Revenons aux exercices spirituels en
présence de Benoît XVI |
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Rome, le 5 Mars 2007 -
(E.S.M.) -
Nous revenons aux exercices spirituels que le pape
Benoît XVI a suivis avec la Curie Romaine pour attirer l'attention des
lecteurs qui ne connaissent pas Vladimir Sergeevich Soloviev et qui fut
à l'ordre du jour dès la première homélie du cardinal Biffi.
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Vladimir Sergeevich Soloviev
Revenons aux exercices spirituels en
présence du pape Benoît XVI et de la Curie Romaine
Le cardinal Biffi, prédicateur des exercices spirituels,
auxquels ont participé le pape Benoît XVI et la Curie, a développé dans son
homélie du 27 février certains aspects du philosophe russe Soloviev. Philosophe sans cesse en recherche, dont toute la vie fut une ascension
continue vers la vérité, Soloviev, un des plus grand génie
du XIXe siècle, ajouta au nationalisme chrétien de son ami Dostoïevski un
catholicisme vraiment universel et une vision mystique absolument
supérieure.
L'humour du Cardinal Giacomo Biffi est bien connu de celles et de ceux qui
ont lu autrefois son "Cinquième Evangile"
(Ed. du Cèdre, 1971). Dans cet
ouvrage, l'Auteur imaginait que l'on avait retrouvé le manuscrit d'un
cinquième Évangile qui permettait enfin de comprendre et de justifier les
expériences pastorales de l'après Concile.
Pour ce qui concernait la parabole de la brebis perdue
(Lc 15, 4 et ss.),
par exemple, le Cardinal Biffi expliquait comment il convenait désormais de
comprendre les choses à la lumière du "cinquième Évangile": le pasteur ne
doit pas abandonner les 99 brebis restées à la bergerie pour aller chercher
celle qui s'est égarée. Il doit au contraire se réunir avec ses amis pour
discuter avec eux et trouver le moyen de disperser les 99 brebis assez
stupides pour n'avoir voulu oser, elles aussi, l'expérience de la liberté...
C'est au même Cardinal Biffi, aujourd'hui Archevêque émérite de Bologne, que
le pape Benoît XVI a demandé de prêcher la retraite de Carême au Vatican. Le
27 février, au cours de son homélie, le Cardinal a cité ce qu'il a appelé
"l'avertissement prophétique" de Soloviev
(1899-1900): "L'enseignement du
grand philosophe russe - a déclaré Mgr Biffi - est que le christianisme ne
peut pas être réduit à un ensemble de valeurs. Ce qui
fait en effet le chrétien, c'est la rencontre personnelle avec le Christ.
Mais des jours viendront où, dans la chrétienté, on tentera de réduire le
fait du salut à une simple série de valeurs."
Le Cardinal a cité la dernière oeuvre de Soloviev: "Les Trois Entretiens" en
faisant observer que l'Auteur avait prophétisé les tragédies du XXème
siècle. Dans "Les Trois Entretiens", Soloviev présentait l'antéchrist comme
pacifiste, écologiste et oecuménique: il convoque un concile oecuménique, et
cherche le consensus de toutes les confessions chrétiennes, en concédant
quelque chose à chacun. Les masses le suivent, excepté des petits groupes de
catholiques, d'orthodoxes et de protestants qui lui disent: "Tu nous donnes
tout, excepté ce qui nous intéresse: Jésus-Christ".
Ce récit contient un avertissement: aujourd'hui, nous courons en effet le
risque d'avoir un christianisme qui met Jésus, sa Croix et sa Résurrection,
entre parenthèses. Certes, si l'on se limite à parler de valeurs partagées,
nous serons bien plus acceptables dans les émissions télévisées et dans les
salons. Mais cela reviendra à renoncer à Jésus, à la réalité bouleversante
de la résurrection.
Tel a été l'avertissement de Soloviev aux chrétiens de notre temps. Le Fils
de Dieu ne peut pas être traduit par une série de projets homologables par
la mentalité mondaine dominante. Cela ne signifie pas une condamnation de
ces valeurs, dans la mesure où elles sont soumises à un discernement
attentif.
Il existe des valeurs absolues comme le bien, le vrai, le beau. Qui les
perçoit et les aime, aime aussi le Christ, même s'il ne le sait pas, parce
que Lui est la Vérité, la Beauté, la Justice. Et puis il y a les valeurs
relatives comme la solidarité, l'amour de la paix, et le respect de la
nature. Si on les absolutise, en les déracinant ou même en les opposant à
l'annonce du fait du salut, alors, ces valeurs deviennent des instigations à
l'idolâtrie, et des obstacles sur le chemin du salut. Si pour s'ouvrir au
monde et pour dialoguer avec tous, le chrétien se croit obligé de mitiger le
fait salvifique, il empêche la connexion personnelle avec le Christ, et il
se retrouve du côté de l'antéchrist. Avis à ceux qui, au cours des "messes
patchwork," célèbrent autre chose que la mort et la résurrection du Christ,
et font chanter aux assemblées autre chose que les textes de la liturgie.
(Autre synthèse: Le cardinal
Biffi au pape Benoît XVI : " le Christianisme, la nouveauté unique dans
l'histoire de l'humanité" ►
Benoît XVI - Exercices spirituels)
Repères:
« La pensée de Soloviev plus que jamais profitable »
« Revenir à la pensée de Soloviev est aujourd’hui plus que jamais profitable
dans un contexte de laïcisme agressif caractéristique de certaines cultures
du monde occidental », fait observer le cardinal Poupard à l’occasion d’un
colloque consacré, à Rome, au grand penseur orthodoxe russe.
Le cardinal Paul Poupard,
président du conseil pontifical de la Culture est en effet intervenu sur le
thème de « Vladimir Soloviev et l’idée romaine », samedi 18 février, lors
d’un colloque organisé par le centre culturel Saint-Louis de France
(cf.
ci-dessous pour le texte intégral).
« Déjà, jeune Recteur de l’Institut Catholique de Paris, j’avais accueilli
avec joie la suggestion de notre ami le regretté Dimitri Ivanov, fils du
grand poète Viatcheslav, de consacrer trois jours de réflexion attentive -
les 21, 22 et 23 novembre 1975 - pour le 75ème anniversaire de sa mort, à ce
maître de la pensée moderne qui n’a cessé de méditer, toute sa vie durant,
sur l’essence de l’Eglise, et par conséquent, sur la nature du véritable
œcuménisme. Soloviev a réfléchi non seulement sur la nature mystique de
l’Eglise, mais aussi, très concrètement, sur ses structures hiérarchiques,
sur la mission du siège de Rome, sur le drame de la désunion des chrétiens
», rappelait d’emblée le cardinal Poupard.
Il faisait observer l’actualité de la pensée de Soloviev en disant : «
Revenir à la pensée de Soloviev est aujourd’hui plus que jamais profitable
dans un contexte de laïcisme agressif caractéristique de certaines cultures
du monde occidental, où le dogme de la séparation du philosophique et du
théologique, du naturel et du surnaturel, de l’humain et du divin est érigé
en principe absolu du savoir ».
« Dans ce contexte, ajoutait le cardinal Poupard, il nous est précieux de
redécouvrir la pensée de Soloviev et son concept de connaissance intégrale
qui nous invite à réfléchir sur la recherche de la vérité dans sa globalité.
Pour lui, le retour à la foi est la condition de la liberté de la raison, de
la pensée et de l’agir : la connaissance ne peut être que totale. Aussi son
œuvre est-elle celle d’un philosophe croyant, apôtre du Christ, auquel il
adhère sans réserve : sa philosophie est au point de jonction entre sa
recherche métaphysique, sa réflexion théologique et son espérance
eschatologique toute pénétrée, vivifiée, animée par l’esprit et par les
principes de la foi chrétienne ».
« Du reste, Soloviev témoigne par sa vie tout autant que par son œuvre,
soulignait encore le cardinal Poupard, que plus une pensée est soumise aux
exigences de la raison, plus elle affirme les exigences de la foi. Bien loin
d’être vouée à un processus inéluctable qui irait de la foi à la science
athée, la science dans sa totalité, c’est la conviction de Soloviev, ne peut
être saisie qu’à l’intérieur de la foi. Le fond de l’être est communion, ce
qu’il exprime par les termes de « uni-totalité » et « uni-plénitude » dans
l’ordre du vrai (Philosophie théorique 1887-1889), du bien (La justification
du bien, 1889) et du beau (Le sens général de l’art, 1890) unifiés dans Le
sens de l’amour, 1894 ».
A propos du laïcisme actuel, et d’une certaine conception du christianisme,
le cardinal Poupard rappelait cette description prophétique de Soloviev : «
Les hommes, dit Soloviev, s’attacheront aux valeurs plus qu’à la personne
même du Christ, à la culture issue de la foi plus qu’à la foi elle-même qui
nous met en relation avec une Personne, le Sauveur, lequel nous introduit
dans le réalisme de l’amour, l’agape divin dont le Pape Benoît XVI vient de
nous entretenir admirablement dans sa première Encyclique Deus caritas est,
qui nous reconduit au cœur de notre foi chrétienne ».
Le cardinal Poupard concluait : « Soloviev, pour le dire en conclusion de ce
modeste propos introductif, nous a montré comment le bien trouve son
authentique bonté dans le Christ sur la Croix. Sa vie a été consacrée au
service de la Sophia, la Sagesse qui est le Christ. Dans son âme illuminée
par la grâce, la Sophia est aussi l’Eglise, finalement réunifiée, véritable
épouse de l’Agneau vainqueur, prête au grand combat de la foi pour que
triomphe la Croix du Christ ».
Texte intégral:
Monsieur le Président et chers amis de l’Association des Amis de Soloviev,
Mesdames, messieurs,
1. C’est une joie pour moi d’ouvrir notre matinée de travail consacrée à
Vladimir Soloviev et l’idée romaine. Je tiens à vous remercier, Monsieur le
Président Bernard Marchadier, de votre cordiale invitation à introduire les
travaux sur un auteur fascinant que vous venez de retraduire et qui ne cesse
de nous renvoyer à nos consciences, plus de cent ans après sa mort. Déjà,
jeune Recteur de l’Institut Catholique de Paris, j’avais accueilli avec joie
la suggestion de notre ami le regretté Dimitri Ivanov, fils du grand poète
Viatcheslav, de consacrer trois jours de réflexion attentive – les 21, 22 et
23 novembre 1975 – pour le 75ème anniversaire de sa mort, à ce maître de la
pensée moderne qui n’a cessé de méditer, toute sa vie durant, sur l’essence
de l’Eglise, et par conséquent, sur la nature du véritable œcuménisme.
Soloviev a réfléchi non seulement sur la nature mystique de l’Eglise, mais
aussi, très concrètement, sur ses structures hiérarchiques, sur la mission
du siège de Rome, sur le drame de la désunion des chrétiens.
2. Revenir à la pensée de Soloviev est aujourd’hui plus que jamais
profitable dans un contexte de laïcisme agressif caractéristique de
certaines cultures du monde occidental, où le dogme de la séparation du
philosophique et du théologique, du naturel et du surnaturel, de l’humain et
du divin est érigé en principe absolu du savoir. Dans ce contexte, il nous
est précieux de redécouvrir la pensée de Soloviev et son concept de
connaissance intégrale qui nous invite à réfléchir sur la recherche de la
vérité dans sa globalité. Pour lui, le retour à la foi est la condition de
la liberté de la raison, de la pensée et de l’agir : la connaissance ne peut
être que totale. Aussi son œuvre est-elle celle d’un philosophe croyant,
apôtre du Christ, auquel il adhère sans réserve : sa philosophie est au
point de jonction entre sa recherche métaphysique, sa réflexion théologique
et son espérance eschatologique toute pénétrée, vivifiée, animée par
l’esprit et par les principes de la foi chrétienne. Du reste, Soloviev
témoigne par sa vie tout autant que par son œuvre, que plus une pensée est
soumise aux exigences de la raison, plus elle affirme les exigences de la
foi. Bien loin d’être vouée à un processus inéluctable qui irait de la foi à
la science athée, la science dans sa totalité, c’est la conviction de
Soloviev, ne peut être saisie qu’à l’intérieur de la foi. Le fond de l’être
est communion, ce qu’il exprime par les termes de « uni-totalité » et «
uni-plénitude » dans l’ordre du vrai
(Philosophie théorique 1887-1889), du bien
(La justification du bien, 1889)
et du beau (Le sens général de l’art,
1890) unifiés dans Le sens de l’amour, 1894.
3. Pour exister, l’homme doit agir. Pour agir, il a besoin de supposer un
sens à l’existence. Mais cette présupposition implique qu’il y ait un
donneur de sens : Jésus-Christ, Homme-Dieu, l’Universel. Et l’Eglise est le
Dieu-Homme qui continue à vivre concrètement dans la Communauté d’amour qui
se réalise aussi bien dans le domaine moral que dans le domaine sacramentel.
Elle est aussi nécessairement la forme universelle idéale, à l’état
d’ébauche, du Royaume de Dieu. C’est pourquoi, si tel ou tel de ses membres
peut être malade, ses organes centraux ne sont pas vulnérables : la tête,
c’est l’Homme-Dieu, le cœur la Vierge toute pure, et avec elle toute
l’Eglise invisible des saints, qui nous conduit à l’apothéose de la liberté
humaine au sein de la liberté divine. La pleine vérité du monde consiste en
son unité vivante qui lui donne la forme de la beauté et l’incarne dans
l’amour. Seul peut aimer celui qui croit au sens éternel de son amour pour
cet être fini, ce qui est impossible sans croire en même temps à Dieu ainsi
qu’à l’immortalité et à la résurrection, non du je et du toi seulement, ce
qui est impossible, mais de tout le cosmos, car c’est en Lui seul que cet
amour trouve son lieu et son espace.
La notion du Royaume de Dieu en devenir est au cœur de la pensée de
Soloviev, au point de jonction, nous l’avons dit, entre sa recherche
métaphysique, sa réflexion théologique et son espérance eschatologique. À ce
Colloque de l’Institut catholique où j’avais demandé au Père Congar, futur
Cardinal, de situer Soloviev dans l’Eglise universelle, l’illustre
théologien déclarait : « Nous sommes un certain nombre à tenir que l’Eglise
orthodoxe et l’Eglise catholique sont la même Eglise, au plan sacramentel et
mystique ». De fait, dans le regard de Dieu et du Christ, que tente de
rejoindre Soloviev, l’Eglise est et ne peut être qu’une, indivise et
universelle, fondée sur les Apôtres autour de la Primauté romaine. Mais
comment s’explique la « vision romaine » de Soloviev, et comment en est-elle
venue à transformer sa foi orthodoxe ou, serait-ce plus juste de dire,
comment vient-elle s’intégrer à l’intérieur de sa foi orthodoxe ?
4. Le choc de l’assassinat du Tsar Alexandre II, en 1881, provoque avec le
scandale du Raskol, le schisme des vieux-croyants qui entraîne des millions
de fidèles et paralyse spirituellement le peuple russe. Cet événement
dramatique suscite une profonde réflexion sur l’état de l’Orthodoxie perçue
comme une « Eglise locale » affaissée, sécularisée, et qui se doit de
s’ouvrir à l’universalité si elle veut revivre. Pour Soloviev, sa lecture du
schisme tient en une formule lapidaire : le particulier s’oppose au général,
et le caractère local prime la vérité universelle. Avec cet évènement,
Soloviev avoue avoir pris conscience « du fait que l’origine du mal…
provient de l’affaiblissement général de l’organisme terrestre de l’Eglise
visible, suite à la scission entre deux parties écartelées et hostiles.
L’histoire a créé un abîme entre notre Eglise et celle de l’Occident. Mais
aussi profond qu’il soit, cet abîme a été creusé par les mains de l’homme et
non par celles de Dieu. La volonté de Dieu est immuable : qu’il n’y ait
qu’un seul troupeau et un seul Pasteur. Aussi devons-nous nous efforcer de
combler ce fossé fatal qui divise le troupeau du Christ. » Aussi Soloviev
s’attelle-t-il désormais à « travailler à restaurer l’unité de l’Église, et
que brûle le feu de l’Amour dans le sein de l’Épouse du Christ ! ».
5. Soloviev s’est-il « converti » au catholicisme ? Pour le Père François
Rouleau, « la chose n’a pas de sens : il est impossible à un orthodoxe de se
convertir à ce qu’il est déjà. Par contre, il a tenu à faire explicitement
une profession de foi catholique, c'est-à-dire qu’il a voulu affirmer que sa
foi orthodoxe impliquait la ratification de la vérité catholique (comme la
vérité catholique implique la ratification de la foi orthodoxe) ». Zélé
serviteur de l’Église universelle, Soloviev souhaitait ardemment et de
toutes ses forces l’union des différentes Églises chrétiennes autour du
Pontife romain. Son livre écrit en français, la Russie et l’Église
universelle (Paris, 1889) l’atteste, mais encore d’autres ouvrages, dont
Histoire et devenir de la Théocratie (1887) et les Trois entretiens suivis
du Court récit sur l’Antéchrist (1899) dont nous présentons aujourd’hui la
réédition. Il n’en restait pas moins, de cœur et d’âme, et aussi pour la
pratique des sacrements, attaché à l’Église russe, ce qui, à ses yeux
n’était pas une contradiction. En effet, Soloviev souligne que Rome a
toujours reconnu la validité des ordinations sacerdotales conférées par l’Église
russe. Pour lui, la séparation des deux Églises n’est qu’un fait qui résulte
d’un amas de préjugés, non d’un conflit de doctrines : l’Église romaine et
l’Église gréco-russe sont en communauté de foi et entre ces deux Églises, il
n’y a pas eu de rupture complète et véritable. Aussi ne veut-il pas vivre «
en secret » son catholicisme, ni pour autant rompre avec son Église russe,
qu’il aime et où il est né. Par ailleurs, Soloviev ne veut pas embrasser le
rite latin et pense que pour aider l’Eglise de Russie à se tourner vers
Rome, il doit continuer de lui appartenir.
6. Comme le clergé russe avait reçu l’ordre de lui refuser la communion, en
1892, il se tourne vers les Uniates et reçoit, le 18 février 1896, la
communion d’un prêtre de l’Eglise gréco-russe unie à Rome après lecture de
sa profession de foi et d’une déclaration déjà publiée par lui dans La
Russie et l’Église universelle : « Comme membre de la vraie et vénérable
Église orthodoxe orientale ou gréco-russe, qui ne parle pas par un synode
anti-canonique ni par des employés du pouvoir séculier... je reconnais pour
juge suprême en matière de religion... l’apôtre Pierre, qui vit dans ses
successeurs et qui n’a pas entendu en vain les paroles du Seigneur. » La
confession religieuse de Soloviev demeure inchangée : « J’appartiens à la
vraie Église orthodoxe, car c’est pour professer, dans son intégrité,
l’orthodoxie traditionnelle que, sans être latin, je reconnais Rome pour
centre du christianisme universel. » Ironie de l’histoire, en séjour dans la
maison de campagne du prince Troubetskoï, la mort le prend à l’improviste et
le curé du village d’Ouskoïe appelé d’urgence à son chevet est… pope de l’Église
orthodoxe.
7. Dans une lettre sans équivoque à son ami Eugène Tavernier, Soloviev
expose ses « principes religieux » :
Et, pour commencer, je commence par la fin.
Respice finem. Sur ce sujet, il n’y a que trois choses certaines attestées
par la parole de Dieu :
1º L’Évangile sera prêché par toute la terre, c’est-à-dire que la vérité
sera proposée à tout le genre humain, ou à toutes les nations.
2º Le Fils de l’Homme ne trouvera que peu de foi sur la terre, c’est-à-dire
que les vrais croyants ne formeront à la fin qu’une minorité numériquement
insignifiante et que la plus grande partie de l’humanité suivra l’Antéchrist.
3º Néanmoins, après une lutte courte et acharnée, le parti du mal sera
vaincu et la minorité des vrais croyants triomphera complètement.
De ces trois vérités, Soloviev déduit tout le plan de la « politique
chrétienne ». La prédication de l’Evangile « ne peut pas être limitée à
l’acte extérieur de répandre la Bible ou des livres de prières et de sermons
» dans les pays de mission. Le vrai but est de
mettre l’humanité devant le dilemme : d’accepter ou de rejeter la vérité en
connaissance de cause, c’est-à-dire la vérité bien exposée et bien comprise.
Car il est évident que le fait d’une vérité acceptée ou rejetée par
malentendu ne peut pas décider du sort d’un être raisonnable. Il s’agit donc
d’écarter non seulement l’ignorance matérielle de la révélation passée, mais
aussi l’ignorance formelle concernant les vérités éternelles, c’est-à-dire
d’écarter toutes les erreurs intellectuelles qui empêchent actuellement les
hommes de bien comprendre la vérité révélée. Il faut que la question d’être
ou de ne pas être vrai croyant ne dépende plus des circonstances secondaires
et des conditions accidentelles, mais qu’elle soit réduite à ses termes
définitifs et inconditionnés, qu’elle puisse être décidée par un pur acte
volitif ou par une détermination complète de soi-même, absolument morale, ou
absolument immorale.
Il s’agit donc, poursuit-il :
1º D’une instauration générale de la philosophie chrétienne, sans quoi la
prédication de l’Évangile ne peut pas être effectuée ;
2° S’il est certain que la vérité ne sera définitivement acceptée que par
une minorité plus ou moins persécutée, il faut pour tout de bon abandonner
l’idée de la puissance et de la grandeur extérieures de la théocratie comme
but direct et immédiat de la politique chrétienne. Ce but est la justice ;
et la gloire n’est qu’une conséquence qui viendra de soi-même.
3º Enfin, la certitude du triomphe définitif pour la minorité des vrais
croyants ne doit pas nous mener à l’attente passive. Ce triomphe ne peut pas
être un miracle pur et simple, un acte absolu de la toute-puissance divine
de Jésus-Christ, car s’il en était ainsi toute l’histoire du christianisme
serait superflue. Il est évident que Jésus-Christ, pour triompher justement
et raisonnablement de l’Antéchrist, a besoin de notre collaboration ; et
puisque les vrais croyants ne sont et ne seront qu’une minorité, ils doivent
d’autant plus satisfaire aux conditions de leur force qualitative et
intrinsèque ; la première de ces conditions est l’unité morale et religieuse
qui ne peut pas être arbitrairement établie, mais doit avoir une base
légitime et traditionnelle, – c’est une obligation imposée par la piété. Et,
comme il n’y a dans le monde chrétien qu’un seul centre d’unité légitime et
traditionnel, il s’ensuit que les vrais croyants doivent se rallier autour
de lui ; ce qui est d’autant plus idoine qu’il n’a plus de pouvoir extérieur
compulsif et que, partant, chacun peut s’y rallier dans la mesure indiquée
par sa conscience.
Et Soloviev ajoute cette affirmation terrible : « Il faut s’attendre à ce
que quatre-vingt-dix-neuf pour cent des prêtres et moines se déclareront
pour l’A-C. C’est leur bon droit et c’est leur affaire. »
8. Visionnaire, sinon prophète, Soloviev voit l’effondrement de la Russie et
l’arrivée des « diaboliques » annoncés naguère par Dostoïevski. Que
représente l’Antéchrist pour Soloviev ? Marx, Nietzsche ou Tolstoï ? La part
de lui-même qu’il jugerait avec ironie comme cela a été souvent dit, ce que
vous illustrez magnifiquement, Monsieur le Président Marchadier, dans la
préface à la nouvelle édition des Trois entretiens et du Court récit sur l’Antéchrist
? Ce que Soloviev sait, c’est qu’il se prendra pour le vrai Christ,
proposera un autre salut : séducteur aux flatteuses illusions, il « n’aimera
que lui-même » au point de « se préférer à Dieu, inconsciemment et
involontairement ». Tout lui réussira merveilleusement : devenu le maître du
monde, il réalisera son évangile en donnant à tous « l’égalité du
rassasiement général », la paix, la liberté, la culture dans le respect de
toutes les valeurs spirituelles. Sous son règne, les hommes apprendront à
s’aimer, s’admirer, s’idolâtrer eux-mêmes, non comme serviteurs et vivantes
icônes du Christ, mais à la place de Dieu, dans l’oubli du Seigneur.
Cette vision puissante et tragique de l’Antéchrist ne manque pas de susciter
la réflexion pour qui, nous en avons la mission au Conseil Pontifical de la
Culture, s’efforce de scruter les grands défis de la culture de notre temps
à la lumière de l’Evangile. Le respect des valeurs, cher à l’Antéchrist de
Soloviev, n’est-il pas le maître-mot du laïcisme qui, tenant pour acquis
l’exclusion d’une quelconque référence au Dieu de Jésus-Christ dans l’espace
public, sous prétexte de tolérance et pour motif de paix sociale, n’a plus
que des valeurs sans véritable consistance à proposer à la vénération du
peuple. Les hommes, dit Soloviev, s’attacheront aux
valeurs plus qu’à la personne même du Christ, à la culture issue de
la foi plus qu’à la foi elle-même qui nous met en relation avec une
Personne, le Sauveur, lequel nous introduit dans le réalisme de l’amour,
l’agape divin dont le Pape Benoît XVI vient de nous entretenir admirablement
dans sa première Encyclique
Deus Caritas Est, qui nous reconduit au cœur de notre foi
chrétienne.
9. Nous n’avons que peu de temps, et il me faut vous donner la parole, chers
amis admirateurs de Soloviev. Vous ne manquerez pas de développer les idées
qu’il me revenait seulement d’introduire tout en soulignant leur grandeur et
leur profondeur. Je le disais en introduisant mon propos : Soloviev nous
renvoie à notre conscience. Il n’est pas seulement une figure du patrimoine
russe : il fait désormais partie de cette tradition spirituelle – le Pape
Jean-Paul II le présente dans son Encyclique
Fides et ratio
comme l’un « des exemples significatifs d’une voie de recherche
philosophique qui a tiré un grand profit de sa confrontation avec les
données de la foi » (n. 74) – qui ouvre devant nous de larges pistes de
réflexions face aux défis de la culture contemporaine. A nous, chrétiens d’Occident,
incombe le devoir de penser l’Eglise dans sa catholicité et non seulement
dans sa latinité, numériquement dominante. Si l’Occident est resté trop
longtemps en grande part étranger à l’Orient, à sa Sophia et à son
expérience spirituelle, nous pouvons nous réjouir aujourd’hui d’un échange
accru des biens, toujours fécond, entre les deux poumons de l’Eglise. Ce
sera du reste l’objet du colloque de Vienne organisé en mai prochain
conjointement par le Conseil Pontifical de la Culture et le Patriarcat de
Moscou : donner une âme à l’Europe.
Dans un article apparu dans L’Univers du 11 août 1888, Soloviev écrit sur le
baptême de saint Vladimir et l’État chrétien : « Précisément, quand les
raffinés grecs rejetèrent la perle évangélique du Règne de Dieu, celle-ci a
été recueillie par un Russe à moitié sauvage. Il la trouva couverte de
poussière byzantine, et cette poudre est parfaitement conservée jusqu’à nos
jours […] Quant à la perle elle-même, elle est demeurée cachée dans l’âme du
peuple russe ». Saint Vladimir, converti, « accepta le christianisme dans sa
totalité et fut pénétré dans tout son être par l’esprit moral et social de
l’Évangile » (cité par M.
d’Herbigny, Un Newman russe, Vladimir Soloviev, Paris, 1934, p. 272).
Soloviev, pour le dire en conclusion de ce modeste propos introductif, nous
a montré comment le bien trouve son authentique bonté dans le Christ sur la
Croix. Sa vie a été consacrée au service de la Sophia, la Sagesse qui est le
Christ. Dans son âme illuminée par la grâce, la Sophia est aussi l’Eglise,
finalement réunifiée, véritable épouse de l’Agneau vainqueur, prête au grand
combat de la foi pour que triomphe la Croix du Christ.
20.02.2006
Colloque Vladimir Soloviev, Nouvelles de l’Institut
catholique, 1er mars 1979, p. 113.
Cf. Le Raskol au sein du peuple et de la société russe, 1882-1883.
Lettre ouverte à I.S. Aksakov, 1884, citée par Irène Posnoff, Les idées
œcuméniques de Soloviev, dans Colloque Vladimir Soloviev, op. cit., p. 81.
François Rouleau, Soloviev, dans le Dictionnaire de spiritualité, t. XIV,
Beauchesne, Paris, 1990, col. 1031.
Vladimir Soloviev, Trois entretiens sur la guerre, la morale et la religion,
suivis du Cours récit sur l’Antéchrist, Ad Solem, Genève, 2005.
Soloviev, Lettre de mai-juin 1896 à Eugène Tavernier, in La Sophia et les
autres écrits français, Lausanne, 1978.
Le jour de l’élection du pape Benoît XVI, paraissait une réédition des Trois
entretiens, de Vladimir Soloviev
(Ad
Solem edition Littérature Chrétienne, 2 rue des Voisins, ch
1205 Genève).
Synthèses des méditations du cardinal Biffi:
Exercices spirituels de lundi: le Cardinal Biffi au Pape Benoît XVI et à la
Curie
Exercices spirituels de mardi: le Christianisme, la nouveauté unique dans
l'histoire
Exercices spirituels de mercredi: le cardinal Biffi à Benoît XVI: l'abandon
au Père
Exercices spirituels de jeudi: l'Eglise est sainte, malgré les péchés de ses
fils
(Vendredi, en attente de traduction)
Sources:
PRO LITURGIA -
E.S.M.
Ce document est destiné à l'information; il ne constitue pas
un document officiel
Eucharistie, sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 05.03.2007 - BENOÎT XVI - Spiritualité |