
Dans les discussions théologiques modernes, on a avancé que le culte divin
de la Nouvelle Alliance n'avait été conçu qu'en rapport à la synagogue, et
en stricte opposition au Temple, considéré comme l'expression de la loi,
donc comme un stade définitivement dépassé de la «religion». Les effets de
cette théorie sont désastreux: dans cette perspective, le lien entre
sacerdoce et sacrifice n'est plus compris; l'accomplissement de l'histoire
sacrée pré-chrétienne ainsi que l'unité des deux Testaments cessent d'être
perceptibles. Seule une vision approfondie permet de reconnaître que le
Temple, autant que la synagogue, est entré dans la liturgie chrétienne.
2. L'universalité est un trait propre au culte chrétien. Célébrer
l'Eucharistie, c'est rendre un culte qui embrasse ciel et terre dans la
glorification de Dieu. La liturgie chrétienne n'est jamais un événement
organisé par un groupe particulier, un cercle ou une Église locale. Dans la
liturgie, le mouvement de l'humanité vers Dieu et celui de Dieu vers les
hommes se rejoignent dans le Christ, qui veut nous réunir et réaliser
l'unique Église, l'unique assemblée du peuple de Dieu. Ainsi, tout se répond
: l'horizontalité et la verticalité, l'unicité de Dieu et l'unité de
l'humanité, dans la communauté de tous ceux qui adorent en esprit et en
vérité.
3. Ainsi, la notion paulinienne de «logike latreia»,
d'adoration conforme au
Logos, définit exactement la nature de la liturgie chrétienne. Dans ce
concept, l'élan spirituel de l'Ancien Testament, le processus à l'œuvre dans
l'histoire des religions, la quête de l'homme et la réponse divine, trouvent
leur aboutissement. Le Logos créateur, le Logos éternel devenu homme et le
logos de l'homme se rejoignent. Toute autre définition serait partielle. Si
l'on décrivait l'Eucharistie comme une «réunion», par exemple, ou, en
partant de la Cène de Jésus, comme un « repas », on ne saisirait à travers
ces termes qu'une réalité tronquée et l'on manquerait tous les liens
historiques et théologiques réunis dans la liturgie. En revanche le mot
«eucharistie» répond bien à l'idée de logike latreia, et peut donc servir de
dénomination appropriée à la liturgie chrétienne.
4. Ces observations nous ont permis de dégager la forme fondamentale de la
liturgie chrétienne, dont nous verrons les aspects plus concrets au chapitre
suivant. Cette liturgie, nous l'avons vu, accomplit à la fois les promesses
de l'Ancien Testament et la quête religieuse de l'humanité. Elle reste
toutefois une liturgie de l'espérance car elle aussi est marquée du sceau de
l'absence. Le nouveau Temple, non édifié de main d'homme, existe déjà, mais
à l'état de formation. Les bras du Crucifié sont grands ouverts pour nous
accueillir, mais les retrouvailles de Dieu et de l'humanité, dans cette
étreinte, n'en sont qu'à leurs débuts. La liturgie chrétienne est une
liturgie pérégrine, en chemin vers la transfiguration de toutes choses - le
moment où « Dieu sera tout en tous ».
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Sources :Texte original des écrits du Saint Père Benoit
XVI-
E.S.M.
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constitue pas un document officiel
Eucharistie sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 20.05.2025