Ce que la Bible n'a jamais raconté |
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Rome, le 28 avril 2009 -
(E.S.M.)
- Une grande exposition artistique consacrée aux
livres apocryphes. C'est-à-dire aux histoires et aux personnages dont
les Ecritures canoniques ne parlent pas. Non pour invalider les
Evangiles et l'Eglise, mais pour les rendre plus proches de nous
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Ce que la Bible n'a jamais raconté
Le 28 avril 2009 - Eucharistie Sacrement de la Miséricorde
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L’exposition de l’an dernier était consacrée à la
Genèse, celle de l’année précédente à l'Apocalypse. Elles ont toutes les
deux attiré à Illegio, petit bourg de montagne dans les Alpes Carniques, un
grand nombre de visiteurs, ravis d’y admirer des chefs d’œuvre artistiques
venus d’importants musées d'Italie et du monde. Le succès a été tel que
l’exposition sur l'Apocalypse a été reprise, à Rome, par les Musées du
Vatican.
Cette année, du 24 avril au 4 octobre, ce sont les Apocryphes qui sont
exposés à Illegio, ces mémoires et ces légendes qui ne figurent pas dans les
livres de l'Ancien et du Nouveau Testament mais qui sont entrés dans la
tradition chrétienne, repris par l'art et représentés aussi dans de
nombreuses églises.
Bien des épisodes et des personnages de l’histoire sainte, à commencer par
le bœuf et l’âne près de Jésus nouveau-né, ont été transmis en dehors des
textes canoniques de la Bible. On peut citer la naissance et l’enfance de
Marie avec ses parents Anne et Joachim, son mariage avec Joseph, le nom et
les faits et gestes des Mages, les détails de la fuite en Egypte, la
"dormition" de la Vierge et son assomption au ciel.
Les 80 œuvres réunies à Illegio, inspirées des Apocryphes, sont dues à des
artistes de premier plan comme Brueghel et Le Guerchin, Dürer et Le
Caravage. De ce dernier, l’exposition présentera pendant les premières
semaines le splendide "Repos pendant la fuite en Egypte" conservé au Musée
Doria Pamphili de Rome: tandis que Marie et l’enfant Jésus dorment, un ange
accompagne au violon un motet dont le texte est tiré du Cantique des
Cantiques. Joseph tient la partition, l’âne regarde et écoute, extasié.
Sur la couverture du catalogue de l’exposition, édité par Skira, figure un
tableau du Guerchin datant de 1628 qui représente la rencontre de Jésus
ressuscité et de sa mère, ce que les Evangiles ne racontent pas non plus.
Le choix de consacrer l’exposition aux Apocryphes n’est pas sans liens avec
l’utilisation actuelle de certains textes extra-scripturaires. Du "Da Vinci
Code" à l’histoire de Judas, il y a aujourd’hui tout un pullulement de
livres et de films visant essentiellement à invalider les Evangiles: ces
livres et films se présentent comme porteurs d’une "vérité cachée", occultée
par les Evangiles eux-mêmes et par l’Eglise.
Ce côté "vérité cachée" appartenait déjà aux textes apocryphes de type
gnostique des premiers siècles. Il n’est pas étonnant qu’il retrouve du
succès aujourd’hui, avec le gnosticisme antichrétien moderne.
Les œuvres d'art exposées à Illegio montrent au contraire qu’une bonne
partie des Apocryphes a eu et peut encore avoir un tout autre rôle: pas de
s’opposer aux Evangiles canoniques et de les invalider, mais d’en étendre le
récit, d’en enrichir la compréhension, de nourrir la dévotion, en continuité
pour l’essentiel avec la trame fondatrice des Saintes Ecritures.
Raison de plus pour explorer le vaste ensemble des écrits extra-canoniques.
C’est ce que fait ci-dessous, de façon captivante, l'archevêque Gianfranco
Ravasi, spécialiste mondialement réputé de la Bible et de la littérature
connexe, président du conseil pontifical pour la culture.
Ravasi est l’un de ceux qui ont présenté officiellement au public
l’exposition d’Illegio sur les Apocryphes, le 23 avril, à l’ambassade
d'Italie près le Saint Siège, à Rome. Son intervention a également été
publiée dans "L'Osservatore Romano" du 24 avril 2009, sous le titre: "Le
chant du coq rôti et la conversion de Ponce Pilate".
Ravasi étudie surtout les développements que les Apocryphes ont donnés aux
récits de la Passion. La conversion de Ponce Pilate est l’un de ces
développements: elle est entrée à tel point dans la tradition que l’Eglise
d’Ethiopie vénère comme un saint le procurateur romain qui condamna Jésus à
mort.
Pâques selon les textes apocryphes. Judas, Pilate, Marie
par Gianfranco Ravasi
Paradoxalement, il n’est pas difficile d’organiser une exposition ayant
comme fil conducteur les évangiles apocryphes, comme le prouve justement la
grandiose exposition ouverte le 24 avril à Illegio, petite ville du Frioul
rendue célèbre par ses événements artistiques extraordinaires.
En effet cette littérature a eu un succès extraordinaire justement dans
l'art et la tradition populaires. Le mot "apocryphes" – littéralement, en
grec, les livres "cachés – recouvre en effet une immense production
littéraire et religieuse, parfois de faible qualité, parallèle mais autonome
par rapport à l'Ancien et au Nouveau Testament qui contiennent, eux, les
livres "canoniques", ceux que le judaïsme et le christianisme reconnaissent
comme textes sacrés, inspirés par Dieu. Ces documents sont aussi présents
dans la dernière phase du judaïsme vétérotestamentaire et constituent un
chapitre de la littérature religieuse juive elle-même.
Les apocryphes juifs regroupent au moins 65 textes différents, composés
entre le IIIe siècle avant Jésus-Christ et le IIe siècle et relevant de
contextes et de genres divers. Par exemple, des écrits apocalyptiques comme
les trois livres d’Enoch différents sont importants parce qu’ils offrent un
témoignage varié mais décisif sur de nombreuses concepts du judaïsme.
Egalement significatifs, les "testaments" mis dans la bouche de divers
personnages bibliques comme les différents patriarches, ou bien Job, Moïse
et Salomon. Il y a aussi une série d’œuvres à caractère philosophique ou
sapiential, comme le vieux récit d’Achikar, d’origine babylonienne, adopté
et transformé par le monde juif et devenu très populaire. On trouve aussi un
grand nombre de prières, d’odes, de psaumes, dont certains ont été retrouvés
à Qumran, sur les bords de la mer Morte, lors de l’une des plus célèbres
découvertes du siècle dernier. A enregistrer aussi des ajouts ou
approfondissements libres de textes bibliques comme la "Vie d’Adam et Eve"
ou l’histoire d’amour entre Joseph et Asenet.
L’exposition d’Illegio met en scène des représentations artistiques liées
aux apocryphes chrétiens qui cherchent à recréer la vie de Jésus, souvent
très librement, créant de nouveaux Evangiles, mais il ne manque pas
d’Apocalypses ou d’Actes de différents apôtres et de lettres sur le modèle
de celles de saint Paul. Cela forme une masse importante d’écrits chrétiens,
nés surtout de la piété populaire mais aussi dans des milieux cultivés: nous
pensons aux écrits gnostiques égyptiens. Ils furent très tôt contestés,
malgré leur désir affiché de s’aligner et de compléter les livres
canoniques. Cette exclusion, d’ailleurs souvent motivée du fait de leur
qualité théologique discutable et de leur créativité historique fantaisiste,
n’a pas empêché leur entrée dans la dévotion populaire, dans l’histoire même
de la théologie, dans la liturgie, et surtout dans la tradition artistique
des siècles suivants.
Entrons donc nous aussi, comme des voyageurs étonnés, dans cette forêt de
pages, d’images, de coups de théâtre, de symboles, de fantaisies. On
découvre, par exemple, les "divines bêtises" de Jésus enfant: il fait mourir
et ressusciter ses camarades de jeu ou les transforme en chevreaux, il
paralyse le professeur qui va le frapper à cause de son savoir trop pédant,
mais il sait guérir les morsures de vipère, il retire de fours ou de puits,
par un prodige, des enfants qui y sont tombés, il arrange sans travail
manuel un lit sorti de guingois de la menuiserie de Joseph.
Parmi les dizaines de parcours qui s’offrent à nous dans cette forêt
littéraire, choisissons-en un qui nous conduise à l’événement de la Pâque du
Christ, le temps liturgique que nous vivons. En effet une énorme masse de
récits décrit les heures de la semaine que l’on appellera ensuite "sainte".
Nous ne suivrons que quelques uns des acteurs de ces jours sombres et
glorieux, en faisant donc abstraction des différents sujets présentés à
l’exposition frioulane.
***
Le premier que nous rencontrons est le traître Judas Iscariote, un
personnage qui a continué à générer de nouveaux "apocryphes" jusqu’à nos
jours, avec différents romans et œuvres de divers auteurs modernes. Pour les
apocryphes anciens, l’histoire de celui qui trahit Jésus a des racines
lointaines et très fantaisistes.
Fils du prêtre Caïphe, Judas montra dès son plus jeune âge – d’après
"l’Evangile arabe de l'enfance du Sauveur", un apocryphe très cher aux
chrétiens d'Orient et même aux musulmans – des signes de possession
diabolique. Mais, selon un texte copte égyptien, sa femme avait pris chez
elle pour l’allaiter le fils nouveau-né de Joseph d'Arimathie, l’homme qui
allait offrir sa tombe de famille pour y déposer le cadavre de Jésus. Quand
Judas rentra chez lui avec les trente deniers de la trahison, ce bébé ne
voulut plus téter le lait. Son père Joseph fut alors convoqué: à peine son
fils le vit-il que, par un prodige, il se mit à crier: "Viens, papa, tire
moi des mains de cette femme qui est une bête sauvage. Hier, à la neuvième
heure, ils ont reçu le prix du sang du Juste". En effet, toujours selon les
textes apocryphes, c’est sa femme qui avait poussé Judas à trahir par goût
du lucre: elle forçait déjà depuis longtemps son mari à voler dans la caisse
commune des disciples qui, comme on peut le lire dans l’Evangile canonique
de Jean (12, 6), était effectivement gérée par Judas.
Mais la scène la plus étonnante est racontée dans les Mémoires ou Evangile
de Nicodème, célèbre apocryphe grec qui nous est aussi parvenu en version
copte et latine, peut-être du début du IIe siècle. Judas, après avoir trahi
Jésus, rentre chez lui, sombre et décidé à se suicider. Sa femme cherche à
le convaincre de ne pas se pendre, sûre que le Christ ne pourra jamais
ressusciter. Comme elle fait rôtir un coq pour le repas, elle parie avec son
mari: "Si ce coq rôti peut chanter, alors Jésus pourra ressusciter. Mais,
tandis qu’elle parlait, le coq écarta les ailes et chanta trois fois. Alors
Judas, pleinement convaincu, fit un nœud coulant avec la corde et alla se
pendre".
C’est bien sûr une reprise sous une forme surréelle et extrême du thème
évangélique du coq qui chante au moment du reniement de Pierre. Mais
d’autres apocryphes peignent la mort de Judas comme une explosion de son
corps démesurément gonflé – libre référence à Actes des Apôtres 1, 18 – et
représentent son âme qui erre désespérément dans l'Amenti, c’est-à-dire aux
enfers.
***
Une floraison apocryphe était inévitable en ce qui concerne un autre
protagoniste des dernières heures terrestres de Jésus dans le récit
évangélique, le procurateur romain Ponce Pilate. Vers 155, l’écrivain et
martyr chrétien Justin appelait "Actes de Pilate" ces Mémoires de Nicodème
dont nous venons de parler. On y trouve une reconstitution très vivante du
procès fait par le Romain au Christ contre qui les chefs d’accusation
retenus sont sa naissance illégitime, fruit de relations coupables, et ses
violations de la loi, surtout celle du repos sabbatique. Mais cédons la
parole au narrateur antique qui exalte déjà la grandeur surhumaine du
Christ. "Pilate appela un huissier et lui dit: Amène-moi Jésus ici, mais
doucement! L’huissier sortit et, reconnaissant Jésus, il l’adora, étendit
par terre le tissu qu’il avait en main et lui dit: Seigneur, marche
là-dessus et viens, parce que le gouverneur te demande. [...] Quand Jésus
entra chez Pilate, les aigles des enseignes que tenaient les porte-étendard
baissèrent la tête et adorèrent Jésus". Puis défilent devant Pilate les
témoins à décharge: aveugles, paralytiques, un bossu, l'hémorroïsse, tous
guéris par Jésus, ainsi que Nicodème, membre du Sanhédrin juif.
Entre alors en scène la femme même du procurateur, dont les différents
apocryphes donnent même le nom, Claudia Procula ou Procla: "Vous savez – dit
Pilate aux accusateurs de Jésus – que ma femme est proche de vous par sa
vision du judaïsme. Les Juifs répondirent: Oui, nous le savons! Pilate: Et
bien ma femme m’a envoyé un message: Qu’il n’y ait rien entre toi et ce
juste! Cette nuit, en effet, j’ai beaucoup souffert à cause de lui. Alors
les Juifs répondirent à Pilate: Est-ce que nous ne t’avons pas dit que
c’était un magicien? C’est lui qui a envoyé un songe à ta femme".
On voit bien, ici, que la base narrative de l’Evangile canonique de Matthieu
(27, 19) est étoffée par des ajouts colorés. A ce point du récit, Pilate –
selon l’Evangile de Pierre, qui a été appelé "le plus ancien récit non
canonique de la Passion du Christ" (écrit vers 100 et retrouvé seulement en
1887 en Haute-Egypte dans la tombe d’un moine) – "se leva; aucun Juif ne se
lava les mains, ni Hérode ni aucun des juges". Donc seul Pilate se lave les
mains, proclamant symboliquement son innocence. Puis, toujours selon les
Mémoires de Nicodème, "il ordonna de tirer le rideau devant sa chaise curule
et dit à Jésus: Ton peuple t’accuse de prendre le titre de roi. C’est
pourquoi j’ai décrété que, pour respecter la loi des pieux empereurs, tu
serais flagellé puis mis en croix dans le jardin où tu as été capturé. Dismas et Gestas, deux malfaiteurs, seront crucifiés avec toi". C’est ainsi
qu’apparaissent les noms improbables des deux compagnons de crucifixion de
Jésus, anonymes selon Lc 23, 39-43.
Mais c’est surtout la vie ultérieure de Pilate qui déchaînera la fantaisie
des apocryphes, y compris aux temps modernes: citons le "Procurateur de
Judée" d’Anatole France, "Le point de vue de Ponce Pilate" de Paul Claudel,
la "Femme de Pilate" de Gertrud von Le Fort, le "Ponce Pilate" de Roger
Caillois, le "Pilate" de Friedrich Dürrenmatt, "Le Maître et Marguerite" de
Mikhail A. Boulgakov et d’autres.
On possède depuis l'antiquité chrétienne un rapport apocryphe de Pilate aux
empereurs Tibère et Claude avec réponses des destinataires, une lettre de
Pilate à Hérode et une "Paradosis" de Pilate, c’est-à-dire une hypothétique
"transmission" historique de ses faits et gestes. Il y avait même des
apocryphes païens à son sujet : l’historien chrétien Eusèbe de Césarée
déplorait que l'empereur Maximin Daïa eût fait distribuer dans les écoles,
en 311, de faux mémoires de Pilate "pleins de blasphèmes contre le Christ"
et ordonné que les élèves l’apprennent par cœur pour les inciter à la haine
du christianisme. Mais les apocryphes chrétiens s’acharnèrent en particulier
sur la mort de Pilate avec des résultats contradictoires.
D’une part, la “Paradosis” citée plus haut décrit la fin tragique de Pilate
pendant une partie de chasse avec l'empereur. "Un jour, à la chasse, Tibère
poursuivait une gazelle; mais celle-ci s’arrêta devant l’entrée d’une
caverne. Pilate s’avança pour voir. Tibère, entre temps, avait lancé une
flèche pour frapper l'animal, mais celle-ci traversa l'entrée de la caverne
et tua Pilate".
Plus impressionnante est la fin racontée par un autre texte et devenue
populaire au Moyen Age: Pilate se suicida à Rome d’un coup de son précieux
poignard. Jeté avec un poids dans le Tibre, le cadavre dut être repêché: il
attirait les esprits mauvais, ce qui rendait dangereuse la navigation sur le
fleuve. Transporté à Vienne en France et immergé dans le Rhône, il dut être
récupéré pour la même raison et enterré à Lausanne. Mais là aussi, son corps
étant plein de démons, il fallut l’exhumer à nouveau et le jeter dans un
puits naturel, en haute montagne.
D'autre part, la tradition apocryphe chrétienne loue au contraire la
conversion de Pilate, qui meurt martyr, décapité par ordre de Tibère, et est
accueilli au ciel par le Christ. Ce n’est pas sans raison que l’Eglise
éthiopienne a inscrit à son calendrier liturgique le procurateur romain
qu’elle vénère comme saint.
Sa femme Claudia Procula connaîtra le même sort. Voici en effet une autre
version de la mort de Pilate, selon la "Paradosis" déjà citée. "Le
commandant Labius, chargé de l'exécution capitale, trancha la tête de Pilate
et un ange du Seigneur la recueillit. Sa femme Procula, voyant l'ange prêt à
prendre la tête de son mari, fut transportée de joie et rendit le dernier
soupir. Ainsi elle fut enterrée avec son mari Pilate de par la volonté et la
bienveillance de Notre Seigneur Jésus-Christ". La conversion du procurateur
avait eu lieu à l’occasion de la résurrection du Christ, d’après l’Evangile
de Gamaliel, ouvrage copte du Ve siècle. En effet, "entré dans la tombe du
Christ, Pilate prit les bandelettes, les embrassa et, de joie, fondit en
larmes. Puis il se tourna vers un de ses capitaines qui avait perdu un œil à
la guerre et pensa: Je suis sûr que ces bandelettes rendront la vue à son
œil. Approchant de lui les bandelettes, il lui dit: Est-ce que tu ne sens
pas, frère, le parfum de ces bandelettes? Cela ne sent pas le cadavre mais
la pourpre royale imprégnée d’aromates suaves. [...] Le capitaine prit ces
bandelettes et se mit à les embrasser en disant: Je suis sûr que le corps
que vous avez enveloppé est ressuscité des morts! A l’instant où son visage
les toucha, son œil guérit et vit la joyeuse lumière du soleil comme avant.
Ce fut comme si Jésus avait mis sa main sur lui, comme pour l’aveugle-né".
***
Dans beaucoup d’Evangiles apocryphes un chapitre particulier est réservé aux
témoins de la résurrection, qui sont multipliés par rapport aux Evangiles
canoniques et qui deviennent spectateurs d’éclatantes épiphanies. Voici
comment Pilate lui-même raconte son expérience d’après l’Evangile de
Gamaliel déjà cité: "J’ai vu Jésus à côté de moi! Sa splendeur dépassait
celle du soleil et toute la ville en était illuminée, sauf la synagogue des
juifs. Il me dit: Pilate, tu pleures peut-être parce que tu as fait
flageller Jésus? N’aie pas peur! Je suis le Jésus qui est mort sur la croix
et le Jésus qui est ressuscité des morts. Cette lumière que tu vois est la
gloire de ma résurrection qui inonde de joie le monde entier! Cours donc à
mon tombeau: tu trouveras les bandelettes qui sont restées là et les anges
qui les gardent; jette-toi dessus et embrasse-les, deviens le champion de ma
résurrection et tu verras à mon tombeau de grands miracles: les paralytiques
marchant, les aveugles voyant et les morts ressuscitant. Sois fort, Pilate,
pour être illuminé par la splendeur de ma résurrection que les Juifs
nieront". Et en effet Pilate, arrivé au tombeau du Christ – comme on l’a
déjà vu – ira de surprise en surprise, rencontrant même le larron
ressuscité.
Il y a donc, dans les écrits apocryphes, un "autre" Christ ressuscité qui
rencontre une foule de gens par rapport au récit bien plus sobre et
rigoureux des Evangiles canoniques.
Par exemple une apparition est réservée à l’apôtre Barthélémy dans
l’évangile apocryphe qui porte son nom: à cette occasion, Jésus révèle tous
les secrets de l'Hadès, où il a passé le temps écoulé entre sa mort et le
matin de Pâques. Dans un autre texte, c’est Joseph d'Arimathie qui rencontre
le Seigneur ressuscité. Arrêté par les Juifs parce qu’il a offert son
tombeau pour Jésus, il voit Jésus et le larron repenti s’avancer dans les
ténèbres de sa cellule: "Une lumière aveuglante resplendit dans la pièce, le
bâtiment fut soulevé à ses quatre angles, un passage s’ouvrit et je sortis.
Nous partîmes pour la Galilée, autour de Jésus brillait une lumière
insoutenable pour l’œil humain et le larron dégageait un agréable parfum,
celui du paradis". Pierre, au-delà des apparitions pascales "canoniques",
fait aussi, sur la route de Rome, une extraordinaire rencontre, racontée par
les Actes de Pierre, un apocryphe composé entre 180 et 190, et devenue la
base de "Quo Vadis?", le célèbre roman composé par le Polonais Henryk
Sienkiewicz entre 1894 et 1896.
***
Autre tradition apocryphe particulièrement vivace: celle qui concerne Marie,
la mère de Jésus. Les Evangiles canoniques ne disent rien de sa rencontre
avec le Ressuscité. En fait, après la scène du Calvaire (Jn 19, 25-27) on
passe à celle des Actes des Apôtres selon laquelle les disciples de Jésus
"étaient tous d’un même cœur assidus à la prière" avec Marie "à l’étage
supérieur de la maison [de Jérusalem] où ils habitaient" (1, 13-14) sans
rien ajouter à propos de la rencontre entre le Ressuscité et sa Mère. Les
apocryphes suppléent abondamment à ce manque.
Reprenons l’Evangile de Gamaliel. Marie, prostrée de douleur, reste à la
maison et c’est Jean qui l’informe de la sépulture de son Fils. Mais elle ne
se résigne pas à rester loin du tombeau de Jésus et, en larmes, elle dit à
Jean: "Même si le tombeau de mon Fils était glorieux comme l'arche de Noé,
je n’éprouverais aucun réconfort si je ne pouvais pas la voir pour y
pleurer. Jean répondit: Comment pouvons-nous y aller? Devant le tombeau il y
a quatre soldats de l'armée du gouverneur qui montent la garde! [...] Mais
la Vierge ne se laissa pas arrêter et, le dimanche de grand matin, elle se
rendit au tombeau. Arrivée en courant, elle regarda autour d’elle et vit la
pierre qui avait été roulée, dégageant le tombeau! Alors elle s’exclama: Ce
miracle a eu lieu en faveur de mon Fils! Elle se pencha en avant, mais ne
vit pas le corps de son Fils dans le tombeau. Quand le soleil parut, tandis
que le cœur de Marie était mélancolique et triste, elle sentit que le
tombeau était envahi par un parfum d’aromates venu de l'extérieur: on aurait
dit celui de l'arbre de vie! La Vierge se retourna et, près d’un buisson
d’encens, elle vit Dieu debout, habillé d’un splendide vêtement de pourpre
céleste".
Mais Marie ne reconnaît pas son Fils dans ce personnage glorieux. Alors
commence un dialogue semblable à celui de l’Evangile de Jean
(20, 11-18) entre Marie-Madeleine et le Christ ressuscité et le mystère s’éclaircit
enfin: "Ne te trouble pas, Marie, regarde bien mon visage et sois convaincue
que je suis ton Fils". Et Marie répondra en lui souhaitant une "heureuse
résurrection", en s’agenouillant pour l’adorer et lui baiser les pieds.
Un autre témoignage, encore plus fastueux, de l'apparition du Ressuscité à
sa mère est conservé dans un fragment copte du Ve-VIIe siècle, traduction
d’un texte plus archaïque. "Le Sauveur apparut sur le grand char du Père du
monde entier et dit dans la langue de sa divinité: Maricha, marima, Tiath,
c’est-à-dire: Mariam, mère du Fils de Dieu! Mariam en comprenait le sens;
alors elle se tourna et répondit: Rabbuní, Kathiath, Thamioth, ce qui veut
dire: Fils de Dieu! Le Sauveur lui dit: Salut à toi, qui as donné la vie au
monde entier! Salut, ma mère, mon arche sainte, ma ville, ma demeure, mon
vêtement de gloire dont je me suis habillé en venant au monde! Salut, ma
cruche pleine d’eau sainte! Tout le paradis se réjouit de tes mérites. Je te
le dis, Marie, ma mère: celui qui t’aime aime la vie. Puis le Sauveur
ajouta: Va trouver mes frères et dis-leur que je suis ressuscité des morts
et que j’irai à mon Père, qui est le vôtre, à mon Dieu, qui est le vôtre.
[...] Marie dit à son Fils: Jésus, mon Seigneur et mon Fils unique, avant de
monter aux cieux chez ton Père, bénis-moi parce que je suis ta mère, même si
tu ne veux pas que je te touche! Et Jésus, notre vie à tous, lui répondit:
Tu seras assise avec moi dans mon royaume. Alors, le Fils de Dieu s’éleva
dans son char de chérubins, tandis que des myriades d’anges chantaient:
Alléluia! Le Sauveur étendit la main droite et bénit la Vierge".
Avec ce texte, nous nous trouvons désormais dans un autre domaine, celui de
la dévotion mariale, particulièrement chère aux Eglise d'Orient. L'accent
est mis sur la mariologie, laissant à l’arrière-plan la référence
christologique.
***
La riche série d’exemples que nous avons donnée – même si elle porte sur une
seule phase de l’histoire de Jésus-Christ – n’explique pas tout, à cause du
grand nombre de thèmes et des répercussions des diverses situations
ecclésiales que révèlent les pages apocryphes. Mais elle démontre de façon
indiscutable la qualité radicalement différente - en termes de crédibilité
historique et de rigueur théologique - des écrits canoniques
néotestamentaires, preuve de leur essentialité thématique et de leur
sobriété narrative.
Par contraste, l'élaboration de la "gnose" – selon laquelle le salut n’est
donné que par la connaissance – répandue surtout en Egypte, est
significative. Elle introduira, par exemple, dans l’Evangile de Thomas une
série de phrases ou de paroles de Jésus évangéliques et extra-évangéliques,
dont certaines ont un grand intérêt historique, mais elle ouvrira aussi la
voie à des spéculations théologiques discutables, souvent très élaborées et
sophistiquées et parfois extravagantes.
En positif, on peut dire que ce qui domine c’est un fort sens de la grandeur
de l'événement christologique et une vive conscience de l'identité
chrétienne. Dans un apocryphe égyptien gnostique, connu sous le nom
d’Evangile de Philippe, on lit: "Si tu dis: Je suis Juif! Personne ne
s’émeut. Si tu dis: Je suis Romain! Personne ne tremble. Si tu dis: Grec,
barbare, esclave, homme libre! Personne ne s’agite. Mais si je dis: Je suis
chrétien! Le monde tremble".
Le site de l’exposition, avec toutes les informations:
Apocrifi. Memorie e leggende oltre i
Vangeli
Traduction française par
Charles de Pechpeyrou, Paris, France.
Source: Sandro Magister
Eucharistie sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 28.04.2009 -
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