Bernanos, un feu jeté sur la terre |
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Le 21 décembre 2008 -
(E.S.M.)
- En notre époque d'anémie intellectuelle et de
pensée unique, Bernanos mérite, plus que jamais, d'être lu et relu. Car
il est non seulement un immense romancier, mais aussi un essayiste
prophétique, un esprit libre qui a su s'affranchir de tout parti pour
défendre à temps et à contretemps sa conception du bien et de l'honneur.
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Bernanos, un feu jeté sur la terre
Le 21 décembre 2008 - Eucharistie
Sacrement de la Miséricorde
- Georges Bernanos accompagne la France, depuis presque un
siècle, de son verbe enflammé qu'aucune puissance terrestre n'aura pu
faire taire. L'écrivain, essayiste violent et romancier de la grâce,
disparu il y a 60 ans, méritait bien que l'on revienne encore une fois
sur sa vie et son œuvre, prophétique au sens véritable, pour les
trahisons maintenant réalisées qu'elle annonçait et pour les dangers
aujourd'hui vérifiés du faux progrès qu'elle prédisait. Il n'est pas
urgent de relire Bernanos. Seulement nécessaire.
par Christophe Geffroy
En notre époque d'anémie intellectuelle et de pensée unique, Bernanos
mérite, plus que jamais, d'être lu et relu. Car il est non seulement un
immense romancier, mais aussi un essayiste prophétique, un esprit libre
qui a su s'affranchir de tout parti pour défendre à temps et à
contretemps sa conception du bien et de l'honneur. Et ce qu'il nous a
dit de l'honneur justement, de la patrie ou du monde moderne n'a pas
pris une ride, bien au contraire: les événements, hélas! si l'on ose
dire, lui ont donné mille fois raison.
Né le 20 février 1888 à Paris, Bernanos grandit dans une famille
monarchiste. Il découvre Drumont avec son père, fidèle lecteur de La
libre parole. A seize ans, il s'inscrit aux Camelots du Roi, parce
qu'il croit que Maurras est « l'homme du coup de force »
(Scandale delà vérité). Et qu'il
le ferait dans un esprit anti-conservateur et anti-bourgeois, comme
l'était la première Action française, alors soucieuse de justice sociale
et proche d'un certain syndicalisme ouvrier. Jusqu'à la guerre, Bernanos
est aux avant-postes du combat royaliste. Bien que réformé en 1914, il
se porte volontaire et combat de façon héroïque. En 1917, il épouse
Jeanne Talbert d'Arc, descendante d'un frère de la sainte nationale, qui
lui donnera six enfants. Il est déçu, après-guerre, par le comportement
de l'Action française qui, ne semblant plus envisager le « coup de force
» contre la République, n'est plus « un instrument de conquête »
(1)
: l'AF ne joue-t-elle pas le jeu parlementaire en présentant
des candidats aux élections de 1919 ? Il en démissionne alors et écrit :
« À force de prétendre obéir sans comprendre, on risque de ne plus
comprendre pourquoi on obéit ». Il s'éloigne de l'AF et gagne sa vie
jusqu'en 1926 dans les assurances.
En mars de cette année-là, il publie dans la collection du « Roseau d'or
» - dirigée par Jacques Maritain, Henri Massis et Stanislas Fumet -
Sous 7e soleil de Satan qui connaît un large succès - grâce
notamment au soutien élogieux de Léon Daudet dans l'Action française.
Ce succès lui apporte une aisance financière - très provisoire - qui lui
permet de se consacrer entièrement à son métier d'écrivain. C'est alors
qu'éclaté l'affaire de la condamnation de l'Action française par Rome.
Indigné par ce qu'il estime être « une abominable injustice », il
soutient l'AF dès août 1926. Ce soutien ne marque pas le retour de
Bernanos dans son giron. Son désaccord de 1919 reste entier. Il écrit
même à Massis en novembre 1926 qu'« en un sens l'Action française n'a
pas volé ce coup dur ». Mais, en tant que catholique, il tient à
marquer publiquement sa solidarité avec les nombreux chrétiens de l'AF
qui ne sont pas responsables de l'agnosticisme de Maurras. N'étant
lui-même plus membre de l'AF, Bernanos écrit: « Je n'en suis que plus
libre d'exprimer ma douloureuse surprise d'une condamnation qui en
n'atteignant de fait que les chefs incroyants de l'Action française
(par conséquent hors de l'Église et de sa juridiction)
risque de déshonorer, grâce à une équivoque que je souhaite
involontaire, des catholiques irréprochables ». Cette condamnation
touche profondément Bernanos qui y voit une intrusion du spirituel dans
le temporel. Elle est pour lui aussi la marque d'un déclin de l'Église :
« une nouvelle invasion moderniste commence, et vous en voyez les
fourriers. Cent ans de concessions, d'équivoque, ont permis à l'anarchie
d'entamer profondément le clergé... Je crois que nos fils verront le
gros des troupes de l'Église du côté des forces de mort. Je serai
fusillé par des prêtres bolcheviks qui auront le Contrat Social dans la
poche et la croix sur la poitrine ».
Bernanos poursuit sa jeune carrière d'écrivain - il a presque 40 ans -
avec deux nouveaux romans, L'Imposture
(1927) et La Joie
(1929, qui reçoit le prix Femina), dont on
peut dire qu'ils illustrent, comme toute son œuvre romanesque, ce mot de
saint Paul : « Où le péché s'est multiplié, la grâce a surabondé
» (Rm 5, 20). En
1931, il publie son premier grand essai, La grande peur des
bien-pensants. Cet ouvrage, qui se veut un hommage à son maître
Édouard Drumont, pose la question de l'antisémitisme de Bernanos. En
fait le livre n'aborde guère cette question mais s'intéresse à la dérive
de la France depuis la Révolution, par l'avènement de la bourgeoisie, du
capitalisme anonyme et finalement du pouvoir absolu de l'argent. Et
Bernanos reproche aux catholiques d'avoir suivi la bourgeoisie par peur
ou par intérêt : tel est son « antisémitisme » qui s'identifie à son
aversion du pouvoir de l'argent assimilé par Drumont aux fortunes
juives. Mais lorsque l'antisémitisme se manifesta de façon violemment
agressive avec le nazisme, Bernanos s'y opposa sans ambages et mit en
garde contre le péril totalitaire, dénonçant « la hideuse propagande
antisémite » ou accusant Céline de s'être « trompé cette fois
d'urinoir » en publiant Bagatelles pour un massacre
(1937). En mai 1944, il écrit: «
Ce mot
(d'antisémite)
me fait de plus en plus horreur, Hitler l'a déshonoré à
jamais. [...] Je ne suis pas antisémite [...]. Je ne suis pas antijuif,
mais je rougirais d'écrire contre ma pensée qu'il n'y a pas de problème
juif, ou que le problème juif n'est qu'un problème religieux. Il y a une
race juive, [...] il y a une sensibilité juive, une pensée juive, un
sens juif de la vie, de la mort, delà sagesse et du bonheur. Que ces
traits communs - sociaux ou mentaux — soient plus ou moins accusés, je
l'accorde volontiers. Ils existent, voilà ce que j'affirme, et en
affirmant leur existence, je ne les condamne ni ne les méprise »
(Le chemin de la croix des âmes).
Sur cette question, il faut aussi se reporter à l'admirable et si
profond texte intitulé « L'honneur est ce qui nous rassemble »,
publié après sa mort en 1949 : « Je crois avoir quelque chose à dire
sur les morts juifs, sur les innombrables morts juifs, sur les immenses
charniers juifs de cette guerre [...]. Ayant écrit La grande peur
des bien-pensants, je passe pour antisémite et je ne saurais m'en
indigner sans hypocrisie [...]. Le mot d'antisémite est un mot mal né
[...]. Le mot d'antisémite n'est pas un mot d'historien, c'est un mot de
foule, un mot de masse, et le destin de pareils mots est de ruisseler,
tôt ou tard, de sang innocent » (Français,
si vous saviez).
Traîné dans la boue
La rupture définitive avec l'Action française se produit en 1932 à
l'occasion d'une polémique menée par le quotidien monarchiste contre le
parfumeur François Coty, alors propriétaire du Figaro où collabore
Bernanos depuis peu. Le 15 mai, Bernanos dénonce ces attaques inutiles
et devient la nouvelle cible de l'AF qui, dès le lendemain, publie sous
la plume de Maurras « Un adieu » auquel Bernanos répond le 21 mai
par un poignant « A Dieu ». La rupture aurait pu en rester là.
C'était sans compter sur la pugnacité de l'AF qui n'a jamais été aussi
violente que contre ses anciens amis et dont les polémiques prenaient
trop systématiquement un tour personnel, comme s'il fallait attaquer la
personne pour atteindre ses idées. En octobre, Bernanos écrit : « Je
ne marcherai pas sur mon propre passé pour atteindre un homme
(Maurras) dont je souhaite de toutes mes
forces que la vieillesse ne soit pas une immense déception pour mon pays
». Dès lors, Bernanos est traîné dans la boue par l'AF de façon
assez ignoble. Certes, lui-même a une plume acérée de polémiste de haut
vol, mais, ainsi que l'a fort justement écrit François Mauriac, « les
invectives de Bernanos demeurent liées à une nappe souterraine de
charité qui a baigné et embrase toute sa vie »
(2). Cette violente rupture avec
l'AF n'a cependant jamais éloigné Bernanos de son idéal monarchiste.
En 1934, Bernanos et sa famille fuient les créanciers et s'installent à
Majorque. C'est là qu'il écrit le Journal d'un curé de Campagne
qui reçoit le Grand prix du roman de l'Académie française
(1936). Aux Baléares, il est au
premier rang pour observer la guerre civile espagnole qui éclate en
juillet 1936. D'abord favorable aux franquistes, il s'en éloigne après
avoir vu leurs exactions. Le souci de la vérité le pousse à témoigner.
Il publie en 1938 Les grands cimetières sous la lune. Cet essai
marque-t-il un revirement dans la pensée de Bernanos ? Nullement.
Bernanos ne prend pas partie pour les Républicains dont il connaît la
barbarie et les horreurs antireligieuses, mais il affirme que ces
horreurs ne peuvent justifier les massacres d'innocents dont il est le
témoin et, plus encore, ne sauraient légitimer l'utilisation de la
religion pour une cause politique qui lui est étrangère - l'utilisation
du terme de « croisade »
(antibolchevique) l'a
particulièrement révolté. « Je comprends très bien que l'esprit de
Peur et l'esprit de Vengeance - mais ce dernier est-il autre chose que
l'ultime manifestation de la Peur - inspirent la Contre-Révolution
espagnole, écrit Bernanos dans Les grands cimetières. Qu'un tel
esprit l'ait inspiré, je ne m'en étonne nullement. Qu'il la nourrisse
aussi longtemps, voilà le problème. J'écris donc, en langage clair, que
la Terreur aurait depuis longtemps épuisé sa force si la complicité plus
ou moins avouée, ou même consciente des prêtres et des fidèles, n'avait
finalement réussi à lui donner un caractère religieux ». Les évêques
espagnols ont essayé d'obtenir la mise à l'Index de l'ouvrage, mais il
semble que Pie XI s'y soit lui-même opposé. Le cardinal Pacelli - futur
Pie XII -, lui aussi pressé d'agir contre Bernanos, a répondu: « Cela
brûle, mais cela éclaire ».
Contre l'esprit matérialiste
Obligé de quitter les Baléares, Bernanos revient en France - il publie
la Nouvelle histoire de Mouchette en 1937 — mais dégoûté par ce
qu'il y voit, désespéré par la lâcheté des démocraties face aux
totalitarismes, il repart en juillet 1938, pour s'installer cette
fois-ci au Paraguay puis au Brésil où il demeure jusqu'en 1945.
La tyrannie de l'argent
En 1939, il publie à trois mois d'intervalle Scandale de la vérité
et Nous autres Français, où, s'élevant contre l'esprit de Munich,
il solde aussi ses comptes avec Maurras et l'AF et prend ses distances
avec la monarchie maurrassienne : « Il n'est rien de plus éloigné de
nos traditions que la dictature, et M. Maurras a contribué plus qu'aucun
autre à créer chez les gens de droite une mystique mussolinienne. [...]
La doctrine nationaliste peut bien conclure à la monarchie, la mystique
du nationalisme intégral aboutit à la dictature du salut public ».
Dès juin 1940, il prend le parti de Londres contre Vichy. Le 31 juillet,
il écrit à l'ambassadeur de France au Brésil qui représente le
gouvernement de Vichy: « Nous savons tous qu'il s'est formé sur une
première erreur, et qui peut être irréparable: la conviction que notre
capitulation entraînerait celle de l'Angleterre, qu'une reconstitution
de l'Europe se ferait tôt ou tard dans l'esprit du nazisme ». Dans
le journal qu'il a tenu de 1939 à 1940, et publié en 1947 sous le titre
Les enfants humiliés, Bernanos écrit: « la guerre moderne fait
de chaque citoyen valide un soldat, fait de chaque homme de l'arrière un
partisan. [...] L'esprit de l'avant est un esprit de guerre, celui de
l'arrière est un esprit de guerre civile ». Du Brésil, il publie de
nombreux articles pour soutenir la France libre — dans laquelle ses deux
fils s'engagent — et combattre le défaitisme, articles de guerre
rassemblés dans Le chemin de la croix des âmes. Pendant la guerre, il
écrit encore Lettre aux Anglais (1942),
cri angoissé d'un homme libre face au triomphe de la barbarie
totalitaire, mais plus encore d'un chrétien las de la tyrannie de
l'Argent — « Ce qui révolte les peuples dans notre système social,
[...] c'est que l'argent y ait l'air non d'un tyran, mais d'un maître,
et d'un maître légitime, honoré, béni » -, et son dernier roman,
Monsieur Ouine (1943).
À son retour en France en juillet 1945, Bernanos est révolté à la fois
par l'épuration sanglante et souvent arbitraire qui s'acharne sur de
simples exécutants, mais surtout par la situation du pays : rien,
fondamentalement, n'a changé depuis son départ. Il éructe contre la
médiocrité politicienne
(Français, si vous saviez)
et consacre désormais son énergie à dénoncer prophétiquement la dérive
du monde moderne, l'esprit matérialiste bourgeois attaché à l'Argent, le
mythe du progrès, de l'efficience et de la technique qui asservit la
liberté. Deux livres remarquables naissent de cette période, La
France contre les robots (1947)
et La liberté pour quoi faire ?
(1953). Dans le premier, écrit
Bernanos, « qu'il s'intitule capitaliste ou socialiste, ce monde
s'est fondé sur une certaine conception de l'homme, commune aux
économistes anglais du XVIIIe siècle, comme à Marx ou à Lénine. On a dit
parfois de l'homme qu'il était un animal religieux. Le système l'a
défini une fois pour toutes un animal économique, non seulement
l'esclave mais l'objet, la matière presque inerte, irresponsable, du
déterminisme économique, et sans espoir de s'en affranchir, puisqu'il ne
connaît d'autre mobile certain que l'intérêt, le profit ». L'aspect
le plus grave de cette dérive est la déspiritualisation de l'homme coupé
de Dieu. « La civilisation totalitaire, écrit-il dans La
liberté pour quoi faire ?, est une maladie de l'homme déspiritualisé
». Et plus loin, annonçant Soljénitsyne : « Si l'on me demande quel
est le symptôme le plus général de cette anémie spirituelle, je
répondrai certainement: l'indifférence à la vérité et au mensonge ».
Son tout dernier écrit est un chef-d'œuvre, le Dialogue des
carmélites
(1949), qu'il achève en Tunisie
avant de s'éteindre à Neuilly le 5 juillet 1948. Il est enterré à
Pellevoisin.
Christophe Geffroy
(1) Les citations de lettres sont toutes tirées de
Bernanos à la merci des passants de Jean-Loup Bernanos, Pion, 1986.
(2) Cité par Robert Colonna d'Istria, Bernanos, le prophète et le
poète, France-Empire, 1998, p. 169.
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Sources : La Nef/199-
(E.S.M.)
Ce document est destiné à l'information; il ne constitue pas
un document officiel
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(E.S.M. sur Google actualité)
21.12.2008 -
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