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Benoît XVI : Transformation du Dieu des
Philosophes
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Le 11 mai 2023 -
E.S.M.
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L'unité paradoxale du Dieu de la foi et du Dieu des
philosophes, base de l'image chrétienne de Dieu, est exprimée dans
le Symbole par la juxtaposition des deux attributs : « Père » et «
Maître de toutes choses. » Le deuxième titre - « Pantocrator » en
grec - évoque la formule vétéro-testamentaire de « Yahvé Sabaoth »
dont il est impossible d'établir le véritable sens. Littéralement
elle signifie : « Dieu des multitudes », « Dieu des puissances » ;
parfois la Septante traduit par « Seigneur des puissances »
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Pantocrátor -
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Benoît XVI : Le Dieu de la foi et le Dieu des philosophes
II. TRANSFORMATION DU
DIEU DES PHILOSOPHES
Mais il reste à voir l'autre aspect du processus. En optant
pour le seul Dieu des philosophes, en affirmant qu'il était le Dieu à qui
l'on pouvait s'adresser et qui parle à l'homme, la foi chrétienne lui a
donné une signification toute nouvelle ; elle l'a dégagé de ses formes
académiques par une transformation profonde. Considéré jusque-là comme un
être neutre, Concept suprême et ultime, conçu comme l'Être pur ou la Pensée
pure, ce Dieu restait éternellement replié sur lui-même, sans relation avec
l'homme et son petit univers. Ce Dieu des philosophes, dont l'éternité et
l'immutabilité excluaient tout rapport avec le changement et le devenir,
apparaît maintenant à la foi comme le Dieu des hommes.
Loin d'être uniquement pensée de la Pensée, éternelle mathématique de
l'univers, II est aussi Agapè, puissance
d'amour créateur. En ce sens, il y a dans la foi chrétienne une
expérience analogue à celle que fit Pascal en cette nuit lumineuse, où il
écrivit sur un papier (qu'il portait dans la suite cousu dans la doublure de
sa veste) ces mots : « Feu. Dieu d'Abraham, Dieu
d'Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants. »
Face à un Dieu redevenu de la pure mathématique, il
avait refait l'expérience du Buisson ardent ; il avait discerné la raison de
cette Géométrie éternelle de l'univers : un Dieu qui est Amour créateur, qui
est Buisson ardent d'où jaillit un nom qui le fait entrer dans le monde de
l'homme. En ce sens, il y a dans la foi l'expérience que le Dieu des
philosophes est tout autre qu'ils ne l'avaient imaginé, sans cesser d'être
ce qu'ils avaient trouvé. On ne le connaît vraiment qu'après avoir compris
qu'il est la vérité et le principe de tout être en même temps que le Dieu de
la foi et le Dieu des hommes.
Pour se rendre compte de la transformation subie par le
concept philosophique de Dieu par suite de son identification au Dieu de la
foi, il suffit de prendre un texte biblique. Par exemple, chez Luc 15,
10, la parabole de la brebis perdue et de la drachme perdue. Au départ, il y
a le scandale des scribes et des pharisiens, choqués de voir Jésus se mettre
à table avec les pécheurs. En réponse, Jésus évoque l'homme, propriétaire de
cent brebis, qui, à la suite de la perte d'une seule, va à sa recherche ;
quand il la retrouve, il en ressent une joie plus grande que pour ses
quatre-vingt-dix-neuf autres qui étaient restées. La parabole de la drachme
perdue et retrouvée, procurant une joie plus grande que les autres non
perdues, va dans le même sens : « C'est ainsi qu'il y aura plus de joie dans
le ciel pour un seul pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf
autres justes, qui n'ont pas besoin de repentir » (15, 7).
Par cette parabole Jésus justifie et caractérise son
œuvre et sa mission d'Envoyé de Dieu. Il nous instruit non seulement sur les
rapports de Dieu et de l'homme mais aussi sur la nature même de Dieu.
Si nous essayons de dégager l'enseignement du texte, nous
devrons dire : le Dieu que nous y rencontrons, nous apparaît, ainsi que dans
maints textes de l'Ancien Testament, très anthropomorphe et très peu
philosophique ; il a des passions humaines, il se
réjouit, il cherche, il attend, il va à la rencontre. Il n'est pas
l'insensible géométrie de l'univers, il n'est pas une
justice neutre, dominant les choses sans être troublé par les sentiments
d'un cœur ; il a un cœur, il aime, il a tout le comportement inexplicable de
celui qui aime. Nous voyons ainsi à quel point la pensée purement
philosophique a été transformée ; nous voyons également à quel point
nous sommes encore restés en deçà de cette identification du Dieu de la foi
et du Dieu des philosophes, combien nous sommes incapables de la réaliser
pleinement. N'est-ce pas, au fond, la cause de notre
fausse image de Dieu et de notre fausse compréhension de la réalité
chrétienne ?
La majorité des hommes d'aujourd'hui accordent volontiers,
sous une forme ou sous une autre, qu'il existe quelque chose comme un «
Être suprême ». Mais on
trouve plutôt incompréhensible qu'il ait à s'occuper des hommes ; nous avons
le sentiment - et même celui qui cherche à croire ne peut s'en
défendre entièrement - que l'on a affaire à un
anthropomorphisme naïf, à une mentalité parfaitement primitive, excusable
pour l'homme vivant encore dans un petit univers où l'on prenait le disque
terrestre pour le centre de toutes choses, et où Dieu n'avait d'autre
occupation que de le contempler du haut du ciel. Mais aujourd'hui,
pensons-nous, alors que nous savons combien tout cela est faux, combien la
terre est insignifiante dans l'immense cosmos, et combien aussi, par voie de
conséquence, le grain de poussière qu'est l'homme est insignifiant en face
des dimensions cosmiques, dans ce contexte, il paraît insensé de croire à un
Être suprême s'intéressant à l'homme, à son monde minuscule et misérable, à
ses soucis, à ses péchés et à ses vertus. Or, en croyant parler ainsi
dignement de Dieu, nous en avons, en fait, une opinion bien mesquine et trop
humaine, comme s'il devait, pour ne pas perdre de vue l'ensemble, se limiter
à un choix. De la sorte, nous le représentons avec une conscience limitée
comme la nôtre, obligé de se fixer sur un point, incapable d'embrasser le
Tout.
Face à cette conception mesquine, il faut évoquer
l'épigraphe, placée par Hölderlin en tête de son
Hyperion et qui pourrait nous rappeler l'image chrétienne de la vraie
grandeur de Dieu : « Non carceri maximo, contineri tamen a minimo,
divinum est — ne pas être enfermé par ce qu'il
y a de plus grand, se laisser enfermer par ce qu'il y a de plus petit, voilà
qui est divin. » L'Esprit infini qui porte en Lui la totalité de
l'être, dépasse ce qu'il y a de plus grand, car le plus grand est peu de
chose pour Lui ; II pénètre dans ce qu'il y a de plus petit, car rien n'est
trop petit pour Lui. Dépasser le plus grand et pénétrer au cœur du plus
petit, voilà précisément la véritable essence de l'Esprit absolu. En même
temps apparaît ici un renversement des valeurs de maximum et de minimum, de
plus grand et de plus petit, qui est caractéristique de la conception
chrétienne du réel. Pour l'Esprit qui porte et
embrasse tout l'univers, un esprit, un cœur d'homme capable d'aimer, dépasse
en grandeur tous les systèmes de voies lactées. Les critères quantitatifs
sont dépassés, un nouvel ordre de grandeurs apparaît, suivant lequel
l'infinie petitesse est la véritable grandeur.16.
Un autre préjugé peut ici encore être
démasqué. Il nous paraît tout naturel, en fin de compte, que l'infiniment
grand, l'Esprit absolu soit exempt de sensibilité et de passion et qu'il ne
soit en fait que pure mathématique de l'univers. Spontanément, nous
insinuons par là que penser est supérieur à aimer, alors que le message de
l'Évangile et l'image chrétienne de Dieu corrigent en cela la philosophie,
en nous apprenant que l'amour dépasse la pensée pure. La Pensée absolue est
amour et non pas une Pensée indifférente; elle est créatrice parce qu'elle
est amour.
En résumé, nous dirions que la foi, en se rattachant sciemment au Dieu des
philosophes, a opéré deux corrections essentielles de la pensée
philosophique :
a) Le Dieu des philosophes est essentiellement ordonné à lui-même, il est
pure Pensée, se contemplant elle-même. Le Dieu de la foi, au contraire, est
défini fondamentalement par la catégorie de la relation. Il est l'Immensité
créatrice qui embrasse la totalité. Ainsi se dessine une nouvelle image du
monde, un ordre du monde tout nouveau : la perfection de l'être n'est plus
dans l'indépendance de celui qui se suffit à lui-même et qui subsiste en
lui-même. La réalisation suprême de l'être inclut au contraire l'élément
relationnel. Est-il besoin de souligner quelle
révolution cela doit représenter pour l'orientation existentielle de
l'homme, si la grandeur suprême n'est plus constituée par l'autarcie
absolue, fermée sur elle-même, si cette grandeur est au contraire aussi
relation, puissance créatrice, qui crée, porte et aime d'autres êtres...
b) Le Dieu des philosophes est Pensée pure ; cela suppose à la base, la
conception que la pensée, la pensée seule, est divine.
Le Dieu de la foi est Amour. Pour Lui, penser, c'est aimer. Cette
conception repose sur la conviction qu'aimer est divin. Le logos de
l'univers, la Pensée créatrice originelle est en même temps Amour; cette
Pensée est créatrice, parce que, comme Pensée, elle est amour, et comme
amour, pensée. Il y a identité originelle entre vérité et amour; réalisées
en perfection, ce ne sont pas deux réalités juxtaposées ni surtout opposées,
mais elles forment un seul et même être, l'unique Absolu.
Ici apparaît également le point d'attache pour la
confession du Dieu un et trine, dont nous aurons à reparler.
III. REFLET DU PROBLÈME DANS LE SYMBOLE
L'unité paradoxale du Dieu de la foi et du Dieu des
philosophes, base de l'image chrétienne de Dieu, est exprimée dans le
Symbole par la juxtaposition des deux attributs : « Père » et « Maître de
toutes choses. » Le deuxième titre - « Pantocrator » en grec - évoque
la formule vétéro-testamentaire de « Yahvé Sabaoth » dont il est
impossible d'établir le véritable sens. Littéralement elle signifie : « Dieu
des multitudes », « Dieu des puissances » ; parfois la Septante traduit par
« Seigneur des puissances ». Quoi qu'il en soit de son
origine, on peut dire que cette expression vise à désigner Dieu comme le
Maître du ciel et de la terre ; dans une intention polémique contre
la religion astrologique de Babylone, elle voulait surtout le présenter
comme le Seigneur à qui même les astres appartiennent, ceux-ci ne pouvant
exister comme puissances divines indépendantes : les astres ne sont pas des
dieux, mais les instruments de Dieu, à sa disposition comme les armées le
sont à leur chef. Le mot Pantocrator revêt donc d'abord un sens
cosmique ; par la suite il prend aussi un sens politique ; il désigne Dieu
comme le Souverain de tous les seigneurs
17.
En appelant Dieu à la fois « Père » et « Maître de toutes choses », le Credo
a joint un concept familial à un concept de puissance cosmique, pour décrire
l'unique Dieu. Par là, il exprime exactement le problème de l'image
chrétienne de Dieu : la tension entre la puissance absolue et l'amour
absolu, entre l'éloignement absolu et la proximité absolue, entre l'Être
absolu et l'attention portée à ce qu'il y a de plus humain dans l'homme, la
compénétration du maximum et du minimum que nous avons mentionnée.
Le mot « Père » qui reste encore indéterminé quant à son
objet, rattache le premier article de foi au deuxième ; il renvoie à la
christologie, reliant ainsi intimement les deux parties et rendant le
discours sur Dieu pleinement intelligible par le regard sur le Fils. Ce que
signifie, par exemple, la « toute-puissance », la « souveraineté », ne
devient clair, au sens chrétien, qu'auprès de la crèche et de la croix.
Lorsque Dieu, reconnu comme le Tout-Puissant, est allé jusqu'à l'extrême
limite de l'impuissance, en se livrant à la plus petite de ses créatures,
alors seulement il est possible de formuler le vrai concept chrétien de la
souveraineté de Dieu. De là naît un nouveau concept de puissance, de
souveraineté et de seigneurerie. Il apparaît, précise
Benoît XVI, que la puissance suprême est celle qui ne craint pas de renoncer
totalement à la puissance ; sa force vient, non de la violence, mais de la
liberté de l'amour qui, même repoussé, est encore plus fort que la
force triomphante des puissances terrestres. C'est ici seulement
que se réalise définitivement la correction des critères d'appréciation et
des dimensions, annoncée dans la juxtaposition du maximum et du minimum.
Notes :
16. La question de l'origine de l' « épitaphe de Loyola », citée par
Hölderlin, a été élucidée par K.
RAHNER, « Die Grabschrift des Loyola », dans Stimmen der Zeit, 72
Jahrgang, p. 139. Band (Februar 1947), pp. 321-337 : La citation
provient du grand ouvrage : Imago primi sæculi
Societatls Jesu a provincla Flandro-Belgica eiusdem Societatis repræsentata,
Antwerpen, 1640. On y trouve aux pages 280-282 un Elogium sépulcrale
Sancti Ignatii, écrit par un jeune Jésuite flamand, sans indication de
nom, et d'où la phrase est tirée: - cf. aussi HÖLDERLIN,
III (éd. F. Beissner) Stuttgart, 1965, pp. 346 s. - La même idée est
exprimée dans un grand nombre de textes impressionnants du judaïsme tardif ;
cf. à ce sujet, P. KUHN, Gottes Selbsterniedrlgung In der Théologie der
Robbinen, München, 1968, surtout pp. 13-22.
17. KATTENBUSCH, II, 526: - P. VAN IMSCHOOT, « Heerscharen », dans H. HAAG,
Bibellixikon, Einsiedeln, 1951, pp. 667-669.
A suivre :
Le primat du Logos
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Sources :Texte original des écrits du Saint Père Benoit XVI -
E.S.M.
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Eucharistie sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 01.04.2023
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