Un philosophe relance le pari de
Benoît XVI : vivre comme si Dieu existait |
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Rome, le 31 octobre 2008 -
(E.S.M.)
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C'est l'Allemand Robert Spaemann, dans un livre sur la "rumeur immortelle",
toujours vivante et toujours controversée, qu'est l'existence de Dieu. En
arrière-plan, le conseil donné par Benoît XVI "y compris à nos amis
incroyants".
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Robert Spaemann
Un philosophe relance le pari de Benoît XVI : vivre comme si Dieu existait
Le 31 octobre 2008 - Eucharistie Sacrement de la Miséricorde
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Un livre vraiment important, déjà publié en Allemagne, sort ces jours-ci en
Italie. Son auteur est un philosophe chrétien de première grandeur, Robert
Spaemann. Le titre italien est "La diceria immortale", le titre
original allemand "Das unsterbliche Gerücht". Un titre que l’auteur explique
de la manière suivante :
"Qu’il existe un être qui, dans notre langue, s’appelle 'Dieu', c’est une
vieille rumeur que l’on n’arrive pas à réduire au silence. Cet être ne fait
pas partie de ce qui existe dans le monde. Il devrait plutôt être la cause
et l’origine de l’univers. Mais la rumeur indique que cette origine a laissé
dans le monde des traces et des références. C’est la seule raison pour
laquelle on peut faire des affirmations si diverses sur Dieu".
Le livre, édité en Italie par Cantagalli, est le premier d’une collection
intitulée – pas par hasard – "Come se Dio fosse", comme si Dieu existait.
Vivre "comme si Dieu existait" – que l’on croie ou non en Lui – c’est la
proposition paradoxale lancée par Benoît XVI à la culture et aux hommes
d'aujourd’hui.
Cette proposition, Joseph Ratzinger l’a formulée pour la première fois, en
théologien mais aussi en philosophe, dans son mémorable discours du 1er
avril 2005 à Subiaco, dernière conférence publique avant d'être élu pape
sous le nom de Benoît XVI.
"A l’époque des Lumières, on a tenté de comprendre et définir les normes
morales essentielles en disant qu’elles seraient valables 'etsi Deus non
daretur', même si Dieu n’existait pas. Face à l’opposition entre confessions
et à la crise menaçante de l’image de Dieu, on a essayé de maintenir les
valeurs essentielles de la morale hors des contradictions et de leur
chercher une évidence qui les rende indépendantes des nombreuses divisions
et incertitudes des diverses philosophies et confessions. C’est comme cela
que l’on a voulu assurer les bases de la cohabitation et, plus généralement,
celles de l’humanité. A cette époque, cela paraissait possible, dans la
mesure où la plupart des grandes convictions de fond créées par le
christianisme résistaient et semblaient indéniables. Mais il n’en est plus
ainsi. La recherche d’une telle certitude rassurante, qui puisse rester
incontestée au-delà de toutes les différences, a échoué. Même l’effort
vraiment grandiose de Kant n’a pas pu créer la nécessaire certitude
partagée. Kant avait nié que Dieu puisse être connaissable dans le cadre de
la raison pure, tout en présentant Dieu, la liberté et l’immortalité comme
des postulats de la raison pratique, sans laquelle, pour être cohérent,
aucun comportement moral ne lui paraissait possible. La situation actuelle
du monde ne nous fait-elle pas penser de nouveau qu’il pourrait avoir
raison ? Je voudrais le dire autrement: la tentative, portée à l’extrême, de
modeler les choses humaines en faisant tout à fait abstraction de Dieu nous
conduit de plus en plus au bord du gouffre, vers la mise de côté totale de
l’homme. Il faudrait alors renverser l’axiome des philosophes des Lumières
et dire : même ceux qui ne parviennent pas à trouver le chemin de
l’acceptation de Dieu devraient en tout cas chercher à vivre et à mener leur
vie 'veluti si Deus daretur', comme si Dieu existait. C’est le conseil que
Pascal donnait déjà à ses amis incroyants; c’est celui que nous voudrions
donner, aujourd’hui aussi, à nos amis incroyants. Ainsi personne n’est
limité dans sa liberté, mais toutes nos affaires trouvent un soutien et un
critère dont elles ont un besoin urgent".
(NDLR : Le discours prononcé par
Benoît XVI
le 24 mars 2007 est plus court, mais il reprend les traits essentiels de
ses réflexions précédentes. Non seulement il appelle l’Europe à ne pas se
perdre elle-même mais il lui indique comment retrouver la force d’être "un
levain pour le monde entier".)
Lu dans ce contexte, le livre de Spaemann est encore plus passionnant.
On en trouvera ci-dessous un échantillon, sous forme de passages liés entre
eux, pris dans les pages 24 à 42 de l'édition italienne:
"Avec la disparition de l’idée de Dieu disparaît aussi celle d’un monde
vrai"
par Robert Spaemann
L’histoire des arguments en faveur de l’existence de Dieu est immense. Il y
a toujours eu des hommes qui ont cherché à s’assurer du bien-fondé de leur
foi. [...] Les preuves classiques de l’existence de Dieu cherchaient à
montrer qu’il est vrai que Dieu existe. Elles présupposaient que la vérité
existe et que le monde est doté de structures compréhensibles, accessibles à
la pensée, qui trouvent leur fondement dans l’origine divine du monde. Elle
nous sont directement accessibles et donc capables de nous mener à ce
fondement.
Ce présupposé est contesté à partir de Hume et surtout par Nietzsche. [...]
L'œuvre entière de Nietzsche peut être lue comme une paraphrase de la
formule lapidaire de Hume: " We never really advance a step beyond ourselves
", en réalité, jamais nous n’avançons d’un pas au-delà de nous-mêmes [...]
Nietzsche écrit que "nous aussi, philosophes des Lumières, libres penseurs
du XIXe siècle, nous empruntons encore notre feu à la foi chrétienne – qui
fut aussi la foi de Platon – qui admettait que Dieu est la vérité et que la
vérité est divine". Mais justement cette pensée est pour Nietzsche une
auto-illusion. Il n’y a pas de vérité. Il n’y a que des réactions utiles ou
nuisibles. "Nous ne devons pas nous imaginer que le monde nous montre un
visage lisible", disent Michel Foucault et Richard Rorty. [...]
Avec la
disparition de l’idée de Dieu disparaît aussi celle d’un monde vrai. [...]
Le néo-pragmatiste Rorty remplace la connaissance par l’espérance d’un monde
meilleur, où l’on ne peut même plus dire en quoi cette espérance devrait
consister. [...] En conséquence de quoi Rorty n’accepte même plus le
reproche de parler de façon obscure et contradictoire. En fait, dans le
cadre d’une pensée qui se sent obligée non plus à la vérité mais au succès,
on ne peut même plus dire clairement en quoi devrait consister ce succès.
Des pensées obscures peuvent être plus efficaces que des pensées claires. La
nouvelle situation est caractérisée par le fait que nous décidons "uno
actu", par notre pure volonté, si nous devons penser un absolu, penser cet
absolu comme Dieu, reconnaître quelque chose comme une vérité non relative à
nous-mêmes; et enfin si nous devons nous considérer comme autorisés à nous
percevoir en tant qu’êtres capables de vérité, autrement dit en tant que
personnes. [...]
Chez Nietzsche la "voie moderne", c’est-à-dire le nominalisme, parvient à la
plénitude et à la pleine conscience de soi. [...] Donc dans cette situation,
les arguments pour penser l’absolu comme Dieu ne peuvent être que des
arguments "ad hominem". [...] Si nous ne le voulons pas, il n’y a aucun
argument qui puisse nous convaincre de l’existence de Dieu. [...]
Lorsque la pensée de la vérité disparaît celle de la réalité disparaît
aussi. Quand on dit et pense ce qui est, c’est structuré d’une manière
inévitablement temporelle. On ne peut pas penser quelque chose comme réel
sans le penser dans le présent, c’est-à-dire comme réel "maintenant".
Quelque chose qui n’a jamais été que passé ou qui ne sera que futur, ça n’a
jamais existé et ça n’existera jamais. Ce qui est maintenant a été futur
avant et sera passé ensuite. Le "futurum exactum", le futur antérieur, est
inséparable du présent. Dire d’un événement actuel que dans l’avenir il
n’aura plus eu lieu, revient à dire que, en réalité, il n’a même pas lieu
maintenant. En ce sens tout le réel est éternel. Il ne pourra pas y avoir un
moment où il ne sera plus vrai que quelqu’un a ressenti une douleur ou une
joie qu’il ressent maintenant. Et cette réalité passée fait absolument
abstraction du fait que nous nous en souvenons.
Mais quel est le statut ontologique de cette transformation en passé si
toutes les traces sont effacées, s’il ne doit plus y avoir d’univers ? Le
passé est toujours le passé d’un présent; qu’en sera-t-il du passé s’il n’y
a plus aucun présent ? L’inévitabilité du "futurum exactum" implique donc
l’inévitabilité de penser un "lieu" où tout ce qui arrive est conservé pour
toujours. Sans quoi il faudrait accepter l’idée absurde que, un jour, ce qui
est maintenant n’aura plus été; et par conséquent le présent lui-même n’est
pas réel: une pensée que seul le bouddhisme tend à soutenir. La conséquence
du bouddhisme est la négation de la vie.
Nietzsche a réfléchi comme personne avant lui aux conséquences de
l’athéisme, avec l'intention de parcourir non pas la route de la négation de
la vie, mais celle de l’affirmation de la vie. [...] La conséquence la plus
catastrophique lui semblait être que l’homme perde ce à quoi tend son
auto-transcendance. En fait, Nietzsche considérait que le plus grand acquis
du christianisme était qu’il enseignait l’amour de l’homme par amour de
Dieu: "le sentiment le plus noble et le plus haut que les hommes aient
atteint jusqu’à présent". Le surhomme et l’idée d’un éternel retour se
substituaient à l’idée de Dieu. En fait, Nietzsche voyait avec clarté qui,
sinon, déterminerait à l’avenir le visage de la terre: les "derniers
hommes", qui croient avoir inventé le bonheur et se moquent de l’"amour", de
la "création", de la "nostalgie" et de l’"étoile". Uniquement occupés à
manigancer leur luxure, ils considèrent comme un fou tout dissident qui
tient sérieusement à quelque chose, comme par exemple à la "vérité".
L’héroïque nihilisme de Nietzsche s’est montré impuissant, comme il le
craignait lui-même, face aux "derniers hommes". [...] Le nihilisme banal du
dernier homme est aujourd’hui propagé, entre autres, par Richard Rorty.
L’homme qui a abandonné la vérité en même temps que l’idée de Dieu ne
connaît plus maintenant que ses propres états subjectifs. Son rapport avec
la réalité n’est pas représentatif, mais seulement causal. Il veut se
concevoir lui-même comme une bête rusée. A une bête de ce genre on ne donne
pas la connaissance de Dieu. [...]
Mais si nous voulons penser le réel comme réel, nous devons penser Dieu. "Je
crains que nous ne puissions nous libérer de Dieu tant que nous croirons à
la grammaire", écrit Nietzsche. Il aurait aussi pu ajouter: "... tant que
nous continuerons à nous penser comme réels". Un argument "ad hominem".
Traduction française par
Charles de Pechpeyrou, Paris, France.
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Source
: Sandro Magister
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Eucharistie sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 31.10.2008 -
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