L’Eucharistie, défi et grâce pour une société
sécularisée |
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Rome, le 02 juillet 2008
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(E.S.M.)
- Certains se demandent : la participation
de la messe est-elle encore obligatoire ? J’aurais envie de répondre :
non, elle est plus qu’obligatoire. Elle est vitale. Elle est vitale pour
le Christ, qui veut se révéler aujourd’hui au monde.
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L'institution de
l'Eucharistie
L’Eucharistie, défi et grâce pour une société sécularisée
Conférence du Cardinal Jean Pierre Ricard donnée en
l’église de Saint-Félix, lors du Congrès Eucharistique
(Québec)
Chers amis,
Je vais parler de l’Eucharistie à partir de la situation française qui est
marquée par un fort et ancien mouvement de sécularisation. Mais ce mouvement
ne touche pas que la France et un certain nombre parmi vous peuvent y
reconnaître des traits qui marquent également l’évolution de la société dans
laquelle ils vivent.
I – Les traits marquants d’une société sécularisée
J’entends par sécularisation ce processus d’évolution d’une société qui
amène celle-ci à distendre ses liens avec une religion instituée. On peut
parler aussi d’une baisse de l’emprise sociale de cette religion. Ainsi en
France, le nombre de personnes se reconnaissant comme catholiques est passé
de 85 à 65% des Français.
Ce processus n’a pas d’abord pour cause une lutte menée par des forces
anticléricales comme cela l’a pu être au début du vingtième siècle, avec en
1905, la loi de séparation de l’État et des cultes. Ces forces n’ont pas
disparu mais leur influence a beaucoup diminué. Le vrai danger aujourd’hui
est moins l’athéisme ou l’anticléricalisme militant que
l’indifférence. La cause principale de ce
processus de sécularisation se trouve dans le développement de la
consommation dans nos sociétés occidentales. Une société de consommation est
une société marchande qui est gouvernée par la recherche de l’argent et du
profit. La quête du bonheur se trouve dans la possibilité d’acquérir de
nouveaux produits dont on vous annonce qu’ils combleront votre attente. Il
faut travailler plus pour gagner plus. On court toujours car le temps est de
l’argent. Même les vacances, le temps libre, le tourisme et les loisirs se
sont transformés en produits consommables. On vous vend toujours quelque
chose à faire. Cela est vrai pour les enfants, les jeunes, les adultes et
les personnes du troisième âge. Une telle société a peu de temps à consacrer
au spirituel, à l’intériorité, à la gratuité. La consommation est devenue
une vraie religion de masse avec ses rituels, son rendez-vous hebdomadaire,
ses basiliques, son personnel et ses prescriptions.
De plus la consommation fait appel au besoin de consommer de chacun. Elle
exalte l’individu, sa liberté, son choix, ses envies, ses besoins. Même si
une telle société conditionne puissamment chacun à son insu, celui-ci a
l’impression de choisir librement. Une telle société parle beaucoup des
droits de chacun, rarement de ses devoirs. Un
philosophe français a pu titrer un de ses livres : « Le crépuscule du devoir
». N’oublions pas que la crise de société et de culture de 1968 a renforcé
cette attention à la subjectivité de l’individu contre l’emprise des grandes
institutions (Université, Armée, État, Églises). La réaction spontanée est :
je fais ce que je veux, quand je veux, comme je veux. Cela est vrai
pour le choix d’avoir un enfant, le choix d’une école ou de la pratique
religieuse. D’autant plus qu’une valeur repère dans cette société de l’individu-roi
est : être vrai par rapport à soi-même, à son propre ressenti, à ses propres
sentiments.
II – Conséquences sur la pratique eucharistique
Cette sécularisation a eu une lente mais redoutable influence sur la
pratique eucharistique. Sur 65 % des Français, c’est-à-dire la proportion de
ceux qui se disent catholiques, 5 % sont des pratiquants réguliers
(1 fois par mois), 10 % des pratiquants irréguliers
(moins d’une fois par mois) et 50 % se déclarent
non pratiquants. Il y a donc un mouvement fort de baisse de la pratique
religieuse. Certains observateurs étrangers sont étonnés de cette masse de
non pratiquants. Pour beaucoup de ceux-ci, la messe
n’a plus de place dans leur vie. Elle apparaît comme une contrainte
faite à une population pour qui le dimanche est une journée où on souffle du
stress de la semaine, où on se lève tard et où on ne souhaite pas trop
d’obligations. La messe paraît comme facultative, comme un plat avec
supplément dans la carte de la vie chrétienne !
De plus, ce qui est de moins en moins pertinent, c’est le langage de
l’obligation de la pratique dominicale, bien sûr chez les jeunes mais aussi
chez les adultes. La pratique est liée de plus en plus à la subjectivité : «
Je vais à la messe quand j’en ai envie, quand j’en sens le besoin » Quand on
le peut, on choisit sa paroisse (c’est le phénomène des
paroisses d’élection), son assemblée, en fonction de critères
subjectifs, de sa sensibilité ecclésiale, de l’estime que l’on a pour tel ou
tel prêtre. Certains, d’ailleurs, peuvent changer de paroisse quand le
prêtre est nommé dans une autre paroisse ou quand le mode d’animation
liturgique se modifie.
Une telle situation est un véritable défi lancé à
l’Église. Celle-ci ne peut le relever que par une dynamique d’évangélisation
profondément renouvelée.
III – Comment redonner le goût de l’Eucharistie dans une société
sécularisée ?
Si les mécanismes d’intégration ecclésiale aujourd’hui ne jouent plus comme
autrefois, il faut développer une pastorale de l’invitation et de l’annonce
de la foi. C’est ce qu’ont écrit les évêques de France dans leur Lettre aux
Catholiques de France, parue en 1996 : « Ce qu’il suffisait naguère
d’entretenir doit être aujourd’hui voulu et soutenu. Toutes sortes de
démarches qu’une population majoritairement catholique nous demandait, en se
coulant dans les automatismes communément admis, doivent être désormais
proposées comme l’objet d’un choix. De sorte que la pastorale dite «
ordinaire », souvent vécue comme une pastorale de l’accueil, doit de plus en
plus devenir aussi une pastorale de la proposition. »
(p.38)
Diverses initiatives ont été prises en ce domaine. Beaucoup de diocèses en
France ont programmé une « année de l’eucharistie ». Il n’est pas possible
de tout ressaisir de ce qui a été impulsé. Mais il est intéressant de voir
les accents qui ont été mis dans cette pastorale de la proposition
eucharistique.
1) Eucharistie et foi dans le Ressuscité sont
profondément liées
Dès l’origine des premières communautés chrétiennes, proclamation du Christ
ressuscité, eucharistie et sens du dimanche ont profondément partie liée. Le
premier signe de la présence du Ressuscité est l’assemblée qui se réunit en
son nom. Comme dit Jésus : « Là où deux ou trois se trouvent réunis en mon
nom, je suis au milieu d’eux. » (Mt. 18, 20) Ce
signe de la communauté des disciples qui se réunissent pour prendre ensemble
leur repas alors que leur maître est mort et qu’ils auraient dû se disperser
pose question. Pourquoi font-ils cela ? Ils disent que le Maître est vivant
et que c’est lui qui préside la table et se donne aux siens en nourriture.
Le christianisme naissant se caractérise par le fait que ses membres se
réunissent le jour du Soleil, prient et rompent le pain ensemble. C’est
ainsi qu’en parlera saint Justin au début du 2° siècle : « Le jour du
Soleil, nous nous réunissons tous, c’est le premier jour. Le Dimanche, tous
les chrétiens de la ville et de la campagne se réunissent au même endroit.
»
Le rassemblement dominical est donc perçu comme un signe que le Ressuscité
rassemble son Peuple, se constitue un Peuple, se donne un Corps pour
aujourd’hui poursuivre son œuvre de salut. C’est d’ailleurs pour avoir été
fidèles à ce rassemblement dominical que les premiers chrétiens seront
dénoncés aux autorités impériales. En 304, les chrétiens d’Abitène
(dans l’actuelle Tunisie) répondront à leurs juges
: « Nous avons célébré l’assemblée dominicale parce qu’il n’est pas
permis d’en suspendre la célébration. » « Nous ne pouvons pas vivre
sans le Dominicum. » NDLR : Relire à ce
propos un très beau texte intitulé: Autant Jean-Paul II que Benoît XVI - "
l’Heure de la messe."
(ici)
Il est important de découvrir que l’Eucharistie est par excellence ce lieu
de rencontre avec le Christ ressuscité. Dans la célébration eucharistique,
c’est le Christ ressuscité qui nous appelle, convoque son peuple, le
rassemble, le nourrit de sa Parole et de son Pain, en fait son propre corps
et l’envoie témoigner dans le monde de la Bonne nouvelle du salut qu’il
apporte. On comprend que l’Eucharistie soit la source et le sommet de toute
vie chrétienne. Si on n’a pas perçu cela, c’est qu’on n’est pas encore entré
dans le cœur de la vie chrétienne.
2) Dans l’Eucharistie le Christ se donne un corps
porteur de son message de salut
L’Eucharistie nourrit notre vie de foi. Elle est bien le pain de la route.
Mais quand nous recevons le corps eucharistique, le Seigneur nous constitue
comme les membres de son Corps et passe par nous pour se communiquer au
monde.
Il y a quelques instants, je parlais de ces réflexions qui faisaient état
d’un besoin ou pas de l’eucharistie. J’aurais envie de dire que s’il y a
quelqu’un qui, en premier lieu, a besoin de l’Eucharistie, c’est le Christ
lui-même. Le Christ ressuscité a besoin de se donner un corps pour se
révéler aujourd’hui au monde et le rassemblement eucharistique est justement
ce lieu où le Corps…prend corps ! Cela mérite quelques explications. Quand
le Christ ressuscité remonte vers son Père, il ne sera plus présent au monde
comme il l’était avec son corps physique, quand il marchait avec ses
disciples sur les routes de Galilée et de Judée. Il n’abandonne pourtant pas
les siens. Il ne laisse pas le monde à son triste
sort. Il va être présent d’une autre façon, par la communauté des disciples,
qu’il envoie, à qui il confie sa Parole, qu’il va soutenir du souffle de
l’Esprit. C’est tout l’événement de Pentecôte ! Cette communauté sera
son nouveau corps dans le monde. C’est ce que Saint Paul rappellera aux
Corinthiens quand il leur dira : « Vous êtes le corps du Christ et
membres de ce corps, chacun pour sa part » (1 Cor. 13,
27). Cela veut dire que Jésus n’a pas d’autre manière aujourd’hui
de se faire connaître aux hommes que de se manifester par l’Église, la
communauté qu’il assemble, le corps qu’il se donne. Cela veut dire également
que les mains du Christ qui relevaient, bénissaient, guérissaient, ce sont
les mains des chrétiens. Les paroles du Christ qui dénonçaient le mal,
invitaient à la foi, révélaient la tendresse du Père, ce sont les paroles
des chrétiens. Le cœur du Christ, c’est le cœur de chacun d’entre nous. Vous
êtes le corps du Christ ! Voilà la grandeur de notre vocation et de notre
mission.
Mais me direz-vous : quel lien entre l’Église, corps du Christ et
l’Eucharistie. Eh bien, l’eucharistie est le lieu où le Christ lui-même fait
de cette assemblée d’hommes et de femmes son propre corps. On a pu dire que
si l’Église faisait l’Eucharistie, c’était l’Eucharistie qui faisait
l’Église. En effet, au cœur du rassemblement eucharistique, il y a une
initiative du Christ. Il vient vers nous. C’est le Ressuscité qui nous
appelle à faire partie de son peuple, c’est lui qui nous rassemble, qui nous
nourrit de sa Parole, qui nous partage le pain et nous communique sa vie.
Mais quand il va nous partager son pain, le Christ va nous appeler. Il nous
appelle à être ses disciples, à venir à sa suite, à nous associer à son
sacrifice, à la dynamique de l’amour qui va jusqu’au bout, à faire de nos
vies, des vies données, des vies livrées. C’est tout le retournement qui est
au cœur de la dynamique de la prière eucharistique. Nous pensions mettre la
main sur le Christ, le consommer, l’emporter pour nous, comme une vitamine C
spirituelle. C’est lui qui met la main sur nous, nous unit à lui et dans
cette communion fait de nous les membres de son Corps, qu’il envoie dans le
monde. Le corps eucharistique édifie le corps ecclésial du Seigneur. On
comprend ainsi que dans une homélie aux nouveaux baptisés, saint Augustin
puisse dire : « Veux-tu comprendre ce qu’est le corps du Christ ? Écoute
l’Apôtre dire aux fidèles : Vous êtes le corps du Christ et ses membres. Si
donc vous êtes le corps du Christ et ses membres, c’est votre propre symbole
qui repose sur la table du Seigneur. C’est votre propre symbole que vous
recevez. A ce que vous êtes, vous répondez « Amen », et cette réponse marque
votre adhésion. Tu entends : « Le corps du Christ », et tu réponds : « Amen
». Sois un membre du corps du Christ, afin que ton « Amen » soit vrai. ».
(Sermon 272) Oui, c’est de l’Eucharistie que jaillit notre
mission d’être dans le monde, dans les tâches de notre vie quotidienne, les
disciples et les témoins du Christ. L’envoi naît de l’Eucharistie : «
Allez dans la paix du Christ ! » Et on comprend qu’un texte de l’Église
primitive (3ème siècle) recommandait aux
chrétiens de ne pas « diminuer l’Église en n’allant pas à l’assemblée, ni
priver le Corps du Christ de l’un de ses membres. » (Didascalie des
Apôtres). (Ndlr : le texte de
la
Didaché)
Certains se demandent : la participation de la messe
est-elle encore obligatoire ? J’aurais envie de répondre : non, elle est
plus qu’obligatoire. Elle est vitale. Elle est vitale pour le
Christ, qui veut se révéler aujourd’hui au monde. Elle est vitale pour
l’Église qui reçoit de l’Eucharistie le don qui la fait vivre et sa mission.
Elle est vitale pour chacun de nous qui avons toujours à nous abreuver à la
source de l’amour du Seigneur.
3) L’Eucharistie comme le creuset de la conversion évangélique
On ne peut devenir membre du Christ que si on accepte de vivre comme un
disciple du Christ, que si on accepte de suivre le Christ. Le Christ nous
appelle à prendre avec lui la route de l’amour qui va jusqu’au bout, du
corps partagé, du sang versé, de la vie donnée : « Si quelqu’un veut
venir à ma suite, dit Jésus, qu’il renonce à lui-même et prenne sa croix, et
qu’il me suive. En effet, qui veut sauver sa vie, la perdra ; mais qui
perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile, la sauvera. »
(Mc 8, 34-35). En nous unissant au sacrifice du
Christ, nous sommes invités à vivre cette conversion évangélique, à ne plus
vivre pour nous-mêmes mais pour le Christ et pour les autres. Oui,
l’Eucharistie est bien ce creuset de la conversion évangélique, cette école
du don. C’est elle qui nous appelle à vivre dans notre vie de tous les jours
le « culte spirituel » dont parle Saint Paul dans l’épître aux Romains,
quand il écrit :
« Je vous exhorte donc, frères, au nom de la miséricorde de Dieu, à vous
offrir vous-mêmes en sacrifice vivant, saint et agréable à Dieu : ce sera là
votre culte spirituel. Ne vous conformez pas au monde présent, mais soyez
transformés par le renouvellement de votre intelligence, pour discerner
quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bien, ce qui lui est agréable, ce
qui est parfait. » (Rm 12, 1-2). Si l’Eucharistie
est la communication en nous de l’amour de Dieu, cet amour doit ensuite se
traduire en actes et en engagements concrets pour les autres. Le Christ ne
nous enferme pas dans un cocon intimiste mais il nous conduit vers les
foules et les pauvres qu’il est venu évangéliser. Il y a tout un aspect
relationnel et social de la vie eucharistique. (Je pense à
ce petit livre du Père Jacques TURCK qui vient de sortir, intitulé :
Eucharistie et service de l’homme. En charge de la charité de Dieu)
IV – LES EFFORTS D’UNE PASTORALE LITURGIQUE RENOUVELÉE
Ces grands accents théologiques et spirituels ont été accompagnés par une
pastorale liturgique renouvelée concernant l’Eucharistie. Cette pastorale a
porté ses efforts sur plusieurs points :
1) favoriser la participation active des fidèles
La Constitution sur la Sainte Liturgie (Sacrosanctum
Concilium) du Concile Vatican II avait insisté sur cette
participation : « La Mère Église désire beaucoup que tous les fidèles
soient amenés à cette participation pleine, consciente et active aux
célébrations liturgiques, qui est demandée par la nature de la liturgie
elle-même et qui est, en vertu de son baptême, un droit et un devoir pour le
peuple chrétien......Cette participation pleine et active de tout le peuple
est ce qu’on doit viser de toutes ses forces dans la restauration et la mise
en œuvre de la liturgie. » (N°14 mais aussi n° 19, 27,
30-31, 100 et aussi n°48 sur la participation active des fidèles à
l’eucharistie.) ; cf. également l’exhortation post synodale
Sacramentum Caritatis du pape Benoît XVI,
n° 52.
Cette participation a une dimension « intérieure et extérieure »
(cf. N°19). Peut-être dans la mise en œuvre de la
réforme conciliaire a-t-on mis essentiellement l’accent sur l’extérieur, sur
le « comment » de cette participation plutôt que sur son « pourquoi ». C’est
ce qui a amené le dernier synode des évêques sur l’eucharistie, en 2005, à
revenir sur cette question et à développer davantage cette dimension
intérieure de la participation active des fidèles.
En effet, le but de la liturgie n’est pas simplement
de nous faire accomplir certains actes ou certains rites pour être en règle
avec Dieu. Il est de nous mettre en relation avec Dieu lui-même, avec le
Père qui envoie son Fils pour faire alliance avec nous dans la dynamique du
Saint Esprit. La liturgie nous fait approcher de celui qui vient à
notre rencontre, le Christ Ressuscité, qui rassemble son peuple, se rend
présent à lui, lui parle, lui fait signe dans les sacrements. Dans
l’Eucharistie, le Christ qui nous invite à communier à lui, nous appelle à
nous associer à son propre sacrifice, à faire de nos vies des vies données,
décentrées, habitées comme la sienne par un amour qui va jusqu’au bout. Tout
dans le déroulement et l’animation liturgique doit aider une assemblée à
entendre cet appel intérieur du Christ qui dit à chacun: « Viens,
Suis-moi ». Participer intérieurement à la liturgie, c’est se laisser
conduire par cette action liturgique qui nous met en route.
Mais cette union au Christ ressuscité va passer par des médiations. Les
disciples d’Emmaüs ne pressentent-ils pas la présence du Christ dans
l’exploration brûlante des Écritures et ne la reconnaissent-ils pas dans la
fraction du pain ? La liturgie va mettre en œuvre des paroles, des gestes et
des rites pour nous conduire au Christ. Le Concile Vatican II souligne
l’importance pour une pleine participation intérieure à la liturgie d’une
pleine participation de tous à l’action liturgique. Il ne saurait y avoir
des célébrations où certains seraient acteurs et d’autres spectateurs. En
régime chrétien, tout baptisé est acteur dans la célébration liturgique. Il
doit pouvoir comprendre ce qui se passe, participer à la prière. C’est de là
que découle un certain nombre d’orientations conciliaires : possibilité de
célébrer dans la langue du pays, inculturation de la liturgie, entrée plus
riche dans l’Écriture, adaptations possibles en fonction de la diversité des
personnes qui constituent l’assemblée, participation de l’assemblée par le
chant, par les différentes acclamations de la prière eucharistique. La
Constitution sur la Liturgie dit : « Pour promouvoir la participation
active, on favorisera les acclamations du peuple, les réponses, le chant des
psaumes, les antiennes, les cantiques et aussi les actions ou les gestes et
les attitudes corporelles. On observera aussi en son temps un silence sacré.
» (n°30), « Dans la révision des livres
liturgiques, on veillera attentivement à ce que les rubriques prévoient
aussi le rôle des fidèles. » (N° 31).
Cette participation active des fidèles trouve également une de ses
expressions dans la prise en charge par des membres de l’assemblée des
différents services nécessaires à la célébration. Il y aura ainsi dans la
célébration eucharistique : la présidence du prêtre, le service du diacre,
le ministère des lectures de l’Écriture, l’animation des chants par un
animateur, une chorale, des instruments, le service de l’accueil, des
offrandes, de la décoration florale. Il est important
que tous soient vraiment au service de la prière de l’assemblée, de façon
concertante. Non pas écrans mais vecteurs. Cela demande un profond
sens de la liturgie et une formation. Il me semble qu’il y a eu depuis
ces dernières décennies tout un effort qui a était fait pour aider à cette
participation active des fidèles.
2) trouver un bon équilibre entre fonctionnement
rituel et liberté d’intervention
La réforme liturgique a donné plus de champ à la liberté des choix dans la
liturgie : choix des prières eucharistiques, des messes aux différentes
intentions, des lectures. Possibilité de personnaliser un mot d’accueil,
différents invitatoires. Plusieurs fois, les livres liturgiques indiquent :
l’évêque ou le prêtre pourra s’exprimer en ces termes, ou « en d’autres ».
Ces mesures visent toutes à bien tenir compte des conditions pratiques dans
lesquelles se vit l’Eucharistie et à s’adapter au peuple précis qui se
rassemble pour la célébration. Beaucoup, à cette occasion,
ont découvert l’importance de la fidélité à un rituel.
Celui-ci, identique pour tous, permet à chacun de s’approcher du mystère
célébré, de forger une communion, de se retrouver dans ce fonctionnement
symbolique et sacramentel. On est sorti d’une remise en cause du rituel. Car
on s’est aperçu que si celui-ci était mis à mal, cela aboutissait à livrer
l’assemblée à la subjectivité d’un acteur de cette célébration, ou d’un
group de personnes.
3) soigner l’ « ars celebrandi »
cf. Exhortation
Sacramentum Caritatis
du Saint-Père Benoît XVI, N° 38
Il me semble qu’un accent a été mis depuis quelques
années sur la beauté de la liturgie comme soutien de la vie chrétienne et
comme facteur d’évangélisation. Un certain nombre de nos
contemporains sont revenus, ou tout simplement venus, à une vie de foi,
à partir de belles liturgies :
Ils ont été émus, touchés par la beauté de l’espace, des chants, de la
musique, par la qualité des paroles entendues ou par l’exécution de certains
rites. Les modes de célébration de l’Eucharistie peuvent être très
divers. Mais on est en train de retrouver, lors de certaines célébrations,
un certain cérémonial qui avait quelque peu disparu. Ce qu’on appelle un peu
trop rapidement perte du sens du sacré désigne très souvent un déficit de
cérémonial.
Je vois aussi des prêtres qui redécouvrent le sens de la présidence de
l’Eucharistie et de la célébration. Dans certains diocèses sont programmées
des formations à l’homélie. D’autres acteurs dans la célébration de
l’Eucharistie se forment eux aussi à l’esprit de la liturgie, au bon
exercice de leur propre responsabilité et à la mise en œuvre de celle-ci de
manière concertante. L’étude de la Présentation générale du Missel Romain
peut être dans ce domaine d’un grand profit.
4) redécouvrir l’adoration eucharistique
Je vois réapparaître aujourd’hui cette expression liturgique qui avait
largement disparu dans beaucoup de lieux ecclésiaux au cours des années où
se mettait en œuvre la Réforme liturgique. On voulait mettre alors
particulièrement en valeur la participation à la célébration de la messe.
Certains disaient trop rapidement : « Le Christ a dit : prenez et mangez
et non pas prenez et regardez. » Remise en valeur souvent, mais pas
exclusivement, par les nouvelles communautés, cette adoration a permis un
accueil plus intériorisé du Christ eucharistique, plus contemplatif.
Certains ont approfondi leur faim eucharistique par
l’adoration eucharistique. Des paroisses ont retrouvé un dynamisme
insoupçonné en proposant des heures d’adoration ou en mettant en place
l’adoration perpétuelle. De plus, de façon étonnante, on voit aujourd’hui
des jeunes qui passent d’abord par l’adoration eucharistique pour découvrir
la messe. L’évêque de Lourdes l’a souvent constaté. Il serait intéressant de
faire de ce phénomène à première vue étonnant une analyse psychologique,
spirituelle et pastorale.
CONCLUSION
La proposition de l’Eucharistie est à la fois un défi pour un monde
sécularisé mais aussi une grâce, un salut, pour l’homme sécularisé. Elle
prend ce qui est bon dans ses aspirations mais les resituent dans le cadre
d’une vision globale de l’homme. Elle lui indique la voie de sa véritable
réalisation.
En prenant en compte la liberté de l’individu, sa démarche intérieure, son
appropriation personnelle, la proposition de l’Eucharistie peut répondre à
une aspiration de bien de nos contemporains. Mais, en s’adressant à
l’individu, cette proposition ne l’enferme pas en lui-même. Elle le voit
comme une personne qui est en relation et qui ne peut trouver son vrai
bonheur qu’en vivant au mieux ses relations :
- relation avec cet Autre qui est Dieu. L’homme ne vit pas seulement que de
pain ou d’argent mais de toute Parole qui sort de la bouche de Dieu. Cette
relation à Dieu, ce décentrement de soi vis-à-vis de Dieu sont fondateurs.
- relation vis-à-vis des autres. Seule une vie qui vit de cet amour qui
vient de Dieu peut apporter le bonheur à l’homme. L’Eucharistie met chaque
personne en relation avec d’autres.
Elle respecte l’anonymat si la personne le souhaite mais elle lui propose
aussi de vivre une communauté fraternelle qui est d’une autre nature que la
famille ou le groupe d’affinité.
De plus l’Eucharistie, loin de fonctionner comme une bulle de protection par
rapport à une vie quotidienne ou une vie sociale, y renvoie avec une énergie
renouvelée.
L’Eucharistie élargit notre regard, notre cercle de relations. Nous prions
pour le pape, pour notre évêque, pour les hommes et les femmes du monde
entier. Nous faisons partie d’une famille qui est catholique, universelle.
Le sang du Christ versé pour la multitude nous offre un autre visage de la
mondialisation, celle de l’amour.
En faisant entrer dans la dynamique de la dépossession et du don de soi,
l’Eucharistie fait échapper à la tristesse du jeune homme riche ou au mirage
de celui qui pense trouver son bonheur dans la course à l’argent, aux biens,
au pouvoir.
L’Eucharistie est prophétique. Elle dénonce les
fausses promesses mais elle conduit aussi dans la joie à la Vie, à la vraie
vie, celle qui ne déçoit pas. L’Eucharistie est vraiment Bonne Nouvelle pour
l’homme de notre temps.
+ Cardinal Jean-Pierre RICARD
Archevêque de Bordeaux
►
Québec 2008
Sources : Congrès Québec -
E.S.M.
Ce document est destiné à l'information; il ne constitue pas
un document officiel
Eucharistie, sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 02.07.08 -
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