Dépasser Mai 68, oui. L’effacer, non |
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Le 23 mai 2008 -
(E.S.M.) - Les soixante-huitards se
sont montrés largement incapables d’opérer un recul réflexif et critique
sur leurs idées et les impasses auxquelles elles conduisent.
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Jean-Pierre Le Goff
Dépasser Mai 68, oui. L’effacer, non
La Nef – « Dépasser Mai 68,
oui. L’effacer, non », dites-vous. D’une certaine manière, vous affirmez par
là que quarante ans après les « événements », on est encore obligé de se
situer par rapport à eux : n’est-ce pas leur accorder une importance
excessive ?
Jean-Pierre Le Goff –
Pour briser le mythe de mai 68, il faut resituer l’événement dans
l’histoire. Mai 68 est inséparable du contexte de la modernisation de
l’après-guerre : en une vingtaine d’années, la société a connu des
bouleversements à un rythme des plus rapide. Le développement de la
production, de la consommation, des loisirs a entraîné de nouveaux modes de
vie qui interpellent la tradition. La jeunesse scolarisée élevée dans ce
nouveau contexte constitue la « plaque sensible » de cette contradiction
entre passé et présent. Dans une période bien particulière, celle de
l’expansion des Trente Glorieuses, le pays s’offre le luxe d’une pause. Une
partie de la population s’interroge dans la confusion sur la vie dans cette
nouvelle société en remettant en scène de façon imaginaire et cathartique
tout un héritage révolutionnaire. En fait, mai-juin 68 fait apparaître au
grand jour des aspirations et des contradictions qui étaient déjà présentes
dans les années soixante et il est suivi très rapidement par un autre
événement décisif : la fin des Trente Glorieuses. La conjugaison de la crise
culturelle ouverte en Mai et de la fin des Trente Glorieuses, avec la montée
du chômage de masse, ouvre une période historique particulièrement critique
dont nous ne sommes pas sortis. Les journées de mai-juin 68 méritent donc
d’être remises à leur juste place : elles sont un élément de la crise, mais
ne sont pas seules en cause. La célébration
nostalgique et surmédiatisée du « quarantième anniversaire » est
symptomatique de l’incapacité du pays à sortir de cette crise, à affronter
les nouveaux défis et à se projeter positivement dans l’avenir.
D’un mouvement de la
jeunesse contre une certaine morale, on a donné plus tard une interprétation
profondément politique : cela vous paraît-il justifié ?
Non. Le mouvement de révolte de la jeunesse des années soixante me paraît
avant tout culturel. L’extrême gauche a interprété cette révolte avec les
schémas révolutionnaires du passé, dans les années quatre-vingt la gauche en
crise de projet s’est approprié l’héritage culturel de Mai 68, et
aujourd’hui encore certains y recherchent une sorte de modèle alternatif. En
Mai 68, il existe une aspiration à l’autonomie et à la participation de la
société et des individus face à un État paternaliste et hautain, face à des
pouvoirs et des hiérarchies sclérosées, à un moralisme issu du XIXe siècle.
Mais, à vrai dire, le mouvement ne s’arrête pas là. Le gauchisme
soixante-huitard s’attaque à tous les repères traditionnels de l’autorité.
Il a partie liée avec le nihilisme dans la mesure où il prétend faire table
rase, remet en cause la morale elle-même pour y substituer l’expression de
la subjectivité débridée, l’affirmation d’une autonomie sans référent, sans
dette ni devoir envers les générations passées et à venir. Il existe un
rousseauisme et un angélisme soixante-huitard pour qui le mal est extérieur
au cœur de l’homme et ne peut venir que de la société ou des pouvoirs
mauvais. C’est précisément ce que j’appelle l’« héritage impossible » qui va
se trouver intégré et diffusé par les grands médias-audiovisuels et devenir
un nouveau conformisme.
Que Nicolas Sarkozy ait
fait de la « liquidation de 68 » l’un des thèmes de sa campagne
présidentielle victorieuse traduit-il un rapport névrotique de la France
avec cette période ?
Depuis quarante ans, le rapport du pays à cet événement oscille entre
fascination et rejet. Entre l’apologie de Mai 68 par des soixante-huitards
narcissiques et qui ont du mal à vieillir et une optique réactive et
revancharde sous-entendue par l’idée : « C’était mieux avant », la société a
la plus grande difficulté à trouver la bonne distance par rapport à cet
événement. Cette difficulté renvoie à la nature iconoclaste de Mai 68 qui
s’inscrit mal dans la filiation historique des grands événements qui l’ont
précédé : la guerre d’Algérie, la Seconde Guerre mondiale et la Résistance,
1936. Tant du point de vue du contenu que des acteurs, Mai 68 représente un
mouvement nouveau. Entre la révolte de la jeunesse étudiante et la grève
générale ouvrière l’unité ne va nullement de soi. Qu’on le veuille ou non,
mai-juin 68 constitue un événement historique dont il faut comprendre la
signification historique en le resituant dans le contexte de l’époque.
Aujourd’hui, « la jeunesse,
comme la société dans son ensemble, est beaucoup plus fragmentée et
désillusionnée » que celle des années 60, dites-vous : faut-il y voir la
conséquence de la rupture de transmission opérée par 68 ?
Oui, largement. Les soixante-huitards ont mis à mal
l’humanisme, le terreau chrétien et républicain, mais ils ont été
éduqués dans ce terreau : ce sont des héritiers critiques, en rupture, mais
des héritiers quand même. Les générations suivantes ont été élevées dans les
ruines culturelles de l’après 68 et par une
génération qui a eu le plus grand mal à assumer son rôle d’adulte.
Les soixante-huitards se sont montrés largement
incapables d’opérer un recul réflexif et critique sur leurs idées et les
impasses auxquelles elles conduisent. Ils ont placé leurs enfants
dans des situations impossibles à assumer, les laissant face à eux-mêmes ou
leur offrant comme seule perspective de répéter sous une forme abâtardie la
posture de la révolte contre l’ordre établi dans une société devenue
permissive. Telle est, à mon sens, la principale responsabilité de cette
génération contestataire dont j’ai fait partie. Mais les soixante-huitards
ne sont pas pour autant responsables de tous les maux : la crise de l’école
existait avant Mai 68 et les soixante-huitards n’ont pas inventé la
mondialisation, le chômage de masse, le problème des banlieues…
Voyez-vous un moyen pour
les Français, et particulièrement les jeunes gens, de retisser les fils
d’une histoire cohérente, sans nier l’existence de cette rupture et sans
vouloir revenir à ce qui était avant ?
La condition pour se réconcilier avec Mai 68 est de le resituer dans une
évolution historique et d’opérer un recul réflexif et critique sans
concession sur son héritage impossible. Retisser les fils de la transmission
implique de réinterroger et de se réapproprier ce qui dans notre héritage
religieux, culturel et politique constitue des ressources pour affronter les
nouveaux défis du présent. C’est précisément parce que nous vivons dans un
monde qui n’est plus structuré par une autorité et une tradition qui
s’imposeraient d’elles-mêmes, qu’il nous est possible d’entretenir un
rapport plus libre, plus lucide à cette tradition. Une civilisation, un pays
qui rendent insignifiant leur passé se condamnent à ne plus inventer un
avenir porteur d’espérance. Cette opération de « recreusement » correspond,
je crois, à une attente diffuse parmi les nouvelles générations et elle est
la condition pour rebâtir un avenir commun. En fin de compte, « il dépend
de nous que l’espérance ne mente pas dans le monde », disait justement
Péguy.
Propos recueillis par Jacques de
Guillebon
Philosophe et sociologue, Jean-Pierre Le Goff
enseigne à l’université de Paris I-CNRS. Il a publié en 1998 un livre qui a
fait date sur le sujet : Mai 68 : l’héritage impossible
(rééd. La Découverte, 2006) ; il est aussi
l’auteur de La France morcelée (Gallimard-Folio, 2008)
et a participé au dossier Mai 68 de la revue Le Débat
(« Mai 68 : La France entre deux mondes », article dans le dossier « Mai 68
: 40 ans après », Le Débat n°149 de mars-avril 2008).
Sources :
La Nef n°193
de mai 2008 -
E.S.M.
Ce document est destiné à l'information; il ne constitue pas
un document officiel
Eucharistie, sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 23.05.08 -
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