 |
Benoît XVI : Seul le repliement délibéré sur
soi-même est désormais enfer
|
Le 17 mars 2023 -
E.S.M.
-
Ils ne se rendent pas compte que « Dieu », ou plutôt l'idée qu'ils
s'étaient faite de sa promesse, devait mourir, pour qu'il puisse
renaître plus grand. Il fallait que cette image de Dieu qu'ils
s'étaient forgée et où ils essayaient de l'enfermer, fût détruite,
pour qu'au-dessus, en quelque sorte, des ruines de la maison démolie
ils puissent voir à nouveau le ciel et Dieu lui-même, qui demeure
toujours l'infiniment plus grand.
|
|
Fra Angelico (vers 1395 –1455),
Le Christ dans les limbes -
Pour agrandir l'image
►
Cliquer
THEOLOGIE
3) «
Est descendu aux enfers»
"La porte de la mort est
ouverte depuis que dans la mort habite la vie, c'est-à-dire l'amour.
Aucun
article de foi peut-être n'est aussi étranger à notre conscience moderne que
celui-ci. C'est cet article qui, avec ceux de la naissance virginale de
Jésus et de l'Ascension du Seigneur, incite le plus à la « démythologisation
», que l'on semble pouvoir réaliser ici sans danger ni scandale. Les
quelques passages où l'Écriture paraît dire quelque chose à ce propos (
1P 3, 19 s; 4, 6; Ep 4, 9; Rm 10, 7; Mt 12,
40; Ac 2, 27. 31), sont si difficiles à comprendre qu'ils prêtent
facilement à des interprétations divergentes. Si donc l'on élimine
complètement, en fin de compte, cette affirmation, on en retire apparemment
l'avantage de se débarrasser d'une question étrange, difficile à intégrer
dans nos catégories de pensée, sans se rendre coupable d'une infidélité
majeure. Mais sommes-nous plus avancés pour autant ?
Ne nous sommes-nous pas plutôt dérobés à la difficulté et à l'obscurité du
donné réel ? On peut essayer de venir à bout des problèmes ou bien en
les niant purement et simplement, ou bien en les affrontant. La première
voie est plus commode, mais seule la deuxième permet d'avancer. Au lieu donc
d'éluder la question, ne devrions-nous pas plutôt prendre conscience que cet
article de foi, auquel est consacré liturgiquement le Samedi-Saint,
nous concerne aujourd'hui tout particulièrement, et
qu'il représente à un titre spécial l'expérience de notre siècle ? Le
Vendredi-Saint, il nous reste du moins encore le regard sur le Crucifié,
mais le Samedi-Saint est le jour de la « mort de Dieu », le jour qui exprime
et anticipe cette expérience sans précédent de notre temps : Dieu est tout
simplement absent, le tombeau le recouvre, il ne se réveille plus, il ne
parle plus, au point qu'il n'est même plus besoin de le contester et que
l'on peut l'ignorer sans plus. « Dieu est mort et c'est nous qui l'avons
tué. » Cette parole de Nietzsche appartient au langage traditionnel de la
dévotion chrétienne à la Passion; elle exprime le contenu du Samedi-Saint,
la descente aux enfers
53.
A propos de cet article de foi, deux scènes bibliques me
reviennent toujours à l'esprit. Il y a tout d'abord cette histoire cruelle
de l'Ancien Testament, où Élie invite les prêtres de Baal à implorer de leur
dieu le feu pour le sacrifice. Ils le font, naturellement sans succès. Elie
se moque d'eux, exactement comme un rationaliste se moque de l'homme pieux
et pense l'avoir convaincu de ridicule si sa prière reste sans effet. Le
prophète interpelle les adeptes de Baal, leur disant qu'ils n'ont peut-être
pas prié assez fort : « Criez plus fort, car Baal est un dieu, il a des
soucis ou des affaires ; peut-être il dort et se réveillera! » (1R 18,
27). En lisant aujourd'hui ces railleries lancées aux fidèles de Baal, on se
sentira peut-être quelque peu mal à l'aise ; on aura peut-être le sentiment
que c'est nous maintenant qui sommes dans cette situation et que ces
railleries retombent sur nous. Aucun appel ne paraît pouvoir réveiller Dieu.
Le rationaliste semble pouvoir nous dire tranquillement : Priez donc plus
fort, peut-être votre Dieu se réveillera-t-il ! « II
est descendu aux enfers » : voilà vraiment la
vérité de notre heure, la descente de Dieu dans le silence, dans le sombre
mutisme de l'absence.
Mais à côté de l'histoire d'Élie et de son correspondant
néotestamentaire dans le récit de Jésus dormant au milieu de la tempête (Mc
4, 35-41), il faut mentionner également ici l'histoire des disciples
d'Emmaüs (Lc 24, 13-35). Les disciples bouleversés parlent de la mort
de leur espérance. Pour eux, il est arrivé quelque chose comme la mort de
Dieu : le point où Dieu semblait enfin avoir parlé, est éteint. L'envoyé de
Dieu est mort, et c'est le vide total. Plus aucune réponse.
Mais alors qu'ils parlent ainsi de la mort de leur
espérance et n'arrivent plus à voir Dieu, ils ne remarquent pas que cette
espérance même se trouve vivante au milieu d'eux. Ils ne se rendent pas
compte que « Dieu »,
ou plutôt l'idée qu'ils s'étaient faite de sa
promesse, devait mourir, pour qu'il puisse renaître plus grand. Il fallait
que cette image de Dieu qu'ils s'étaient forgée et où ils essayaient de
l'enfermer, fût détruite, pour qu'au-dessus, en quelque sorte, des ruines de
la maison démolie ils puissent voir à nouveau le ciel et Dieu lui-même, qui
demeure toujours l'infiniment plus grand. Eichendorff a exprimé cela
avec toute la sensibilité de son siècle et sur un ton qui nous paraît
presque trop léger :
C'est Toi qui doucement brises au-dessus de nos têtes
Ce que construisent nos mains,
Pour que nos regards voient le ciel -
C'est pourquoi, je ne me plains.
Or, par là l'article de foi de la
descente aux enfers nous rappelle que la révélation de Dieu ne comprend pas
seulement la parole de Dieu, mais aussi son silence.
Dieu n'est pas
seulement la parole intelligible qui vient à nous, il est aussi le principe
mystérieux et muet, inaccessible et inintelligible, qui se dérobe à nous.
Dans le christianisme il y a certes un primat du logos, de la parole,
sur le silence : Dieu a parlé. Dieu est parole. Mais il ne faut pas oublier
pour autant la réalité du mystère permanent de Dieu. Il faut avoir fait
l'expérience du silence de Dieu, si l'on veut espérer percevoir sa parole
qui s'exprime dans le silence
54.
La christologie s'étend au-delà de la croix, au-delà de cet instant où
l'amour de Dieu devient tangible, jusque dans la mort, où Dieu se tait et
disparaît dans l'obscurité. Faut-il s'étonner que l'Église, que la vie de
chacun d'entre nous soient amenées à passer toujours à nouveau par cette
heure du silence, par cet article de la foi, oublié et ignoré : « est
descendu aux enfers ? »
Si l'on songe à cela, la question de la « preuve scripturaire
» se résout d'elle-même; il y a du moins le cri d'agonie de Jésus : « Mon
Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » (Mc 15, 34), qui
illumine le mystère de la descente de Jésus aux enfers comme un éclair
éblouissant dans la nuit noire. N'oublions pas que cette parole du Crucifié
reprend le premier verset d'une prière d'Israël (Ps 22 [21], 2), où
sont résumées, de façon bouleversante, à la fois la détresse et l'espérance
de ce peuple, élu par Dieu et paraissant, à cause de cela même, profondément
délaissé par Lui. Cette prière jaillie de la détresse profonde de l'absence
de Dieu se termine par un hymne à la grandeur de Dieu. Cela aussi est
présent dans le cri de Jésus, que E. Käsemann a appelé récemment une prière
jaillie des profondeurs de l'enfer, l'adoration du premier commandement
s'élevant dans le désert de l'apparente absence de Dieu : «
Le Fils garde la foi alors qu'elle semble avoir perdu tout sens, et que la
réalité terrestre manifeste l'absence de Dieu, dont parlent, non sans
raison, le premier larron et la foule moqueuse. Le cri de Jésus n'est pas un
appel à la vie et à la survie, il n'est pas pour lui-même, mais pour le
Père. Son cri se dresse contre la réalité du monde entier. » Est-il
encore besoin alors de demander ce que doit être l'adoration en notre heure
de ténèbres ? Peut-elle être autre chose que le cri venu des profondeurs, en
union avec le Seigneur qui est « descendu aux enfers » et qui a instauré la
proximité de Dieu au milieu du délaissement et de l'absence de Dieu ?
Essayons encore une autre piste de réflexion pour pénétrer
plus avant dans ce mystère très complexe, qu'un point de vue unique ne
suffit pas à éclairer. A cet effet, prenons tout d'abord connaissance, une
fois encore, d'une donnée d'exégèse. On nous dit que dans notre article de
foi, le mot « enfers » n'est qu'une mauvaise traduction du mot shéol (en
grec : Hadès), dont l'hébreu se sert pour désigner l'état au-delà de
la mort, que l'on se représentait très vaguement comme une ombre d'existence
plus proche du néant que de l'être. De ce fait, la phrase aurait tout
simplement signifié à l'origine que Jésus est entré dans le shéol,
c'est-à-dire qu'il est mort. Cela est fort possible. Mais la question est de
savoir si de cette façon le problème est devenu plus simple et moins
mystérieux. Il me semble que c'est là seulement que se pose le véritable
problème qui est de savoir ce qu'est en fait la mort et ce qui se passe
quand un homme meurt, quand il entre dans le destin de la mort. Nous serons
sans doute tous obligés d'avouer notre embarras devant cette question.
Personne ne le sait réellement, car nous vivons tous en deçà de la mort et
nous n'avons pas fait l'expérience de la mort. Mais peut-être pouvons-nous
trouver une voie d'approche en partant une fois encore du cri de Jésus sur
la croix, dans lequel nous avons reconnu l'expression de ce que signifie
essentiellement la descente de Jésus, sa participation au destin de la mort
de l'homme. Dans cette dernière prière de Jésus, comme
d'ailleurs dans la scène du Mont des Oliviers, il apparaît que l'essentiel
de sa passion n'est pas une quelconque souffrance physique, mais la solitude
radicale, le délaissement total. Or c'est finalement l'abîme de la
solitude de l'homme tout court qui se révèle ici, de l'homme qui, au plus
intime de lui-même, est seul. Cette solitude qui se dissimule habituellement
sous toutes sortes de masques, mais qui est pourtant la vraie situation de
l'homme, représente en même temps la contradiction la plus profonde avec
l'être de l'homme ; celui-ci ne peut rester seul, il a besoin d'être avec
quelqu'un. Aussi la solitude est-elle le domaine de l'angoisse, qui a sa
racine dans la précarité de l'être de l'homme, être menacé, exposé, parce
qu'il doit être et qu'il est pourtant projeté vers ce qui lui est
impossible.
Essayons de préciser cela par un exemple. Voici un enfant qui
doit passer tout seul dans la nuit par une forêt obscure ; il a peur même si
on lui a démontré de la façon la plus convaincante qu'il n'y avait
absolument rien à craindre. Au moment où il est tout seul dans l'obscurité
et qu'il expérimente de façon radicale la solitude, la peur se déclare, la
vraie peur de l'homme, qui n'est pas peur de quelque chose, mais peur en
soi. La peur devant un objet déterminé est au fond anodine, elle peut être
bannie, il suffit de faire disparaître l'objet qui la provoque. Si, par
exemple, quelqu'un a peur d'un chien méchant, il est facile d'arranger
l'affaire, en attachant le chien à la chaîne. Mais ici, il s'agit d'un
phénomène bien plus profond : l'homme livré à la solitude extrême a peur,
non pas de quelque chose de déterminé, susceptible d'être neutralisé par des
arguments; il expérimente la peur de la solitude,
l'insécurité et la précarité de son être, qu'il est impossible de surmonter
par la raison. Prenons encore un autre exemple : si quelqu'un doit
veiller la nuit tout seul avec un mort, il se sentira toujours quelque peu
inquiet, pas rassuré, même s'il ne veut pas en convenir, même s'il arrive à
se convaincre rationnellement qu'il n'y a vraiment pas lieu de s'effrayer.
Il sait très bien que le mort est inoffensif et que sa situation serait
peut-être plus dangereuse si le mort en question était encore vivant. Ce
qu'il éprouve est une peur toute différente, non pas la peur devant quelque
chose; ce qu'il éprouve, étant tout seul avec la mort, c'est l'insécurité de
la solitude en soi, la précarité de l'existence « exposée ».
Mais il s'agit maintenant de savoir comment on peut surmonter
une telle peur, s'il est vain de montrer qu'elle est sans objet. Eh bien,
l'enfant n'aura plus peur à partir du moment où une main sera là pour le
prendre et le guider, une voix pour lui parler, au moment donc où il éprouve
la présence de quelqu'un qui l'aime. De même, celui qui est seul avec le
mort sentira son inquiétude s'évanouir si quelqu'un est avec lui, s'il
éprouve la présence d'un Toi. Cette manière de dominer
la peur révèle une fois de plus en quoi elle consiste : elle est peur de la
solitude, la peur d'un être qui ne peut vivre qu'avec d'autres. La véritable
peur de l'homme ne peut être surmontée par la raison, mais uniquement par la
présence d'un être aimant.
Il nous faut creuser encore davantage cette question.
S'il y avait une solitude où aucune parole d'un autre
ne pourrait plus pénétrer pour la transformer, s'il y avait une déréliction
si profonde qu'aucun Toi ne pourrait plus y atteindre, alors ce serait la
solitude véritable et totale, la peur totale, ce que le théologien appelle
« enfer ». Le sens de ce
mot peut être exactement défini à partir de là : il désigne une solitude où
ne pénètre plus la parole de l'amour et qui constitue ainsi véritablement
l'existence exposée, menacée. Qui ne se rappellerait à ce propos que
des poètes et philosophes de notre temps soutiennent qu'au fond toutes les
rencontres entre hommes demeurent superficielles, qu'aucun homme n'a accès à
la véritable profondeur de l'autre ? Selon eux, personne ne saurait
atteindre au plus intime de l'autre ; toute rencontre, si belle qu'elle
paraisse, ne fait qu'anesthésier la plaie inguérissable de la solitude.
Au plus profond de notre existence à nous tous résiderait donc l'enfer, le
désespoir, c'est-à-dire la solitude, qui est aussi inéluctable qu'atroce.
Sartre, on le sait, a construit son anthropologie à partir de cette idée.
Mais même un poète aussi amène et serein que Hermann Hesse exprime au fond
la même pensée :
Étrange, de marcher dans le brouillard !
Vivre, c'est être seul.
Personne ne connaît son voisin,
Chacun est seul.
De fait, une chose est certaine : il existe une nuit, dans la
déréliction de laquelle aucune voix ne parvient; il existe une porte, par
laquelle nous ne pouvons passer que solitaires : la porte de la mort. Toute
la peur du monde est au fond la peur de cette solitude-là. Cela explique
pourquoi l'Ancien Testament n'a qu'un seul mot pour l'enfer et pour la mort,
le mot shéol, car pour l'Ancien Testament, les deux sont en dernière analyse
identiques. La mort, c'est la solitude tout court,
tandis que la solitude où l'amour ne peut plus pénétrer, c'est l'enfer.
Et nous voilà revenus à notre point de départ, à l'article de
foi de la descente aux enfers. D'après la perspective qui vient d'être
développée, cet article affirme que le Christ a franchi la porte de notre
ultime solitude, qu'il est entré, à travers sa Passion, dans l'abîme de
notre déréliction. Là où aucune parole ne saurait plus
nous atteindre, il y a Lui.
Ainsi l'enfer est surmonté, ou plus exactement, la mort qui auparavant était
l'enfer, ne l'est plus. Les deux ne sont plus identiques, parce qu'au milieu
de la mort il y a de la vie, parce que l'amour habite au milieu de la mort.
Seul le repliement délibéré sur soi-même est
désormais enfer ou, comme le dit la Bible : seconde mort (cf.
Ap 20, 14). Tandis que mourir, ce n'est plus la route de la solitude
glaciale ; les portes du shéol sont ouvertes. Je crois qu'à partir de là
l'on peut comprendre les images, au premier abord si mythologiques,
employées par les Pères, et où il est question de retirer les morts du
gouffre, d'ouvrir les portes; de même, le texte apparemment si mythique de
l'évangile de Matthieu devient ici compréhensible, lorsqu'il dit qu'à la
mort de Jésus les tombes s'ouvrirent et les corps des saints ressuscitèrent
(Mt 27, 52). La porte de la mort est ouverte
depuis que dans la mort habite la vie, c'est-à-dire l'amour.
A SUIVRE : EST RESSUSCITÉ DES MORTS
Notes :
53. Cf. H. DE LUBAC, Le drame de l'Humanisme athée, Spes, 1945, pp. 40-54.
54. Cf. la signification du silence dans les écrits d'Ignace d'Antioche :
Epistola ad Ephesios, 19, 1 : « Le prince de ce
monde a ignoré la virginité de Marie, son enfantement, et la mort du
Seigneur, - trois mystères retentissants accomplis dans le silence de Dieu. » (Cité dans J.- L. VIAL, Ignace d'Antioche, Paris, 1956, p.
27); - cf. Epistola ad Magnésios, 8, 2, où il est question du
ο Λόγος από τη σιωπή : (la Parole provenant du silence), et la
méditation sur la parole et le silence dans Epistola ad Ephesios, 15,
1. - Pour l'arrière-plan historique, cf. H. SCHLIER,
Rellgionsgeschichtliche Untersuchungen zu den Ignatiusbrieƒen, Berlin,
1929.
►
Les
lecteurs qui désirent consulter les derniers articles publiés par le
site
Eucharistie Sacrement de la Miséricorde, peuvent cliquer
sur le lien suivant
► E.S.M.
sur Google actualité |
Sources :Texte original des écrits du Saint Père Benoit XVI -
E.S.M.
Ce document est destiné à l'information; il ne
constitue pas un document officiel
Eucharistie sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 17.03.2023
|