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Benoît XVI : la vraie vie ne s'achève pas par la mort physique
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Le 25 janvier 2023 -
(E.S.M.)
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« Vie éternelle »
signifie la vie elle-même, la vraie
vie, qui peut être vécue aussi dans le temps et qui ensuite
ne s'achève pas par la mort physique.
C'est ce qui nous intéresse: embrasser d'ores et déjà «
la vie », la vraie vie, qui ne peut
plus être détruite par rien, ni par personne.
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2. Quatre grands thèmes de la Prière sacerdotale
Dans la grande richesse de Jean 17, je voudrais
maintenant choisir quatre thèmes principaux, où apparaissent des aspects
essentiels de ce texte important et, par là, du message johannique en
général.
« La vie éternelle, c'est... »
II y a tout d'abord le verset 3 : « La vie éternelle, c'est
qu'ils te connaissent, toi, le seul véritable Dieu, et celui que tu as
envoyé, Jésus Christ. »
Le thème de la « vie » (Zoé) qui, depuis le Prologue (1,4), envahit tout
l'Évangile, apparaît nécessairement aussi dans la nouvelle liturgie de
l'expiation, qui se réalise dans la Prière sacerdotale. La thèse de Rudolf Schnackenburg, et d'autres, selon laquelle ce verset serait un ajout
ultérieur parce que la parole « vie » en Jean 17 ne revient plus par
la suite, a, à mon avis, son origine - tout comme la distinction des sources
dans le chapitre sur le lavement des pieds - dans cette logique académique
qui adopte comme critère la forme de composition d'un texte élaboré de nos
jours par les savants pour évaluer les façons si diverses de parler et de
penser que nous trouvons dans l'Evangile de Jean.
L'expression « vie éternelle » ne signifie pas - comme pense
peut-être d'emblée le lecteur moderne - la vie qui vient après la mort,
alors que la vie présente est justement passagère et non pas une vie
éternelle. « Vie éternelle » signifie la vie elle-même, la vraie vie, qui
peut être vécue aussi dans le temps et qui ensuite ne s'achève pas par la
mort physique. C'est ce qui nous intéresse: embrasser d'ores et déjà « la
vie », la vraie vie, qui ne peut plus être détruite par rien, ni par
personne.
Cette signification de la « vie éternelle » apparaît de façon
très claire dans le chapitre sur la résurrection de Lazare: «
Qui croit en
moi, même s'il meurt, vivra; et quiconque vit et croit en moi ne mourra
jamais » (Jn 11,25s.). « Vous verrez que je vis et vous aussi, vous
vivrez », dit Jésus au cours de la dernière Cène (Jn 14,19), montrant
par là encore une fois que ce qui caractérise le disciple de Jésus c'est
qu'il « vit » - donc, qu'au-delà du simple fait d'exister, il a trouvé et
embrassé la vraie vie, celle que tous recherchent. Selon ces textes, les
premiers chrétiens se sont simplement appelés « les vivants » (hoi zontes).
Ils avaient trouvé ce que tous cherchent: la vie elle-même, la vie pleine et
donc indestructible.
Mais comment est-il possible de parvenir à cela? La Prière
sacerdotale donne une réponse peut-être surprenante, mais qui, dans le
contexte de la pensée biblique était déjà en préparation : l'homme trouve la
« vie éternelle » par la « connaissance » - supposant par là le concept
vétérotestamentaire de « connaître », selon lequel connaître crée une
communion -, c'est ne faire qu'un avec ce qui est connu. Mais naturellement
ce n'est pas n'importe quelle connaissance qui est la clé de la vie,
mais bien le fait « qu'ils te connaissent, toi, le seul véritable
Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ » (17,3). C'est une espèce de
formule synthétique de la foi, dans laquelle apparaît le contenu essentiel
de la décision d'être chrétiens - la connaissance qui nous est donnée par la
foi. Le chrétien ne croit pas à une multitude de choses. Au fond, il croit
simplement en Dieu, il croit qu'il existe seulement un seul et vrai Dieu.
Ce Dieu, cependant, se rend accessible en celui qu'il a
envoyé, Jésus Christ : dans la rencontre avec lui a lieu cette connaissance
de Dieu qui devient communion et qui de ce fait devient « vie ». Dans la
double formule - « Dieu et celui qu'il a envoyé » - peut se faire entendre
l'écho de ce qui revient de nombreuses fois surtout dans les oracles du
Seigneur du Livre de l'Exode : ils doivent croire en « moi » - en
Dieu - et en Moïse, son envoyé. Dieu montre son visage dans l'envoyé - en
définitive dans son Fils.
La « Vie éternelle » est donc un événement relationnel.
L'homme ne l'a pas acquise tout seul, pour lui seulement. Par sa relation
avec celui qui est lui-même la vie, l'homme devient aussi un vivant.
Des étapes préparatoires de cette pensée profondément biblique peuvent être
retrouvées également chez Platon, qui a accueilli dans son œuvre des
traditions et des réflexions très diverses sur le thème de l'immortalité.
Ainsi se trouve chez lui aussi l'idée selon laquelle l'homme peut devenir
immortel en s'unissant lui-même à ce qui est immortel. Plus il accueille en
lui la vérité, plus il se lie à la vérité et y adhère, plus il vit en
référence à cela et il est comblé par ce qui ne peut être détruit. Dans la
mesure où, pour ainsi dire, il s'attache lui-même à la vérité, dans la
mesure où il est soutenu par ce qui demeure, il peut être sûr de la vie
après la mort - d'une vie pleine du salut.
Ce qui est cherché ici comme à tâtons, apparaît dans une
magnifique clarté dans la parole de Jésus. L'homme a trouvé la vie, quand il
s'attache à celui qui est lui-même la vie. Alors beaucoup de choses peuvent
être détruites en lui. La mort peut l'enlever de la biosphère, mais la vie
qui la transcende, la vraie vie, celle-là demeure. L'homme doit s'introduire
dans cette vie que Jean, la distinguant du bios, appelle zoè. C'est la
relation avec Dieu en Jésus Christ qui donne cette vie qu'aucune mort n'est
en mesure d'enlever.
Il est évident que par ce « vivre en relation », c'est un mode d'existence
bien concret que l'on entend; il faut comprendre que foi et connaissance
ne
sont pas n'importe quel savoir présent dans l'homme parmi d'autres choses,
mais qu'ils constituent la forme de son existence. Même si, à ce point, il
n'est pas question de l'amour, il est toutefois évident que la «
connaissance » de celui qui est l'amour même, devient amour dans toute
l'étendue de son don et de son exigence.
« Consacre-les dans la vérité »
En deuxième lieu je voudrais choisir le thème de la consécration et du fait
de consacrer - thème qui indique de la façon la plus forte la relation avec
l'événement de la réconciliation et avec le souverain sacerdoce.
Dans la prière pour les disciples, Jésus dit : « Consacre-les dans la
vérité; ta parole est vérité... Pour eux je me consacre moi-même, afin
qu'ils soient eux aussi consacrés dans la vérité » (Jn 17,17.19). Parmi les
textes où sont rapportées les discussions de Jésus avec ses adversaires,
prenons encore un passage qui entre dans ce contexte : celui où Jésus se
qualifie comme « celui que le Père a consacré et envoyé dans le monde »
(10,36). Il s'agit donc d'une triple « consécration »: le Père a consacré le
Fils et l'a envoyé dans le monde; le Fils se consacre lui-même et demande
qu'à partir de sa consécration, les disciples soient consacrés dans la
vérité.
Que signifie « consacrer » ? Selon la conception biblique, seul Dieu
lui-même est « consacré », c'est-à-dire « saint » dans le sens plénier.
Sainteté est le terme utilisé pour désigner sa façon particulière d'être,
l'être divin comme tel. Ainsi la parole « sanctifier, consacrer » (saint =
qadoš dans la Bible hébraïque) signifie le transfert d'une réalité - d'une
personne ou d'une chose - dans la propriété de Dieu, spécialement sa
destination au culte. Cela peut être, d'une part, la consécration pour le
sacrifice (cf. Ex 13,2 ; Dt l5,19); d'autre part, cela peut signifier la
consécration au sacerdoce (cf. Ex 28,41) - la destination d'un homme à Dieu
et au culte divin.
Le processus de la consécration, de la « sanctification », comprend deux
aspects qui apparemment s'opposent mutuellement, mais en réalité vont
ensemble intérieurement. D'une part, « consécration » dans le sens de «
sanctification » est une séparation du reste du milieu, appartenant à la vie
personnelle de l'homme. La chose consacrée est élevée jusqu'à une nouvelle
sphère qui n'est plus à la disposition de l'homme. Mais cette séparation
inclut en même temps essentiellement le « pour ». Justement parce qu'elle
est donnée totalement à Dieu, cette réalité existe maintenant pour le monde,
pour les hommes, elle les représente et doit les guérir. Nous pouvons aussi
dire: séparation et mission forment une unique réalité complète.
Ce lien est rendu de manière très évidente, si nous considérons la vocation
particulière d'Israël: d'une part, le peuple est séparé de tous les autres
peuples, mais d'autre part, il l'est justement pour accomplir une mission
pour tous les peuples, pour le monde entier. C'est ce que signifie la
qualification d'Israël comme « peuple saint ».
Revenons à l'Évangile de Jean. Que signifient les trois consécrations dont
il est question? Il y est dit, d'abord, que le Père a envoyé le Fils dans le
monde et l'a consacré (cf. 10,36). Qu'est-ce que cela signifie? Les exégètes
nous font remarquer qu'un certain parallélisme avec cette phrase peut être
retrouvé dans les paroles de la vocation du prophète Jérémie : « Avant même
de te modeler au ventre maternel, je t'ai connu; avant même que tu sois
sorti du sein, je t'ai consacré; comme prophète des nations, je t'ai établi
» (Jr 1,5). Consécration signifie la revendication totale de l'homme de la
part de Dieu, une « séparation » pour lui, qui toutefois est en même temps
une mission pour les peuples.
De même, dans la parole de Jésus, consécration et mission sont étroitement
liées l'une à l'autre. On peut donc dire que cette consécration de Jésus de
la part du Père est identique à l'incarnation: elle exprime la pleine unité
avec le Père et le fait d'être là pleinement pour le monde. Jésus appartient
entièrement à Dieu et justement pour cela il est totalement à la disposition
« de tous ». « Tu es le Saint de Dieu », lui avait dit Pierre dans la
synagogue de Capharnaüm, offrant par là une ample confession christologique
(Jn 6,69).
Mais si le Père l'a « consacré », que signifie alors: « Je me consacre (hagiâzo)
moi-même » (17,19)? La réponse que Rudolf Bultmann donne à cette question
dans son commentaire de Jean est convaincante : « Ici, dans la prière
d'adieu au début de la Passion et en lien avec l'hyper auton (pour eux),
hagiâzo signifie une "consécration" dans le sens de "consacrer pour le
sacrifice" ». Dans ce contexte Bultmann cite, en l'approuvant, une parole de
saint Jean Chrysostome : « Je me consacre — je me donne moi-même en
sacrifice » (Das Evangelium des Johannes, p. 391, note 3 ; cf. aussi
Feuillet, p. 31 et 38). Alors que la première « consécration » se réfère à
l'Incarnation, ici il s'agit de la Passion comme sacrifice.
Bultmann a illustré de très belle façon la profonde relation entre les deux
« consécrations ». La consécration de Jésus de la part du Père, sa «
sainteté », est un « être pour le monde ou plutôt pour les siens ». Cette
sainteté « n'est pas un être différent du monde de façon statique,
substantielle, mais c'est une sainteté qu'il acquiert au fur et à mesure
dans l'accomplissement de son engagement pour Dieu et contre le monde. Cet
accomplissement, cependant, signifie sacrifice. Dans le sacrifice, Jésus
est, à la manière divine, tout autant contre le monde, que pour lui » (ibid,
p. 391). Dans cette affirmation, la distinction radicale entre l'être
substantiel et l'accomplissement du sacrifice peut être critiquée: l'être «
substantiel » de Jésus est, comme tel, une dynamique totale de l'« être pour
»; les deux sont inséparables. Mais peut-être Bultmann a-t-il justement
voulu dire cela. Il faut en outre lui donner raison, quand il dit à propos
de ce verset de Jn 17,19 que « l'allusion aux paroles de la dernière Cène
est incontestable » (ibid., p. 391, note 3).
Ainsi dans ces quelques paroles, nous avons la nouvelle liturgie de
l'expiation de Jésus Christ, la liturgie de la Nouvelle Alliance, dans toute
sa grandeur et sa pureté. Jésus lui-même est le prêtre envoyé dans le monde
par le Père ; il est lui-même le sacrifice, qui se rend présent dans
l'Eucharistie de tous les temps. D'une certaine façon, Philon d'Alexandrie
avait entrevu par avance la juste signification, quand il parlait du Logos
comme prêtre et comme grand prêtre (Leg. all. III 82; De somn. I 215 ; II
183 ; une allusion aussi en Bultmann, ibid.). Le sens de la fête des
Expiations est pleinement accompli dans le « Verbe » qui s'est fait chair «
pour la vie du monde » (Jn 6,51).
Nous arrivons maintenant à la troisième consécration dont il est parlé dans
la prière de Jésus : « Consacre-les dans la vérité » (17,17). « Je me
consacre moi-même, afin qu'ils soient eux aussi consacrés en vérité »
(17,19). Les disciples doivent être impliqués dans la consécration de Jésus
; en eux aussi doit s'accomplir ce passage de propriété, ce transfert dans
la sphère de Dieu et par là doit se réaliser leur envoi dans le monde. « Je
me consacre moi-même, afin qu'ils soient eux aussi consacrés en vérité » :
leur passage dans la propriété de Dieu, leur « consécration », est lié à la
consécration de Jésus Christ, elle est participation à son être consacré.
Entre les deux versets 17 et 19, qui parlent de la consécration des
disciples, il y a une différence, petite mais importante. Dans le verset 19,
il est dit qu'ils doivent être consacrés « en vérité » : non seulement
rituellement, mais vraiment, dans leur être tout entier - c'est ainsi, selon
moi, qu'il faut traduire ce verset. Au verset 17, par contre, il est dit : «
Consacre-les dans la vérité. » Ici la vérité est qualifiée comme force de
sanctification, comme « leur consécration ».
Selon le Livre de l'Exode la consécration sacerdotale des fils d'Aaron
s'accomplit par la vêture des vêtements sacrés et par l'onction (cf.
29,1-9); dans le rituel du jour de l'Expiation on parle aussi d'un bain
complet avant d'endosser les vêtements sacrés (cf. Lv 16,4). Les disciples
de Jésus sont sanctifiés, consacrés « dans la vérité ». La vérité est le
bain qui les purifie, la vérité est le vêtement et l'onction dont ils ont
besoin.
En dernière analyse, cette « vérité » purificatrice et sanctificatrice,
c'est le Christ lui-même. En lui, ils doivent être plongés ; de lui, ils
doivent être comme « revêtus », et ainsi sont-ils rendus participants de sa
consécration, de sa charge sacerdotale, de son sacrifice.
Après la fin du Temple, le judaïsme a dû de son côté chercher aussi une
nouvelle interprétation des prescriptions cultuelles. Il voyait désormais la
« sanctification » dans l'accomplissement des commandements - dans
l'immersion dans la parole sacrée de Dieu et dans la volonté de Dieu qui s'y
exprime (cf. Schnackenburg, Johannesevangelium III, p. 211).
Dans la foi des chrétiens, Jésus est la Torah en personne, et ainsi la
sanctification se réalise-t-elle dans la communion du vouloir et de l'être
avec lui. Si par la consécration des disciples dans la vérité, nous
entendons en fin de compte, la participation à la mission sacerdotale de
Jésus, alors nous pouvons percevoir dans ces paroles de l'Évangile de Jean
l'institution du sacerdoce des Apôtres, du sacerdoce néotestamentaire qui
est fondamentalement un service de la vérité.
« Je leur ai fait connaître ton Nom... »
Un autre thème essentiel de la Prière sacerdotale est la révélation du Nom
de Dieu : « J'ai manifesté ton Nom aux hommes, que tu as tirés du monde pour
me les donner » (Jn 17,6). « Je leur ai fait connaître ton Nom et je le leur
ferai connaître, pour que l'amour dont tu m'as aimé soit en eux et moi en
eux » (17,26).
Il est évident que par ces paroles Jésus se présente comme le nouveau Moïse,
qui porte à son terme ce qui a commencé avec Moïse auprès du buisson ardent.
Dieu avait révélé à Moïse son « Nom ». Ce « Nom » était plus qu'une parole.
Il signifiait que Dieu se laissait invoquer, qu'il était entré en communion
avec Israël. Ainsi, au cours de l'histoire de la foi d'Israël, devenait-il
toujours plus évident que, avec le « Nom de Dieu », on entendait faire
allusion à son « immanence » : sa présence au milieu des hommes, où il est
totalement présent tout en transcendant, cependant et infiniment, tout ce
qui est humain et du monde.
L'expression « Nom de Dieu » signifie: Dieu comme celui qui est présent
parmi les hommes. Ainsi il est dit du Temple de Jérusalem que là Dieu a «
fait habiter son Nom » (Dt 12,11 et passirri). Israël n'aurait jamais osé
dire simplement: là habite Dieu. Il savait que Dieu était infiniment grand,
qu'il transcendait et embrassait l'univers. Et pourtant, il était vraiment
présent: lui, réellement. C'est ce qu'on entend quand on dit: « Là il a fait
habiter son Nom. » II est réellement présent, pourtant il demeure toujours
immensément plus grand et insaisissable. Le « Nom de Dieu », c'est Dieu
lui-même comme celui qui se donne à nous ; malgré toute la certitude de sa
proximité et toute la joie ressentie de ce fait, il reste toujours
infiniment plus grand.
C'est là le concept de Nom de Dieu selon lequel Jésus parle. Quand il dit
avoir fait connaître le Nom de Dieu et vouloir encore le faire connaître, il
n'entend pas par là se référer à quelque parole nouvelle qu'il aurait
communiquée aux hommes comme parole particulièrement adaptée pour qualifier
Dieu. La révélation du Nom est une nouvelle forme de la présence de Dieu
parmi les hommes, une manière nouvelle et radicale dont Dieu se rend présent
parmi les hommes. En Jésus, Dieu entre totalement dans le monde des hommes :
qui voit Jésus, voit le Père (cf. Jn 14,9).
Si nous pouvons dire que dans l'Ancien Testament l'immanence de Dieu était
donnée dans la dimension de la parole et de l'accomplissement liturgique,
cette immanence est maintenant devenue ontologique: en Jésus, Dieu s'est
fait homme. Dieu est entré dans notre être même. En lui, Dieu est vraiment
le « Dieu-avec-nous ». L'Incarnation, par laquelle cette nouvelle forme
d'être de Dieu comme homme s'est réalisée, devient par son sacrifice un
événement pour l'humanité tout entière: comme Ressuscité il vient de nouveau
pour faire de tous son corps, le Temple nouveau. La « révélation du Nom » a
pour but que « l'amour dont tu m'as aimé soit en eux et moi en eux »
(17,26). Elle vise la transformation du cosmos, afin que dans l'unité avec
le Christ, il devienne de façon totalement nouvelle la vraie demeure de
Dieu.
Basil Studer a fait remarquer qu'aux débuts du christianisme « des milieux
influencés par le judaïsme » auraient « développé une christologie
particulière du Nom ». « Nom, Loi, Alliance, Commencement, Jour » devinrent
alors des titres du Christ (Gott und unsere Erlôsung..., p. 56 et
61). On le sait: le Christ lui-même comme personne est « le Nom de Dieu »,
l'accessibilité de Dieu pour nous.
« J'ai fait connaître ton Nom et je le ferai connaître. »
Le don de Dieu
lui-même dans le Christ n'est pas une chose du passé. « Je le ferai
connaître. » Dans le Christ, Dieu vient continuellement à la rencontre des
hommes, afin qu'ils puissent aller à sa rencontre. Faire connaître le Christ
signifie faire connaître Dieu. Par la rencontre avec le Christ, Dieu vient à
nous, il nous attire à lui (cf. Jn 12,32), pour nous conduire, pour ainsi
dire, au-delà de nous-mêmes, vers l'étendue infinie de sa grandeur et de son
amour.
« Que tous soient un... »
Un autre grand thème de la Prière sacerdotale est l'unité future des
disciples de Jésus. Ainsi le regard de Jésus - de façon unique dans les
Évangiles - va au-delà de la communauté des disciples du moment et se tourne
vers tous ceux qui « par leur parole croiront » (Jn 17,20) : le vaste
horizon de la communauté à venir des croyants s'ouvre à travers les
générations, l'Église future est incluse dans la prière de Jésus. Il invoque
l'unité pour ses futurs disciples.
Le Seigneur répète quatre fois cette question ; deux fois, il est indiqué
comme but de cette unité que le monde croie, ou mieux, qu'il « reconnaisse »
que Jésus a été envoyé par le Père : « Père saint, garde-les dans ton Nom
que tu m'as donné, pour qu'ils soient un comme nous » (v. 11). « Que tous
soient un : comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu'eux aussi soient
un en nous, afin que le monde croie que tu m'as envoyé » (v. 21). «...
qu'ils soient un comme nous sommes un... afin qu'ils soient parfaits dans
l'unité, et que le monde reconnaisse que tu m'as envoyé... » (v. 22s.).
Dans aucun discours concernant l'œcuménisme ne manque la référence à ce «
testament » de Jésus — au fait que, avant d'aller sur la Croix, suppliant,
il a imploré le Père pour l'unité de ses futurs disciples, de l'Église de
tous les temps. Et c'est bien ainsi. Mais la question est d'autant plus
pressante : pour quelle unité Jésus a-t-il prié ? Quelle est sa demande pour
la communauté des croyants au cours de l'histoire ?
Il est intéressant d'écouter de nouveau Rudolf Bultmann sur cette question.
Il dit tout d'abord - comme il est écrit dans l'Évangile - que cette unité
est fondée dans l'unité entre le Père et le Fils, puis il continue: « Elle
se fonde, donc, non sur des données de faits naturels ou de caractère
historiée-universel et elle ne peut pas non plus être établie par une
organisation, des institutions ou des dogmes... L'unité ne peut être créée
que par la parole de l'annonce, dans laquelle le Révélateur - dans son unité
avec le Père - est chaque fois présent. Et, bien que l'annonce pour sa
réalisation dans le monde ait besoin des institutions et des dogmes,
ceux-ci, toutefois, ne peuvent garantir l'unité d'une annonce authentique.
D'autre part, à cause de la division effective de l'Église - qui, du reste,
est la conséquence de ses institutions et de ses dogmes -, l'unité de
l'annonce ne doit pas nécessairement être rendue vaine. La Parole peut
résonner de façon authentique partout où la tradition est maintenue. Puisque
l'authenticité de l'annonce n'est pas... contrôlable et puisque la foi qui
répond à la Parole est invisible, l'unité authentique de la communauté est
invisible elle aussi... Elle est invisible, parce qu'elle n'est pas du tout
un phénomène mondain... » (Das Evangelium des Johannes, p. 393s.).
Ces phrases sont surprenantes. Beaucoup de choses y seraient à discuter,
tout d'abord les concepts d'« institutions » et de « dogme », mais plus
encore, le concept d'« annonce ». C'est elle qui évidemment créerait
l'unité. Est-il vrai que dans l'annonce le Révélateur est présent dans son
unité avec le Père ? N'est-il pas souvent étonnamment absent ? Eh bien,
Bultmann nous donne un certain critère concernant le milieu où la Parole
résonne « de façon authentique »: partout où « la tradition est maintenue ».
Quelle tradition ? faut-il alors se demander. D'où vient-elle, en quoi
consiste-t-elle ? Toute annonce n'est donc pas « authentique » ; mais comment
pouvons-nous la reconnaître ?
L'« annonce authentique » créerait elle-même l'unité. Le « fractionnement de
fait » de l'Église ne serait pas en mesure de faire obstacle à l'unité
provenant du Seigneur, nous enseigne Bultmann.
Il n'y a donc aucun besoin de l'œcuménisme, puisque l'unité est créée dans
l'annonce et n'est pas entravée par les divisions de l'histoire ? Il est
peut-être aussi significatif que Bultmann utilise le mot « Église », là où
il parle de fractionnement et, par contre, celui de « communauté », là où il
traite de l'unité. L'unité de l'annonce n'est pas contrôlable, nous dit-il.
Par conséquent l'unité de la communauté serait invisible comme l'est la foi.
L'unité serait invisible, parce qu'« elle n'est pas du tout un phénomène
mondain ».
Serait-ce alors la juste interprétation de la prière de Jésus ? Il est
certainement vrai que l'unité des disciples - de l'Église à venir -, que
Jésus demande, « n'est pas un phénomène mondain ». Cela, le Seigneur le dit
très clairement : l'unité ne vient pas du monde ; il n'est pas possible de la
tirer des forces du monde. Les forces mêmes du monde conduisent à la
division : nous le voyons. Dans la mesure où le monde est à l'œuvre dans
l'Église, dans la chrétienté, cela entraîne des divisions.
L'unité ne peut
venir que du Père par le Fils. Elle est liée à la « gloire » que le Fils
donne: avec sa présence donnée par l'Esprit Saint - une présence qui est le
fruit de la Croix, de la transformation du Fils dans la mort et la
Résurrection.
Mais la force de Dieu opère en entrant dans le monde où vivent les
disciples. Elle doit être d'une qualité telle qu'elle permette au monde de
la « reconnaître » et ainsi de conduire à la foi. Ce qui ne provient pas du
monde peut et
doit absolument être quelque chose qui soit efficace dans et pour le monde
et qui soit aussi perceptible par lui. La prière de Jésus pour l'unité a
précisément pour but que, par l'unité des disciples, la vérité de sa mission
se rende visible aux hommes. L'unité doit apparaître, être reconnaissable,
et reconnaissable précisément comme quelque chose qui n'existe nulle part
ailleurs dans le monde; quelque chose qui n'est pas explicable selon les
seules forces humaines et qui rend donc visible l'action d'une autre force.
Par l'unité, humainement inexplicable, des disciples de Jésus à travers tous
les temps, Jésus lui-même est légitimé. Il devient évident qu'il est
vraiment le « Fils ». Ainsi Dieu se rend reconnaissable comme Créateur d'une
unité qui dépasse la tendance du monde à la désintégration.
Le Seigneur a prié pour cela : pour une unité, qui n'est possible qu'à
partir de Dieu et par le Christ, une unité qui cependant apparaît de façon
si concrète que la force présente et opérante de Dieu devient évidente. Par
conséquent, l'effort en faveur d'une unité visible des disciples du Christ
demeure une tâche urgente pour les chrétiens de tous les temps et de tous
les lieux. L'unité invisible de la « communauté » ne suffît pas.
Pouvons-nous encore mettre en lumière quelque chose de plus sur la nature et
sur le contenu de l'unité pour laquelle Jésus prie ? Un premier élément
essentiel de cette unité est déjà ressorti de nos précédentes
considérations: elle se fonde sur la foi en Dieu et en celui qu'il a envoyé
: Jésus Christ. L'unité de l'Église future se fonde donc sur cette foi que
Pierre, après la défection des disciples, a professée au nom des Douze dans
la synagogue de Capharnaüm : « Nous, nous croyons et nous avons reconnu que
tu es le Saint de Dieu » (Jn 6,69).
Cette profession est très proche, quant au contenu, de la Prière
sacerdotale. Jésus vient ici à notre rencontre comme celui que le Père a
sanctifié, qui se sanctifie pour les disciples et qui sanctifie les
disciples eux-mêmes dans la vérité. La foi est plus qu'une parole, plus
qu'une idée : elle signifie entrer en communion avec Jésus Christ et, par
lui, avec le Père. La foi est le vrai fondement de la communauté des
disciples, la base de l'unité de l'Église.
Cette foi, en son noyau, est « invisible ». Mais puisque les disciples se
lient à l'unique Christ, elle devient « chair » et rassemble chacun en un
vrai « corps ». L'incarnation du Logos continue jusqu'à la pleine maturité
du Christ (cf. Ép. 4,13).
Dans la foi au Christ comme envoyé du Père est incluse, comme second
élément, la structure de la mission. Nous avons vu que sainteté,
c'est-à-dire appartenance au Dieu vivant, signifie mission.
Ainsi, dans tout l'Évangile de Jean et précisément au chapitre 17 aussi,
Jésus comme le Saint de Dieu est l'envoyé de Dieu. Son être tout entier est
l'« être envoyé ». Ce que cela signifie se trouve dans une expression du
chapitre 7, où le Seigneur dit: « Ma doctrine n'est pas de moi » (v. 16). Il
vit totalement à partir du Père et il ne lui oppose rien d'autre, rien ne
lui est propre. Dans les discours d'adieu, cette nature caractéristique du
Fils est aussi étendue et appliquée à l'Esprit Saint: « II ne parlera pas de
lui-même, mais ce qu'il entendra, il le dira » (16,13). Le Père envoie
l'Esprit au nom de Jésus (cf. 14,26); Jésus l'envoie à partir du Père (cf.
15,26).
Après la Résurrection, Jésus attire les disciples dans ce mouvement de la
mission : « Comme le Père m'a envoyé, moi aussi je vous envoie » (20,21).
Pour la communauté des disciples de tous les temps, la condition d'être
envoyée de la part de Jésus doit être un signe fort. Cela signifie toujours
pour elle : « Ma doctrine n'est pas de moi » ; les disciples ne s'annoncent
pas eux-mêmes, mais ils disent ce qu'ils ont entendu. Ils représentent le
Christ, comme le Christ représente le Père. Ils se laissent guider par
l'Esprit Saint, sachant que la dynamique de la maturation est à l'œuvre en
même temps dans cette fidélité absolue : « L'Esprit de vérité vous guidera
dans la vérité tout entière » (16,13).
À travers ce fait essentiel pour les disciples du Christ d'«être des
envoyé », par le lien à sa parole et à la force de son Esprit, l'Église
antique a trouvé la forme de la «succession apostolique». La permanence de
la mission est « sacrement », c'est-à-dire qu'il ne s'agit pas d'une faculté
gérée de façon autonome et pas même d'une institution créée par les hommes,
mais il s'agit d'être « impliqués » dans le « Verbe depuis le commencement »
(1 Jn 1,1), dans la communauté des témoins créée par l'Esprit. Le mot grec
employé pour « succession » - diadochè - a un sens structurel et évoque en
même temps son contenu : il signifie la permanence de la mission dans les
témoins. Mais il indique aussi le contenu : la parole transmise, à laquelle
le témoin est lié par le sacrement.
Avec la « succession apostolique », l'Église antique a trouvé (et non pas
inventé!) deux autres éléments fondamentaux pour son unité : le Canon des
Écritures et ce qu'on appelle le Symbole de la foi. Ce dernier est une brève
somme des contenus essentiels de la foi, qui n'est pas fixée dans chacune de
ses formulations, et qui a trouvé une forme élaborée selon des critères
liturgiques dans les diverses professions baptismales de l'Église primitive.
Ce Symbole de la foi ou Credo constitue la véritable « herméneutique » de
l'Écriture, la clé présente en elle pour l'interpréter selon son esprit.
L'unité de ces trois éléments constitutifs de l'Église - le sacrement de la
succession, l'Écriture, le Symbole de la foi (Credo) - est la vraie garantie
pour que « la Parole » puisse « résonner de façon authentique » et que « la
tradition soit maintenue » (cf. Bultmann). Naturellement dans l'Évangile de
Jean, on ne parle pas de cette façon des trois piliers de la communauté des
disciples, de l'Église, mais les fondements en ont toutefois été posés en
référence à la foi trinitaire et au fait d'être des envoyés.
Revenons encore au fait que Jésus prie afin que, par l'unité des disciples,
le monde puisse le reconnaître comme l'envoyé du Père. Cette reconnaissance
et cette foi ne sont pas quelque chose de simplement intellectuel: c'est
d'être touché par l'amour de Dieu, donc quelque chose qui transforme, le don
de la vie véritable.
L'universalité de la mission de Jésus est rendue évidente : elle ne concerne
pas seulement un cercle limité d'élus; son objectif est le cosmos - le monde
dans sa totalité. Par les disciples et leur mission, le monde dans son
ensemble doit être arraché à son aliénation, il doit retrouver l'unité avec
Dieu.
Cet horizon universel de la mission de Jésus apparaît aussi dans deux autres
textes importants du quatrième Évangile; tout d'abord dans l'entretien
nocturne de Jésus avec Nicodème : « Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné
son Fils unique » (3,16) et puis — en mettant alors l'accent sur le
sacrifice de la vie -, dans le discours sur le pain à Capharnaüm : « Le pain
que je donnerai, c'est ma chair pour la vie du monde » (6,51).
Quel est alors le rapport entre cet universalisme et la parole dure qui se
trouve au verset 9 de la Prière sacerdotale : « C'est pour eux que je prie ;
je ne prie pas pour le monde »? Pour comprendre l'unité intérieure des deux
demandes apparemment opposées, nous devons considérer que Jean utilise le
mot « cosmos » - monde - dans un double sens. D'une part, il indique toute
la création bonne de Dieu, particulièrement les hommes comme ses créatures,
qu'il aime jusqu'au don de lui-même dans son Fils. De l'autre, le mot
désigne le monde humain comme il s'est développé historiquement: en lui
corruption, mensonge, violence sont devenus, pour ainsi dire, une chose «
naturelle ». Biaise Pascal parle d'une seconde nature qui, au cours de
l'histoire, se serait superposée à la première. Des philosophes modernes ont
illustré cette situation historique de l'homme de multiples façons; par
exemple Martin Heidegger, quand il parle du fait d'être conditionné par le «
si » impersonnel, du fait d'exister dans la « non-authenticité ». De manière
très différente apparaît la même problématique, quand Karl Marx illustre
l'aliénation de l'homme.
Au fond, la philosophie décrit précisément par là ce que la foi appelle le «
péché originel ». Cette espèce de « monde » doit disparaître ; il doit être
transformé dans le monde de Dieu. C'est justement cela la mission de Jésus,
dans laquelle les disciples sont impliqués: conduire le « monde » hors de
l'aliénation de l'homme par rapport à Dieu et à lui-même, afin que le monde
revienne à « être » de Dieu et que l'homme, en devenant un avec Dieu,
redevienne totalement lui-même. Cependant, cette transformation a pour prix
la Croix et, pour les témoins du Christ, celui de la disponibilité au
martyre.
Enfin, si nous jetons un regard rétrospectif sur l'ensemble de la prière
pour l'unité, nous pouvons dire qu'en elle s'accomplit l'institution de
l'Église, même si le mot « Église » n'est pas utilisé. En effet, qu'est donc
l'Église, si ce n'est la communauté des disciples qui, par la foi en Jésus
Christ comme envoyé du Père, reçoit son unité et est impliquée dans la
mission de Jésus de sauver le monde en le conduisant à la connaissance de
Dieu ?
L'Eglise naît de la prière de Jésus. Cependant, cette prière n'est pas
seulement parole : elle est l'acte par lequel il se « consacre » lui-même,
c'est-à-dire « se sacrifie » pour la vie du monde. Nous pouvons dire aussi,
en renversant l'affirmation: dans la prière, l'événement cruel de la Croix
devient « parole », devient fête de l'expiation entre Dieu et le monde. De
cela, naît l'Église comme la communauté de ceux qui, par la parole des
Apôtres, croient dans le Christ (cf. 17,20).

Sources :Texte original des écrits du Saint Père Benoit XVI -
E.S.M.
Ce document est destiné à l'information; il ne
constitue pas un document officiel
Eucharistie sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 25.01.2023
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