Lettre ouverte à sa sainteté Benoît
XVI |
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ROME, le 4 Juin 2007 -
(E.S.M.) - 38 musulmans
compétents avaient signé, en octobre dernier, une "Lettre ouverte à Sa
Sainteté le pape Benoît XVI" qui commentait son discours du 12 septembre
à Ratisbonne. Aujourd’hui, les signataires sont 100.
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Benoît XVI et
le monde arabe -
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Lettre ouverte à sa sainteté le pape Benoît XVI
Pour une lecture du Coran renouvelée: la leçon d'un
grand islamologue
Michel Cuypers applique au livre sacré de l'islam les méthodes déjà
appliquées à la Bible. Les résultats sont stupéfiants. Par exemple,
contrairement à ce que prétendent les zélateurs de la guerre sainte, les
versets les plus belliqueux du Coran n'"abrogent" pas, en réalité, ceux qui
sont plus tolérants et pacifiques.
par Sandro Magister
38 musulmans compétents avaient signé, en octobre dernier, une "Lettre
ouverte à Sa Sainteté le pape Benoît XVI" qui commentait son discours du 12
septembre à Ratisbonne. Aujourd’hui, les
signataires sont 100.
Leurs noms et leurs qualifications sont indiqués à la fin de la "Lettre",
qui a fait l’objet d’une grande rediffusion par "Islamica Magazine", le
trimestriel édité aux Etats-Unis et imprimé en Jordanie qui en avait assuré
le premier la publication.
Ces 100 personnes appartiennent à plusieurs dizaines de nations et aux
divers courants de la pensée musulmane, sunnites et chiites: un événement
rarissime. Parmi eux figure Aref Ali Nayed, dont www.chiesa a déjà publié en
avant-première deux essais qui commentent le discours de Ratisbonne; il
intervient à nouveau dans le dossier consacré par "Islamica Magazine" aux
idées concernant la foi, la raison et la violence que Benoît XVI avait
exposées à Ratisbonne.
Le 11 mai dernier, Nayed a donné une "lectio" à Rome, à l’Institut
Pontifical d’Etudes Arabes et d’Islamologie (PISAI), sur le thème de la
"compassion" comme premier attribut de Dieu dans la théologie musulmane.
Dans le passé, Nayed – qui exerce des responsabilités à l'université de
Cambridge et est musulman pratiquant "d’obédience acharite en théologie,
malikite en jurisprudence et chadhilite-rifai pour ce qui est de
l’orientation spirituelle” – a également été enseignant au PISAI pendant
deux ans.
Dans le public qui a écouté sa "lectio" se trouvaient des représentants des
ambassades des Etats-Unis, de Russie e d’autres pays. Etait également
présent le directeur d’"Islamica Magazine", le Jordanien Sohail Nakhooda.
Le lendemain, 12 mai, accompagné par le père Miguel Angel Ayuso Guixot,
directeur du PISAI, Nayed a eu des entretiens à la secrétairerie d’état au
Vatican.
L’un des points critiques qui rendent difficile la compréhension entre
chrétiens et musulmans est l'interprétation du Coran. La "Lettre des 100"
n’aborde pas directement la question, même si elle est présente en toile de
fond.
En revanche un certain nombre de chercheurs sérieux,
musulmans ou chrétiens, travaillent depuis longtemps à de nouvelles
interprétations du Coran.
Du côté musulman, la recherche se fait de manière confidentielle et, jusqu’à
présent, avec un effet très faible par rapport les lectures dominantes.
Du côté chrétien, les travaux sont davantage menés au grand jour. Mais ils
demandent beaucoup plus d’attention qu’ils n’en obtiennent.
Une importante interview sur ce sujet a été publiée dans le n° 4 de 2007 de
la revue "Il Regno", éditée à Bologne par les Prêtres du Sacré-Cœur.
L'interviewé est Michel Cuypers, 56 ans, belge, Petit Frère de Jésus, la
communauté religieuse fondée au XXe siècle par Charles de Foucauld.
Cuypers a passé douze ans en Iran, d’abord dans une léproserie à Tabriz,
puis comme étudiant en langue et littérature persanes à Téhéran. Il a obtenu
un doctorat en littérature persane à l’université di Téhéran en 1983. Il a
ensuite étudié l’arabe en Syrie et en Egypte et en 1989 il est parti pour Le
Caire, où il réside.
Il est chercheur à l'Institut Dominicain d’Etudes Orientales, fondé au Caire
il y a un demi-siècle par les dominicains islamologues Georges Anawati,
Jacques Jomier et Serge Beaurecueil.
Depuis 1994 Cuypers a entièrement concentré ses études sur la composition du
texte du Coran, en employant la méthode de l’analyse rhétorique. Ses
articles et essais sont de plus en plus appréciés, y compris par des
spécialistes musulmans. En mai il a publié, en France, un ouvrage consacré à
l'analyse d’une sourate du Coran: "Le Festin. Une lecture de la sourate
al-Mâ’ida", préfacée par l'éminent chercheur musulman Mohamed-Ali
Amir-Moezzi.
Traduction française par Charles de
Pechpeyrou, Paris, France.
L'interview publiée par "Il Regno", réalisée originellement en français, est
de Francesco Strazzari. La voici:
La Bible, le Coran et Jésus: comment arriver au
coeur du credo musulman
Interview de Michel Cuypers - (Interview
avec Michel Cuypers)
D. – Fr. Michel Cuypers, que signifie votre recherche ? Pourquoi ce livre:
"Le Festin. Un lecture de la sourate al-Mâ’ida" ?
R. – Depuis une dizaine d’années, je poursuis une recherche sur la
composition du texte du Coran, à l’aide d’une méthode qui a fait ses preuves
dans les études bibliques, appelée "analyse rhétorique". Celle-ci est
l'aboutissement de deux siècles et demi d’études sur la Bible, et a été
excellemment systématisée depuis vingt ans par Roland Meynet, jésuite,
professeur de théologie biblique à l’Université Grégorienne, à Rome.
Cette méthode est en fait la redécouverte des techniques d’écriture et de
composition que les scribes du monde sémitique ancien mettaient en œuvre
pour rédiger leurs textes. Le mot "rhétorique" est donc ici à prendre au
sens précis de "l'art de la composition du texte" (qui correspond seulement
à une partie de ce qu'Aristote entendait par rhétorique: la "dispositio").
Cette rhétorique biblique et, plus largement, sémitique diffère totalement
de la rhétorique grecque dont toute notre culture occidentale a hérité (et
même la culture arabe, après son ouverture à l'héritage grec).
Elle est fondée sur un principe simple: la symétrie, laquelle peut prendre
la forme de parallélismes synonymiques, antithétiques, ou complémentaires
(vous reconnaissez les trois sortes de parallélismes que l’exégèse biblique,
à la suite de Robert Lowth et ses "Leçons sur la poésie sacrée des Hébreux",
paru en 1753, a mis en évidence, dans les psaumes), ou encore la forme du
chiasme ou "parallélisme inversé" (AB/B'A'), et enfin du "concentrisme",
quand figure un centre entre les deux versants symétriques du texte
(AB/x/B'A').
Ces correspondances se présentent à divers niveaux textuels: membres,
groupes de membres etc., jusqu’à sept ou huit niveaux, pour des textes
importants. C'est le repérage de ces symétries qui permet le découpage du
texte en unités sémantiques, et la mise en évidence de sa structure,
laquelle oriente à son tour son interprétation. Tel est en effet le but
final de ces techniques d’analyse, comme de toute exégèse: comprendre le
sens du texte. Ma recherche est donc tout à fait interdisciplinaire, puisque
j’applique au Coran un système d’analyse issu des études bibliques.
Bien sûr, au départ, ce n’était qu’une hypothèse de recherche: il fallait
vérifier si effectivement l’analyse rhétorique biblique était applicable au
Coran. J’ai commencé par analyser de courtes sourates, et très rapidement
j’ai acquis l’évidence que ce système convenait parfaitement pour l’analyse
du texte coranique: je n'avais rien à changer à la théorie, tous ses
principes se vérifiaient exactement dans le texte du Coran.
Après l’étude d’une trentaine de sourates brèves, réputées dater des débuts
de la prophétie muhamadienne, j’ai voulu entreprendre l’analyse d’une longue
sourate. J’ai choisi la sourate 5 (appelée habituellement "la Table
dressée", en arabe al-Mâ’ida), parce qu’elle serait, selon la tradition,
chronologiquement la dernière: ainsi aurait été vérifiée la pertinence de la
méthode à la fois pour le début chronologique du Coran, et pour la fin. Ce
qui permettrait d’extrapoler raisonnablement et d'affirmer que, selon toute
vraisemblance, la totalité du Coran est construite selon ces mêmes principes
de composition.
D. – La rhétorique comme analyse de la structure du Coran: pourquoi ?
Avez-vous pratiqué précédemment une lecture "atomiste" ?
R. – C’est une expérience absolument commune à tout lecteur – en tout cas à
tout lecteur non musulman qui n’a pas grandi avec ce texte depuis son
enfance – d’être déconcerté et vite découragé par l'apparent désordre du
texte coranique. Celui-ci ne se déroule pas de manière linéaire, comme le
développement progressif d’un ou de plusieurs thèmes, tel que nous l’a
appris la rhétorique grecque. Les sujets, dans le Coran, s’entremêlent; un
thème à peine abordé est aussitôt interrompu, pour réapparaître
éventuellement plus loin. Des incises introduisent parfois un sujet
totalement étranger au contexte. Bref, le lecteur a très vite l’impression
d’une totale incohérence, et se trouve emporté malgré lui dans une lecture
atomiste de fragments indépendants les uns des autres.
Remarquez qu’il n’y a pas que nous, Occidentaux modernes, à avoir cette
impression. Déjà dans le Coran, des nouveaux musulmans font remarquer la
chose au Prophète (Coran 25, 32), et dans les premières générations
musulmanes, certains critiqueront cet aspect du Coran, ce qui donnera lieu à
toute une série d’ouvrages qui tenteront de justifier la cohérence (nazm) du
Livre. Leurs arguments, à vrai dire, ne sont pas convaincants, et ne portent
que sur des détails, en sorte que le problème demeura entier.
Les islamologues occidentaux modernes pendant longtemps ont simplement pris
acte de cette incohérence du texte, comme un fait d’évidence. Et comme ils
pratiquaient tous la méthode historico-critique, ils trouvaient dans les
incohérences du texte des arguments pour détecter des couches
rédactionnelles, des insertions tardives ou des remaniements du texte qu’ils
n’hésitaient pas parfois à restituer dans un ordre plus "logique", en
déplaçant certains versets.
La recherche d’un ordre du texte apparaissait donc comme un vrai défi.
Quelques rares islamologues ont, dans les années 1980, tenté de comprendre
la composition des brèves sourates de l’époque mekkoise (la première époque
de la révélation coranique), avec des résultats très partiels. Mais
eux-mêmes déclaraient qu’il était désormais impossible de trouver un ordre
quelconque dans les longues sourates composites de l’époque médinoise (les
sourates qui se situent au début du texte du Coran, mais qui sont
chronologiquement réputées les dernières). Comme mes analyses sur les brèves
sourates avaient donné des résultats tout à fait positifs, il fallait tenter
l’essai sur les longues sourates médinoises. D’où est né Le Festin.
D. – En quoi votre lecture diffère-t-elle des autres lectures ?
R. – Essentiellement, dans le fait que l’analyse rhétorique du texte permet
une lecture contextuelle. Le morcellement du texte a sans doute été la
principale raison pour laquelle tous les commentaires classiques commentent
le texte verset par verset, de manière "atomiste", en dehors de toute
considération du contexte littéraire immédiat de ces versets. C’est aussi la
raison pour laquelle ils expliquent les versets par des éléments externes au
texte, ce qu'ils appellent techniquement les "occasions de la révélation":
en recourant à des anecdotes ou des faits de la vie du Prophète, puisés dans
les traditions (hadîths) attribués au Prophète ou à ses compagnons, ils
donnent la raison historique pour laquelle tel ou tel verset a été révélé,
lui donnant ainsi un certain sens.
Or, quand un verset est resitué dans son contexte, délimité par la structure
textuelle dont il fait partie, son véritable sens apparaît souvent sans
qu'on ait besoin de recourir à ces "occasions de la révélation", dont on
peut penser que, le plus souvent, elles ont été forgées post eventum, pour
expliquer les obscurités du texte.
Je donne un exemple. Le verset 2,106 fait dire à Dieu: "Dès que Nous
abrogeons un verset ou dès que nous le faisons oublier, nous le remplaçons
par un autre, meilleur ou semblable". Ce verset est présenté par les
juristes, les fuqahâ', comme le fondement coranique de leur théorie de
l’abrogation, selon laquelle certains versets du Coran en abrogent d’autres.
Cette théorie a permis de résoudre d’apparentes contradictions entres les
versets, surtout les versets normatifs. On a donc considéré que les versets
les plus récents abrogeaient les plus anciens, et pour déterminer quels
étaient les versets les plus récents, on a admis a priori que les versets
les plus durs et les plus restrictifs devaient être les plus récents et
qu'ils abrogeaient les versets plus doux ou plus tolérants, qui les
précédaient.
Or, pour en revenir au verset 2, 106, si on le resitue dans son contexte, on
voit qu'il ne veut absolument pas dire cela: c’est une réponse à des juifs
qui protestaient contre Muhammad parce qu’il avait proclamé, dans sa
récitation du Coran, des versets de la Torah, tout en les modifiant. A cette
accusation de "falsification", Dieu répond qu'il est libre d'abroger une
révélation antérieure par une nouvelle, meilleure. Il s’agit donc d’une
abrogation de la Torah par le Coran et non du Coran par lui-même.
Bien que plusieurs savants musulmans, au cours du XXe siècle, et encore tout
récemment l'islamologue français Geneviève Gobillot ont dénoncé avec force
cette erreur d'interprétation, elle continue à avoir largement cours. Cette
question est d’une extrême actualité, car les extrémistes islamistes se
servent de l'argument de l'abrogation pour considérer notamment que les
versets les plus durs de la sourate 9 (versets 29, 73), incitant les
musulmans à combattre les infidèles, abrogent à peu près 130 versets plus
tolérants qui ouvrent les voies d'une coexistence pacifique entre les
musulmans et les autres communautés.
Fidèles à la logique de l'abrogation telle qu'ils la comprennent, les
extrémistes estiment (comme déjà certains commentateurs anciens) que la
sourate 9 est la dernière sourate révélée, abrogeant notamment les versets
plus "ouverts" et tolérants de la sourate 5, alors que tout, dans cette
dernière, montre qu’il s’agit d’un texte-testament, qui clôt la révélation.
D. – Qu’est-ce qui permet d’affirmer cela ?
R. – La seule analyse rhétorique ne permet pas d'arriver à cette conclusion.
Mais c'est encore une contextualisation de la sourate qui y conduit, mais
cette fois, dans le cadre d'une approche intertextuelle. Cette sourate
contient en effet plusieurs citations tout à fait claires de la Bible ou de
textes para-bibliques: la révolte des fils d'Israël qui refusent d'entrer
dans la Terre sainte (reprise du livre des Nombres), l'assassinat d'Abel par
Caïn, la loi du talion, une sentence de la Mishna (reprise textuellement),
des scènes apocryphes de l'enfance de Jésus, ainsi qu'une évocation assez
mystérieuse de la dernière Cène (d'où le titre de la sourate).
Ces choses sont connues depuis longtemps. Mais une lecture attentive du
texte révèle nombre d'autres réminiscences bibliques, moins apparentes mais
non moins réelles, qui, mises ensemble, ne laissent aucun doute sur
l'arrière-fond deutéronomique de la sourate: le mélange de lois et de
récits, le thème central de l'Alliance, celui de l'entrée dans une terre
sainte, le vocabulaire (répétition de "l'aujourd'hui" de Dieu, les
injonctions à l'obéissance aux préceptes, etc.).
Or, le Deutéronome se présente comme le testament prophétique de Moïse qui
clôt le Pentateuque, la Torah: il meurt d'ailleurs en fin du livre. Selon la
tradition, la sourate 5 aurait été révélée lors du solennel pèlerinage
d'adieu du Prophète, qui serait mort très peu de temps après. La similitude
de situation est frappante, si ce n'est que Moïse n'entre pas lui-même dans
la Terre sainte, alors que Muhammad, lui, se trouve, avec sa communauté
triomphante dans la terre sainte du sanctuaire de la Mecque.
Le récit de la révolte des fils d'Israël, s'il figure d'abord dans le livre
des Nombres, est repris dans le Deutéronome. Or, ce récit est la clé de
compréhension de toute la sourate 5: il figure le refus des gens du Livres,
juifs et chrétiens, d'entrer dans l'alliance islamique, alors que les
musulmans, eux, y sont entrés. Tout à la fin de la sourate, l'évocation de
la Cène est encore liée à la thématique de l'Alliance, dans un contexte où
se lisent des traces du discours d'adieu de Jésus, en saint Jean, autre
discours-testament. Enfin, il faut remarquer que la sourate se termine par
le jugement de Jésus qui nie formellement devant Dieu avoir proclamé être le
fils de Dieu et proclame solennellement, au contraire, le plus pur
monothéisme (5, 116-117).
Tel est le dernier mot, chronologiquement parlant, de la révélation
coranique, et il correspond exactement à la fin du texte du Livre, puisque
la sourate 112 proclame le même monothéisme intransigeant, niant toute
filiation en Dieu (les sourates 113 et 114, deux prières qui ne figuraient
pas dans certains codex primitifs, doivent être considérées comme un
encadrement liturgique du Coran, avec la sourate 1: la sourate 112 est donc
la conclusion réelle du Livre).
D. – Est-ce que vous considérez qu'il est important maintenant d'aborder le
Coran avec une méthodologie scientifique, à l'instar de l'herméneutique et
de l'exégèse biblique?
R. – Je le crois de la première importance, en effet. L'exégèse
traditionnelle, après avoir donné tout ce qu'elle pouvait, a épuisé ses
ressources depuis longtemps: pendant des siècles on n'a fait que répéter les
commentaires des trois ou quatre premiers siècles de l'hégire. Les grands
commentaires classiques restent des références et il faut les consulter,
notamment pour les questions de grammaire ou de philologie. Mais ils ne
peuvent guère répondre aux préoccupations de l'homme moderne, qui vit dans
un tout autre monde.
C'est bien pourquoi sont apparus, au XXe siècle, d'importants commentaires
idéologiques, dont les plus connus sont ceux de l'Indo-pakistanais Mawdûdî
et de l'Egyptien Sayyid Qutb, l'idéologue des Frères musulmans. Ce sont des
interprétations du Coran en fonction de préoccupations sociales et
politiques actuelles. Les courants islamistes contemporains s'en réclament
directement. Leur slogan est celui du retour au Coran, au-delà de toutes les
déviances et décadences de l'histoire de la communauté musulmane. Mais c'est
bien là la question: comment "revenir au Coran"?
La voie la plus rapide et la plus facile est de projeter sur le Coran ses
propres aspirations, en manipulant le texte à volonté. Un nombre croissant
d'intellectuels musulmans dénoncent vigoureusement cette manière de procéder
et réclament une étude scientifique du texte, comme les chrétiens l'ont fait
pour la Bible. Le chemin est évidemment beaucoup plus long et laborieux, et
les résultats en sont imprévisibles, d'où peut-être, la crainte qu'elle
suscite. Du côté musulman, la recherche dans ce sens n'en est (à quelques
exceptions près) qu'à ses premiers balbutiements, alors que l'orientalisme,
depuis un siècle et demi, a déjà fourni une masse énorme de données (que
l'on peut trouver notamment dans l'"Encylopédie de l'Islam", et la toute
récente"Encyclopaedia of the Qur'ân"). Les grands centres de théologie
musulmane, comme l'Université al-Azhar, au Caire, restent jusqu'à ce jour
très méfiants à l'égard de ces méthodes modernes.
D. – Comment arriver au cœur du Coran, sans se laisser prendre par les
diverses traditions interprétatives qui peuvent en faire dévier?
R. – La "méthode", si l'on peut dire, n'est pas différente de celle que
requiert toute autre recherche scientifique, et c'est l'esprit critique.
Cela demande toute une ascèse de l'esprit: savoir prendre du recul par
rapport à l'objet d'étude, être prêt à remettre en question les idées reçues
et à découvrir l'inattendu (il n'est pas vrai qu'on ne trouve que ce que
l'on cherche!), rien affirmer sans en avoir fait la démonstration, se plier,
dans l'étude du texte, à la discipline des sciences humaines modernes
(linguistique, histoire, critique littéraire, notamment).
Le penseur français d'origine algérienne, Muhammad Arkoun, a dit avec raison
et quelque humour que la manière la plus efficace de lutter contre la
violence et le terrorisme des extrémistes islamistes serait d'imposer, dans
le cycle d'éducation des jeunes, la lecture de l'Encyclopédie du Coran,
fruit de ce type d'approche scientifique et critique du Livre. La grande
difficulté, au Moyen-Orient, est que l'éduction repose essentiellement sur
la tradition et la mémorisation, et non sur la réflexion et l'esprit
critique. Il y a là un phénomène de culture qui rend problématique le
progrès scientifique en général, et l'évolution de l'exégèse en particulier.
D. – Est-ce que votre approche du texte coranique peut donner l'impression
d'attaquer l'islam, ou au contraire, de parvenir à la pureté de la foi
coranique?
R. – L'islam ne s'est pas construit à partir du Coran seul. Les traditions (hadîths)
attribuées au Prophète qui forment la sunna (ou les traditions remontant aux
imams, pour les chiites), et ensuite l'élaboration du droit musulman (le
fiqh) et de la loi (chari'a) ont joué un rôle au moins aussi important,
sinon plus. Le commentaire (tafsîr) du Coran fait partie de cette Tradition,
et s'appuie en très grande partie sur les hadîths sensés expliquer le texte
en fournissant les "circonstances de la révélation".
L'analyse rhétorique prend le texte tel qu'il est, dans sa version
canonique, et seulement le texte. Méthodologiquement, elle fait abstraction
de la Tradition (du moins dans un premier temps). Et comme elle aborde le
texte d'une toute autre façon que la Tradition, elle aboutira souvent à des
interprétations qui ne concordent pas avec celle-ci. Pour autant, elle
n'attaque en rien ce qui fait le cœur de la foi musulmane, tout au
contraire: elle la met davantage en lumière, en la débarrassant d'ajouts qui
l'ont encombrée, au long de l'histoire.
L'exemple que j'ai donné plus haut en est une preuve: la fin chronologique
de la révélation muhammadienne (fin de la sourate 5) et la conclusion du
Livre (la sourate 112) ont un contenu strictement identique, soulignant le
fait que le monothéisme islamique rejette rigoureusement l'idée de la
filiation divine de Jésus. On est là au cœur du credo musulman. On pourrait
encore donner l'exemple de l'évocation de la Cène, dans les versets 112-115.
Les commentaires traditionnels sont extrêmement décevants, traitant le texte
comme un récit merveilleux, décrivant avec complaisance la riche nourriture
du repas que Dieu fait descendre du ciel.
Or, une lecture attentive du texte y repère nombre de réminiscences du
discours sur le pain de vie, en saint Jean, chapitre 6, ce qui donne
immédiatement une toute autre dimension au texte, comme allusion à la
nouvelle alliance apportée par Jésus et le choix qui s'impose aux apôtres
(et aux chrétiens après eux) d'entrer dans cette alliance ou de la dépasser,
dans l'alliance apportée par Muhammad. La lecture contextuelle et
intertextuelle permet de sortir de l'anecdotique pour rejoindre des
dimensions théologiques ignorées des commentateurs anciens, et cependant
tout à fait conformes à la foi islamique.
D. – Est-ce que les théologiens musulmans vont comprendre que l'analyse
rhétorique du texte ouvre à une interprétation du texte qui devrait
permettre un renouveau de l'exégèse coranique, comme elle le fait pour
l'exégèse biblique?
R. – Ces choses-là prennent du temps. Souvenons-nous des difficultés
rencontrées par l'exégèse moderne avec l'Eglise catholique, à ses débuts. Il
y a aussi des écoles de pensée: l'analyse rhétorique biblique a dû
s'imposer, non pas contre, mais à côté de l'approche historico-critique de
la Bible, qui a longtemps été la seule école reconnue.
Vu l'énorme poids de la tradition en islam, on peut prévoir que les choses y
avanceront plus lentement ("avec une vitesse géologique" plaisantait un
grand connaisseur de l'islam!). Ce sera sans doute la tâche lourde et
difficile des intellectuels musulmans, ayant parfaitement assimilé l'esprit
scientifique moderne, de faire le lien entre les théologiens traditionnels
et les approches nouvelles du texte coranique. Ces intellectuels, eux, sont
parfaitement conscients de l'enjeu. C'est pourquoi je n'ai pas hésité à
solliciter une préface pour mon livre de la part d'un éminent chercheur
musulman, le professeur Mohamed-Ali Amir-Moezzi.
D. – L'analyse rhétorique situe le Coran dans le contexte de la littérature
sémitique antique. Qu'est-ce que cela comporte? Quelles en sont les
conséquences?
R. – Cela suppose d'abord que l'on considère le Coran en tant que texte
littéraire. Déjà dans les années 1930, le grand penseur et écrivain égyptien
Taha Husein réclamait le droit de lire le Coran comme œuvre littéraire, aux
côtés d'Homère ou de Shakespeare. Le fait d'analyser le Coran sous l'angle
de la rhétorique sémitique, situe en effet ce texte dans le cadre de la
littérature sémitique de l'Antiquité tardive.
On sait les résistances de l'islam traditionnel à une telle approche,
puisque le Coran y est considéré comme Parole divine, descendue du Ciel, où
elle est conservée sur une Table céleste. Cette Parole est par conséquent
supposée n'avoir aucun lien d'origine avec quelque réalité terrestre. Cette
position théorique ne tient évidemment pas dans la pratique: le Coran est
écrit en "langue arabe claire", comme il le dit lui-même, une langue qui a
donné prise, dès les débuts de l'exégèse coranique, à des analyses
grammaticales et lexicologiques, en lien avec la langue arabe existante, en
un lieu et une époque bien définis.
Dès lors, on ne voit pas pourquoi cela poserait un vrai problème théologique
de considérer la composition du texte sous l'angle de sa similitude avec la
composition des autres textes sémitiques de l'Antiquité? La rhétorique,
comme nous l'avons définie, n'est pas autre chose, en somme, qu'une
grammaire du texte, à un niveau supérieur de la grammaire des mots et de la
phrase.
En dehors de cette difficulté possible, les musulmans devraient se réjouir
de découvrir que ce texte, tant décrié par certains pour son incohérence,
est en fait très bien construit, avec beaucoup de finesse, je dirais même,
parfois jusqu'à la sophistication. A condition, bien sûr, d'accepter qu'il
puisse y avoir une autre logique et une autre rhétorique que celles de la
tradition grecque! Certains musulmans un peu pressés pourront même y voir
une preuve du caractère miraculeux du Coran!
D. – Une question qui est sur toutes les lèvres: est-ce que tout le Coran
doit être pris à la lettre ? Qu'est-ce qui peut en être laissé au passé ?
R. – La question se pose aussi pour la Bible, et la réponse que l'on peut
donner est la même. L'exégèse a pour tâche première de dire la lettre du
texte, aussi fidèlement que possible. Mais cette lettre est elle-même
d'emblée très complexe et pleine de contradictions, apparemment impossibles
à concilier. D'où la nécessité d'une interprétation qui tienne compte non
seulement du détail du texte, mais aussi de l'ensemble du Livre.
Et si l'on croit que ces textes fondateurs sont des textes vivants qui ont
encore quelque chose à nous dire aujourd'hui, on ne saurait faire
abstraction, dans la lecture, de l'évolution morale et spirituelle de
l'humanité. Déjà le grand penseur réformiste égyptien, le cheikh Muhammad
Abduh (m. 1905), affirmait que l'on ne pouvait pas mettre tous les versets
du Coran sur le même plan: beaucoup d'entre eux sont des versets
circonstanciels, qui valaient pour une situation donnée, celle de la
fondation de la communauté musulmane, à présent révolue depuis longtemps.
A côté de ces versets, il en est d'autres qui
reflètent une sagesse universelle, valable pour tous les temps, et c'est sur
eux qu'il faut fonder la foi et la pratique religieuse. C'est ce que font,
dans leur "Lettre ouverte à sa sainteté
Benoît XVI", les cent intellectuels
signataires, dont un grand nombre de "grands muftis" de différents pays: ils
mettent en avant des versets qui permettent un convivium pacifique des
musulmans avec les autres communautés humaines.
Cela peut signifier qu'ils considèrent implicitement les versets combatifs,
que l'on trouve notamment dans la sourate 9, déjà citée, comme caducs dans
leur application. Mais il faudrait que cela soit déclaré officiellement, en
toute clarté, et considéré comme définitif et irréversible. Ici, on se
heurte à une autre difficulté: celle de l'absence de Magistère, en islam,
qui puisse faire une telle démarche.
D. – Encore une question: avec les musulmans, le dialogue est-il culturel ou
religieux ? Un débat en cours (cf. Benoît XVI
-
Benoît XVI pour l'apaisement du conflit politico-religieux ...).
R. – Sans entrer ici sur l'opportunité ou non des remaniements structurels
de la Curie pontificale, il me semble évident que le dialogue avec les
musulmans, comme avec les autres religions, ne peut être que les deux à la
fois.
Si l'on croit aux déclarations du Concile Vatican II, dans "Nostra
Aetate", sur les religions, et notamment sur les musulmans,
il est clair que l'islam représente une religion majeure de notre temps,
plus proche du christianisme, par ses racines historiques, que la plupart
des autres religions. Elle a certes un statut différent que le judaïsme,
l'arbre sur lequel a été greffé le christianisme, mais elle possède des
traits communs essentiels avec notre foi, signalés par le texte conciliaire.
L'épître aux Hébreux ne dit-elle pas aussi que "celui qui s'approche Dieu
doit croire qu'il existe et qu'il se fait le rémunérateur de ceux qui le
cherchent" (He 11,6) ? En écho, le Coran déclare à deux reprises que "ceux
qui croient (les musulmans), les juifs, les sabéens et les chrétiens –
quiconque croit en Dieu et au dernier Jour et fait le bien – n'éprouveront
aucune crainte (de l'enfer) et ils ne seront pas affligés" (5, 69 et 2, 62).
Mais il est vrai que l'islam n'est pas seulement une religion, mais aussi
une vaste et multiple culture (tout comme le christianisme), et que cet
aspect doit également faire partie du dialogue. Le père Georges Anawati,
fondateur de l'Institut Dominicain d'Etudes Orientales du Caire, aimait à
répéter: "Pas de culture sans religion, pas de religion sans culture".
La revue qui a publié l'interview, dans son n° 4 de
2007:
Il Regno
La "Lettera" adressée à Benoît XVI par 100 penseurs
musulmans, avec les noms et les qualifications des signataires, dans "Islamica
Magazine" n° 18, 2006 :
Open Letter to His Holiness Pope Benedict XVI
Et la home page de la revue :
Islamica Magazine
Le site, en anglais et français, de l’Institut
Pontifical d’Etudes Arabes et d’Islamologie :
PISAI
Deux savants musulmans commentent la leçon du pape
Benoît XVI de Ratisbonne :
Benoît XVI
Le discours de Benoît XVI à Ratisbonne:
Discours intégral de Benoît XVI annoté
La polémique sur le discours du pape Benoît XVI à
Ratisbonne :
Benoît XVI (Tous les articles
concernant la polémique après le discours du Saint Père Benoît XVI à
Ratisbonne.)
Sources:
La chiesa.it
-
E.S.M.
Ce document est destiné à l'information; il ne constitue pas
un document officiel
Eucharistie, sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 04.06.2007 - BENOÎT XVI -
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