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Benoît XVI : Dieu n'est pas prisonnier de son
éternité
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Le 19 mars 2023 -
E.S.M.
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L'abîme que nous appelons enfer, seul l'homme peut se le donner à
lui-même. Il faut même dire encore plus nettement : il consiste
formellement en ce que l'homme refuse absolument de recevoir et veut
être totalement autonome ; il est l'expression du repli total sur
soi-même. Il consiste essentiellement en ce que l'homme refuse de
recevoir, d'accueillir, et veut au contraire ne s'appuyer que sur
lui-même, se suffire à lui-même.
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Le cosmos -
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THEOLOGIE
5) « Est monté aux cieux, est
assis à la droite de Dieu, le Père tout-puissant
L'abîme que nous appelons enfer, seul l'homme peut se le
donner à lui-même.
Parler d'ascension au ciel ou
de descente aux enfers, reflète, aux yeux de notre génération éveillée à la
critique par Bultmann, cette image du monde à trois étages que nous appelons
mythique et que nous considérons comme définitivement périmée. Que ce soit «
en haut » ou « en bas », le monde est partout et toujours monde ; il est régi
par les mêmes lois physiques, il peut être exploré partout par les mêmes
méthodes, fondamentalement. Il n'y a pas d'étages ; les concepts de « haut »
et de « bas » sont relatifs, dépendants de la position de l'observateur. Et
même, comme il n'existe pas de point de repère absolu (et que la terre
assurément n'en est pas un), on ne saurait plus, au fond, parler de «
haut »
et de « bas » ou de « gauche » et de «
droite » ; le cosmos ne nous donne
plus de directions fixes. Personne ne voudra plus aujourd'hui contester
sérieusement ces données. La conception d'un monde à trois étages, au sens
local, a disparu. Mais est-ce bien cette conception que voulaient affirmer
les articles de foi sur la descente aux enfers et l'ascension du Seigneur ?
Elle a certainement fourni les images par lesquelles la foi s'est représenté
ces mystères, mais il est tout aussi certain qu'elle ne constituait pas
l'essentiel de la réalité affirmée. Les deux articles expriment bien plutôt,
en liaison avec la confession du Jésus historique, la dimension totale de
l'existence humaine, qui comprend non pas trois étages cosmiques, mais trois
dimensions métaphysiques. Aussi est-il logique, à l'inverse, que la
position, se prenant pour l'instant comme moderne, écarte non seulement
l'ascension et la descente aux enfers, mais également le Jésus historique,
c'est-à-dire toutes les trois dimensions de l'existence humaine, ce qui
reste ne peut plus être qu'un fantôme diversement affublé, sur lequel il
n'est pas étonnant que personne ne veuille plus sérieusement faire fond.
Mais que signifient réellement
nos trois dimensions ? Nous avons déjà constaté que la descente aux enfers
n'évoque pas en fait une profondeur extérieure du cosmos
; celle-ci ne lui
est nullement indispensable : dans le texte fondamental, la prière du
Crucifié au Dieu qui l'a abandonné, il manque toute allusion cosmique.
Ce
texte dirige notre regard plutôt vers la profondeur de l'existence
humaine, qui plonge
dans l'abîme de la mort, dans la zone de la solitude intouchable et de
l'amour refusé, et qui de ce fait inclut la dimension de l'enfer, la porte
en elle comme sa possibilité. L'enfer, le fait d'exister dans
le refus
définitif de l' « être-pour »,
n'est pas une détermination cosmographique,
mais une dimension de la nature humaine, l'abîme où elle plonge.
Nous savons
aujourd'hui plus que jamais que l'existence d'un chacun touche à cet abîme ;
et comme en définitive l'humanité est un
homme, cet abîme ne concerne
pas seulement l'individu, mais le corps unique de la race humaine en son
entier, qui doit donc supporter solidairement la profondeur de cet abîme.
Nous pouvons à partir de là comprendre une fois de plus que le Christ, le «
nouvel Adam », ait entrepris de porter avec nous cette profondeur et qu'il
n'ait pas voulu demeurer séparé d'elle, dans une sublimité inviolée ; il est
vrai qu'à l'inverse c'est maintenant seulement que le refus total est devenu
possible dans sa pleine profondeur.
L'ascension du Christ
évoque l'autre pôle de l'existence humaine qui s'étend infiniment au-delà
d'elle-même vers en haut et vers en bas. En tant que pôle opposé de
l'isolement radical et de l'intangibilité de l'amour qui se refuse, cette
existence porte en elle la possibilité du contact avec tous les autres
hommes, dans le contact avec l'amour divin, si bien que l'existence humaine
peut trouver en quelque sorte son lieu géométrique dans l'intimité même de
Dieu. Il est vrai que les deux possibilités de l'homme, qui apparaissent
ainsi dans les mots ciel et enfer, sont de nature tout à fait différente,
elles sont possibilités de l'homme en un sens très différent.
L'abîme que
nous appelons enfer, seul l'homme peut se le donner à lui-même. Il faut même
dire encore plus nettement : il consiste formellement en ce que l'homme
refuse absolument de recevoir et veut être totalement autonome ;
il est
l'expression du repli total sur soi-même. Il consiste essentiellement en ce
que l'homme refuse de recevoir, d'accueillir, et veut au contraire ne
s'appuyer que sur lui-même, se suffire à lui-même. Si cette attitude est
poussée à l'extrême, alors l'homme est devenu l'intouchable, l'isolé, le
rejeté. L'enfer, c'est vouloir être uniquement soi-même
; c'est ce qui
advient lorsque l'homme s'enferme en lui-même. Il est, par contre, de
l'essence de cet « en haut » que nous appelons ciel, de ne pouvoir être que
reçu, accueilli, alors que l'enfer, on ne peut que se le donner à soi-même.
Le ciel est essentiellement ce qui
n'est pas et ne peut
pas être notre propre œuvre. Dans le langage de la scolastique on disait
que, en tant que grâce, il était un « donum indebitum et superadditum
naturae » (un don indu, surajouté à la nature). Le ciel, en tant
qu'amour comblé, ne peut jamais être qu'offert à l'homme ; l'enfer, par
contre, est la solitude de celui qui refuse d'accepter cela, qui refuse
l'état de mendiant et qui se replie sur lui-même.
C'est à partir de là
seulement que l'on peut montrer ce que le chrétien entend vraiment par «
ciel ». Il ne s'agit pas d'un lieu éternel, supra-terrestre, ni simplement
d'un domaine éternel métaphysique. Il faut plutôt dire que les réalités «
ciel » et « ascension du Seigneur » sont inséparablement liées; c'est à
partir de ce rapport seulement que le sens christologique, personnel,
historique du message chrétien au sujet du ciel devient clair. Autrement dit
: le ciel n'est pas un lieu qui aurait été fermé avant l'ascension du Christ
par un décret positif de Dieu, pour être ouvert ensuite par un décret
également positif. La réalité « ciel » ne devient au contraire effective que
dans la rencontre intime de Dieu et de l'homme. Le ciel est à définir comme
le contact de l'être de l'homme avec l'être de Dieu ;
cette rencontre intime
de Dieu et de l'homme a été définitivement réalisée dans le Christ, lorsque,
à travers la mort, il a passé au-delà du bios, à la vie nouvelle. Le
ciel est ainsi l'avenir de l'homme, et de l'humanité, que celle-ci ne peut
se donner à elle-même, qui lui demeure fermé aussi longtemps qu'elle ne
compte que sur elle-même et qui a été ouvert pour la première fois et de
façon radicale dans l'homme dont le lieu d'existence était Dieu et par qui
Dieu est entré dans l'être de l'homme.
C'est pourquoi le ciel est toujours plus qu'un destin particulier et privé ;
il est nécessairement en rapport avec le « dernier Adam », avec l'homme
définitif et donc avec l'avenir global de l'homme. Il me semble que cela
pourrait éclairer plusieurs questions herméneutiques importantes ; nous ne
pouvons que les évoquer brièvement ici. L'un des points les plus frappants
du donné biblique, qui occupe et préoccupe l'exégèse et la théologie depuis
environ un demi-siècle, est ce que l'on appelle l'eschatologie imminente :
dans le message de Jésus et des Apôtres, il semble que la fin du monde soit
annoncée comme imminente. L'on a même l'impression que le message de la fin
prochaine constitue le noyau essentiel de la prédication de Jésus et de
l'Église naissante. La figure de Jésus, sa mort et sa résurrection sont
mises en rapport avec cette représentation d'une façon qui nous apparaît
aussi étrange qu'incompréhensible. II ne nous est pas possible, évidemment,
d'entrer dans le détail des nombreuses questions qui sont touchées par là.
Mais nos dernières réflexions ne nous ont-elles pas
indiqué la voie où la réponse peut être cherchée ? Nous avons décrit la
résurrection et l'ascension comme la rencontre intime et définitive de
l'être de l'homme avec l'être de Dieu, qui ouvre à l'homme la possibilité
d'une existence sans fin. Nous avons essayé de comprendre les deux mystères comme la victoire de
l'amour plus fort que la mort, ce qui représente la « mutation » décisive de
l'homme et du cosmos, où les limites du bios ont été franchies et une
nouvelle sphère d'existence créée. S'il en est vraiment ainsi, nous avons là
le début de l'eschatologie, de la fin du monde. Du fait que la frontière de
la mort a été franchie, la dimension d'avenir de l'humanité est ouverte, son
avenir a déjà commencé en fait. Mais on voit aussi par là comment
l'espérance individuelle d'immortalité et la possibilité d'éternité pour
l'humanité entière se compénètrent et se rejoignent dans le Christ, qui peut
être appelé le « centre », et aussi, à condition de bien l'entendre, la «
fin » de l'histoire.
Il reste encore un point à évoquer à propos de l'ascension du
Seigneur. Cet article de foi qui, d'après ce que nous avons vu, est décisif
pour comprendre l'au-delà de l'existence humaine, n'est pas moins décisif
pour comprendre l'existence d'ici-bas, c'est-à-dire pour savoir comment
l'ici-bas et l'au-delà peuvent se rejoindre, et donc pour la question de la
possibilité et du sens de la relation de l'homme à Dieu. En examinant le
premier article de foi, nous avions répondu affirmativement à la question de
savoir si l'infini peut entendre le fini, l'éternel le temporel, et nous
avions dit que la véritable grandeur de Dieu consistait justement en ce que
pour lui l'infiniment petit n'est pas trop petit, ni l'infiniment grand trop
grand ; nous avions essayé de comprendre que Dieu, en tant que Logos, n'est
pas seulement la raison qui exprime tout dans sa parole, mais encore celle
qui perçoit tout et dont rien n'est exclu parce que trop petit. Nous avions
répondu à la question angoissée de notre temps : oui, Dieu peut entendre.
Mais une question demeure. Car si quelqu'un, à la suite de nos réflexions,
en vient à dire : Soit, Dieu peut entendre ; ne lui reste-t-il pas toujours
encore cette interrogation : mais peut-il aussi exaucer notre prière (hören/erhören)
? Ou bien la prière de demande, l'appel de la créature vers Dieu, n'est-elle
en fin de compte qu'un pieux stratagème pour élever et réconforter
psychologiquement l'homme, parce que celui-ci est rarement capable d'arriver
aux formes supérieures de la prière ? Est-ce que le tout ne sert pas
simplement à mettre de quelque façon l'homme en mouvement vers la
transcendance, alors qu'en fait rien ne se produit et rien n'est
changé ; car
ce qui est éternel est éternel et ce qui est temporel est temporel -
apparemment il n'y a pas de passage de l'un à l'autre
? Cela non plus, nous
ne pouvons le considérer ici en détail, car il y faudrait une analyse
critique très poussée des concepts de temps et d'éternité. Il faudrait
étudier l'origine de ces concepts dans la pensée antique, et la synthèse de
cette pensée avec la foi biblique, synthèse dont l'imperfection est à la
racine de nos questions actuelles. Il faudrait réfléchir à nouveau sur le
rapport de la pensée scientifique et technique avec la pensée croyante ; ce
sont là des tâches qui débordent largement le cadre de ce livre. Nous
devrons donc ici encore nous contenter, au lieu de réponses détaillées et
élaborées, d'indiquer la direction où il faudra chercher la réponse.
La pensée actuelle est tributaire la plupart du temps de
cette idée que l'éternité est pour ainsi dire enfermée dans son
immutabilité. Dieu apparaît comme le prisonnier de son dessein formé
« avant
tous les temps ». « Être
» et «
devenir » ne se mélangent pas. L'éternité
est ainsi comprise de façon purement négative comme absence de temps ; elle
est ce qui est autre par rapport au temps, et qui ne saurait exercer aucune
influence dans le temps, ne serait-ce que parce qu'elle cesserait alors
d'être immuable et deviendrait elle-même temporelle.
Ces idées relèvent au
fond d'une conception pré-chrétienne, où n'est pas pris en considération le
concept de Dieu tel qu'il s'exprime dans la foi en la création et en
l'incarnation. Elles supposent en fin de compte - nous ne pouvons développer
cela ici - l'antique dualisme et dénotent une naïveté intellectuelle, qui
conçoit Dieu à la manière humaine. Car, quand on pense que Dieu ne peut plus
changer après coup ce qu'il a décidé « avant » toute éternité, on imagine
inconsciemment l'éternité d'après le schéma du temps : en distinguant «
avant » et « après ».
Or l'éternité n'est pas ce qu'il y a de plus ancien, ce qui
était avant le temps, mais ce qui est tout autre ; elle est pour chaque
moment du temps qui passe l'aujourd'hui, elle est pour lui présent ; elle
n'est pas enfermée entre un « avant » et un « après », elle est au contraire
puissance du présent en tous les temps. L'éternité n'est pas à côté du
temps, sans rapport avec lui, elle est la force créatrice qui porte tous les
temps, qui englobe le temps qui passe en son unique présent et lui permet
d'être. Elle n'est pas absence de temps, mais domination du temps (Zeitmächtigkeit).
Et parce qu'elle est l'aujourd'hui « contemporain » à tous les temps, elle
peut aussi agir dans le temps, à chaque moment.
L'incarnation de Dieu en Jésus-Christ, par laquelle le Dieu
éternel et l'homme temporel se rejoignent dans une unique personne, n'est
pas autre chose que la réalisation ultime de la domination de Dieu sur le
temps. En ce point précis de l'existence humaine de Jésus, Dieu a saisi le
temps et l'a attiré en Lui-même. La domination du temps se tient pour ainsi
dire corporellement devant nous en Jésus-Christ. Celui-ci est réellement,
selon l'expression de l'évangile de Jean, la « porte » entre Dieu et l'homme
(Jn 10, 9), le « médiateur » (1Tm 2, 5) en qui l'Éternel se
trouve avoir un temps. En Jésus nous pouvons, nous hommes temporels, trouver
un interlocuteur temporel, notre « contemporain
» ; et en lui qui partage
avec nous la temporalité, nous touchons en même temps l'Éternel, parce qu'il
est temps avec nous et éternité avec Dieu.
Hans Urs von Balthasar a mis en lumière avec beaucoup de
pénétration, quoique dans un ordre d'idées quelque peu différent, la
signification spirituelle de ces perspectives. Il rappelle d'abord que
Jésus, durant son existence terrestre, n'était pas au-dessus du temps et de
l'espace, mais vivait à plein de son temps et dans son temps : l'humanité de
Jésus qui le situait au milieu de ce temps, se manifeste à chaque ligne de
l'évangile ; nous la distinguons aujourd'hui de façon plus nette et plus
vivante à bien des égards qu'à d'autres époques. Mais cette « situation dans
le tempsi» n'est pas simplement un cadre culturel historique qui resterait
extérieur, et derrière lequel se trouverait quelque part et sans en être
affectée la réalité supra-temporelle de son être véritable ; elle est plutôt
un fait anthropologique, qui détermine profondément la forme d'être de
l'homme. Jésus a du temps, il n'anticipe pas dans une impatience coupable la
volonté de son Père. « C'est pourquoi le Fils qui a du temps pour Dieu dans
le monde est le lieu originel dans lequel Dieu a du temps pour le monde.
Dieu n'a pas de temps pour le monde, sinon dans le Fils, mais en lui il a
tous les temps 55. » Dieu n'est pas prisonnier de son éternité ; en Jésus il a
du temps pour nous, et de ce fait Jésus est réellement le « trône de la
grâce » vers lequel nous pouvons en tout temps « avancer avec assurance » (He
4, 16).
Note :
55. H. U, VON BALTHASAR, La théologie de l'histoire, Pion,
1955, p. 40.
A SUIVRE : D'OU IL VIENDRA JUGER LES VIVANTS ET
LES MORTS
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Sources :Texte original des écrits du Saint Père Benoit XVI -
E.S.M.
Ce document est destiné à l'information; il ne
constitue pas un document officiel
Eucharistie sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 19.03.2023
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