Le prédicateur de Benoît XVI
prêche à "nous approprier" les béatitudes |
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ROME, le 16 mars 2007 -
(E.S.M.) -
A 9H, ce matin dans la chapelle Redemptoris Mater, en présence du pape
Benoît XVI et de la Curie, le prédicateur de la Maison Pontificale,
le P. Raniero Cantalamessa, O.F.M., a tenu la seconde prédication de Carême et
nous encourage à "nous approprier" les béatitudes, autoportrait de Jésus.
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P. Raniero Cantalamessa
Le prédicateur du Pape Benoît XVI prêche à "nous approprier" les
béatitudes
Seconde prédication de Carême au Pape et à la Curie - Synthèse -
( texte
intégral en deuxième partie)
A 9H, ce matin dans la chapelle Redemptoris Mater, en présence du pape
Benoît XVI et de la Curie, le prédicateur de la Maison Pontificale,
le P. Raniero Cantalamessa, O.F.M., a tenu la seconde prédication de Carême et
nous encourage à "nous approprier" les béatitudes, autoportrait de Jésus.
Le thème de la méditation quadragésimale est la suivante: "Bienheureux
les pauvres de coeur car ils verront Dieu" - les
Béatitudes évangéliques.
Puisque les Béatitudes constituent un "autoportrait de Jésus", le
prédicateur de la Maison Pontificale a considéré ce vendredi devant Benoît XVI et la Curie romaine que non seulement nous sommes appelés à les
imiter, mais aussi à nous les approprier.
Ceci est une bonne nouvelle, affirme le père Cantalamessa, car « dans la foi
nous pouvons puiser à la douceur du Christ comme à sa pureté de cœur et à
toutes ses autres vertus ».
Nous pouvons prier pour obtenir la douceur, comme saint Augustin priait pour
obtenir la chasteté : « O Dieu, tu m’ordonnes d’être doux ; donne-moi ce que
tu m’ordonnes et ordonne-moi ce que tu veux », a-t-il déclaré.
Les Béatitudes ne sont pas un programme éthique préparé par un maître pour
ses disciples. Elles sont « l’autoportrait » de Jésus, a expliqué le père Cantalamessa : « C’est lui le véritable pauvre, le doux, le cœur pur, le
persécuté pour la justice », rappelant les paroles de Jésus reprises dans l’Evangile
de Matthieu : « Mettez-vous à mon école car je suis doux et humble de cœur
».
Pour comprendre le sens plein de la douceur, il a souligné deux
associations constantes de la Bible et des anciennes exhortations
chrétiennes : douceur et humilité, ainsi que douceur et patience.
L'une met en évidence les dispositions intérieures qui entraînent la douceur;
l'autre les attitudes à avoir devant son prochain : une bienveillance, une
douceur, une gentillesse ", a expliqué le père Cantalamessa. Et les
Évangiles "sont la démonstration de la douceur du Christ, dans son
double
aspect d'humilité et de patience " a t-il souligné.
"La plus grande preuve de la douceur du Christ est dans sa Passion" : "aucun
geste de colère, aucune menace" ; "mais Jésus a fait bien plus
que nous
donner un exemple de douceur et de patience héroïque".
"Il a fait de la douceur et de la non-violence un signe de la véritable
grandeur" - a-il souligné -, de sorte que "celle-ci ne consistera
plus à s'élever
tout seul au-dessus des autres, au-dessus de la masse, mais à s'abaisser pour
servir et élever les autres".
Peut-être celle des doux en est peut être l'exemple le plus clair. Mais ce
que l'on dit d'elle vaut pour toutes les Béatitudes. Celles-ci sont
l'expression de la nouvelle grandeur, de la voie de Jésus-Christ vers de la
réalisation du bonheur ", a signalé le père Cantalamessa en
faisant allusion "à l'importance extraordinaire" de cette
béatitude
"dans le débat sur la religion et la violence".
"L'Evangile ne donne pas lieu à des doutes - a-t-il observé. "Il
n’existe pas d’exhortations à la non violence mélangées à des exhortations
affirmant le contraire".
Il a signalé, en rappelant l'Evangile, c'est du coeur que viennent
les meurtres, les méchancetés, les calomnies
(cfr. Mc 7, 21-22).
Mais on peut les voir venir, a-t-il exprimé, en se référant à l'expérience
des Pères du désert, parce que "notre esprit a la capacité de devancer
le déroulement d'une pensée, de savoir dès le début, où elle
s'arrêtera : au pardon de son frère ou à sa condamnation, à sa propre gloire ou à celle
de Dieu ".
Avant de conclure, le père Cantalamessa a rappelé "la promesse liée à la
béatitude des doux" - "ils posséderont la terre" -, se
réalise à différents niveaux, jusqu'à la terre promise définitive qui est la
vie éternelle".
" L’un des niveaux est certes le niveau humain : la terre est représentée
par le cœur des hommes. Les doux gagnent la confiance, attirent les âmes ", a-il
confirmé.
Les deux prochaines prédication de carême auront lieu les vendredis 23
et
30 mars 2007.
Texte intégral:
1. Qui sont les doux
La béatitude sur laquelle nous voulons méditer aujourd’hui se prête à une
observation importante. Elle dit : « Heureux les doux, car ils possèderont
la Terre ». Dans un autre passage de ce même évangile de Matthieu, Jésus dit
: « Chargez-vous de mon joug, et mettez-vous à mon école, car je suis doux
et humble de cœur » (Mt 11, 29). Nous en déduisons que les béatitudes ne
sont pas seulement les lignes d’un beau programme éthique que le maître
aurait minutieusement travaillé pour ses disciples mais un autoportrait de
Jésus ! C’est lui le vrai pauvre, le doux, le cœur pur, le persécuté pour la
justice.
C’est là que l’approche du discours sur la montagne de Gandhi, pourtant très
admiratif de ce texte, révèle ses limites. Pour lui, ce discours aurait pu
faire abstraction de la personne historique du Christ. « Peu m’importe –
avait-il affirmé – si quelqu’un parvient un jour à démontrer que Jésus homme
n’a, en réalité, jamais vécu et que tout ce que nous lisons dans les
Evangiles n’est que le fruit de l’imagination de l’auteur. Car, à mes yeux,
le Sermon sur la montagne reste à jamais une vérité » (1).
Ce sont au contraire la personne et la vie du Christ qui font que ces
béatitudes et tout le discours sur la montagne sont quelque chose de plus
qu’une splendide utopie éthique ; elles en font une réalisation historique
dans laquelle chacun peut puiser sa force pour atteindre cette communion
mystique qui le liera à la personne du Sauveur. Il ne s’agit pas uniquement
de devoirs, mais de grâce.
Pour découvrir qui sont les doux proclamés bienheureux par Jésus, il
convient de passer brièvement en revue les différents termes qui, dans les
traductions modernes, sont utilisés pour rendre le mot doux (praeis). En
italien, les deux termes sont : miti et mansueti (dociles), ce dernier étant
utilisé également dans les traductions en espagnol : los mansos, les
dociles. En français ce mot est traduit par doux, c’est-à-dire ceux qui
possèdent la vertu de la douceur. (Il n’existe pas en français de mot
spécifique pour dire mitezza; dans le « Dictionnaire de spiritualité » cette
vertu est tirée du mot douceur, dolcezza).
En allemand s’alternent plusieurs traductions. Martin Luther traduisait ce
mot par Sanftmütigen, qui veut dire doux ; dans la traduction œcuménique de
la Bible, la Eineits Bibel, les doux sont ceux qui ne commettent pas de
violence – die keine Gewalt anwenden -, donc les non-violents ; certains
auteurs accentuent la dimension objective et sociologique en traduisant le
mot praeis par Machtlosen, les sans défense, les sans pouvoir. L’anglais,
lui, traduit généralement le mot praeis par the gentle, introduisant dans
les béatitudes une nuance entre la gentillesse et la courtoisie.
Chacune de ces traductions met en évidence une composante vraie mais
partielle de la béatitude. Pour avoir une idée de la richesse du terme
évangélique, à ses origines, nous devons les unir et n’en isoler aucune.
Deux associations constantes, dans la Bible et dans la parénèse chrétienne
des temps anciens, permettent d’arriver à la « pleine signification » du mot
douceur : l’une fait le rapprochement entre les deux mots douceur et
humilité, l’autre met en avant les dispositions intérieures d’où jaillira la
douceur, suggère les comportements qu’il faudrait avoir à l’égard de son
prochain : affabilité, douceur, gentillesse. Ces mêmes traits que l’Apôtre
met en lumière lorsqu’il parle de charité : « La charité est longanime : La
charité est serviable ; elle n’est pas envieuse ; la charité ne fanfaronne
pas, ne se gonfle pas ; elle ne fait rien d’inconvenant, ne cherche pas son
intérêt, ne s’irrite pas … » (1 Co 13, 4-5).
2. Jésus, le doux
Si les béatitudes sont un autoportrait de Jésus, la première chose à faire,
lorsque l’on doit commenter l’une d’entre elles, est de voir comment il l’a
vécue. Les Evangiles sont d’un bout à l’autre la démonstration de la douceur
du Christ, dans son double aspect d’humilité et de patience. Jésus lui-même
– avons-nous rappelé – se propose comme un modèle de douceur. Matthieu lui
attribue les paroles dites du Serviteur de Dieu, dans Isaïe : « Le roseau
froissé, il ne le brisera pas, et la mèche fumante, il ne l’éteindra pas » (cf.
Mt 12, 20). Son entrée à Jérusalem, à dos d’âne, est vue comme l’exemple
d’un roi « modeste » qui abhorre toute idée de violence et de guerre (cf. Mt
21, 4).
C’est dans sa passion que le Christ donne la plus grande preuve de cette
douceur. Aucun mouvement de colère, aucune menace : « Lui qui, insulté, ne
rendait pas l’insulte, souffrant il ne menaçait pas » (1 P 2, 23). Ce trait
de la personnalité du Christ était tellement bien imprimé dans la mémoire de
ses disciples que saint Paul, voulant conjurer les Corinthiens pour quelque
chose de cher et de sacré, leur avait écrit : « C’est moi, Paul en personne,
qui vous en prie, par la douceur (prautes) et l’indulgence (epieikeia) du
Christ » (2 Co 10, 1).
Mais Jésus a fait bien plus que nous donner un exemple de douceur et de
patience héroïque ; il a fait de la douceur et de la non-violence un signe
de la vraie grandeur. Celle-ci ne consistera plus à s’élever, seuls,
au-dessus des autres, au-dessus de la masse, mais à s’abaisser pour servir
et élever les autres. Sur la croix, dit Augustin, Jésus révèle que la vraie
victoire ne consiste pas à faire des victimes, mais à se faire victime, «
Victor quia victima » (2).
Nietzsche, on le sait, ne partageait pas cette vision. C’était pour lui une
« morale d’esclaves » fondée sur le « ressentiment » naturel des faibles par
rapport aux plus forts. Le christianisme, en prêchant l’humilité et la
douceur, le devoir de se faire petit, de tendre l’autre joue, aurait
introduit, pensait-il, comme une sorte de cancer à l’intérieur de
l’humanité, brisant et mortifiant du coup son élan et toute sa vie … Voici
comment, dans l’introduction du livre Ainsi parla Zarathoustra, la sœur du
philosophe résumait la pensée de son frère :
« Il suppose que, pour le ressentiment d’un christianisme faible et faussé,
tout ce qui était beau, fort, superbe, puissant – comme les vertus provenant
de la force – a été proscrit, banni, entraînant du coup un affaiblissement
de tant de forces, celles qui encouragent et aident l’homme à s’élever. Mais
un nouveau tableau de valeurs doit être placé au-dessus de l’humanité.
L’homme fort, puissant, magnifique, doit atteindre son sommet en devenant ce
super homme qui nous est maintenant présenté comme un être bouillonnant de
passion. Cette passion qui est le but de notre vie, de notre volonté et de
notre espérance » (3).
Depuis quelques temps, on relève une certaine tendance à vouloir récuser
toutes les accusations dont Nietzsche est l’objet, de vouloir le dédouaner,
voire même le christianiser. On entend dire qu’il n’a pas voulu, au fond,
s’en prendre au Christ, mais aux chrétiens qui, à une certaine époque,
prêchaient le renoncement comme une fin en soi, tout en méprisant la vie et
en s’acharnant contre le corps … tout le monde aurait déformé la vraie
pensée du philosophe, à commencer par Hitler …Il aurait été, en réalité, un
prophète des temps nouveaux, le précurseur de l’ère postmoderne.
La seule voix, si l’on peut dire, encore à l’opposé de cette tendance, est
celle du penseur français René Girard. Selon lui, toutes ces tentatives
nuisent avant tout à la personne de Nietzsche. Ce dernier, doté d’une rare
perspicacité pour l’époque, avait saisi le vrai nœud du problème :
l’alternative irréductible entre le paganisme et le christianisme.
Le paganisme exalte le sacrifice du faible au profit du fort et de
l’avancement de la vie ; le christianisme exalte le sacrifice du fort au
profit du faible. Il est difficile de ne pas voir ce lien objectif entre la
proposition de Nietzsche et le programme hitlérien d’exterminer des groupes
entiers de personnes pour favoriser l’avancement de la civilisation et la
pureté de la race.
Le christianisme n’est donc pas la seule cible du philosophe, mais le Christ
aussi. « Dionysos contre le crucifié : la voici bien l’opposition »,
s’exclame-t-il dans l’un de ses fragments posthumes (4).
René Girard démontre que ce qui constitue le plus grand mérite de la société
moderne – la préoccupation pour les victimes, le fait de prendre parti pour
les plus faibles et les opprimés, la défense de la vie menacée – est en
réalité un produit direct de la révolution évangélique qui est aujourd’hui,
dans un jeu néanmoins paradoxal de rivalités mimétiques, revendiqué par
d’autres mouvements, comme une conquête personnelle, et qui plus est en
opposition au christianisme (5).
Je parlais la fois précédente de la valeur également sociale des béatitudes.
Celle des doux en est peut-être l’exemple le plus évident. Mais ce que l’on
dit d’elle vaut pour toutes les béatitudes. Celles-ci sont l’expression de
la nouvelle grandeur, de la voie de Jésus Christ vers la réalisation du
bonheur.
Dire que l’Evangile contrarie le désir de faire de grandes choses et d’être
le premier, est faux. Jésus dit : « Si quelqu'un veut être le premier, qu'il
soit le dernier de tous et le serviteur de tous » (Mc 9, 35). Il est donc
légitime, voire même recommandé, de vouloir être le premier ; seul le chemin
pour y arriver change : on ne s’élève pas au-dessus des autres, en les
écrasant s’ils sont pour vous des entraves, mais en s’abaissant pour les
élever et s’élever soi-même en même temps qu’eux.
3. Douceur et tolérance
Après de nombreux drames, surtout celui du 11 septembre, la béatitude des
doux a pris une importance extraordinaire dans les débats sur la religion et
la violence. Celle-ci nous rappelle, à nous chrétiens, d’abord, que l’Evangile
ne laisse place à aucun doute. Il n’existe pas dans l’Evangile des
exhortations à la non violence mélangées à des exhortations affirmant le
contraire. Il se peut que les chrétiens se soient, à une certaine époque,
éloignés de leurs traditions, mais la source est limpide et l’Eglise peut à
nouveau s’en inspirer, à n’importe quelle époque, sûre de n’y trouver que
perfection morale.
L’évangile dit : « Celui qui ne croira pas, sera condamné » (Mc 16, 16),
mais condamné au ciel, pas sur terre, par Dieu et pas par les hommes. « Si
l’on vous pourchasse dans telle ville –dit Jésus – fuyez dans telle autre »
(Mt 10, 23) ; il ne dit pas : « mettez-là à feux et à sang ». Un jour, deux
de ses disciples, Jacques et Jean, qui n’avaient pas été reçus dans un
village samaritain, avaient dit à Jésus : « Seigneur, veux-tu que nous
ordonnions au feu de descendre du ciel et de les consumer ? ». Jésus, est-il
écrit, « se retournant, les réprimanda ». Une réprimande dont le contenu est
rapporté par bon nombre de manuscrits : « Vous ne savez de quel esprit vous
êtes animés. Car le Fils de l’homme est venu, non pour perdre les âmes des
hommes, mais pour les sauver » (cf. Lc 9, 53-55).
La fameuse injonction compelle intrare, « forcez-les à entrer », que saint
Augustin s’est senti obligé de reprendre, à contre-cœur, (6) pour justifier
le fait qu’il approuvait les lois impériales contre les Donatistes (7), et
qui servira par la suite à justifier la politique de coercition appliquée
aux hérétiques, est due à une évidente interprétation littérale du texte
évangélique, elle-même fruit d’une lecture mécanique de la Bible.
Jésus met cette injonction dans la bouche d’un homme qui, après avoir
préparé un grand dîner, et voyant que ses invités se dérobaient, avait
envoyé ses serviteurs par les chemins et le long des clôtures pour « faire
entrer de force chez lui les pauvres, les estropiés, les aveugles et les
boiteux » (cf. Lc 14, 15-24). Il est clair que, dans ce genre de contexte,
obliger quelqu’un ne signifie rien d’autre que faire acte d’insistance. Les
pauvres et les estropiés, comme tous les malheureux, pourraient se sentir
gênés d’aller se présenter au Palais dans un état aussi piteux : faites
tomber leur résistance, recommande le maître de maison, dites-leur qu’ils
n’aient pas peur d’entrer. Combien de fois, dans ce genre de circonstances,
n’avons nous-mêmes pas dit : « Il m’a obligé à accepter », sachant
parfaitement que faire preuve d’insistance, dans ce cas-là, est un signe de
bienveillance et non de violence.
Un livre-enquête sur Jésus, qui a beaucoup fait parlé de lui ces derniers
temps, attribue à Jésus cette phrase : « Quant à mes ennemis, ceux qui n’ont
pas voulu que je règne sur eux, amenez-les ici, et égorgez-les en ma
présence » (Lc 19, 27) et en déduit que « c’est à des phrases comme
celles-ci que les partisans de la ‘guerre sainte’ » se réfèrent (8). Or, il
faut préciser que ce n’est pas à Jésus que Luc attribue de telles paroles,
mais au roi de la parabole. Et l’on sait bien que l’on ne peut transférer
d’un bloc, de la parabole à la réalité, tous les détails du récit, et que,
dans tous les cas, ceux-ci doivent être transférés du plan matériel au plan
spirituel. Le sens métaphorique de ces paroles revient à dire qu’accepter ou
refuser Jésus n’est pas sans conséquences ; c’est une question de vie ou de
mort. Mais il s’agit de la vie ou de la mort spirituelle, non physique. La
guerre sainte n’a rien à voir ici.
4. Avec douceur et respect
Mais laissons de côté ces considérations d’ordre apologétique et cherchons à
voir comment faire de la béatitude des doux une lumière pour notre vie
chrétienne. Il existe une application pastorale de la béatitude des doux qui
commence déjà avec la Première Lettre de Pierre. Celle-ci concerne le
dialogue avec le monde extérieur : «… sanctifiez dans vos cœurs le Seigneur
Christ, toujours prêts à la défense contre quiconque vous demande raison de
l'espérance qui est en vous. Mais que ce soit avec douceur (prautes) et
respect » (1P 3, 15-16).
Il existe depuis l’antiquité deux types d’apologétique. L’un a pour modèle
Tertullien, l’autre Justin ; l’un a pour objectif de vaincre, l’autre de
convaincre. Justin écrit un Dialogue avec le Juif Triphon, Tertullien (l’un
de ses disciples) écrit un traité Contre les Juifs, Adversus Judeos. Ces
deux styles ont été repris dans la littérature chrétienne (Giovanni Papini
était certainement plus proche de Tertullien que de Justin), mais
aujourd’hui il faut certes préférer le premier. L’encyclique Deus caritas
est de l’actuel Souverain Pontife est un exemple lumineux de cette
présentation respectueuse et constructive des valeurs chrétiennes qui donne
raison de l’espérance chrétienne « avec douceur et respect ».
Le martyr saint Ignace d’Antioche suggérait aux chrétiens de son époque,
cette attitude toujours actuelle, face au monde extérieur : « En face de
leurs colères, vous, soyez doux ; de leurs vantardises, vous, soyez humbles
» (9)
La promesse liée à la béatitude des doux – « ils possèderont la terre » – se
réalise à différents niveaux, jusqu’à la terre promise définitive qui est la
vie éternelle. L’un des niveaux est certainement le niveau humain : la terre
représente le cœur des hommes. Les doux gagnent la confiance, attirent les
âmes. Le saint de la douceur, par excellence, saint François de Sales,
disait : « Soyez aussi doux que possible et souvenez-vous que l’on prend
davantage de mouches avec une goutte de miel qu’avec un baril de vinaigre ».
5. Mettez-vous à mon école
On pourrait insister longuement sur ces applications pastorale de la
béatitude des doux, mais passons à une application plus personnelle. Jésus
dit : « Mettez-vous à mon école, car je suis doux ». On pourrait objecter en
disant que Jésus ne s’est pas toujours montré doux lui-même ! Il dit par
exemple de ne pas tenir tête au méchant, et dit « quelqu'un te donne-t-il un
soufflet sur la joue droite, tends-lui encore l'autre » (Mt 5, 39). Mais
lorsque l’un des gardes le frappa sur la joue, au cours du procès devant le
Sanhédrin, il n’est pas écrit qu’il tendit l’autre joue, mais qu’il répondit
calmement : « Si j'ai mal parlé, témoigne de ce qui est mal ; mais si j'ai
bien parlé, pourquoi me frappes-tu » (Jn 18, 23).
Cela signifie que le discours sur la montage ne doit pas être pris
entièrement et automatiquement au pied de la lettre ; c’est le style de
Jésus d’utiliser des hyperboles et un langage imagé pour que certaines idées
restent mieux imprimées dans l’esprit de ses disciples. Dans le cas de
tendre l’autre joue par exemple, l’important n’est pas le geste de tendre la
joue (qui peut même parfois être vu comme provocateur), mais de ne pas
répondre à la violence par une autre violence, de vaincre la colère avec le
calme.
En ce sens, sa réponse au garde est l’exemple d’une douceur divine. Pour en
mesurer la portée, il suffit de la comparer à la réaction de son apôtre Paul
(qui était pourtant un saint) dans une situation analogue. Lorsque, durant
le procès devant le Sanhédrin, le grand prêtre Ananie ordonne de frapper
Paul sur la bouche, Paul répond : C’est Dieu qui te frappera, toi, muraille
blanchie ! » (Ac 23, 2-3).
Un autre doute demande à être éclairci. Dans ce même discours sur la montage
Jésus dit : « Quiconque se fâche contre son frère en répondra au tribunal ;
mais s'il dit à son frère : Crétin ! il en répondra au Sanhédrin ; et s'il
lui dit : Renégat !, il en répondra dans la géhenne de feu » (Mt 5, 22).
Jésus s’adresse plusieurs fois dans l’Evangile aux scribes et aux pharisiens
en les appelant « hypocrites, insensés et aveugles » (cf. Mt 23, 17) ; il
réprimande les disciples en les appelant « cœurs sans intelligence et lents
à croire » (cf. Lc 24, 25).
Ici encore, l’explication est simple. Il faut distinguer entre l’injure et
la correction. Jésus condamne les paroles prononcées avec colère et dans
l’intention d’offenser son frère, mais pas celles qui visent à faire prendre
conscience de son erreur et à la corriger. Un père qui dit à son fils : tu
es indiscipliné, désobéissant, n’entend pas l’offenser mais le corriger.
Moïse est défini par les Ecritures comme « l'homme le plus humble que la
terre ait porté » (Nb 12, 3) et pourtant dans le Deutéronome nous
l’entendons s’exclamer en s’adressant à Israël : « Est-ce là ce que vous
rendez à Yahvé ? Peuple insensé, dénué de sagesse ! » (Dt 32, 6).
La différence réside dans le fait de savoir si celui qui parle, parle par
amour ou par haine. « Aime et fais ce qui te plaît » disait saint Augustin.
Si tu aimes, que tu corriges ou laisse courir, ce sera de l’amour. L’amour
ne fait aucun mal au prochain. Des racines de l’amour, comme d’un bon arbre,
ne peuvent naître que de bons fruits (10).
6. Humbles de cœur
Nous arrivons ainsi au terrain propre à la béatitude des doux, le cœur.
Jésus dit : « Mettez-vous à mon école car je suis doux et humble de cœur ».
C’est là que se décide la vraie douceur. C’est du cœur, dit-il que viennent
les meurtres, les méchancetés, les calomnies (cf. Mc 7, 21-22), de même que
des bouillonnements internes du volcan, jaillissent la lave, les cendres et
les lapilli embrasés. Les plus grandes explosions de violence, comme les
guerres et les batailles, commencent, dit saint Jacques, secrètement avec
les passions, qui s’agitent dans le cœur de l’homme (cf. Jc 4, 1-2). De même
qu’il existe un adultère du cœur, il existe un homicide du cœur : «
Quiconque hait son frère est un homicide », écrit Jean (1 Jn 3, 15).
Il n’y a pas que la violence des mains, il y a aussi celle des pensées. En
nous se déroulent presque en permanence, si nous y faisons attention, des «
procès à huis clos ». Un moine anonyme a écrit des pages très profondes à ce
sujet. Il parle en tant que moine mais ce qu’il dit ne vaut pas seulement
pour les monastères ; il cite l’exemple des sujets, mais il est évident que
le problème se pose d’une autre manière également pour les supérieurs.
« Observe, dit-il, ne serait-ce qu’un seul jour, le cours de tes pensées :
tu seras surpris de la fréquence et de la vivacité de tes critiques internes
avec des interlocuteurs imaginaires, sinon avec ceux qui t’entourent. D’où
viennent-elles en général ? De là : le mécontentement à cause des supérieurs
qui ne nous aiment pas, ne nous estiment pas, ne nous comprennent pas ; ils
sont sévères, injustes ou trop mesquins avec nous ou d’autres ‘opprimés’.
Nous sommes mécontents de nos frères, ‘peu compréhensifs, entêtés,
superficiels, désordonnés ou injurieux… Alors dans notre esprit se crée un
tribunal, dans lequel nous sommes procurateur, président, juge et juré ;
rarement avocat, sauf en notre faveur. On expose les torts ; on pèse les
raisons ; on se défend et on se justifie ; on condamne l’absent. On élabore
éventuellement des plans de revanche ou des fourberies vengeresses… » (11).
Ne devant pas lutter contre des ennemis extérieurs, les Pères du désert ont
fait de ce combat intérieur contre les pensées (les fameux logismoi) le banc
d’essai de tout progrès spirituel. Ils ont également élaboré une méthode de
combat. Notre esprit, disaient-ils, a la capacité de devancer le déroulement
d’une pensée, de savoir dès le début où elle s’arrêtera : au pardon de son
frère ou à sa condamnation, à sa propre gloire ou à celle de Dieu. « La
tâche du moine – disait une personne âgée – est de voir arriver de loin ses
propres pensées » (12), ceci pour leur barrer la route lorsqu’elles ne sont
pas conformes à la charité. La manière la plus simple de le faire est de
dire une brève prière ou d’envoyer une bénédiction à la personne que nous
sommes tentés de juger. Ensuite, à tête reposée, on pourra décider s’il
convient d’agir à son égard, et comment.
7. Se revêtir de la douceur du Christ
Une observation avant de conclure. De par leur nature, les béatitudes sont
orientées vers la pratique ; elles font appel à l’imitation, elles
accentuent l’œuvre de l’homme. Nous risquons de nous décourager en
constatant notre incapacité à les mettre en pratique dans notre propre vie
et l’abîme existant entre l’idéal et la pratique.
Il faut rappeler ce que nous disions au début : les béatitudes sont
l’autoportrait de Jésus. Il les a toutes vécues et en plénitude ; mais – et
voilà la bonne nouvelle – il ne les a pas seulement vécues pour lui-même
mais également pour nous tous. Nous ne sommes pas seulement appelés à imiter
les béatitudes mais également à nous en approprier. Dans la foi nous pouvons
puiser à la douceur du Christ comme à la pureté de son cœur et à n’importe
quelle autre de ses vertus. Nous pouvons prier pour avoir la douceur, comme
saint Augustin priait pour avoir la chasteté : « O Dieu, tu m’ordonnes
d’être doux ; donne-moi ce que tu m’ordonnes et ordonne-moi ce qu’il te
plaît » (13).
« Vous donc, les élus de Dieu, ses saints et ses bien-aimés, revêtez des
sentiments de tendre compassion, de bienveillance, d'humilité, de douceur,
de patience » (Co 3, 12), écrit l’Apôtre aux Colossiens. La douceur est
comme un vêtement que le Christ nous a obtenu par ses mérites et que nous
pouvons revêtir, dans la foi, non pas pour être dispensés de la pratique
mais pour nous y encourager. Saint Paul place la douceur (prautes) parmi les
fruits de l’Esprit (Ga 5, 23), c’est-à-dire parmi les qualités dont fait
preuve le croyant dans sa vie lorsqu’il accueille l’Esprit du Christ et
s’efforce d’y correspondre.
Concluons en répétant ensemble avec confiance la belle invocation des
litanies du Sacré Cœur : « Jésus, doux et humble de cœur, rends nos cœurs
semblable au tien » (Jesu, mitis et humilis corde: fac cor nostrum secundum
cor tutum).
NOTES
1. Gandhi, Buddismo, Cristianesimo, Islamismo, Roma, Tascabili Newton
Compton, 1993, p. 53.
2. S. Agostino, Confessioni, X, 43.
3. Introduzione all’edizione tascabile di Also sprach Zarathustra del 1919.
4. F. Nietzsche, Opere complete, VIII, Frammenti postumi 1888-1889, Adelphi,
Milano 1974, p. 56.
5. R. Girard, Vedo Satana cadere come folgore, Milano, Adelphi, 2001, pp.
211-236.
6. S. Agostino, Epistola 93, 5: “Dapprima ero del parere che nessuno dovesse
essere condotto per forza all’unità di Cristo, ma si dovesse agire solo con
la parola, combattere con la discussione, convincere con la ragione”.
7. Cf. S. Agostino, Epistole 173, 10; 208, 7.
8. Corrado Augias – Mauro Pesce, Inchiesta su Gesù. Mondadori, Milano 2006,
p.52.
9. S. Ignazio d’Antiochia, Agli Efesini, 10,2-3.
10. S. Agostino, Commento alla Prima Lettera di Giovanni 7,8 (PL 35, 2023)
11. Un monaco, Le porte del silenzio, Ancora, Milano 1986, p. 17 (Originale:
Les portes du silence, Libraire Claude Martigny, Genève).
12. Detti e fatti dei Padri del deserto, a cura di C. Campo e P. Draghi,
Rusconi, Milano 1979, p. 66.
13. Cf. S. Agostino, Confessioni, X, 29.
1ère prédication de Carême en présence de Benoît XVI - 09.03.07
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Sources:
www.vatican.va
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E.S.M.
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Eucharistie sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 16.03.2007 - BENOÎT XVI-Méditation |