L'authentique liturgie sacrée,
l'élévation par la célébration
Le 14 juin 2009 -
(E.S.M.)- Suite de la Conférence donnée par Dom Karl Joseph Wallner le 4 mai 2009
au Congrès "Liturgie et vie psychique" qui s'est tenu à l'abbaye
cistercienne d'Heiligenkreuz cum permissio.
Le pape Benoît XVI en
Terre Sainte - Pour
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L'authentique liturgie sacrée,
l'élévation par la célébration
Nous vivons aujourd'hui le retour de l'irrationnel. On remarque un grand
engouement pour tout ce qui relève de la mystique, des sciences occultes, du
mystère. On observe aussi une certaine fascination pour les cultes et les
rituels. Dans le langage courant des années 70, le terme "culte" était
complètement "out", démodé: aujourd'hui il désigne une réalité à nouveau
"in", presque un "must"...
Mais on constate surtout une redécouverte euphorique de l'événement festif.
Le show-business adore les fêtes glamour. On peut penser que si notre
civilisation des loisirs a un tel besoin presque maniaque de "faire la
fête", c'est parce qu'elle a perdu un aspect essentiel de la vie qu'il
conviendrait de célébrer.
Dans son ouvrage bien connu intitulé "Kult und Muße"
(qu'on peut traduire
par "Culte et loisir"), Josef Pieper fait remarquer que le terme "travail"
au sens d' "activité économique" est en latin l'exact contraire de
"oisiveté", au sens de "loisir". Le "loisir" se dit en effet "otium" en
latin, et le travail "negotium", c'est-à-dire la négation de "loisir". Si
le besoin d'ambiances festives se fait tant sentir aujourd'hui, c'est
peut-être parce que l'on se sent oppressé de tous les côtés: par l' "otium"
aussi bien que par le "negotium".
En effet, s'il manque à l'homme le sens ultime de sa vie, s'il ne donne
aucune chance à une possible transcendance, alors le stress omniprésent dans
le "negotium" - le travail - peut submerger aussi le "otium" - le loisir -.
Durant les temps de loisir, il faudra en effet obligatoirement s'épuiser à
se procurer tout le plaisir, toute l'ivresse, toute la satisfaction dont
nous prive apparemment le temps du "negotium".
Jamais sans doute notre travail et nos loisirs - et notre mode de vie en
général - ne nous auront autant aliéné qu'aujourd'hui. Quoi de plus naturel
alors de rechercher ailleurs le stimulus nécessaire, dans la fête, dans le
show, dans l'extase du plaisir qui nous prescrivent - nous imposent! -
d'oublier nos pauvres misères. Les évènements festifs de toutes sortes -
fête de la bière, méga concerts, matchs de foot ou nuit du cinéma... - font
tout pour nous impressionner; et pour cela déploient toute leur perfection
technique.
J'ai moi-même vécu de l'intérieur un certain nombre de ces mises en scènes
séculières. Leur préparation est parfaite, aucune erreur de timing, tout est
maquillé, calibré, câblé, fin prêt. Sur une chorégraphie parfaitement
minutée, le présentateur entre en scène... Et pendant ce temps-là, je me
suis souvent demandé: "Si seulement, pour louer notre Dieu, nous pouvions
déployer une petite fraction de cet empressement et de cette volonté de
perfection! Et que produisent ces mises en scènes séculières? Rien d'autre
que de la "festivité préfabriquée": une bulle qui nous éclatera bien vite au
nez!"
Sans compter que, - et cela me fait froid dans le dos - de nombreux éléments
utilisés aujourd'hui lors de ces "célébrations" séculières ne sont autres
que des éléments volés à notre propre liturgie. Volés et aplatis, vidés de
leur sens et ainsi pervertis.
(Dom Wallner ajoute en note: On sait que les divertissements modernes
induisent un certain nombre d'effets psychologiques. Ainsi au concert, au
cinéma, au théâtre, il est possible de provoquer volontairement tristesse ou
joie, colère ou peur, simple émotion ou enthousiasme, voire transe... etc.
Faites donc l'expérience amusante - qui peut tourner au cauchemar - de
visionner sur YouTube ce qu'on appelle le "Körperzellen-Rock" (littéralement
le "rock des cellules du corps"). On y voit une assemblée de personnes d'un
âge certain se trémoussant sur l'air d'une comptine idiote disant: "Chaque
cellule de mon corps est heureuse, oui, dans tout mon corps, chaque cellule
se sent bien...". Tant et si bien que ces personnes finissent par entrer
dans une transe telle qu'un agent de police passant par là les coffrerait
sans même avoir l'idée d'un contrôle alcoolémique. C'est dire le pouvoir de
suggestion de la dynamique de groupe! Or notre conception d'une vraie
liturgie est à l'opposé d'une telle démagogie, d'une telle transe
délibérément provoquée. Notre liturgie n'est pas une mise scène truquée dont
on pourrait ensuite s'autocongratuler en sacristie: "Nous avons été super
aujourd'hui!" Ce qui ferait d'ailleurs aussitôt tomber les masques: ils
n'ont fait que se célébrer eux-mêmes, et non pas ce Dieu qui, par amour pour
nous est venu planter sa "Skene", sa "tente" au milieu de nous.)
J'affirme ici que l'un des effets de la beauté d'une liturgie est
l'élévation de l'âme qui est induite par le degré de solennité de la
célébration. L'élévation de l'âme nous est d'ailleurs commandée au cours de
la messe. "Commandée": le mot n'est pas trop fort, tant le "Sursum corda"
possède des accents quasi-militaires: "Hauts les cœurs!"
Il ne nous est pas demandé une réponse superficielle, distraite, mais un
acte substantiel. Les sources auxquelles s'abreuve notre liturgie, celles
dont elle tire sa solennité et son pouvoir émotionnel, sont plus profondes
que les sources de la perfection musicale, de l'élégance éprouvée et de la
qualité rhétorique des liturges. Car ici, le but n'est pas l'impression
esthétique, ni l'impression émotionnelle, mais la relation au Dieu
invisible.
C'est de cela que voulait parler S. Paul dans la Lettre aux Romains,
lorsqu'il utilise la célèbre formule: "leiturgia logike" qu'on peut rendre
par "liturgie raisonnable". La liturgie catholique ne s'appuie pas sur des
notions comme la transe, l'autosuggestion ou l'hypnose. Elle ne consiste pas
à marmonner des mantras incompréhensibles, ou à invoquer des formules
magiques et ésotériques. Dans tous les cas elle doit être "raisonnable".
Le but premier de la liturgie ne sera jamais de museler le "Logos", à savoir
la pensée discursive et critique, comme cela se fait explicitement dans les
formes de méditation orientale. Dans ce type de méditation, le but à
atteindre est le sentiment intuitif de l'union avec le Tout. L'idéal pour un
esprit religieux qui ne connaît pas de Dieu personnel, sera en toute logique
cette immersion dans le grand Tout. Et le chemin conduisant à ce résultat
passera par une libération de toute pensée conceptuelle. D'ailleurs, le
terme "mantra" se compose du mot "man" signifiant "penser", et "tra"
signifiant "libérer". La répétition des mantras est ainsi censée faire
grandir ce sentiment intuitif de l'union avec le Tout.
Quelle différence avec la prière chrétienne! Comme nous ne croyons pas à des
mythes intemporels, mais à un Dieu qui agit dans l'Histoire du Salut, notre
idéal à nous, chrétiens, c'est la contemplation. S. Ignace de Loyola dit "meditar"
dans ses "Exercices", et entend par là: laisser les événements du Salut par
le Christ imprégner nos pensées et le fond de notre cœur, en usant
consciemment de toute notre clairvoyance et de toute notre fantaisie. S.
Ignace dit aussi "contemplar": le moi profond devient un "temple" dans
lequel le Salut de Dieu est présent. "Gustar", dit-il encore, car le Dieu
qui s'est rendu présent en nous demeure alors en nous pour se laisser
apprécier.
(Dom Wallner ajoute en note: On remarquera la différence entre les
méditations orientales et leurs mantras qui se proposent de chasser toute
pensée et toute représentation conceptuelle de l'esprit, et le rosaire
chrétien. Le but du rosaire est certes de détacher les pensées des formules
verbales, mais pas pour les faire disparaître dans un nuage
d'inconnaissance: il s'agit plutôt de contempler les mystères du Salut, et
de les rendre présents par la pensée. Ou, exprimé autrement: lorsqu'on prie
le rosaire, il est certes possible de se libérer de ses pensées, et cela
peut être constructif, mais à condition de pouvoir revenir à tout moment au
Logos)
Dans son ouvrage intitulé "L'esprit de la Liturgie", qui en 1921 l'a
brusquement catapulté au sommet de la notoriété, Romano Guardini écrivait:
"C'est la vérité qui donne toute sa force à la prière, qui lui procure cette
énergie à la fois brute, protectrice et vivifiante sans laquelle elle se
fanerait... La pensée dogmatique libère de l'esclavage des sens, de
l'imprécision et de l'indolence des sentiments."
Il est toujours possible de produire une ambiance, que ce soit dans le monde
du show-business, à grand renfort d'artifices, ou dans une célébration
religieuse dotée d'une bonne mise en scène créative. Comprenez-moi bien: la
qualité d'élévation de l'âme dépend aussi, bien sûr, de la façon dont la
liturgie a été préparée, du soin et de l'attention qu'on aura porté à sa
réalisation. La liturgie doit être préparée aussi bien que possible; le
déroulement des offices doit être prévu avec minutie; la musique doit être
travaillée et répétée; les servants d'autel doivent être choisis, formés, et
surveillés avec toute la sollicitude pastorale due à leur rôle de principaux
assistants du célébrant... Mais ni la parfaite mise en scène, ni le succès
d'un show sacré ne sont le véritable but de la liturgie: car telles des
bulles de savon, les émotions produites au cours d'une célébration
disparaissent très vite. Elles sont un moyen "ad hoc", mais elles ne sont
que cela.
Dans l'authentique liturgie sacrée, Dieu vient à nous "sur la pointe des
pieds", mais il atteint en nous une profondeur et une intimité bien
supérieure à ce que laisserait espérer la plus belle des mises en scène. Le
Logos divin vient élever non seulement nos émotions présentes, mais surtout
toute notre vie.