La vertu est-elle ringarde ? |
 |
Le 25 mai 2008 -
(E.S.M.) -
La vertu signifie vigueur et courage. La vertu est force, beauté du
geste, noblesse de l’acte, joie du don. Il faut oser dire que la vie
vertueuse est une vie dans la joie et non dans la tristesse comme ses
détracteurs veulent le faire croire.
|
P. Servais Pinckaers,
O.P. (1925-2008) - Titulaire de la chaire de Théologie morale fondamentale
de 1973 à 1998 à l'Université de Fribourg - Décédé le 4 avril 2008
La vertu est-elle ringarde ?
Par Alain Durel
Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas ici d’une question accessoire,
réservée à quelques sinistres moralistes, mais il en va du destin du
christianisme. Les convertis venus de l’athéisme le savent bien, le
christianisme est d’abord honni en tant que morale. La question de
l’existence de Dieu et la figure attachante du Christ passent au second plan
face à la critique de la morale « judéo-chrétienne ». Nietzsche, Marx,
Sartre et tant d’autres après eux, ont attaqué la morale chrétienne en lui
reprochant de déviriliser l’homme, d’aliéner son essence, de lui voler sa
liberté.
Servais Pinckaers nous propose à sa manière, et dans le domaine moral, un
véritable aggiornamento. D’où vient-il que les vertus passent aujourd’hui
pour ringardes ? Il est arrivé qu’après la Renaissance, nous dit-il, la
conception de la vie morale a changé. À la recherche de la béatitude s’est
substituée l’obéissance à la loi, comprise comme un code d’obligations et
d’interdits restreignant la liberté humaine. À l’orée des Temps Modernes la
question de l’obligation relégua dans l’ombre celle du bonheur. Quoi
d’étonnant, dès lors, que la morale chrétienne ait pu apparaître comme
contre nature, si l’homme aspire naturellement au bonheur ? Imposer une loi
inobservable et convaincre l’homme de sa misère pour le faire dépendre de la
seule foi sera, chez Luther, l’aboutissement logique de l’oubli de la vertu
comme quête du bonheur. Le sermon sur la montagne est un enseignement de
Jésus qui s’inscrit dans la tradition de la littérature sapientielle,
laquelle enseigne à l’homme les chemins du bonheur. Les premiers mots du
psautier – « Heureux l’homme » – ne sont-ils pas une invitation au bonheur ?
Ne pouvant faire l’objet d’une obligation en raison de sa gratuité, l’amour
disparaîtra peu à peu de l’enseignement moral, installant ainsi durablement
les chrétiens dans une morale de pharisiens qui domine encore certains
milieux traditionnels. Or, il n’y a pas de bonheur sans amour. En concevant
la morale comme un code d’obligations, l’amour a disparu de la morale
chrétienne, laquelle est devenue une affaire d’obéissance. L’opposition de
la morale et de l’amour est pourtant contraire à l’authentique morale
chrétienne dans la mesure où la vertu procède de l’amour du bien.
Vertu vient de « vir » qui signifie « homme ». La vertu signifie donc
vigueur et courage. La vertu est force, beauté du geste, noblesse de l’acte,
joie du don. Il faut oser dire que la vie vertueuse est une vie dans la joie
et non dans la tristesse comme ses détracteurs veulent le faire croire. Ceci
suppose toutefois d’avoir à l’esprit, comme le rappelle Pinckaers, que la
mémoire de la passion du Christ doit être ordonnée à la célébration de la
Résurrection qui constitue l’acte de foi principal du chrétien. Dans son
encyclique Spe Salvi le pape Benoît XVI nous rappelle que La pratique des
vertus et des sacrements nous fait posséder dans la foi et l’espérance ce
que nous réaliserons véritablement après la délivrance du corps physique.
Si Jésus est maître de joie, c’est parce qu’il nous invite à pratiquer une
vertu qui ne peut être réduite à l’habitude. La vertu est novatrice, elle
possède la capacité de produire des actions bonnes dans des contextes
nouveaux. Les chrétiens s’enferment souvent eux-mêmes dans une morale faite
d’habitudes et dans une petitesse qui confine à la médiocrité, incapables de
créer des comportements vertueux lorsqu’ils se trouvent confrontés à des
situations nouvelles. Si l’obéissance à la loi morale nous donne une
certaine tranquillité en nous enlevant la crainte que notre conscience ne
nous accuse, le caractère inventif de la vertu explique qu’elle nous procure
la joie. Cette joie est un fruit de l’Esprit Saint dont l’immixtion ne
diminue pas mais augmente le caractère personnel de l’agir.
Nous aspirons tous au bonheur. La vertu est la voie conduisant au bonheur.
Or, si nous ouvrons un vieux manuel de théologie morale destiné à la
formation des prêtres, nous avons la surprise de constater qu’il ne comporte
pas de traité du bonheur ! Cette conception de la morale s’est imposée dès
le XVIe siècle, à la suite du Concile de Trente. On la rencontre sous une
autre forme dans le protestantisme, chez Kant notamment, qui fait la
critique de tout système moral prenant en considération le bonheur.
Comment les chrétiens ont-ils pu déformer le message évangélique au point de
substituer à la Bonne Nouvelle une morale des obligations, des cas de
consciences et des péchés ? La cause réside, nous dit Pinckaers, dans
l’émergence d’une conception nouvelle de la liberté. Nous touchons ici sans
doute à la raison fondamentale du rejet de la foi chrétienne chez les
Modernes. On peut en effet penser que les exigences de la vertu limitent la
liberté de l’homme. La question est donc de savoir si, comme la loi, la
vertu ne serait pas un obstacle à l’égard de la liberté ou si, au contraire,
elle la favoriserait plutôt et la renforcerait. La tradition considérait la
liberté comme une faculté de la raison et de la volonté par laquelle l’homme
met en œuvre le désir du bien qui lui est naturel. Or, pour Guillaume d’Ockham
(XIVe siècle) – que l’on peut considérer à bien
des titres comme l’inventeur de la modernité – la liberté précède aussi bien
la raison que la volonté et les meut car, dit-il, « je puis librement
choisir de connaître le vrai ou non, de vouloir le bien ou non ». La liberté
devient dès lors entièrement indépendante de la vérité et du bien. Elle
conduit à la liberté d’indifférence, liberté de choisir n’importe quoi.
Cette conception de la liberté rend la morale volontariste : elle la réduit
à la relation entre la volonté souveraine de Dieu, qui édicte la loi, et la
volonté de l’homme qui obéit ou refuse d’obtempérer à ces ordres.
Pinckaers nous invite à remonter à une conception de la liberté impliquant
le « sens du bien » et, pour ce faire, propose une comparaison avec le
travail de l’artiste. La vertu est comme le talent dont dispose l’artiste
mais ce talent, pour être développé, requiert un effort de perfectionnement
qui donnera à l’artiste la liberté de créer des œuvres de qualité. La vie
morale consiste dans cette œuvre majeure qu’est l’homme dans sa relation au
monde, aux hommes et à Dieu. Être libre, ce n’est pas choisir n’importe quoi
mais avoir la capacité de choisir le meilleur.
Pinckaers, à la suite de Thomas d’Aquin, propose de redonner à la morale
chrétienne le sens de la grandeur. Mais, dira-t-on, la magnanimité
(puisque c’est ainsi que l’on nomme cette vertu antique)
ne s’oppose-t-elle pas à l’humilité chrétienne ? Nullement, en s’humiliant
devant Dieu, l’homme se rend grand, alors qu’en voulant s’exalter il se
rabaisse. La magnanimité fait aspirer à réaliser de grandes œuvres, de
belles actions. Plus on est humble, plus on est prêt à se faire petit dans
le service, mais aussi plus on sera disponible pour de grandes entreprises.
Songeons à Thérèse de Lisieux devenue si grande grâce à l’ascenseur de
l’humilité.
La vertu est force mais elle est aussi beauté. La redécouverte de la beauté
propre à la vertu, écrit Pinckaers, nous paraît indispensable à la
reconstitution d’une authentique morale des vertus. La beauté ne peut fait
l’objet d’une obligation mais se montre sur le visage des grands hommes et
des saints. La vertu est belle parce qu’elle est désintéressée et ouverte à
la création de l’agir moral, sans s’enfermer dans un schéma fixé d’avance.
Pour conclure, rappelons avec Pinckaers, que la vertu a besoin de
l’espérance, laquelle à son tour requiert la confiance en Dieu. Or,
celle-ci, loin de diminuer la confiance de l’homme engendre au contraire une
confiance en soi humble, simple et généreuse, dans la mesure où, à l’image
des dons qui lui sont faits, elle sait donner à son tour avec force et
beauté.
(1) Servais Pinckaers, Plaidoyer pour la vertu, Éditions
Parole et Silence, 2007, 342 pages, 19 e.
Du même auteur sur un
site ami :
►
La foi au Christ Rédempteur comme première
source de la morale chrétienne
Sources : La Nef n°193 de mai 2008 -
E.S.M.
Ce document est destiné à l'information; il ne constitue pas
un document officiel
Eucharistie, sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 25.05.08 -
T/Méditations |