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Les cinq journées conciliaires du pape
Benoît XVI
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Le 14 octobre 2012 -
(E.S.M.)
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Avec six interventions à propos de Vatican II, cinquante ans
après le début de ce concile. Ensuite, une note de Pietro De Marco à
propos du "paradigme externe" qui conditionne l'interprétation et la
réception de cet événement
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Les cinq journées conciliaires du pape
Benoît XVI
par Sandro Magister
Le 14 octobre 2012 - E.
S. M. -
Au cours des cinq jours qui ont été marqués à la
fois par le début du synode des évêques consacré à la nouvelle
évangélisation et par l’ouverture de l'année de la foi, Benoît XVI est
intervenu six fois à propos de la question la plus controversée et la plus
brûlante de toutes : le concile Vatican II.
Avec des accents différents à chaque fois. Et parfois surprenants.
1. L'HOMÉLIE DU DIMANCHE 7 OCTOBRE
Lors de la messe d’ouverture du synode, au cours de laquelle il a mis saint
Jean d'Avila et sainte Hildegarde de Bingen au nombre des docteurs de
l’Église, le pape a remarqué qu’"une des idées fondamentales de la nouvelle
impulsion que le concile Vatican II a donnée à l’évangélisation est celle de
l’appel universel à la sainteté".
"Les véritables protagonistes de l’évangélisation", ce sont les saints. Et
Benoît XVI de poursuivre :
"La sainteté ne connaît pas de barrières culturelles, sociales, politiques,
religieuses. Son langage – celui de l’amour et de la vérité – est
compréhensible par tous les hommes de bonne volonté et les rapproche de
Jésus-Christ, source intarissable de vie nouvelle".
►
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2. LA "LECTIO DIVINA" DU LUNDI 8 OCTOBRE
Dans la méditation qu’il a prononcée devant les pères du synode après la
récitation de l’office de tierce, le premier matin des travaux, Benoît XVI a
insisté sur le primauté de Dieu pour ce qui est de "faire" l’Église :
"Nous ne pouvons pas faire l’Église, nous pouvons seulement faire connaître
ce que Lui a fait. L’Église ne commence pas avec notre 'faire' mais avec le
'faire' et le 'parler' de Dieu. Ainsi les Apôtres n’ont pas dit après
certaines assemblées : à présent nous voulons créer une Église et avec la
forme d’une constituante ils auraient élaboré une constitution. Non, ils ont
prié et dans la prière ils ont attendu, car ils savaient que seul Dieu
lui-même peut créer son Église. [...] Comme à cette époque, c’est seulement
grâce à l’initiative de Dieu que pouvait naître l’Église, [...] ainsi
aujourd’hui aussi c’est seulement Dieu qui peut commencer, nous ne pouvons
que coopérer et le début doit venir de Dieu".
On voit transparaître ici, dans l’allusion polémique du pape à une
"constituante", sa critique de l'identification faite par certains entre le
concile Vatican II et une assemblée destinée à donner à l’Église une
"constitution", par analogie avec les États.
L’universitaire qui a le plus soutenu cette thèse, même si c’est avec toutes
les précautions que demande la question, est Peter Hünermann, de la faculté
de théologie de Tubingen, responsable d’un imposant commentaire théologique
du concile Vatican II en cinq volumes, publié aux éditions Herder.
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3. L'AUDIENCE GÉNÉRALE DU MERCREDI 10 OCTOBRE
Lors de l’audience accordée aux fidèles le 10 octobre, le pape Joseph
Ratzinger a rappelé que la convocation de Vatican II n’avait pas été
provoquée, comme cela avait été au contraire le cas pour d’autres conciles,
par des erreurs en matière de foi qu’il fallait corriger ou condamner, mais
par l’intention de "présenter à notre monde, qui a tendance à s’éloigner de
Dieu, l’exigence de l’Évangile dans toute sa grandeur et toute sa pureté".
En d’autres termes :
"Ce qui est important aujourd’hui, tout comme cela l’a été dans la volonté
des pères conciliaires, c’est que l’on voie – à nouveau, de manière claire –
que Dieu est présent, qu’il nous regarde, qu’il nous répond. Et que, au
contraire, lorsque la foi en Dieu fait défaut, ce qui est essentiel
s’écroule, parce que l’homme perd sa dignité profonde et ce qui fait la
grandeur de son humanité".
En guise de boussole pour cette navigation, le pape indique les documents du
concile, "auxquels il faut revenir, en les dégageant d’une masse de
publications qui, bien souvent, les ont cachés au lieu de les faire
connaître ".
►
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4. LA PRÉFACE A SES ÉCRITS RELATIFS AU CONCILE
"Ce fut une journée splendide" : c’est en ces termes que Benoît XVI évoque
le 11 octobre 1962 dans la préface aux deux volumes de ses "opera omnia" qui
contiennent ses écrits relatifs au concile Vatican II et dont la parution en
Allemagne est imminente.
Cette préface a été présentée de manière anticipée par "L'Osservatore
Romano" dans l’après-midi du 10 octobre. Le pape y entre plus que jamais
dans le vif de la controverse.
Ayant préalablement affirmé que “Jean XXIII avait convoqué le Concile sans
lui indiquer de problèmes concrets ou de programmes” et que ce fut là sa
“grandeur et en même temps la difficulté”, le pape écrit qu’il y avait
cependant "une attente générale".
Et il résume celle-ci de la manière suivante, tout en en reconnaissant à
nouveau les limites :
"L’Église, qui à l’époque baroque avait encore, d’une certaine manière,
modelé le monde, à partir du XIXe siècle était entrée d’une façon toujours
plus évidente dans une relation négative avec l'époque moderne, qui ne
commença vraiment qu’à ce moment-là. Les choses devaient-elles demeurer
ainsi ? L’Église ne pouvait-elle accomplir un pas positif dans les temps
nouveaux ? Derrière la vague expression 'monde d’aujourd’hui' se trouve la
question du rapport avec l'époque moderne. Pour l’éclaircir il aurait été
nécessaire de mieux définir ce qui était essentiel et constitutif de
l'époque moderne. On n’y est pas parvenu dans le 'Schéma XIII'. Même si la
Constitution pastorale exprime beaucoup de choses importantes pour la
compréhension du 'monde' et apporte d’importantes contributions sur la
question de l’éthique chrétienne, sur ce point elle n’a pas réussi à offrir
un éclaircissement substantiel”.
Toutefois, immédiatement après cette note critique envers "Gaudium
et Spes", le pape poursuit en disant :
“De manière inattendue, on ne trouve pas la rencontre avec les grands thèmes
de l'époque moderne dans la grande Constitution pastorale, mais bien dans
deux documents mineurs, dont l'importance est apparue seulement peu à peu,
avec la réception du Concile”.
Ces deux documents sont la déclaration “Dignitatis
Humanae” concernant la liberté religieuse et la déclaration “Nostra
ætate” concernant les relations avec les religions non chrétiennes.
À propos de "Dignitatis
Humanae", Benoît XVI rappelle ce qu’il a affirmé plusieurs fois, y
compris contre les objections des lefebvristes et des traditionalistes. À
savoir que le concile a effectivement contredit le magistère des papes des
derniers siècles, qui s’était révélé "insuffisant", mais pour revenir à la
tradition originelle, au principe de la liberté religieuse porté par les
premiers chrétiens dans le monde païen de l'époque.
Selon Benoît XVI, il a été "certainement providentiel" que, après le
concile, il y ait eu un pape comme Jean-Paul II, venu de la Pologne
communiste, c’est-à-dire "d'une situation qui ressemblait par certains côtés
à celle de l'Église antique, si bien que le rapport intime entre la foi et
le thème de la liberté devint à nouveau visible".
En ce qui concerne "Nostra
Aetate", Benoît XVI écrit que ce texte a “abordé un thème dont
l’importance n’était pas encore prévisible à l’époque”. Mais il en montre
également les limites :
“La tâche que celui-ci implique, les efforts qu'il faut encore accomplir
pour distinguer, éclaircir et comprendre, apparaissent toujours plus
évidents. Au cours du processus de réception active, une faille est peu à
peu apparue également dans ce texte, qui est en soi extraordinaire :
celui-ci parle de la religion uniquement de manière positive et ignore les
formes malades et déviées de religion qui, du point de vue historique et
théologique, ont une vaste portée ; c'est pourquoi, dès le début, la foi
chrétienne a été très critique, que ce soit vers l'intérieur ou vers
l'extérieur, à l'égard de la religion”.
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5. L'HOMÉLIE DU JEUDI 11 OCTOBRE
Lors de la messe d’ouverture de l’année de la foi, le pape a réaffirmé que
la volonté des pères conciliaires était de "présenter la foi de façon
efficace. Et s’ils se sont ouverts dans la confiance au dialogue avec le
monde moderne c’est justement parce qu’ils étaient sûrs de leur foi, de la
solidité du roc sur lequel ils s’appuyaient".
Mais ensuite il est arrivé que, "en revanche, dans les années qui ont suivi,
beaucoup ont accueilli sans discernement la mentalité dominante, mettant en
discussion les fondements même du 'depositum fidei' qu’ils ne
ressentaient malheureusement plus comme leurs dans toute leur vérité".
Si donc l’Église propose aujourd’hui une année de la foi – a-t-il poursuivi
– "ce n’est pas pour célébrer un anniversaire, mais parce que le besoin s’en
fait sentir, encore plus qu’il y a cinquante ans".
Au cours de ces décennies une "désertification" spirituelle s’est
développée. "Et dans le désert il faut surtout des personnes de foi qui, par
l’exemple de leur vie, montrent le chemin vers la Terre Promise et tiennent
ainsi l’espérance en éveil".
En ce qui concerne, dans l'interprétation du concile, les oppositions entre
l’esprit et la lettre, entre la continuité et la rupture, le pape s’est
exprimé ainsi :
"J’ai insisté à plusieurs reprises sur la nécessité de revenir, pour ainsi
dire, à la 'lettre' du Concile – c’est-à-dire à ses textes – pour en
découvrir aussi l’esprit authentique et j’ai répété que le véritable
héritage du Concile réside en eux. La référence aux documents protège des
excès ou d’une nostalgie anachronique et ou de courses en avant et permet
d’en saisir la nouveauté dans la continuité".
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6. LA BÉNÉDICTION DU SOIR DU 11 OCTOBRE
Enfin, le soir du 11 octobre, Benoît XVI s’est mis à la fenêtre de son
bureau, face à une place Saint-Pierre pleine de monde, où brillaient des
milliers de petites lumières, comme au soir du11 octobre 1962, jour où le
concile a commencé.
Et il a parlé en improvisant. Voici ce qu’il a dit :
"Il y a cinquante ans, ce même jour, j’étais moi aussi sur cette place, le
regard tourné vers cette fenêtre où s’est montré le bon pape, le bienheureux
pape Jean, et il nous a adressé des paroles inoubliables, pleines de poésie,
de bonté, des paroles qui venaient du cœur. Nous étions heureux, je dirais
pleins d’enthousiasme.
"Le grand concile œcuménique était inauguré. Nous étions sûrs qu’un nouveau
printemps de l’Église allait venir, une nouvelle Pentecôte, une nouvelle
présence forte de la grâce libératrice de l’Évangile.
"Aujourd’hui aussi, nous sommes heureux, nous avons la joie au cœur, mais je
dirais une joie peut-être plus sobre, une joie humble. Au cours de ces
cinquante ans, nous avons appris et expérimenté que le péché originel existe
et se traduit toujours de nouveau en péchés personnels qui peuvent aussi
devenir des structures du péché. Nous avons vu que, dans le champ du
Seigneur, il y a aussi toujours de l’ivraie. Nous avons vu que, dans le
filet de Pierre, il y a aussi toujours de mauvais poissons. Nous avons vu
que la fragilité humaine est aussi présente dans l’Église, que la nef de
l’Église navigue par vent contraire et que des tempêtes la menacent. Et
parfois nous avons pensé : où est le Seigneur ? Il nous a oubliés ! Cela,
c’est une partie des expériences qui ont été faites au cours de ces
cinquante ans.
"Mais nous avons aussi eu la nouvelle expérience de la présence du Seigneur,
de sa bonté, de sa force. Le feu du Saint-Esprit, le feu du Christ, n’est
pas un feu dévorant, destructeur. C’est un feu silencieux, une petite flamme
de bonté, de bonté et de vérité qui transforme, qui donne de la lumière et
de la chaleur.
"Nous avons vu : le Seigneur ne nous oublie pas. Aujourd’hui aussi, à sa
manière humble, le Seigneur est présent et il donne de la chaleur aux cœurs,
il montre la vie, il crée des charismes de bonté et de charité qui
illuminent le monde et qui sont pour nous une garantie de la bonté de Dieu.
"Oui, le Christ vit, il est avec nous aujourd’hui aussi et nous pouvons être
heureux aujourd’hui aussi parce que sa bonté ne s’éteint pas, elle est forte
aujourd’hui aussi. Pour finir, j’ose faire miennes les paroles inoubliables
du pape Jean. Rentrez chez vous, embrassez vos enfants et dites-leur que
c’est de la part du pape. Et avec cela je vous donne ma bénédiction de tout
mon cœur".
*
On a vu jusqu’ici les interventions de Benoît XVI relatives au concile, ces
jours derniers.
Mais il va certainement intervenir encore plusieurs fois. Dans un débat qui
est redevenu passionné.
La discussion est vive aussi à propos de ce qu’a réellement été le concile
Vatican II, il y a un demi-siècle.
Il existe une lecture de l’événement conciliaire qui s’est largement imposée
et dans laquelle les observateurs externes, à commencer par les médias, ont
joué un rôle déterminant.
Dans la note qui suit, le professeur Pietro De Marco soumet à la critique
précisément ce "paradigme externe" qui a influencé si profondément
l'interprétation et la réception du concile le plus médiatique de
l’Histoire.
LE CONCILE ET SON PARADIGME EXTERNE
par Pietro De Marco
Bernard Dumont, directeur de la revue française "Catholica", l’a rappelé
récemment : tous les conciles ont été soumis au jeu de pressions extérieures
provenant de forces politiques, de groupes dissidents, etc. Pourtant Vatican
II apparaît, sur ce point aussi, comme un concile particulier, unique.
Il a eu lieu au moment où les moyens de communication de masse
franchissaient une nouvelle étape, dans laquelle l'art de la propagande se
dotait de nouveaux instruments techniques. Loin de s’en tenir éloignés, les
acteurs de ce concile – curie romaine, évêques, théologiens et Jean XXIII
tout le premier – sont entrés dans ce jeu. Dans lequel des secteurs de
pointe de la culture laïque dominante, aussi bien "liberal" que marxiste,
prenaient place à côté de courants internes à l’Église qui étaient de type
néo-moderniste.
Déjà, pendant le concile, le centre d'information de l'épiscopat néerlandais
s’était transformé, sous le nom d’"I-Doc", en un groupe de pression dirigé
par Gary McEoin et Leo Alting von Geusau. Par la suite, la revue
internationale de théologie "Concilium" a fonctionné comme une base pour un
réseau d'influence qui s’étendait à toute l’Église. L'université de Louvain
a constitué le centre moteur de ce qui allait devenir la théologie de la
libération. En somme, un réseau de "foyers" idéologiques et de centres de
rayonnement ecclésiaux a emprisonné l’Église même après le concile, pendant
une durée d’au moins quinze ans.
Cet emprisonnement – qui constituait comme une cage dorée et, pour beaucoup
de gens, un enchantement irrésistible – s’est affaibli par la suite. Mais
c’est seulement sous le pontificat de Benoît XVI que, la cage étant brisée,
“le débat sur l’essentiel du concile, sur les textes et les événements enfin
considérés en eux-mêmes et non pas à travers leur reconstitution médiatique”
s’est rouvert.
LE CONCILE CONÇU DE L’EXTÉRIEUR
En effet, l’emprise des médias et de l’opinion publique sur le concile
Vatican II pendant toute la période où il a eu lieu, y compris les mois
d’attente, n’est pas seulement un fait qu’aucune reconstitution historique
ne peut sous-estimer, comme le montre le tout récent ouvrage de Federico
Ruozzi, "Il concilio in diretta. Il Vaticano II e la televisione" [Le
concile en direct. Vatican II et la télévision], aux éditions Il Mulino.
C’est aussi une composante de son interprétation que l’on ne peut pas
éluder.
Et il en a été ainsi dès le début. Le "concile au-delà du concile", en
dehors du lieu de réunion et des palais où vivaient et agissaient les pères
conciliaires, au Vatican et à Rome, fut encensé par l'opinion progressiste
comme étant la preuve de son immédiate harmonie avec le monde. Et ce
jugement a été consolidé dans l’historiographie. La reconstitution réalisée
par Alberto Melloni, dans un livre publié en 2000, de l’intérêt des
ambassades et des chancelleries du monde entier pour ce qui se passait à
Rome à cette époque-là insiste également sur l’appartenance et la
subalternité heureuse du concile à l’histoire.
Rien de nouveau, s’il n’y avait implicitement, dans la célébration de cette
harmonie avec l’histoire, un paradoxe révélateur. Le côté remarquable de la
relation entre le concile et l’histoire tiendrait en effet, selon de
nombreux jugements émis à l’époque ou aujourd’hui, à l’influence positive en
soi de l’histoire et du monde sur le concile, mais pas inversement.
Il ne faut pas oublier que, en raison d’une série d’équivoques théoriques
dissimulées dans des formules à succès, telles que “l’autonomie des réalités
terrestres”, le monde, ou plus exactement le "monde historique", fut
considéré, dans les années Soixante-dix, comme porteur, en soi et pour soi,
de valeur et de vérité.
On soutenait que le monde pénétrait dans un concilie "ouvert" et y
coopérait, en dépit des résistances de certains secteurs de l’Église et des
partis de la curie. On voyait le monde agir de la part de l’Esprit.
Et cette osmose avec le monde devenait un critère de l'interprétation du
concile, divulguée avec autorité et même de manière anticipée et
indépendante par rapport aux résolutions de l’assemblée des évêques.
Au cours des quatre années de concile, entre 1962 et 1965, il s’est donc
créé un décalage, peut-être un hiatus, entre les intentions et les contenus
des divers documents conciliaires, d’une part, et leur anticipation, leur
description et leur réception publique d’autre part.
Dans la lecture publique du concile sont donc intervenus conjointement :
a) la sélection habituelle, par les journalistes, des faits, c’est-à-dire de
ce qui "fait l’actualité",
b) le groupe des "vaticanistes" catholiques, souvent prestigieux,
c) le travail local des centres de diffusion principalement intra-ecclésiaux
et, de concert avec eux, celui des centres extra-ecclésiaux.
Toute information concernant le concile se colore et se définit à travers
l’activité des journalistes religieux. Ces journalistes spécialisés
finissent par dicter à tous les observateurs les règles de sélection et de
reconstitution de ce qui compte au concile et à propos du concile.
C’est ainsi que se construit un paradigme conciliaire externe qui trouve son
origine dans le monde des médias et se consolide à un niveau de plus en plus
élevé de réflexion : dans un article, une conférence, un essai publié dans
une revue spécialisée, un livre.
Ce paradigme, produit pour le monde et par l’effet du monde, devient un
véritable canon de reconstitution et d’interprétation du concile. Et chacun
des "foyers" internationaux, qui sont souvent en concurrence les uns avec
les autres, tendra à en donner une version qui lui sera propre, mais
toujours dans le cadre d’un front commun.
On a suggéré, pour définir le rapport existant entre le concile et le cadre
historique, le recours à l’analogie avec des ondes concentriques qui, comme
sur un plan d’eau, partent du concile, source unique, s’élargissent vers le
monde et reviennent du monde, pas seulement catholique, jusqu’au concile,
comme des reflets ou des échos du monde.
Mais il y a deux sources, opposées, qui produisent du mouvement ; il y en a
aussi une, externe, qui tente de pénétrer par ses propres impulsions
jusqu’aux pères conciliaires. Et tout ne s’éteint pas aux marges troublées
du concile.
Cela implique, en dehors de toute métaphore, l’existence d’une histoire
exogène du concile, à côté de son histoire interne et, en particulier, de
causes exogènes dans la définition de son image et de son "esprit".
L’ESPRIT CONTRE LA LETTRE
Alors même que, après le concile, beaucoup de ces "foyers" disparaissent ou
se transforment, le paradigme externe perdure en ayant une vie propre et il
s’affirme dans la littérature théologique comme dans la divulgation, dans la
pastorale comme dans les thèses de doctorat de facultés de théologie.
Il converge pour l’essentiel avec ce qui est invoqué, dans les milieux
militants, sous le nom d’“esprit du concile”.
Nouveauté, discontinuité, avenir, sont les principales significations de
"l’esprit du concile". La coïncidence avec le paradigme externe est
révélatrice. De même que la notion d’"esprit" évoque la
distinction-opposition avec la "lettre", de même le paradigme externe
choisit ce qui lui sert dans la "lettre" des documents conciliaires. Il est
un canon à lui tout seul. Il se perpétue comme un récit utile à la
"révolution" conciliaire.
Pour identifier cette façon de faire, la catégorie "gnose politique" reste
fondamentale. Elle a été élaborée par Eric Voegelin à partir de
l’utilisation sélective des Saintes Écritures dans le mouvement puritain,
mais elle est commune à toutes les cultures révolutionnaires comme à tous
les fondamentalismes dans leurs rapports avec leurs textes fondateurs.
La terminologie qui, dans des essais, des colloques, des grandes œuvres,
caractérise le paradigme généré par les médias extérieurs au concile est
également révélatrice. C’est la terminologie du discernement, de la
séparation, par rapport au reste, des "parties stimulantes" ou "portantes"
du concile, qu’elles aient été repérées dans les documents, opportunément
filtrés et purifiés des "compromis", ou qu’elles aient été définies, sous
forme de postulat, comme la "véritable" intention des pères conciliaires.
La papauté, certains épiscopats, certains groupes de théologiens et
d’ecclésiastiques, se sont toujours tenus à l’extérieur de cette cage. Rome
l’a combattue, non sans difficultés. Mais le paradigme externe – même si
c’est dans une version affaiblie ou, pour reprendre une expression de
Zygmunt Bauman, à l’état liquide – conditionne encore, cinquante ans après,
la réception la plus répandue de Vatican II.
L’une des constructions les plus systématiques et les plus durables,
peut-être parce qu’elles sont les plus organisées en termes d’autopromotion,
du paradigme externe est celle de Hans Küng.
UN CAS EMBLÉMATIQUE : L’"ÉCOLE DE BOLOGNE"
Parmi les centres qui agissent autour du concile, avant, pendant et après
son déroulement, l’un des plus actifs et des plus influents est l’Institut
pour les Sciences Religieuses de Bologne, initialement dénommé Centre de
Documentation.
Le succès de cet institut tient au fait qu’il a proposé une forme savante du
paradigme externe décrit ci-dessus, en tentant de montrer, avec une
conviction totale et avec l’aide d’autres intelligences, que ce paradigme
est en réalité fondé sur l’histoire interne et sur les textes du concile
lui-même.
Cet effort a été couronné par la publication des cinq volumes de l’"Histoire
du Concile Vatican II", dont la première édition est parue entre 1995 et
2001, qui a été traduite en plusieurs langues et qui est devenue un ouvrage
de base dans le monde entier.
Il est intéressant de revoir comment l'institut de Bologne a pu parvenir à
un tel résultat.
Dans les années Soixante ses études portaient principalement sur le concile
de Trente, la réforme protestante, la réforme catholique. Il avait comme
figure tutélaire l’Allemand Hubert Jedin, mais également un grand historien
laïc italien, Delio Cantimori. Le monastère de Monteveglio contribuait,
autour du père Giuseppe Dossetti, au travail de réflexion mené par
l’institut et il y avait une osmose entre les recherches historiques et les
études patristiques et historico-liturgiques. La constellation italienne et
européenne d’amis et de collègues était constituée d’historiens de la
théologie et de l’Église, d’exégètes et de patrologues. Le directeur de
l'institut, Giuseppe Alberigo, avait l'ambition de produire des recherches
de niveau immédiatement international, pour répondre aux demandes qui, selon
lui, étaient adressées aux sciences religieuses par l’Église universelle.
Le projet était d’opposer la formule de l'institut à celle des facultés
ecclésiastiques, en particulier à celles des facultés de théologie romaines,
dans une compétition portant sur les programmes de formation, la dotation en
livres, les thèmes et méthodes de recherche. Ils étaient convaincus de
n’être inférieurs à aucun des lieux prestigieux où, en France, en Belgique,
aux Pays-Bas, en Allemagne, on faisait de la théologie. À Bologne, la
théologie était conçue comme un "savoir historique", dont la pratique
permettait de se sentir en avance sur les facultés de théologie et leurs
enseignements généraux et doctrinaux.
Le ciment conceptuel du groupe était certainement la réforme de l’Église,
mais avec une distanciation par rapport aux formes militantes du désaccord
catholique qui se manifestèrent dans les années Soixante et Soixante-dix.
"L’Église des pauvres" proposée au concile par le cardinal Giacomo Lercaro,
archevêque de Bologne, devait naître de sa réforme "in capite et membris" et
non pas de l'agitation sociale et idéologique des groupes.
Le prestige de l’institut provenait donc d’un travail mené selon une ligne
"orthodoxe" et destiné à un mouvement et à un sentiment conciliaire de
grande ampleur que l’on trouvait également dans la hiérarchie de l’Église.
Alors pourquoi cette expression savante, l’une des plus incisives tout en
étant prudente (au moins jusqu’aux années Quatre-vingt-dix), de "l’esprit du
concile" apparaît-elle aujourd’hui tellement excentrique par rapport à la
recherche du paradigme conciliaire originel lancée dans l’Église par Benoît
XVI ?
Peut-être une réponse est-elle apportée à cette question par le déclin, de
décennie en décennie, des programmes de recherche de l'institut, depuis les
programmes "tridentins" des années Soixante jusqu’à ceux d’aujourd’hui,
après avoir bloqué pendant une longue durée le travail sur l’"Histoire du
concile Vatican II", précieuse mais entièrement prédéfinie dans ses
résultats. Cette "Histoire" est en effet le monument scientifique élevé au
paradigme conciliaire externe, déjà construit depuis longtemps.
Mais aujourd’hui ce paradigme est en pleine régression. Sa banalisation et
son passage à l’état liquide, dans des milieux "théologiques" improvisés,
sont évidents. Et les membres actuels de l'institut de Bologne, qui sont
plus polémiques et anti-romains, plus anti-dogmatiques et spiritualistes que
la génération de leurs maîtres, semblent ne pas savoir s’opposer à cette
décadence objective.
Aujourd’hui le travail d’historiographie qui est effectué par l’institut
reste utile comme tout travail académique, mais il ne se rattache plus à
quoi que ce soit de solide. Il sert, sans que ce soit voulu, à animer à
distance un clergé et un laïcat qui ne lisent pas le travail produit par
l’institut et qui ne sauraient pas comment l’utiliser. Il semble qu’un sort
semblable touche également d’autres centres européens.
AU-DELÀ DU PARADIGME EXTERNE
L’issue me paraît inéluctable. L’herméneutique du concile doit se montrer
capable d’un changement de méthode, d’une rigoureuse mise entre parenthèses
du paradigme externe, ce produit caractéristique d’un front d’intellectuels
théologiens veiné d’utopie révolutionnaire et perméable au modernisme latent
dans la culture religieuse européenne. Un mélange qui a généré une crise
très profonde dans l’Église des années Soixante-dix et suivantes.
Le véritable équilibre conciliaire, l’équilibre "interne", a toujours obéi,
en fin de compte, à une logique de composition entre les fondements,
c’est-à-dire la Tradition, et les règles d’une transcription permettant de
les communiquer à "l'homme d'aujourd’hui". Les résultats ont été d’une
portée variable, mais ils ont été voulus en conscience par les évêques du
monde.
Cette adaptation des fondements aux attentes d’une réception a produit des
textes qui ont souvent été négociés âprement, mais ce sont ces textes et
l'intention du corps conciliaire tout entier, avec le pape, qui constituent
le terrain et l’objet de l’herméneutique de Vatican II. Et non pas ce qu’une
intelligentsia ambitieuse a arraché des mains des évêques pour en exhiber
les lambeaux dans la vitrine de la modernité.
Pietro De Marco enseigne à l'université de Florence et à la faculté de
théologie d'Italie centrale. Il a fait partie du cénacle de chercheurs de
l'Institut pour les Sciences Religieuses de Bologne, dans les premières
années.
POST-SCRIPTUM – Benoît XVI a ajouté une septième
intervention aux six qu’il vient de consacrer au concile Vatican II et qui
sont passées en revue dans cet article. C’était au matin du vendredi 12
octobre et il recevait quelques-uns des pères conciliaires encore vivants
(il en reste près de 70), rassemblés à Rome pour le cinquantième
anniversaire du début de cette assemblée.
En s’adressant à eux, le pape Joseph Ratzinger s’est arrêté sur un mot-clé
de Vatican II, lancé par Jean XXIII presque comme un programme et sans cesse
répété au cours des travaux conciliaires : le mot "aggiornamento".
Voici comment il l’a commenté :
"Cinquante ans après l’ouverture de cette solennelle assemblée de l’Église,
on peut se demander si cette expression n’a pas été, peut-être dès le début,
très malvenue. Je pense que l’on pourrait discuter du choix des mots pendant
des heures et que l’on trouverait sans cesse des opinions divergentes, mais
je suis convaincu que l’intuition que le bienheureux Jean XXIII a résumée
dans cette expression a été juste et l’est encore. [...] Le mot
'aggiornamento' ne signifie pas rupture avec la tradition, mais il exprime
la vitalité continuelle de celle-ci. Il ne signifie pas réduire la foi, en
l’abaissant à la mode du temps, à l’aune de ce qui plaît, à ce qui plaît à
l’opinion publique, mais qui en est le contraire. Exactement comme l’ont
fait les pères conciliaires, nous devons mettre l''aujourd’hui' que nous
vivons à la mesure de l’événement chrétien, nous devons placer
l''aujourd’hui' de notre temps dans l''aujourd’hui' de Dieu".
Le texte intégral du discours
►"Venerati
e cari fratelli..."
Traduction française par
Charles de Pechpeyrou, Paris, France.
Source: Sandro Magister
Eucharistie sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 14.10.2012 -
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