Le pape Benoît XVI relit les "Dix
Commandements" à la synagogue de Rome |
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Rome, le 18 janvier 2010 -
(E.S.M.)
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Il a proposé le décalogue de Moïse comme "étoile polaire" pour Israël, les
chrétiens et l'humanité tout entière. Mais les propos tenus par Benoît XVI
aux juifs tombent sur un terrain très accidenté. Anna Foa et Mordechay Lewy:
le judaïsme aussi doit faire son autocritique
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Le pape Benoît XVI -
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Le pape Benoît XVI relit les "Dix
Commandements" à la synagogue de Rome
Le 18 janvier 2010 - Eucharistie Sacrement de la Miséricorde
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Les propos de Benoît XVI, hier, à la synagogue de
Rome – voir ci-dessous le texte intégral – sont d’autant plus significatifs
qu’ils ont été tenus dans un contexte pas tout à fait amical, comme c’est
inévitable entre deux croyances aussi unies par leur origine et en même
temps aussi radicalement divisées par ce Jésus de Nazareth qui, pour les
chrétiens, est le Fils de Dieu.
Le pape Joseph Ratzinger a été accueilli à la synagogue par le grand rabbin
de Rome, Riccardo Di Segni, et par presque toute la communauté juive de
Rome, la plus nombreuse d'Italie, héritière de celle qui vivait dans la
ville "caput mundi" avant même qu’y viennent les apôtres Pierre et Paul,
Juifs convertis à Jésus.
Mais l'autre rabbin italien très connu, Giuseppe Laras, de la communauté
juive de Milan, n’était pas là. Il n’a pas cru à cette rencontre et il l'a
dit : "Il n’y a que l’Église qui va en tirer profit". A son avis, avec
Benoît XVI, les relations fraternelles entre juifs et catholiques ne se sont
pas renforcées mais "elles se sont sans cesse affaiblies".
Le rabbin Di Segni lui a répondu : "C’est le temps qui dira laquelle de
[nos] deux visions opposées aura été la bonne".
En effet, il y a encore beaucoup de questions "indécises", entre les juifs
et l’Église de Rome.
LE JOUR DU "MOED DE PLOMB"
Déjà, la date choisie pour la visite était à double tranchant. Pour les
juifs de Rome, le 17 janvier est le jour du "Moed de plomb", souvenir de
l'incendie allumé en 1793 par haine contre leur ghetto et heureusement
éteint par une violente averse tombée d’un ciel couleur "de plomb".
Pendant des siècles, la présence des juifs dans la Rome pontificale a pris
la forme du ghetto clos de murs. Au terme de sa visite à la synagogue,
Benoît XVI a inauguré au Musée Juif une exposition montrant qu’au XVIIIe
siècle, les juifs romains étaient forcés à participer à la cérémonie
d’intronisation de chaque nouveau pape, en décorant de fleurs, de tentures
et de bannières la zone allant du Colisée à l'Arc de Titus qui célèbre la
destruction définitive du temple de Jérusalem par l’empire romain.
LE REFUS DU RABBIN LARAS
Mais, en Italie, le 17 janvier c’est aussi la "Journée pour
l'approfondissement et le développement du dialogue entre catholiques et
juifs". Depuis 2001, la communauté juive et les évêques italiens
l’organisent ensemble. Depuis 2005, après le discours prononcé cette
année-là par Benoît XVI à la synagogue de Cologne, les deux parties sont
convenues de la consacrer chaque année à l’un des dix commandements.
Cependant, l’an dernier, les juifs sont revenus sur leur adhésion à la
Journée, principalement à l’instigation du rabbin Laras. Ils ont dit que la
faute en incombait à Benoît XVI lui-même et notamment à sa décision
d’introduire dans l’ancien rite romain du Vendredi Saint la prière pour que
Dieu "éclaire" le cœur des juifs, "afin qu’ils reconnaissent Jésus-Christ
sauveur de tous les hommes". Prière jugée inacceptable par Laras dans la
mesure où elle a pour but la conversion des juifs à la foi chrétienne.
Les juifs italiens n’ont pas tous approuvé ce geste de rupture. Mais la
polémique contre Benoît XVI s’est durcie et elle s’est étendue au monde
entier quand il a levé l’excommunication de quatre évêques lefebvristes à
orientation antisémite, dont l’un, l'anglais Richard Williamson, a nié
impudemment la Shoah.
Le pape a expliqué les raisons de son geste dans une lettre aux évêques
catholiques, le 10 mars 2009. Dans un passage de cette lettre il a remercié
"les amis juifs" qui – plus que bien des hommes d’Église – l'avaient "aidé à
mettre fin au malentendu et à rétablir l’amitié et la confiance".
La tempête s’est un peu calmée. Et, en ce 17 janvier 2010, les juifs
italiens organisent de nouveau avec les évêques la Journée du dialogue, en
la mettant sous le signe du commandement : "Souviens-toi du jour du sabbat,
pour le sanctifier", le quatrième dans le classement juif.
Le
voyage de Benoît XVI en Terre Sainte, au mois de mai dernier, a contribué
à améliorer le climat.
Mais même après ce voyage les questions prêtant à controverse sont restées
ouvertes. Deux en particulier, qui sont liées entre elles : Pie XII et la
Shoah.
LES SILENCES DE PIE XII ET DES JUIFS
L'accusation principale portée contre Pie XII par une grande partie du
judaïsme mondial – mais aussi par une fraction du catholicisme – est qu’il
s’est tu face à l’extermination nazie.
Hier, avant d’entrer dans la synagogue, Benoît XVI s’est arrêté devant la
plaque qui commémore la déportation à Auschwitz d’un millier de juifs de
Rome, le 16 octobre 1943. Pie XII est accusé de s’être tu même à cette
occasion, comme l’a redit le président de la communauté juive de Rome,
Riccardo Pacifici, dans le discours par lequel il a accueilli le pape à la
synagogue.
"Le silence de Pie XII face à la Shoah fait encore mal comme un acte manqué.
Peut-être n’aurait-il pas arrêté les trains de la mort, mais il aurait émis
un signal, un mot de très grand réconfort, de solidarité humaine, pour ceux
de nos frères qui ont été transportés vers les cheminées d’Auschwitz".
Pour défendre Pie XII, on affirme qu’il s’est tu pour ne pas augmenter le
nombre des victimes en protestant publiquement. Et qu’au contraire, il a
beaucoup fait pour sauver la vie de nombreux juifs, qui ont en effet trouvé
refuge dans des églises, des couvents, des instituts catholiques. Une
protection admise avec des mots émus par Pacifici lui-même, dont le père
trouva refuge dans un couvent de religieuses à Florence.
Quelques jours avant la visite de Benoît XVI à la synagogue, justement,
d’autres cas de juifs sauvés ont été découverts. Pendant la guerre, certains
d’entre eux avaient trouvé refuge à l'abbaye romaine de Tre Fontane,
construite sur le lieu du martyre de saint Paul. Les Allemands s’y étaient
installés mais ils ne s’aperçurent pas que parmi les moines, il y avait des
juifs qui, cachés par la bure, furent sauvés en fin de compte.
Sur le plan historiographique, présenter Pie XII comme "le pape de Hitler"
paraît de plus en plus infondé. Mais les critiques sur ses silences publics
à propos de la Shoah restent fortes et répandues. Cela explique les
réactions négatives de nombreux juifs à la poursuite du procès de
béatification de Pie XII, dont une étape importante a été la proclamation de
ses "vertus héroïques", le 19 décembre dernier.
Selon le rabbin Laras, cette décision de Benoît XVI aurait été un motif
suffisant pour que les juifs de Rome annulent sa visite à la synagogue.
Mais la question du silence à propos de la Shoah est plus complexe qu’il n’y
paraît. A côté des silences de Pie XII, il y a aussi eu ceux d’autres gens,
qui ont duré longtemps après la seconde guerre mondiale. Les accusations
contre Pie XII ne sont devenues bruyantes et persistantes qu’à partir des
années 60, après sa mort. Avant, le monde juif se taisait aussi, non
seulement à propos de ce pape, mais de la Shoah elle-même :
"Les quinze ans qui ont suivi la seconde guerre mondiale ont été en Europe
le temps du silence et de la grande évacuation de la Shoah. Ce fut aussi
pour Israël une période de silence".
C’est ce qu’Anna Foa, juive, professeur d’histoire à l'Université "La Sapienza" de Rome, a écrit dans un article publié dans "L'Osservatore
Romano" le 15 janvier 2010, avant-veille de la visite de Benoît XVI à la
synagogue.
Un article important en raison du support et de la date de publication.
ANNA FOA ET LE "PÉCHÉ ORIGINEL" D’ISRAËL
Dans son article, Anna Foa fait siennes les thèses de l’un des grands
spécialistes du sionisme, Georges Bensoussan. Ils pensent tous deux que
l’état d'Israël n’est pas né en tant que "rédemption" de l’extermination des
juifs par Hitler. Le vrai créateur de cet état a été le sionisme, dès
l’époque du mandat britannique, quand des juifs qui voulaient construire un
homme nouveau se sont installés sur cette terre. L’idée de la Shoah comme
base de l’état d'Israël ne s’est développée que bien plus tard, après le
procès d’Eichmann et surtout après la guerre du Kippour, au cours des
récentes décennies. Cette idée – écrit Anna Foa – a été préparée justement
par les quinze ans de silence après la guerre : un silence "habité de
souvenirs refoulés, de nouvelles peurs identifiées aux vieilles peurs
concrétisées dans la Shoah, de sentiments de culpabilité et de volonté de
revanche".
Vue ainsi, la naissance de l’état d'Israël n’est plus ce "péché originel"
que lui reprochent encore aujourd’hui tant de ses amis et de ses ennemis.
Parmi ces derniers, beaucoup de catholiques, au premier rang desquels les
arabes vivant dans la région. Celui d’entre eux qui fait le plus autorité,
le patriarche latin de Jérusalem Fouad Twal, était lui aussi à la synagogue
de Rome hier, à l'arrivée du pape.
Selon cette "vulgate", l’état d'Israël a été créé par les grandes puissances
pour porter remède à l’extermination de six millions de juifs qui venait
d’avoir lieu en Europe ; on a ainsi réparé une injustice en en commettant
une autre au détriment des populations arabes du lieu. En 1964, quand Paul
VI s’est rendu en Terre Sainte, l’Église de Rome n’avait pas encore accepté
l'existence du nouvel état. Et, trente ans plus tard, en 1993, quand le
Saint-Siège a enfin reconnu l’état d'Israël et établi avec lui des relations
diplomatiques, les arabo-chrétiens y ont vu une trahison.
Mais pour Jean-Paul II et maintenant pour Benoît XVI, la reconnaissance
d'Israël est sans aucune réserve.
En revanche, de l’autre côté, le souvenir de la Shoah sans cesse utilisé
comme chef d’accusation contre l’Église de Pie XII et de ses successeurs
empêche le judaïsme de sortir de son identité de victime.
C’est justement ainsi qu’Anna Foa achève son article dans "L'Osservatore
Romano". En prenant la Shoah et pas le sionisme comme base de son identité
politique et religieuse, Israël risque "de se replier sur la catastrophe
plutôt que sur l’espérance de l’avenir" et s’enferme dans "une identité
douloureuse qui oscille constamment entre Auschwitz et Jérusalem".
MORDECHAY LEWY ET L'INCAPACITÉ DE PARDONNER
Toujours dans "L'Osservatore Romano", quelques jours avant la visite
de Benoît XVI à la synagogue, un autre juif qualifié a traité encore plus à
fond cette même question.
C’est Mordechay Lewy, ambassadeur d’Israël près le Saint-Siège. Son article
a été publié par le journal du Vatican le 13 janvier, mais aussi par "Pagine
ebraiche" [Pages juives], le mensuel des juifs italiens.
Lewy admet que "seuls quelques rares représentants du judaïsme sont vraiment
engagés dans l'actuel dialogue avec les catholiques". Ce sont surtout des
juifs réformés, les courants orthodoxes étant plus réticents.
La raison en est – écrit-il – que le dialogue entre juifs et chrétiens est
asymétrique. Alors que les chrétiens ont à la fois l'Ancien et le Nouveau
Testament, les juifs tendent à définir leur identité religieuse en termes
d’"autosuffisance théologique". Ils se sentent les seuls à être "élus" par
Dieu. Ils ont vaillamment lutté pour survivre au milieu de chrétiens qui,
pendant des siècles, ont tout fait pour les convertir, "avec douceur ou,
dans la majorité des cas, par la force".
Ainsi, "une blessure grave et douloureuse, infligée dans le passé, s’ouvre à
chaque fois que la victime est confrontée aux symboles du bourreau".
Aujourd’hui encore, écrit Lewy, voici ce qui arrive à beaucoup de juifs :
"Ils désirent éviter toute situation où il faut pardonner à quelqu’un,
surtout si celui-ci est identifié, à tort ou à raison, comme représentant du
bourreau. La victime juive semble incapable de donner l'absolution pour des
méfaits anciens ou récents commis contre ses frères et ses sœurs".
Une autocritique qui va loin. Mais justement dans le discours qu’il a
adressé à Benoît XVI en l’accueillant à la synagogue, le grand rabbin de
Rome, Riccardo Di Segni, a tenu des propos qui suscitent l’espoir, à propos
de la "fraternité" entre juifs et chrétiens :
"Le récit du Sefer Bereshit, la Genèse, donne de précieuses indications à ce
sujet. Comme l’explique rav Sachs, il y a dans le livre, du début à la fin,
un fil conducteur qui relie des histoires différentes. Les relations
fraternelles commencent très mal, Caïn tue Abel. Deux autres frères, Isaac
et Ismaël, vivent séparés, victimes de rivalités héritées, mais se
réunissent pour un geste de piété devant la sépulture de leur père commun
Abraham. Une troisième paire de frères, Esaü et Jacob, également
conflictuelle, se retrouve pour une brève réconciliation et un baiser, mais
les chemins des deux hommes se séparent. Enfin l’histoire de Joseph et de
ses frères, qui commence dramatiquement par une tentative de meurtre et une
vente comme esclave, s’achève par une réconciliation finale quand les frères
de Joseph reconnaissent leur erreur et prouvent qu’ils veulent se sacrifier
pour l'autre. Si nos relations sont des relations entre frères, il faut se
demander avec sincérité à quel point nous sommes de ce parcours et ce qui
nous empêche encore de retrouver de véritables relations de fraternité et de
compréhension ; et ce que nous devons faire pour y parvenir".
Dans ce contexte, voici ce que le pape Joseph Ratzinger a dit à la synagogue
de Rome, le 17 janvier 2010.
LES "DIX COMMANDEMENTS" QUI ÉCLAIRENT LE MONDE
par Benoît XVI
“Merveilles que fit pour eux le Seigneur.
Merveilles que fit pour nous le Seigneur :
nous étions dans la joie” (Psaume 126).
“Voyez, qu’il est bon, qu’il est doux
d’habiter en frères tous ensemble!” (Psaume 133).
1. Au début de cette rencontre au grand temple des juifs de Rome, les
psaumes que nous avons écoutés nous suggèrent l’attitude spirituelle la plus
authentique pour vivre ce moment de grâce particulier et joyeux : la louange
du Seigneur, qui a fait des merveilles pour nous, qui nous a réunis ici par
son Hèsed, son amour miséricordieux, et l’action de grâces parce qu’il nous
a donné de nous retrouver pour renforcer les liens qui nous unissent et
continuer à parcourir le chemin de la réconciliation et de la fraternité.
[…]
En venant parmi vous pour la première fois comme chrétien et comme pape, il
y a presque 24 ans, mon vénéré prédécesseur Jean-Paul II avait voulu
apporter une vraie contribution à la consolidation des bonnes relations
entre nos communautés, pour dépasser toute incompréhension et tout préjugé.
Ma visite d’aujourd’hui se place sur le chemin ainsi tracé, pour le
confirmer et le renforcer. C’est avec des sentiments très cordiaux que je me
trouve parmi vous pour vous manifester l’estime et l’affection que l’évêque
et l’Église de Rome, ainsi que l’Eglise catholique toute entière, ont pour
votre communauté et pour les Communautés juives répandues dans le monde.
2. La doctrine du Concile Vatican II a représenté pour les catholiques un
point fixe auquel se référer constamment quant à leur attitude et leurs
relations avec le peuple juif, marquant une nouvelle et significative étape.
L’événement conciliaire a donné une impulsion décisive à l’engagement de
parcourir un chemin irrévocable de dialogue, de fraternité et d’amitié,
chemin qui s’est approfondi et développé pendant ces quarante ans avec des
pas et des gestes importants et significatifs. Parmi ceux-ci, je veux citer
à nouveau la visite historique de mon vénérable prédécesseur en ce lieu, le
13 avril 1986, ses nombreuses rencontres avec des dirigeants juifs, y
compris lors de ses voyages apostoliques internationaux, le pèlerinage
jubilaire en Terre Sainte de l’an 2000, les documents du Saint-Siège qui,
après la déclaration
Nostra
Aetate, ont donné de précieuses orientations pour un développement
positif des relations entre catholiques et juifs. Moi aussi, au cours de ces
années de pontificat, j’ai voulu montrer ma proximité et mon affection
envers le peuple de l’Alliance. Je garde bien vivants dans mon cœur tous les
moments du pèlerinage que j’ai eu la joie de faire en Terre Sainte, en mai
de l’an dernier, ainsi que mes nombreuses rencontres avec des communautés et
organisations juives, en particulier celles qui ont eu lieu dans les
synagogues de Cologne et de New-York.
De plus, l’Eglise n’a pas manqué de déplorer les fautes de ses fils et
filles, en demandant pardon pour tout ce qui a pu favoriser en quelque façon
les plaies de l’antisémitisme et de l’antijudaïsme (cf.
Commission pour les Rapports Religieux avec le judaïsme, "Nous rappelons :
une réflexion sur la Shoah", 16 mars 1998). Puissent ces plaies
être guéries pour toujours ! Je repense à la prière pleine de tristesse du
pape Jean-Paul II au Mur du Temple à Jérusalem, le 26 mars 2000, si vraie et
sincère au fond de notre cœur : "Dieu de nos pères, tu as choisi Abraham et
sa descendance pour que ton nom soit porté aux peuples : nous regrettons
profondément le comportement de ceux qui, au cours de l’histoire, les ont
fait souffrir, eux qui sont tes fils, et t’en demandant pardon, nous voulons
nous engager à vivre une authentique fraternité avec le peuple de
l’Alliance".
3. Le passage du temps nous permet de reconnaître dans le XXe siècle une
époque vraiment tragique pour l’humanité : guerres sanglantes qui ont semé
la destruction, la mort et la souffrance comme jamais auparavant ;
idéologies terribles basées sur l’idolâtrie de l’homme, de la race, de
l’état, qui ont amené, une fois encore, le frère à tuer le frère. Le drame
exceptionnel et bouleversant qu’est la Shoah constitue, en quelque sorte, le
sommet d’un chemin de haine qui apparaît quand l’homme oublie son Créateur
et se met lui-même au centre de l’univers. Comme je l’ai dit lors de ma
visite du 28 mai 2006 au camp de concentration d’Auschwitz, visite qui est
encore profondément gravée dans ma mémoire, “les chefs du Troisième Reich
voulaient écraser le peuple juif dans sa totalité” et, au fond, “à
travers l’anéantissement de ce peuple, ils voulaient tuer ce Dieu qui avait
appelé Abraham et qui, en parlant sur le Sinaï, avait fixé les critères
d’orientation de l’humanité, qui restent valables pour l’éternité”.
Comment ne pas se souvenir, ici, des juifs romains arrachés de ces maisons,
devant ces murs, et tués à Auschwitz en un horrible supplice ? Comment
pourrait-on oublier leurs visages et leurs noms, les larmes et le désespoir
d’hommes, de femmes et d’enfants ? Ce jour-là, l’extermination du peuple de
l’Alliance de Moïse, d’abord annoncée, puis systématiquement programmée et
réalisée dans l’Europe sous domination nazie, a aussi atteint Rome de
manière tragique. Malheureusement, beaucoup de gens sont restés
indifférents. Mais beaucoup d’autres, y compris parmi les catholiques
italiens, soutenus par leur foi et par l’enseignement chrétien, ont réagi
avec courage, ouvrant les bras pour secourir les juifs traqués et fugitifs,
souvent au risque de leur propre vie, et méritant une gratitude perpétuelle.
Le Siège Apostolique a lui aussi mené une action de secours, souvent cachée
et discrète.
Le souvenir de ces événements doit nous inciter à renforcer les liens qui
nous unissent, afin d’accroître sans cesse la compréhension, le respect et
l’accueil.
4. Notre proximité et notre fraternité spirituelles trouvent dans la Sainte
Bible – en hébreu "Sifre Qodesh" ou “Livres de Sainteté” –
leur fondement le plus solide et le plus durable, par lequel nous sommes
constamment confrontés à nos racines communes, à l’histoire et au riche
patrimoine spirituel que nous partageons. C’est en scrutant son propre
mystère que l’Église, peuple de Dieu de la Nouvelle Alliance, découvre son
lien profond avec les juifs, choisis les premiers de tous par le Seigneur
pour accueillir sa parole. “A la différence des autres religions non
chrétiennes, la foi juive est déjà une réponse à la révélation de Dieu dans
l’Ancienne Alliance. C’est au peuple juif qu’appartiennent ‘l’adoption
filiale, la gloire, les alliances, la législation, le culte, les promesses,
les patriarches ; le Christ en est issu selon la chair’
(Romains 9, 4-5) parce que ‘les dons et l’appel de Dieu sont
irrévocables !’ (Romains 11, 29)”
(Catéchisme de l’Église Catholique, 839).
5. Il peut y avoir beaucoup d’implications découlant de l’héritage commun
tiré de la Loi et des Prophètes. Je voudrais en rappeler quelques-unes :
tout d’abord, la solidarité qui lie l’Eglise et le peuple juif “au niveau
de leur même identité” spirituelle et qui offre aux chrétiens
l’opportunité de promouvoir “un respect renouvelé pour l’interprétation
juive de l’Ancien Testament” (cf. Commission
Pontificale Biblique, "Le peuple juif et ses Saintes Écritures dans la Bible
chrétienne", 2001, pp. 12 et 55) ; la centralité du Décalogue
comme message éthique commun à valeur perpétuelle pour Israël, l’Église, les
incroyants et l’humanité tout entière ; l’engagement à préparer ou réaliser
le Règne du Très-Haut dans le “soin de la création” confiée par Dieu
à l’homme pour qu’il la cultive et la garde de manière responsable
(cf. Genèse 2, 15).
6. En particulier le Décalogue – les “Dix Paroles” ou dix
commandements (cf. Exode 20, 1-17; Deutéronome 5, 1- 21)
– qui provient de la Torah de Moïse, constitue le flambeau de l’éthique, de
l’espérance et du dialogue, l’étoile polaire de la foi et de la morale du
peuple de Dieu, et éclaire et guide aussi le chemin des chrétiens. Il
constitue un phare et une règle de vie dans la justice et dans l’amour, un “grand
code” éthique pour l’humanité tout entière. Les “Dix Commandements”
font la lumière sur le bien et le mal, le vrai et le faux, le juste et
l’injuste, également d’après les critères de la conscience droite de tout
être humain. Jésus lui-même l’a répété plusieurs fois, en soulignant la
nécessité d’un engagement actif dans la voie des commandements : “Si tu
veux entrer dans la vie, observe les commandements”
(Matthieu 19, 17). Dans cette perspective, les domaines de
collaboration et de témoignage sont nombreux. Je voudrais en rappeler trois
qui sont particulièrement importants pour notre temps.
Les “Dix Commandements” demandent que nous reconnaissions l’unique
Seigneur, contre la tentation de construire d’autres idoles, de fabriquer
des veaux d’or. Dans notre monde, beaucoup de gens ne connaissent pas Dieu
ou considèrent qu’il est superflu, sans importance pour la vie ; c’est ainsi
qu’ont été fabriqués d’autres dieux, nouveaux, devant lesquels l’homme
s’incline. Réveiller dans notre société l’ouverture à la dimension
transcendante, témoigner du Dieu unique est un service précieux que les
juifs et les chrétiens peuvent offrir ensemble.
Les “Dix Commandements” demandent le respect, la protection de la
vie, contre toute injustice et tout abus, en reconnaissant la valeur de tout
être humain, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Que de fois,
partout sur terre, près ou loin d’ici, la dignité, la liberté, les droits de
l’être humain sont encore foulés aux pieds ! Témoigner ensemble de la valeur
suprême de la vie contre tout égoïsme, c’est offrir une importante
contribution pour un monde où règnent la justice et la paix, le “shalom”
souhaité par les législateurs, les prophètes et les sages d’Israël.
Les “Dix Commandements” nous appellent à préserver et à promouvoir la
sainteté de la famille, dans laquelle le “oui” personnel et
réciproque, fidèle et définitif de l’homme et de la femme, donne de la place
à l’avenir, à l’authentique humanité de chacun et s’ouvre en même temps au
don d’une nouvelle vie. Témoigner que la famille continue à être la cellule
essentielle de la société et le contexte de base où s’apprennent et se
pratiquent les vertus humaines est un service précieux à offrir pour la
construction d’un monde au visage plus humain.
7. Comme l’enseigne Moïse dans le "Shema" (cf.
Deutéronome 6, 5 ; Lévitique 19, 34), comme Jésus le réaffirme
dans l’Évangile (cf. Marc 12, 19-31), tous les
commandements se résument à l’amour de Dieu et à la miséricorde envers le
prochain. Cette règle engage les juifs et les chrétiens à pratiquer, à notre
époque, une générosité spéciale envers les pauvres, les femmes, les enfants,
les étrangers, les malades, les faibles, les nécessiteux. Il y a dans la
tradition juive une formule admirable des Pères d’Israël : “Simon le
Juste avait l’habitude de dire : Le monde repose sur trois bases : la Torah,
le culte et les actes de miséricorde” (Aboth 1, 2).
Par la pratique de la justice et de la miséricorde, les juifs et les
chrétiens sont appelés à être les annonciateurs et les témoins du Règne du
Très-Haut qui vient, et pour lequel nous prions et agissons chaque jour dans
l’espérance.
8. Nous pouvons marcher ensemble dans cette direction, en étant conscients
des différences qu’il y a entre nous, mais aussi du fait que, si nous
arrivons à unir nos cœurs et nos mains pour répondre à l’appel du Seigneur,
sa lumière se rapprochera pour éclairer tous les peuples de la terre. Les
pas qui ont été faits en quarante ans par le comité conjoint international
catholico-juif et, plus récemment, par la commission mixte du Saint-Siège et
du Grand Rabbinat d’Israël, sont un signe de la volonté commune de
poursuivre un dialogue ouvert et sincère. C’est justement demain que la
commission mixte tiendra, ici à Rome, sa IXe rencontre sur “L’enseignement
catholique et juif sur la création et l’environnement” ; souhaitons-leur
un dialogue fructueux sur ce sujet si important et si actuel.
9. Les chrétiens et les juifs ont en commun une grande partie de leur
patrimoine spirituel, ils prient le même Seigneur, ont les mêmes racines,
mais ils restent souvent des inconnus les uns pour les autres. C’est à nous
de travailler, en réponse à l’appel de Dieu, pour que reste toujours ouvert
l’espace de dialogue, de respect réciproque, de croissance dans l’amitié, de
témoignage commun face aux défis de notre temps qui nous incitent à
collaborer pour le bien de l’humanité dans ce monde créé par Dieu, le
Tout-Puissant et le Miséricordieux.
10. Enfin j’ai une pensée particulière pour notre ville de Rome, où
cohabitent depuis à peu près 2 millénaires, comme l’a dit le pape Jean-Paul
II, la communauté catholique et son évêque et la communauté juive et son
grand rabbin. Que cette vie commune puisse être animée par un amour
fraternel croissant, qui s’exprime aussi par une coopération de plus en plus
étroite pour offrir une contribution valable à la solution des problèmes et
des difficultés à traiter.
Je demande au Seigneur le don précieux de la paix dans le monde entier,
surtout en Terre Sainte. Lors de mon pèlerinage en mai dernier, à Jérusalem,
au Mur du Temple, j’ai demandé à Celui qui peut tout : “Envoie ta paix en
Terre Sainte, au Moyen-Orient, à toute la famille humaine ; émeus le cœur de
tous ceux qui invoquent ton nom, pour qu’ils parcourent humblement le chemin
de la justice et de la compassion”.
A nouveau j’élève vers Lui une action de grâces et une louange pour cette
rencontre, en lui demandant de renforcer notre fraternité et de rendre notre
entente plus solide.
“Louez le Seigneur, toutes les nations,
chantez sa louange, tous les peuples,
car son amour pour nous est fort
et la fidélité du Seigneur subsiste à jamais.
Alléluia” (Psaume 117).
Synthèse ►
Benoît XVI : tous les commandements se résument dans l'amour de Dieu et dans la miséricorde
Texte original du
discours du Saint Père
►
Italien - Anglais
***
Le discours adressé au pape à la synagogue le 17 janvier par le président de
la communauté juive de Rome, Riccardo Pacifici ►
"Ho l'onore
di porgere a lei, papa Benedetto XVI..."
Et celui du grand rabbin de Rome, Riccardo Di Segni ►
"Un saluto grato di benvenuto..."
L'article d’Anna Foa dans "L'Osservatore Romano" du 15 janvier 2010
►
Tra
Auschwitz e Gerusalemme. Il sionismo, la Shoah e lo Stato d'Israele
Et celui de Mordechay Lewy dans "L'Osservatore Romano" du 13 janvier 2010
►
I rischi
dell'autosufficienza. Perché per molti ebrei ortodossi il dialogo con i
cattolici è ancora difficile
La photo de cette page est de Stefano Meloni.
Traduction française par
Charles de Pechpeyrou, Paris, France.
Source: Sandro Magister
Eucharistie sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 18.01.2010 -
T/International |