Pourquoi Benoît XVI a maintes fois
proposé une laïcité qu’il a qualifiée de saine et de positive? |
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Rome, le 23 février 2009 -
(E.S.M.)
- Pourquoi Benoît XVI a maintes fois proposé une laïcité – qu’il
a qualifiée de "saine" et de "positive" – qui associerait à l'autonomie
des activités humaines et à l'indépendance de l’Etat non pas l’exclusion
mais l'ouverture vis-à-vis des exigences éthiques fondamentales et du
"sens religieux" que nous portons en nous ?
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Le pape Benoît XVI et
Nabcy Pelosi lors d’une précédente rencontre à Washington
Pourquoi Benoît XVI a maintes fois
proposé une laïcité qu’il a qualifiée de saine et de positive?
La laïcité en danger. Deux cardinaux à son secours
Le 23 février 2009 - Eucharistie Sacrement de la Miséricorde
-
Il sagit d'Angelo Scola et Camillo Ruini, tous les deux très en accord avec
le pape Benoît XVI. Voici comment ils voient le rôle de l'Eglise dans la
sphère publique: si elle ne disait rien, par exemple, sur la vie et la mort,
"elle ne contribuerait pas au bien commun"
Deux faits récents ont ravivé la controverse sur la "laïcité" ou plutôt sur
l'action des chrétiens dans la sphère publique.
Deux faits reliés par une même question, celle de la vie humaine "de la
conception jusqu’à la mort naturelle".
Le premier fait est apparemment mineur. Mercredi 18 février, à l’issue de l'audience
générale, Benoît XVI s’est brièvement entretenu avec
Nancy Pelosi speaker de la
chambre des représentants des Etats-Unis. Pelosi est catholique et a tenu à
le faire remarquer: elle a montré au pape des photos de sa visite au Vatican
avec ses parents dans les années Cinquante et s’est réjouie de l’action de
l’Eglise dans la lutte contre la faim et la pauvreté.
Mais le contenu du communiqué diffusé par la salle de presse du Vatican
après la rencontre était tout différent:
"Le pape a profité de l'occasion pour souligner que la loi morale naturelle
et l’enseignement constant de l’Eglise sur la dignité de la vie humaine de
la conception à la mort naturelle imposent à tous les catholiques –
notamment aux législateurs, aux juristes et aux responsables du bien commun
de la société – de coopérer avec tous les hommes et femmes de bonne volonté
pour mettre en place un cadre juridique juste, visant à protéger la vie
humaine à toutes ses phases".
En effet, comme d’autres catholiques de la nouvelle administration
américaine, Nancy Pelosi soutient activement les politiques pro-avortement.
Le pape n’a pas hésité à lui adresser ce rappel public, sans craindre
d’alimenter ainsi les accusations récurrentes d’"ingérence" dans le domaine
politique lancées contre l’Eglise par tant de défenseurs de la "laïcité".
* * *
Le second fait a plus d’ampleur. C’est le traitement infligé, en Italie, à
Eluana Englaro, une jeune femme réduite à un végétatif persistant: privée de
nourriture et de boisson par décision judiciaire, elle en est morte, le 9
février dernier.
Comme pour Terri Schiavo aux Etats-Unis il y a quatre ans, une campagne
d’ampleur croissante, visant à sauver la vie d’Eluana, a été menée en Italie
par des catholiques et par des incroyants, sur le terrain religieux mais
aussi civil et politique.
Bien entendu, cette bataille a attisé la polémique sur la "laïcité".
Différents intervenants ont accusé l’Eglise d’abuser de son pouvoir en
matière de liberté des choix individuels.
De plus la polémique a aussi divisé le camp catholique. Pour certains,
parler et agir en faveur de la vie d’Eluana était "indigne du style
chrétien", style qui devrait être fait de silence, de réserve, de pitié, de
non-ingérence dans ce qu’il y a de plus intime et personnel chez chacun.
La voix la plus représentative de cette tendance a été celle du fondateur et
prieur du monastère de Bose, Enzo Bianchi, dans un article paru dans le
quotidien "La Stampa" du dimanche 15 février :
Vivere e morire secondo il Vangelo
Personnalité très écoutée en Italie et dans d’autres pays, Bianchi est
l’auteur de livres très lus, prêche des retraites à des prêtres et à des
évêques, écrit dans des journaux laïcs mais aussi dans celui de la
conférence des évêques d’Italie, "Avvenire", le plus engagé dans la campagne
pour défendre la vie d’Eluana et donc le plus accusé d’"indignité".
Le cardinal Angelo Scola, patriarche de Venise, a répondu implicitement aux
thèses d’Enzo Bianchi – sans le citer – par un éditorial dans "Avvenire" du
20 février.
Mais dans ce même éditorial le cardinal Scola a analysé la question de la
"laïcité" sous un angle plus large, en tant que rapport général entre
l’Eglise et la sphère publique.
Au même moment, un autre cardinal important de l’Eglise italienne, Camillo
Ruini, ancien président de la CEI et vicaire du pape pour le diocèse de Rome
de 1991 à 2007, a fait de même, sous la forme plus étendue et plus
argumentée d’une conférence.
On trouvera ci-dessous le texte intégral des deux interventions: l'éditorial
du cardinal Scola paru dans "Avvenire" le 20 février et la conférence du
cardinal Ruini à Gênes le 18 février.
Sur la question de la "laïcité" – avec les faits intervenus récemment – ces
deux textes sont ce que l’on peut lire aujourd’hui de plus autorisé et de
plus représentatif de la part de deux hauts prélats de l’Eglise, tout deux
très proches culturellement du pape Ratzinger.
1. Catholiques, laïcs et société civile
par Angelo Scola
"L'Occident doit se décider à comprendre quel est le poids de la foi dans la
vie publique de ses citoyens, il ne peut pas supprimer le problème".
Ces mots foudroyants ont été prononcés par un évêque du Moyen-Orient devant
le comité scientifique international de la revue "Oasis", à Amman. Ils me
sont revenus à l’esprit ces jours-ci, au moment où s’ouvrait dans les media
un vif débat sur l'action des chrétiens dans la société civile, le dialogue
entre laïcs et catholiques qui, d’après certains, serait au terminus, la
défaite présumée du christianisme et l'ingérence des hommes d’Eglise dans
les affaires publiques. En un mot, sur le style avec lequel les catholiques
devraient intervenir – ou non – sur de délicats problèmes de la vie
publique, comme ceux de la bioéthique.
Je crois que l’on perd souvent de vue le cœur de la question: toute foi fait
l’objet d’une interprétation culturelle publique. C’est un fait inévitable.
D’abord parce que, pour citer Jean-Paul II, "une foi qui ne deviendrait pas
culture ne serait pas pleinement accueillie, entièrement pensée, fidèlement
vécue". Ensuite la foi – juive et chrétienne – venant d’un Dieu qui s’est
compromis avec l’histoire, a forcément un lien avec le côté concret de la
vie et de la mort, de l'amour et de la souffrance, du travail et du repos,
de l'action civique. Elle fait donc forcément l’objet de différentes
lectures culturelles qui peuvent entrer en conflit entre elles.
Dans l’actuelle phase "post-séculière", deux interprétations culturelles du
christianisme s’opposent, en particulier, dans la société italienne. Elles
me paraissent toutes les deux réductrices.
La première traite le christianisme comme une religion civile, un simple
ciment éthique, pouvant faire office de liant social pour notre démocratie
et les démocraties européennes à bout de souffle. Si un tel point de vue est
plausible pour un incroyant, son insuffisance structurelle doit être
évidente pour qui est croyant.
La seconde, plus subtile, tend à réduire le christianisme à l'annonce de la
Croix pure et nue pour le salut de "toute autre personne".
Par exemple, s’occuper de bioéthique ou de biopolitique détournerait du
véritable message de miséricorde du Christ, comme si ce message était en soi
anhistorique et dépourvu d’implications anthropologiques, sociales et
cosmologiques. Une telle attitude produit une dispersion, une diaspora des
chrétiens dans la société et finit par cacher l’importance humaine de la foi
en tant que telle. Au point que, face aux drames, y compris publics, de la
vie, on en vient à demander un silence qui risque de priver l'appartenance
au Christ et à l’Eglise de tout sens aux yeux d’autrui.
A mon avis, aucune de ces deux interprétations culturelles ne parvient à
exprimer correctement la vraie nature du christianisme et de son action dans
la société civile: la première parce qu’elle le réduit à sa dimension
séculière, en le séparant de la force jaillissante de la personne
chrétienne, don de la rencontre avec la manifestation personnelle de
Jésus-Christ dans l’Eglise; la seconde parce qu’elle prive la foi de son
épaisseur charnelle.
Une autre interprétation culturelle me paraît plus respectueuse de la nature
de l'homme et des relations qu’il a. Elle se place à la limite qui sépare la
religion civile de la diaspora et de la clandestinité. Elle propose la
manifestation de Jésus-Christ dans son intégralité – qui ne peut être
réduite à aucune prise de position humaine –, elle en montre le cœur qui vit
dans la foi de l’Eglise au profit du peuple tout entier.
De quelle façon? A travers l'annonce, par le représentant de l’Eglise, de
tous les mystères de la foi dans leur intégralité, savamment résumés dans le
catéchisme de l’Eglise.
Mais en parvenant à expliquer tous les aspects et implications qui naissent
sans cesse de ces mystères. Ceux-ci s’emmêlent avec les affaires humaines de
tous les temps, montrant la beauté et la fécondité de la foi pour la vie de
tous les jours.
Un seul exemple: si je crois que l’homme est créé à l’image et à la
ressemblance de Dieu, j’aurai une certaine conception de la naissance et de
la mort, du rapport entre l’homme et la femme, du mariage et de la famille.
Inévitablement cette conception rencontre et demande à être confrontée à
l'expérience de tous les hommes, même incroyants, quelle que soit leur
conception de ces données élémentaires de la vie.
Même si l’on respecte le rôle spécifique des fidèles laïcs dans le domaine
politique, il est néanmoins évident que, si chaque fidèle, du pape jusqu’au
dernier des baptisés, ne mettait pas en commun les réponses qu’il considère
comme bonnes aux questions qui agitent chaque jour le cœur de l'homme,
c’est-à-dire s’il n’expliquait pas les implications pratiques de sa foi, il
enlèverait quelque chose aux autres. Il supprimerait un élément positif, il
ne contribuerait pas au bien public qui consiste à créer une vie agréable.
De plus, aujourd’hui, dans une société plurielle et ayant donc une forte
tendance aux conflits, cet échange de vues doit être à 360 degrés et avec
tout le monde, sans exclure personne.
Dans une telle confrontation, qui amène les chrétiens, pape et évêques
compris, à dialoguer humblement mais tenacement avec tous, on voit que
l’action de l’Eglise n’a pas l'hégémonie comme but, qu’elle ne cherche pas à
utiliser l'idéal de la foi pour obtenir un pouvoir. Son vrai but est,
suivant l’exemple de son Fondateur, d’offrir à tous la consolante espérance
de la vie éternelle. Une espérance dont on peut déjà profiter avec le
"centuple ici-bas" et qui aide à affronter les problèmes cruciaux qui
rendent fascinant et dramatique le quotidien de chacun.
Ce n’est qu’à travers cet inlassable dialogue, visant à une reconnaissance
réciproque, respectueux des procédures établies dans un état de droit, que
l’on peut tirer profit de cette grande valeur pratique qui résulte de la vie
en commun.
2. Laïcité et bien commun
par Camillo Ruini
Réfléchir à la laïcité par rapport au bien commun me paraît une approche
fondamentale et très stimulante en ce qui concerne la compréhension et
l’appréciation de la laïcité, en particulier pour discerner et évaluer les
significations variées et très différentes que recouvre désormais le concept
de laïcité.
Mais, pour cela, il faut avant tout avoir une idée aussi claire et précise
que possible du sens de l'expression "bien commun", à la lumière de laquelle
on cherchera à comprendre les fondements et les fonctions de la laïcité.
On le sait, le "bien commun" est un concept typique – mais pas
une exclusivité – de la pensée sociale catholique. Il paraît donc
raisonnable de se référer au sens qui lui est attribué dans ce contexte. Le
"Compendium
de la Doctrine sociale de l'Église" publié en 2004 par le Conseil pontifical
Justice et Paix considère le bien commun comme le premier des principes de
cette doctrine et le fait découler "de la dignité, de l’unité et de
l’égalité de tous les êtres humains".
Il indique avant tout "l'ensemble des conditions de la vie sociale qui
permettent à la collectivité comme à l’individu de parvenir à leur
perfection plus pleinement et plus rapidement". Concrètement le bien commun
est "le bien de tous les hommes et de tout l’homme", car "l’être humain ne
peut trouver son accomplissement seulement en lui-même, c’est-à-dire en
dehors de son être 'avec' et 'pour' les autres".
Le bien commun, donc, "n’est pas la simple addition des biens propres à
chaque membre du corps social. Etant à tous et à chacun, il est et reste
commun parce qu’il est indivisible et qu’on ne peut l’atteindre, l’augmenter
et le garder que tous ensemble, y compris pour l’avenir". Bien qu’étant
ainsi fondé sur la nature et la dignité de notre être, le bien commun a une
historicité évidente: en effet "les exigences du bien commun découlent de la
situation sociale de chaque époque et sont étroitement liées au respect et à
la promotion intégrale de l’être humain et de ses droits fondamentaux"
("Compendium", n° 164-166).
Il n’est pas possible – et peut-être même pas utile à nos objectifs – de
disposer d’une définition aussi claire et structurée du concept de laïcité.
Mais une précision initiale s’impose: dans le présent contexte, nous ne
parlons pas de "laïcité" au sens théologique et ecclésial selon lequel,
comme le dit le concile Vatican II dans "Lumen
Gentium" (n° 31), "par laïcs
nous entendons... tous les fidèles qui ne sont pas engagés dans l’ordre
sacré et dans l’état religieux..., c’est-à-dire ceux qui, incorporés au
Christ par le baptême et formant le peuple de Dieu... accomplissent dans
l’Eglise et dans le monde leur part de la mission confiée au peuple chrétien
tout entier". "Le caractère séculier" des laïcs ainsi définis est propre
et particulier, dans la mesure où "la vocation propre des laïcs est de
chercher le royaume de Dieu en gérant les réalités temporelles et en les
ordonnant selon Dieu".
Ce caractère séculier et le rapport avec les réalités temporelles
constituent en quelque sorte le pont qui permet une liaison et un passage
vers l’autre grande signification des mots "laïcs" et "laïcité", à laquelle
nous nous référerons désormais. En effet laïc et laïcité sont ici des
concepts qui indiquent et impliquent une autonomie et une distinction par
rapport à ce qui est ecclésiastique et se rattache à l’Eglise et, plus
largement au christianisme et à chaque religion. Pour la genèse de ce
concept, la grande étude de G. de Lagarde "La naissance de l'esprit laïque,
au déclin du moyen âge" reste fondamentale.
Responsable de la troisième édition du "Dictionnaire de philosophie" de Nicola Abbagnano, Giovanni Fornero y traite le mot "laïcisme" – désignant
dans la langue courante une forme dure, polémique et "exclusive" de laïcité
– d’une façon qui révèle la pluralité et le contraste des interprétations
données aujourd’hui à ce concept. Selon Fornero, par "laïcisme" on entend
"le principe de l'autonomie des activités humaines, c’est-à-dire l'exigence
qu’elles soient exercées selon des règles propres, qui ne leur soient pas
imposées de l'extérieur en fonction de buts ou intérêts autres que ceux qui
les inspirent".
Mais le concile Vatican II ("Gaudium
et Spes", n° 36) affirme cette
autonomie en termes formellement très semblables: "Si par autonomie des
réalités terrestres on veut dire que la création et la société elle-même ont
leurs lois et valeurs propres que l'homme doit apprendre peu à peu à
connaître, utiliser et ordonner, alors c’est une exigence légitime, à la
fois formulée par les hommes de notre temps et conforme à la volonté du
Créateur. C’est en effet de leur condition même de créatures que toutes les
choses tirent leur consistance, leur vérité, leur excellence, leurs lois
propres et leur ordre. L’homme doit respecter tout cela, en reconnaissant
les exigences de méthode propres à chaque science ou art".
Il est également très intéressant que Fornero rattache l'origine du concept
de laïcisme au pape Gélase Ier qui, à la fin du Ve siècle, formulait avec
clarté le principe de la distinction entre les pouvoirs du pape et ceux de
l'empereur et, à partir de là, revendiquait l'autonomie du religieux par
rapport au politique. Celui qui était alors le cardinal Joseph Ratzinger a
dit la même chose dans son livre "Sans racines"
(pp. 51-52): lui aussi voit
là la matrice d’une différence profonde entre le christianisme occidental et
l’oriental, entre le catholicisme et l’orthodoxie pour laquelle, au
contraire, l'empereur était aussi chef de l’Eglise, celle-ci étant presque
identifiée à l’empire.
****
Mais cette convergence, ou consensus, sur le principe de la laïcité ne peut
cacher les divergences apparues au cours de l’histoire et qui ressortent
sans cesse aujourd’hui. Le tournant décisif est ce "nouveau schisme" – pour
reprendre l’expression du cardinal Ratzinger dans le livre déjà cité
(pp.
56-57) – qui s’est produit surtout en France entre la fin du XVIIIe siècle
et le début du XIXe et est encore typique surtout des pays latins à matrice
catholique.
C’est là que la revendication de la raison et de la liberté apparue avec les
Lumières a pris une forme nettement hostile à l’Eglise et souvent fermée à
toute transcendance. A son tour l’Eglise a peiné et mis du temps à
distinguer les demandes antichrétiennes – auxquelles elle ne pouvait
évidemment que s’opposer – de la revendication de la liberté sociale et
politique, qui, au contraire, aurait pu et dû être accueillie positivement.
Le "nouveau schisme" sépare donc les catholiques des "laïcs", le mot "laïc"
prenant alors un sens d’opposition à la religion qu’il n’avait pas
auparavant.
On notera avec intérêt qu’un tel schisme n’a pas existé dans le monde
protestant, parce que le protestantisme – qui s’est perçu dès l’origine
comme un mouvement de libération et de purification des chaînes de
l'autorité ecclésiastique – a facilement créé un lien de parenté avec les
Lumières, mais avec le risque – et parfois plus que le risque – de vider de
l’intérieur la vérité chrétienne et de se réduire à un fait de culture et
non de foi au vrai sens du mot.
Le terrain le plus immédiatement sensible – mais pas le plus profond, selon
moi – des tensions entre christianisme et Lumières a été celui des rapports
entre l’Eglise et l’Etat. C’est là qu’est apparu un second et très important
fossé, surtout au sein du monde protestant.
Alors qu’en Europe les Eglises nées de la Réforme se sont constituées en
Eglises d’Etat de manière bien plus significative que dans les pays
catholiques où les Eglises d’Etat ont toujours dû tenir compte de l'unité et
de l'universalité transnationale de l’Eglise catholique, l’histoire des
Etats-Unis est tout à fait différente. En effet leur naissance même est due,
dans une large mesure, à ces groupes de protestants qui avaient fui le
système des Eglises d’Etat existant en Europe et qui formaient de libres
communautés de croyants.
La base de la société américaine est donc formée par les Eglises libres,
pour qui il est essentiel de ne pas être des Eglises d’Etat mais d’être
fondées sur la libre union des croyants. En ce sens, on peut dire qu’à la
base de la société américaine il y a une séparation de l’Eglise et de l’Etat
qui est déterminée ou plutôt réclamée par la religion et qui vise surtout à
protéger la religion et son espace vital, que l’Etat doit respecter. Nous ne
sommes donc pas loin des intentions et objectifs de la distinction affirmée
par le pape Gélase Ier, mais très loin de la séparation fondamentalement
"hostile" à la religion et visant à soumettre les Eglises à l’Etat qui a été
imposée par la Révolution française et par les systèmes étatiques qui l’ont
suivie.
En Amérique tout le système des rapports entre ce qui relève de l’Etat et ce
qui n’en relève pas s’est donc développé autrement qu’en Europe et ce qui ne
relève pas de l’Etat y a aussi pris un caractère public concret, favorisé
par le système juridique et fiscal. Dans cette Amérique à l’identité bien
spécifique, les catholiques se sont bien intégrés, malgré les résistances de
cette idéologie qui voulait réserver la pleine citoyenneté "nord-américaine"
aux seuls protestants. Concrètement les catholiques ont très vite reconnu le
caractère positif de la séparation de l’Eglise et de l’Etat liée à des
motifs religieux et l'importance de la liberté religieuse ainsi garantie.
* * *
Mais, jusqu’au Concile Vatican II, il restait une difficulté, ou une réserve
de principe, relative non aux catholiques américains en tant que tels, mais
à l’Eglise catholique dans son ensemble. Elle concernait la reconnaissance
de la liberté religieuse, pas simplement comme acceptation d’un fait, mais
comme affirmation d’un droit, fondé sur la dignité qui appartient par nature
à l’être humain. Ce n’est pas un hasard si la déclaration conciliaire "Dignitatis
Humanae" sur la liberté religieuse, qui affirme clairement ce droit – tout
en évitant de le fonder sur une approche relativiste mettant en doute la
vérité du christianisme –, a été rédigée avec une forte participation des
évêques et théologiens nord-américains.
Vatican II ne s’est pas limité à supprimer l'obstacle relatif à la liberté
religieuse: il a été un dépassement, au moins en principe, de ce retard
historique du catholicisme auquel j’ai fait allusion précédemment. Il a en
effet posé les bases d’une véritable conciliation entre Eglise et modernité
et de la redécouverte de la correspondance profonde entre christianisme et
Lumières.
Concrètement, le Concile a fait sien le "virage anthropologique" qui, depuis
le début de la période moderne, avait placé l'homme en position centrale: il
a en effet montré les racines chrétiennes de ce virage et le manque de
fondement de l’alternative entre centralité de l'homme et centralité de
Dieu. De même il a affirmé, comme on l’a vu, la légitime autonomie des
réalités terrestres, les droits et libertés des hommes et des peuples,
reconnaissant en même temps la validité du grand effort qu’accomplit
l'humanité pour transformer le monde.
Vatican II a donc inauguré une nouvelle époque des rapports entre l’Eglise
et la laïcité et entre la religion catholique et la liberté: une époque au
début de laquelle on a cultivé l’espoir que tous les contentieux sur la
laïcité soient désormais derrière nous.
Cet espoir ne manquait pas de motifs concrets, même et surtout en ce qui
concerne le terrain "sensible" des rapports entre l’Eglise et l’Etat. En
effet la pleine reconnaissance de la liberté religieuse par le concile
Vatican II a fait disparaître la justification de principe d’une "religion
d’Etat", qui avait constitué le principal obstacle à la laïcité de l’Etat
lui-même et de ses institutions. Même la différence entre les régimes
"concordataires" et les régimes de séparation de l’Eglise et de l’Etat
devenait alors moins importante, puisque désormais les Concordats eux-mêmes
se présentent expressément hors d’une optique de religion d’Etat, ce que
l'accord de révision du Concordat signé entre l’Etat italien et le
Saint-Siège en 1984 montre de manière exemplaire. On lit en effet dans le
protocole additionnel à cet accord, à propos de l'article 1: "Le principe,
originellement rappelé dans les Accords de Latran, de la religion catholique
comme seule religion de l’Etat italien est considéré comme n’étant plus en
vigueur ".
* * *
Mais les événements des dernières décennies semblent démentir crûment un tel
espoir: nous nous trouvons en effet dans une nouvelle phase, aiguë, de la
querelle à propos de la laïcité.
Mais à bien y regarder, l'objet de la dispute a profondément changé: il ne
s’agit plus, du moins comme question principale, des rapports entre l’Eglise
et l’Etat en tant qu’institutions. A ce sujet, en effet, la séparation et
l'autonomie réciproque sont pour l’essentiel acceptées et partagées par les
catholiques comme par les laïcs et, avec elles, l'ouverture pluraliste des
normes de l’Etat démocratique et libéral aux positions les plus diverses
qui, en elles-mêmes ont toutes, face à l’Etat, les mêmes droits et la même
dignité. Les polémiques lancées sur ces sujets semblent donc être plutôt des
prétextes. Elles sont probablement le reflet d'un autre contentieux, bien
plus consistant, dont nous allons parler maintenant.
Il porte principalement sur les grandes questions éthiques et
anthropologiques qui sont apparues au cours des dernières décennies, à la
suite des profonds changements intervenus dans les mœurs et les
comportements et des nouvelles applications à l’être humain des
biotechnologies, qui ont ouvert des horizons imprévisibles jusqu’à un passé
récent.
Il est clair, en effet, que ces questions ont une dimension non seulement
personnelle et privée mais également publique et qu’elles ne peuvent trouver
de réponse que sur la base de la conception de l'homme à laquelle on se
réfère. C’est notamment le cas d’une question de fond: l’homme n’est-il
qu’un être naturel, fruit de l'évolution cosmique et biologique, ou au
contraire a-t-il aussi une dimension transcendante, irréductible à l'univers
physique?
Il serait donc étonnant que les grandes religions n’interviennent pas à ce
sujet et ne se fassent pas entendre sur la scène publique. Naturellement,
dans chaque zone géographique et culturelle, ce sont surtout les religions
majoritaires qui le font: le christianisme en Occident, donc, et notamment
l’Eglise catholique en Italie.
Concrètement, leur voix résonne avec une force qui était peu prévisible à
l’époque où une sécularisation de plus en plus radicale semblait être le
destin inévitable du monde contemporain ou au moins de l'Occident:
c’est-à-dire quand on ne discernait pas à l’horizon ce réveil, au niveau
mondial, des religions et de leur rôle public qui est l’une des grandes
nouveautés des dernières décennies. A ce sujet, je voudrais rappeler, la
surprise et le trouble provoqués, même chez les catholiques, par Jean-Paul
II au congrès de l’Eglise italienne à Lorette, en ce mois d’avril 1985
désormais lointain, quand il avait invité à redécouvrir "le rôle également
public que le christianisme peut jouer pour la promotion de l'homme et le
bien de l'Italie, dans le plein respect ou plutôt dans la défense résolue de
la liberté religieuse et civile de tous et de chacun, sans confondre en
aucune manière l’Eglise avec le monde politique". Jean-Paul II avait donc
demandé à l’Eglise italienne d’"agir, avec un humble courage et en faisant
totalement confiance au Seigneur, pour que la foi chrétienne ait ou retrouve
– même et surtout dans une société pluraliste et en partie déchristianisée –
un rôle de guide et une efficacité motrice sur le chemin vers l’avenir".
* * *
Par ailleurs le contentieux sur la laïcité centré sur les grandes questions
éthiques et anthropologiques compte aujourd’hui un autre intervenant, qui
prend justement sur ces questions une position opposée à celle de l’Eglise
et du christianisme. Son noyau conceptuel est la conviction que l'homme
appartient tout entier à l'univers physique, tandis qu’au niveau éthique et
juridique son principe fondamental est celui de la liberté individuelle, par
rapport à laquelle il faut éviter toute discrimination.
Cette liberté – pour laquelle, en dernière analyse, tout est relatif à
l’individu – est érigée en suprême critère éthique et juridique: toute autre
position ne peut donc être licite que si elle ne s’oppose pas à ce critère
relativiste mais lui reste soumise. C’est ainsi que les normes morales du
christianisme sont censurées systématiquement, au moins dans leur valeur
publique. Voilà comment s’est développé en Occident ce que Benoît XVI a
appelé à maintes reprises "la dictature du relativisme", une forme de
culture qui coupe délibérément ses racines historiques et constitue une
contradiction radicale non seulement du christianisme mais, plus
généralement, des traditions religieuses et morales de l'humanité.
Mais cette coupure radicale est loin d’être acceptée par tous dans ce qu’il
est convenu d’appeler "le monde laïc". Au contraire, beaucoup de "laïcs"
pensent qu’ils doivent refuser une telle coupure pour rester fidèles aux
véritables racines et motivations du libéralisme, qu’ils jugent
incompatibles avec la dictature du relativisme.
Celui qui était alors le cardinal Ratzinger a donné, dans le livre que j’ai
déjà cité, une explication historique et théologique de cette nouvelle
harmonie entre laïcs et catholiques. Il en arrive à affirmer que la
distinction entre les uns et les autres "doit être relativisée"
("Sans
racines", pp. 111-112). Dans une lettre à Marcello Pera lors de la récente
publication du livre de ce dernier "Pourquoi nous devons nous dire
chrétiens. Le libéralisme, l'Europe, l'éthique", Benoît XVI a repris
position, fortement, en faveur du lien intrinsèque entre libéralisme et
christianisme. De plus, dans un rapport fait à Subiaco le 1er avril 2005, la
veille de la mort de Jean-Paul II, il avait adressé "une proposition aux
laïcs": remplacer la formule de Grotius "etsi Deus non daretur" – comme si
Dieu n’existait pas –, désormais historiquement usée parce que le XXe siècle
a vu disparaître progressivement cette large similitude de contenus entre
l’éthique publique civile et la morale chrétienne qui constituait le sens
concret de cette formule, par la formule inverse, "veluti si Deus daretur" –
comme si Dieu existait –. C’est-à-dire que même ceux qui ne parviennent pas
à trouver la voie de l'acceptation de Dieu devraient chercher à vivre et à
organiser leur vie comme si Dieu existait: "Ainsi personne n’est limité dans
sa liberté, mais toutes nos affaires trouvent un soutien et un critère dont
elles ont un urgent besoin" (J. Ratzinger, "L'Europe de Benoît dans la crise
des cultures", pp. 60-63).
Il faut ajouter que tous les catholiques n’approuvent pas l'ouverture
cordiale vers ce genre de laïcs que beaucoup d’entre eux regardent en effet
avec méfiance – à tort, selon moi – par crainte qu’ils n’instrumentalisent
la foi chrétienne à des fins idéologiques et politiques. Le principal motif
de cette méfiance est qu’ils sont nombreux, bien que catholiques, à ne pas
se montrer vraiment convaincus de la nécessité d’un engagement fort dans le
domaine de l'éthique publique. En fait ces catholiques restent plutôt
attachés, en matière de laïcité, au cadre classique de la répartition des
compétences entre les institutions civiles et les institutions
ecclésiastiques et ils ne paraissent pas saisir pleinement la portée de la
nouveauté que constitue l'émergence des actuels problèmes éthiques et
anthropologiques.
* * *
L'analyse du concept de laïcité dans sa structure historique concrète permet
de risquer une réponse qui ne soit pas générale à la question du rapport
entre laïcité et bien commun.
Le bien commun a sûrement besoin de la laïcité comme autonomie des activités
humaines, qui doivent s’exercer selon leurs propres normes, et en
particulier comme indépendance de l’Etat vis-à-vis de l'autorité
ecclésiastique. C’est du reste ce qu’a largement montré l’histoire de
l'Europe moderne à partir des guerres de religion. Ernst-Wolfgang
Böckenförde est l’un de ceux qui ont le mieux montré, dans son classique
essai sur "La formation de l’Etat comme processus de sécularisation",
comment seule l'indépendance de l’Etat vis-à-vis des diverses confessions
religieuses pouvait assurer la paix des nations et même la liberté des
croyants.
Il n’en est pas de même quand le concept de laïcité est étendu jusqu’à
exclure toute référence des activités humaines et en particulier des lois de
l’Etat et de toute la sphère publique à ces exigences éthiques qui trouvent
leur origine dans l'essence même de l'homme et à ce "sens religieux" par
lequel s’exprime notre ouverture constitutive à la transcendance.
Böckenförde lui-même l’a démontré à la fin de l’essai que j’ai cité: l’Etat
libéral sécularisé vit de présupposés qu’il ne peut garantir, parmi
lesquels, comme l’affirmait déjà Hegel, les impulsions et les liens moraux
dont la religion est la source semblent jouer un rôle particulier.
Tout récemment Rémi Brague, dans une intervention sur "Foi et démocratie"
qu’a publiée en 2008 la revue "Aspenia" (pp. 206-208), a proposé une mise à
jour très intéressante de la thèse de Böckenförde. Tout d’abord en
l’étendant de l’Etat à l’homme d’aujourd’hui qui a à peu près cessé de
croire en sa valeur à cause de sa réduction à la nature et du total
relativisme qui sont à l'origine des interprétations de la laïcité
mentionnées précédemment. C’est donc l’homme, et pas seulement l’Etat, qui a
besoin aujourd’hui d’un soutien qu’il n’est pas capable de s’assurer par
lui-même. En second lieu la religion n’est pas seulement, ni même
principalement, source d’impulsions et de liens éthiques, comme Böckenförde
semble le penser. Aujourd’hui, avant d’assurer des limites et des bornes, il
s’agit de trouver des raisons de vivre, ce qui est, depuis le début, la
fonction, ou mieux la mission la plus spécifique du christianisme: en effet
ce qu’il nous dit avant tout, ce n’est pas "comment" vivre, mais "pourquoi"
vivre, pourquoi choisir la vie, pourquoi en jouir et pourquoi la
transmettre.
Voilà pourquoi Benoît XVI a maintes fois proposé une laïcité – qu’il a
qualifiée de "saine" et de "positive" – qui associerait à l'autonomie des
activités humaines et à l'indépendance de l’Etat non pas l’exclusion mais
l'ouverture vis-à-vis des exigences éthiques fondamentales et du "sens
religieux" que nous portons en nous
Il semble que seule une telle laïcité corresponde vraiment aux exigences du
bien commun, parce qu’elle renverse ces étranges tendances qui paraissent se
plaire à épuiser les réserves d’énergie vitale et morale dont vit chacun de
nous, notre peuple et tout l'Occident, sans se demander comment les
remplacer, ou plutôt sans se rendre compte que, concrètement, elles sont
irremplaçables.
Au contraire, c’est justement la perception de la valeur décisive de ces
réserves d’énergies qui unit aujourd’hui beaucoup de catholiques et de laïcs
et qui, selon moi, indique qu’un grand devoir commun nous attend: donner
quelque chose de nous-mêmes pour renforcer ces réserves, et pas pour les
appauvrir.
Traduction française par
Charles de Pechpeyrou, Paris, France.
Source: Sandro Magister
Eucharistie sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 23.02.2009 -
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