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Benoît XVI : Mais de quel droit ?
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Le 24 février 2023 -
(E.S.M.)
- Benoît XVI pose les questions qui nous ramènent au dilemme. La foi
n'est pas séparable de ceux en qui elle est reçue et chez lesquels
elle est en acte.
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Benoît XVI -
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Benoît :
3. LE DILEMME DE LA FOI DANS LE MONDE D'AUJOURD'HUI
Après cette première constatation, il nous faut réfléchir à une autre
difficulté de croire, qui se présente à nous aujourd'hui avec une acuité
particulière. Au gouffre qui sépare « visible »
et «
invisible » s'ajoute la distance entre «
autrefois » et « aujourd'hui », rendant ainsi pour nous le problème
plus difficile encore. Le paradoxe fondamental inhérent à la foi est encore
renforcé par le fait d'une foi pour ainsi dire revêtue d'un costume
d'autrefois, rappelant les formes de vie d'autrefois. Toutes les mises à
jour, qu'on les désigne de manière théorique et académique par le mot «
démythologisation » ou de manière pratique et ecclésiale par le ternie «
aggiornamento », ne peuvent donner le change ;
au contraire, tous ces efforts ne font que confirmer
l'impression que l'on veut désespérément nous présenter comme moderne ce qui
de toute évidence appartient au passé. Ces ajustements continuels
montrent au grand jour combien tout cela est d'hier. La foi n'apparaît plus
comme ce saut, certes bien aventureux mais provoquant la générosité de
l'homme, ce saut hors de ce monde tangible, apparemment seul consistant,
dans le vide apparent, dans l'invisible et l'insaisissable. Elle semble
plutôt exiger de nous que nous misions sur le passé et nous forcer à le
regarder comme la norme à jamais valable. N'est-ce pas
demander l'impossible au moment où l'idée de
« progrès
» s'est substituée à la notion de « tradition »
?
Nous touchons ici, en passant, un aspect caractéristique
de notre situation actuelle, et qui a quelque importance pour notre
problème. Dans le passé, la notion de « tradition » renfermait tout un
programme ; c'était un abri où l'homme trouvait sa sécurité ; en se référant
à elle, on pouvait être sûr de ne pas s'égarer.
Aujourd'hui règne le sentiment exactement opposé : la tradition, c'est ce
qui est périmé, ce qui est d'hier. Le progrès au contraire porte en lui la
promesse de l'être authentique ; aussi l'homme ne s'attarde-t-il plus dans
la sphère de la tradition, du passé, il trouve son milieu vital dans le
progrès et l'avenir
6.
C'est une raison de plus pour que la foi, vue sous
l'angle de la tradition, apparaisse à l'homme d'aujourd'hui comme un stade
dépassé, incapable de lui procurer une place dans cet avenir, où il prétend
trouver le champ de ses obligations et de ses possibilités. De ce
fait, le scandale premier de la foi, la distance qui sépare le visible de
l'invisible, Dieu de la créature, est masqué et dominé par un scandale
secondaire, celui du passé et du présent, par l'antithèse du progrès et de
la tradition, par l'engagement à l'égard du passé que la foi semble
impliquer.
Ni le subtil intellectualisme de la démythologisation ni
le pragmatisme de l'aggiornamento n'arrivent donc à emporter la
conviction. N'est-ce pas la preuve que cette déviation du scandale originel
de la foi chrétienne a des racines extrêmement profondes, sur lesquelles ni
théories ni recettes n'ont directement prise. En un certain sens,
l'on saisit ici sur le vif l'originalité du scandale «
chrétien », ce que l'on pourrait appeler le positivisme chrétien, la
positivité irréductible du christianisme. Je veux dire : la foi chrétienne
n'a pas seulement pour objet, comme on pourrait d'abord le supposer, ce qui
est éternel et qui en vertu de son altérité resterait totalement en dehors
de notre monde et en dehors du temps; son objet immédiat,
c'est plutôt le Dieu qui est entré dans l'histoire, Dieu fait homme.
En paraissant ainsi combler le fossé entre l'éternel et le temporel, entre
le visible et l'invisible, en nous faisant rencontrer Dieu comme un homme,
l'Éternel comme un être soumis au temps, la foi se reconnaît comme
révélation. Sa prétention d'être révélation est fondée dans le fait qu'elle
introduit pour ainsi dire l'Éternel dans notre monde : « Nul n'a jamais vu
Dieu, le Fils unique, qui est dans le sein du Père, lui, l'a fait connaître7
»; il est devenu « exégèse » de Dieu, aurait-on presque envie de dire
suivant l'expression grecque. Mais restons au mot allemand (aus-legen
= ex-poser) que l'original nous autorise à prendre au pied de la lettre :
Jésus a « exposé » Dieu, il l'a sorti de lui-même, ou comme le dit Jean
d'une manière encore plus frappante dans sa première Épître : «
il l'a donné à voir, à toucher, à tel point que Celui que personne n'a
jamais vu, nous pouvons maintenant le toucher de nos mains8
».
A première vue, cela paraît être le summum de la
révélation, de la manifestation de Dieu. Le saut dans l'infini semble ramené
à des proportions humaines ; il ne nous reste, pour ainsi dire, qu'à faire
quelques pas pour aller auprès de cet homme en Palestine, où Dieu lui-même
vient à notre rencontre. Mais les choses se présentent avec une singulière
ambiguïté : ce qui paraît d'abord être la révélation la plus radicale et
qui, en un sens, demeure effectivement pour toujours la révélation, cela
devient en même temps facteur d'obscurité extrême. Ce qui semble d'abord
rapprocher Dieu de nous, au point que nous puissions le toucher comme notre
semblable, suivre ses traces et littéralement les vérifier, cela est devenu,
en un sens très profond, le présupposé de la « mort de Dieu » qui depuis
lors commande irrévocablement la marche de l'histoire et la relation de
l'homme à Dieu. Dieu s'est tellement rapproché que nous pouvons le tuer; et
de ce fait, semble-t-il, il cesse d'être Dieu pour nous. Ainsi nous sommes
déconcertés devant cette « révélation » chrétienne. En la comparant avec la
religiosité asiatique, l'on peut se demander s'il n'eût pas été plus simple
d'adorer ce qui est éternel et caché, de s'y abandonner dans la méditation
et d'y aspirer. N'eût-il pas mieux valu que Dieu nous laissât dans notre
éloignement infini ? N'aurait-il pas été plus facile de nous élever
au-dessus des contingences de ce monde, pour percevoir dans une paisible
contemplation le mystère ineffable, au lieu qu'il faille maintenant nous
livrer au positivisme de la foi, nous limiter à une seule figure et placer
le salut de l'homme et du monde sur le bout d'aiguille d'un point fortuit de
l'espace et du temps ? Ce Dieu réduit à un seul point n'est-il pas condamné
à mourir définitivement dans un monde où l'homme et son histoire sont
relativisés sans pitié et ramenés à une toute petite poussière dans le Tout
? L'homme pouvait, à la rigueur, dans la naïveté de ses années d'enfance, se
prendre pour le centre de l'univers; mais aujourd'hui devenu adulte, ne
devrait-il pas avoir le courage de se réveiller de son sommeil, de se
frotter les yeux et de secouer ce rêve insensé, si beau qu'il eût été ? Ne
devrait-il pas s'insérer sans réticence dans cet immense ensemble, dans
lequel notre toute petite vie est reléguée, et en acceptant vaillamment
cette extrême petitesse, lui trouver un sens nouveau ?
La question étant ainsi précisée, nous découvrons,
derrière ce scandale apparemment secondaire de « autrefois » et «
aujourd'hui », un scandale beaucoup plus grand, celui du « positivisme »
chrétien. Ainsi seulement apparaît toute la profondeur du problème de la foi
chrétienne, tel qu'il nous faut l'envisager aujourd'hui.
Pouvons-nous encore croire
aujourd'hui
? Ou plutôt, il faut poser la question plus radicalement :
avons-nous encore le droit de croire, n'est-ce pas notre devoir d'en
finir avec ce rêve et de nous rendre à l'évidence ? Le chrétien
d'aujourd'hui doit se poser cette question ; il ne lui est pas permis de
recourir simplement à toutes sortes de détours et de subterfuges pour donner
une interprétation du christianisme qui ne choque plus. Quand par
exemple un théologien prétend que la « résurrection des morts » signifie
seulement que l'on doit travailler chaque jour, sans se lasser, à l'œuvre de
l'avenir, le choc est sans doute évité. Mais sommes-nous restés honnêtes ?
N'y a-t-il pas une grave malhonnêteté à vouloir
soutenir la cause du christianisme de nos jours par des acrobaties
d'interprétation de ce genre
? Ne faut-il pas alors renoncer à jeter de la poudre aux yeux et nous
soumettre simplement à la réalité ? Disons-le franchement : un tel
christianisme, évacué de toute substance par de semblables interprétations,
accuse un manque de sincérité à l'égard des problèmes de l'incroyant,
dont le « peut-être pas » devrait nous troubler, comme nous souhaitons que
le « peut-être » chrétien le trouble, lui.
Si nous essayons d'accueillir la question de l'autre
comme la mise en question de notre propre être, qu'on ne saurait réduire en
traité et mettre de côté, alors nous aurons le droit à notre tour de lui
poser une question. De nos jours, nous sommes enclins à ne considérer que le
concret, le « vérifiable » comme l'unique réalité.
Mais de quel droit
? Ne convient-il pas de nous demander avec plus de soin ce qu'est, en
fait, le « réel » ? Se limite-t-il à ce qui est constaté et constatable ? ou
peut-être la constatation expérimentale n'est-elle qu'une certaine manière
d'approcher le réel, impuissante à embrasser toute la réalité et susceptible
de nous induire en erreur par rapport à la vérité et à l'homme, si nous la
prenons comme l'unique critère ? Ces questions nous ramènent au dilemme «
autrefois aujourd'hui », en nous confrontant cette fois avec la
problématique spécifique de notre « aujourd'hui », et dont nous essayerons
de dégager maintenant les éléments essentiels.
A suivre :
LIMITE DE LA CONCEPTION MODERNE DE LA RÉALITÉ ET POINT D'INSERTION DE LA FOI
6. Un article de journal, lu récemment,
me paraît très symptomatique à ce sujet : « Vous ne tenez sûrement pas à
acheter de la tradition, mais du progrès rationnel. » A ce propos, il faut
mentionner ce fait singulier, que la théologie catholique, dans sa réflexion
sur le concept de tradition, tend de plus en plus, depuis près d'un siècle,
à assimiler tacitement la tradition au progrès, c'est-à-dire à réinterpréter
l'idée de tradition en l'idée de progrès, en présentant la tradition non
plus comme un bien légué et stable, mais comme la force dynamique du sens de
la foi : cf. Ratzinger, « Tradition », dans LTHK, X, 293-299; - ID., «
Kommentar zur Oflenbarungskonstitution », dans LTHK ErgUnzunssband,
II, pp. 489 ss. et 515-528.
7. Jn 1, 18.
8. Jn 1, 1-3.
Sur le même thème :
Benoit XVI et l'auto-démolition de l'Occident
►

Sources :Texte original des écrits du Saint Père Benoit XVI -
E.S.M.
Ce document est destiné à l'information; il ne
constitue pas un document officiel
Eucharistie sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 24.02.2023
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