
MERCREDI 14 JANVIER 2009 Conférence :
VALEURS À DÉCOUVRIR ET À REDÉCOUVRIR
(12:45-13:30 hrs.)
S.E.
le cardinal Marc Ouellet, primat du
Canada
LA FAMILLE, ÉDUCATRICE AUX VALEURS HUMAINES ET CHRÉTIENNES
Introduction : Un bouleversement des valeurs aux vastes proportions
Le mariage et la famille sont devenus à notre époque un champ de bataille
culturel dans les sociétés sécularisées où une vision du monde sans Dieu
tente de supplanter l'héritage judéo-chrétien. Depuis quelques décennies,
les valeurs du mariage et de la famille ont subi des assauts répétés qui ont
causé de graves dommages au plan humain, social et religieux. À la fragilité
croissante des couples se sont ajouté de graves problèmes d'éducation liés à
la perte des modèles parentaux et à l'influence de courants de pensée qui
rejettent les fondements mêmes de l'institution familiale. Le bouleversement
des valeurs atteint l'identité même de l'être humain, au-delà de sa fidélité
à un ordre moral. Il règne désormais une confusion anthropologique
subtilement entretenue par un langage ambigu qui impose à la pensée
chrétienne un travail de décodage et de discernement (1). La crise que
traverse l'humanité actuelle se révèle comme étant d'ordre anthropologique
et non plus seulement d'ordre moral ou spirituel.
En Occident, par exemple, les philosophies du constructivisme et du genre (2)
( gender theory ) dénaturent la réalité du mariage et de la famille en
refondant la notion du couple humain à partir des désirs subjectifs de
l'individu, rendant pratiquement insignifiante la différence sexuelle, au
point de traiter équivalemment l'union hétérosexuelle et les rapports
homosexuels. Selon cette théorie, la différence sexuelle inscrite dans la
réalité biologique de l'homme et de la femme n'influe pas de façon
signifiante sur l'identité sexuelle des individus car celle-ci est le
résultat d'une orientation subjective et d'une construction sociale (3).
L'identité sexuelle des individus ne serait pas un donné objectif inscrit
dans le fait de naître homme ou femme mais plutôt une donnée psycho-sociale
construite à même les influences culturelles subies ou choisies par les
individus.
Sous la pression de ces idéologies parfois ouvertement antichrétiennes,
certains États procèdent à des législations qui redéfinissent le sens du
mariage, de la procréation, de la filiation et de la famille, sans égard
pour les réalités anthropologiques fondamentales qui structurent les
rapports humains (4). Plusieurs organisations internationales participent à
ce mouvement de déconstruction du mariage et de famille au profit de
certains groupes de pression bien organisés qui poursuivent leurs propres
intérêts au détriment du bien commun. Bref, un bouleversement des valeurs
aux vastes proportions touche l'amour humain, la vie, la famille et la place
de la religion dans la société.
L'Église catholique critique fortement ces courants culturels qui obtiennent
trop facilement l'appui des moyens modernes de communication. Grâce à la
clairvoyance des papes contemporains, l'Église réaffirme les valeurs
traditionnelles du mariage et de la famille dans la ligne novatrice du
Concile Vatican II. À la suite du synode romain de 1980 sur la famille,
l'Exhortation apostolique
Familiaris Consortio propose une grande charte de
la famille fondée sur la création de l'homme à l'image de Dieu et sur le
sacrement du mariage. Cette grande charte pastorale culmine par un appel du
pape Jean Paul II : « Famille deviens ce que tu es !» : une communauté de
vie et d'amour, une école de communion, une Église domestique.
Cet appel reste plus que jamais actuel 29 ans plus tard, et nous replace
devant la mission essentielle de la famille : « l'essence de la famille et
ses devoirs sont définis par l'amour, écrit le pape. C'est pourquoi la
famille reçoit la mission de garder, de révéler et de communiquer l'amour,
reflet vivant et participation réelle de l'amour de Dieu pour l'humanité et
de l'amour du Christ Seigneur pour l'Église son Épouse » (FC17). Cette
déclaration solennelle de Jean Paul Il introduit la troisième partie de ce
document qui prolonge la ligne rénovatrice de la Constitution pastorale
Gaudium et
Spes. Celle-ci définit le mariage comme une union personnelle
dans laquelle les époux se donnent et se reçoivent réciproquement (GS 48).
En définissant l'essence de la famille et sa mission par l'amour et non pas
d'abord par la procréation, le pape ne fait pas une concession douteuse à la
mentalité contemporaine. Il prétend rejoindre "les racines mêmes de la
réalité" (FC 17), il affirme la continuité interne entre l'amour personnel
des époux et la transmission de la vie. Sa prise de position marque une
étape importante vers une refonte personnaliste de la doctrine chrétienne du
mariage et de la famille. Elle place les trois valeurs traditionnelles du
mariage, la procréation, l'amour fidèle et la signification sacramentelle,
dans l'axe de l'amour conjugal fécond et non plus dans celui de la
procréation comme finalité distincte (5). Il me semble important de prolonger
ce développement doctrinal en creusant davantage la dimension christologique
et sacramentelle du mariage afin de relancer la mission éducative de la
famille chrétienne à partir des valeurs du sacrement encore à découvrir et
des valeurs de l'amour conjugal établies dès l'origine de la création mais
qui sont à redécouvrir à la lumière du Christ et face au grand défi
contemporain (6).
I- Valeurs à découvrir
Disons tout d'abord, d'une façon générale, que les circonstances actuelles
évoquées plus haut poussent la famille chrétienne à une prise de conscience
fondamentale : Seule la rencontre personnelle et authentique du Christ
Rédempteur peut lui permettre de relever le défi de l'éducation à la vie
chrétienne et aux valeurs humaines qui s'y rattachent. Au tout début du
troisième millénaire, le Pape Jean Paul II a exhorté l'Église à repartir du
Christ, Tête et Époux de l'Église (Jean Paul II,
Exhortation apostolique
Novo
Millennio ineunte). Repartir du Christ comme fondement
d'un élan renouvelé vers la sainteté pour tous dans chaque état de vie. Cet
appel concerne au premier chef les époux qui cherchent à répondre à leur
vocation de baptisés mariés (8) au sein d'une famille. Ils ont besoin pour y
parvenir d'une spiritualité personnelle et ecclésiale appropriée qui va
au-delà de la présentation traditionnelle des valeurs du mariage et de la
famille, à prédominance morale et juridique.
Repartir du Christ signifie concrètement approfondir le sacrement qui est le
bien suprême du mariage selon saint Augustin. L'évêque d'Hippone a résumé la
doctrine du mariage en définissant trois biens essentiels du mariage, la
fidélité (fides), la procréation (proles) et l'indissolubilité
(sacramentum). Alors que la fidélité et la procréation s'enracinent dans la
dimension naturelle du mariage, le sacrement appartient plus explicitement à
sa dimension surnaturelle. Celle-ci offre un bon point de départ pour une
spiritualité du mariage et de la famille qui soit signifiante pour ses
membres et en même temps féconde pour l'Église et la société. Voyons-en les
fondements à partir 1) de l'horizon christocentrique global, 2) de l'acte de
consécration matrimoniale et 3) de la grâce qui en découle pour les époux et
à l'Église. 4) Des valeurs éducatives seront identifiées à partir de ces
fondements.
1) Le sacrement du mariage comme rencontre du Christ
Une première valeur à découvrir est la place de la foi dans le pacte
d'alliance des époux et l'impact qu'elle a ou devrait avoir dans leur vie.
Quand la foi des époux est vécue comme une rencontre personnelle avec le
Christ, elle confère à leur amour une dimension théologale qui bonifie toute
leur vie matrimoniale. Car le mariage n'est pas une réalité purement
naturelle, complète et suffisante en elle-même, à laquelle le Christ
n'apporterait qu'une aide extrinsèque pour qu'elle atteigne mieux sa propre
finalité. Le mariage existe depuis les origines de la création en vue du
Christ et de sa grâce rédemptrice qui instaure une plénitude de sens pour
l'amour conjugal et familial.
La Constitution pastorale Gaudium et Spes du Concile Vatican II a opté pour
une refonte de la doctrine du mariage dans cette perspective
christocentrique. Alors que la théologie moderne, tributaire d'une vision
extrinséciste du rapport entre la nature et de la grâce, présentait le
sacrement du mariage comme une élévation de la nature, le Concile le
présente comme une rencontre du Christ et une amitié avec lui. « De même en
effet que Dieu prit autrefois l'initiative d'une alliance d'amour et de
fidélité avec son peuple, ainsi, maintenant, le Sauveur des hommes, Époux de
l'Église, vient à la rencontre des époux chrétiens par le sacrement de
mariage. Il continue de demeurer avec eux pour que les époux, par leur don
mutuel, puissent s'aimer dans une fidélité perpétuelle, comme Lui-même a
aimé l'Église et s'est livré pour elle » (GS 48).
D'où l'importance de la célébration sacramentelle du mariage qui symbolise
cette rencontre des époux avec le Christ et qui inaugure toute une vie
d'amitié avec lui au cœur même de la vie conjugale et familiale. Cette
célébration inaugure du même coup la mission ecclésiale du couple et de la
famille, une mission de service à l'égard de la société par le biais de la
procréation et de l'éducation, mais d'abord et avant tout une mission de
service à l'égard de l'amour du Christ pour l'Église qui assume la réalité
humaine du mariage parmi les sacrements de son Royaume.
Cette perspective christocentrique et ecclésiale s'inscrit dans la mouvance
du tournant initié par Henri de Lubac à notre époque pour restaurer une
compréhension à la fois plus traditionnelle et plus unifiée du rapport entre
la nature et la grâce. Selon lui, l'homme n'a qu'une seule finalité,
surnaturelle, qu'il est incapable d'atteindre par lui-même. C'est là son
paradoxe et sa noblesse qui fait dire à saint Thomas d'Aquin que l'homme
est un être qui, par sa nature rationnelle, aspire à la vision de Dieu
(Desiderium naturale visionis) (9). Ouvert sur l'infini à cause de sa
dimension spirituelle, l'homme aspire naturellement à la vision de Dieu. Il
est, en tant qu'image de Dieu, une liberté finie en quête de la Liberté
infinie. Vatican II a exprimé cette vérité paradoxale en disant qu' "en
réalité, le mystère de l'homme ne s'éclaire vraiment que dans le mystère du
Verbe incarné" (GS 22). L'homme et la femme mariés, en tant que « communauté
de vie et d'amour », aspirent à cette plénitude de sens qui lui est promise
et que le sacrement leur fait déjà entrevoir et expérimenter dans l'Église.
2) Le mariage comme consécration et mission ecclésiale
Faisons un pas de plus pour découvrir la dynamique profonde du sacrement à
partir de l'acte de foi qui le fonde. Quand deux baptisés se marient à
l'Église, le don du sacrement est fait simultanément au couple et à
l'Église, car en tous ses dons sacramentels, le Christ aime l'Église et fait
de ses enfants, avec elle et par elle, des témoins du salut. Par le don du
sacrement du mariage, le Christ confère aux époux une grâce qui les unit,
qui les guérit et les sanctifie dans leur vie d'amour. Mais il y a plus. Par
le don du sacrement, le Christ les consacre comme témoins de son propre
amour pour l'Église. Une telle vocation sacramentelle suppose évidemment la
foi, l'acte de foi qui fonde le sacrement. « Le mariage chrétien doit être
interprété dès le principe à partir d'en-haut, écrit Hans Urs von Balthasar,
c'est à dire à partir de l'acte chrétien qui le fonde. Cet acte est celui de
la foi chrétienne, qui lorsqu'il est vivant inclut toujours l'amour et
l'espérance, et qui est le fondement sur lequel repose le don mutuel des
partenaires. C'est un acte qui va directement et immédiatement à Dieu, un
vœu de fidélité à Dieu parce que Dieu s'est manifesté le premier par ses
promesses et ses révélations comme l'éternellement Fidèle, à qui on doit
croire, en qui on doit espérer et que l'on doit aimer. Le vœu de fidélité au
conjoint est prononcé à l'intérieur de ce vœu de fidélité à Dieu » (10).
Selon le grand théologien de Bâle, l'échange des consentements entre les
époux chrétiens a donc une dimension intrinsèquement théologale qui retentit
sur toutes les dimensions de leur union. Balthasar poursuit : « C'est l'acte
de foi des deux partenaires du mariage qui se rencontre en Dieu et qui à
partir de Dieu, fondement de leur unité, témoin de leur lien et garant de
leur fécondité, devient façonné, assumé et restitué. C'est Dieu qui, dans
l'acte de foi, donne les conjoints l'un à l'autre à l'intérieur de l'acte
chrétien fondamental d'offrande de soi. C'est à Lui que l'un et l'autre
s'offrent ensemble, c'est de Lui qu'ils se reçoivent de nouveau dans un don
de grâce, de confiance et d'exigence chrétienne » (11).
Ce texte d'une extrême densité propose un tournant théologique radical dans
la compréhension du sacrement du mariage, qui peut fonder une spiritualité
renouvelée pour cet état de vie. À la perspective habituelle
anthropocentrique où les époux apparaissent comme les premiers protagonistes
de leur consentement mutuel, nous voyons plus profondément ici que l'acte de
foi sous-jacent à leur don inclut leur échange dans l'acte fondamental de
remise de soi à Dieu. Parce qu'ils se marient comme des baptisés, dans le
Christ, ils déposent leur amour entre les mains du Christ, qui les redonne
l'un à l'autre, les bénit et les gratifie d'une effusion spéciale de son
Esprit (FC 21). Dorénavant ils s'aimeront avec toute la force de leurs
sentiments personnels, mais aussi dans la puissance de l'Esprit qui les
investit d'une mission d'amour de nature ecclésiale.
La dimension théologale de ce sacrement, vue à partir de son acte
constitutif, est appelée à se développer et à pénétrer tous les aspects de
la vie conjugale et familiale. Elle met en valeur le partenaire divin qui
est engagé dans l'union des époux et qui veut féconder de toutes les
manières leur communauté de vie et d'amour. Comment aider les couples à se
préparer à un tel acte de consécration de leur union et à vivre en
permanence l'acte de foi qui les donne à Dieu en se donnant l'un à l'autre ?
Comment éduquer les époux et les futurs époux pour que leur rencontre du
Christ les mène à vivre leur union comme une mission reçue de lui dans
l'Église et pas seulement comme une recherche personnelle de bonheur ? Ces
questions invitent à développer plus précisément les effets ecclésiaux du
sacrement et à en explorer les potentialités éducatives.
3) La double signification, ecclésiale et anthropologique, du don
sacramentel
Le sacrement du mariage ajoute une participation à deux, comme couple, à la
vie divine qui est donnée en tout sacrement, "à tel point que l'effet
premier et immédiat du mariage (res et sacramentum)
n'est pas la grâce
surnaturelle elle-même, mais le lien conjugal chrétien, une communion
typiquement chrétienne parce que représentant le mystère d'incarnation du
Christ et son mystère d'alliance" (FC 13).
Selon ce passage de Familiaris Consortio qui recueille la doctrine commune
de l'Église, le premier effet du sacrement scelle de façon indissoluble
l'appartenance des époux l'un à l'autre, par un don mutuel qui transcende
leurs fluctuations émotionnelles. Ce sceau sacramentel unit les deux
personnes indissolublement en vertu de l'amour du Christ qui s'engage avec
eux et les requiert pour représenter son propre mystère d'alliance. Le lien
conjugal constitue la base de la dimension ecclésiale du sacrement. Par ce
lien les époux forment une nouvelle unité, un couple sacramentel, qui
constitue la cellule de base de la société et de l'Église.
Ce lien sacramentel signifie que l'amour divin épouse l'amour conjugal et
l'engage au service de son mystère d'Alliance avec l'humanité. Cela
signifie, anthropologiquement, qu'au moment où les époux se vouent leur
amour, ils sont simultanément bénis et comme désappropriés. Leur vie
commune, habitée par l'Esprit Saint, sera un signe de la fidélité de Dieu
envers son peuple, une source de la fécondité spirituelle et humaine de
l'Église, Épouse du Christ. "Par le sacrement, tout couple épouse le Christ"
écrit Paul Evdokimov. L'engagement des époux, l'un vis-à-vis de l'autre,
étant d'abord et avant tout un engagement à l'égard du Christ, Celui-ci se
porte garant, en retour, des secours nécessaires pour surmonter leurs
faiblesses, pour guérir leurs blessures et perfectionner leur amour en
toutes ses manifestations humaines et spirituelles. « En accomplissant leur
mission conjugale et familiale avec la force de ce sacrement, pénétrés de
l'esprit du Christ qui imprègne toute leur vie de foi, d'espérance et de
charité, ils parviennent de plus en plus à leur perfection personnelle et à
leur sanctification mutuelle: c'est ainsi qu'ensemble ils contribuent à la
glorification de Dieu » (GS 48).
Au cœur du sacrement du mariage, le Christ exerce donc une véritable
médiation nuptiale, symbolisée par sa présence à Cana (12), qui déploie
l'horizon trinitaire de la spiritualité conjugale et familiale. Comme
l'exprime audacieusement le Concile, « l'authentique amour conjugal est
assumé dans l'amour divin » (GS 48) et il est intégré par la grâce
rédemptrice du Christ dans le rapport d'Alliance de la Trinité Sainte avec
le monde. Car, en vertu de l'union hypostatique du Christ qui fonde
l'alliance sacramentelle des époux, leur amour mutuel est assumé dans
l'échange entre les Personnes divines et devient fonction de cet échange. Le
Père et le Fils se glorifient mutuellement à même l'amour des époux et de la
famille qu'ils bénissent et sanctifient par le don de leur Esprit. D'où un
élargissement infini de leur horizon spirituel et de leur rayonnement
sacramentel. L'amour fécond des époux chrétiens et les rapports familiaux
qui en procèdent deviennent le sanctuaire de l'Amour trinitaire, le signe
sacré d'un Amour divin incarné qui s'offre au monde humblement par leur
communauté de vie et d'amour vécue à l'image de la Sainte Famille de
Nazareth.
4) L'Église domestique, école d'évangile et de valeurs humaines
Dans cette perspective trinitaire et christocentrique, la dimension
ecclésiale du mariage ressort au premier plan et devient englobante alors
qu'elle demeurait auparavant limitée et marginale. De fait, par la grâce du
sacrement du mariage, les époux chrétiens sont constitués membres de la
première cellule de l'Église, appelée à juste titre au Concile « église
domestique » (Lumen
Gentium 11;
Apostolicam Actuositatem 11). Développée abondamment par l'Exhortation apostolique
Familiaris Consortio cette perspective acquiert alors officiellement droit
de cité sans toutefois que ce document établisse pleinement l'ecclésialité
de la famille. Car, selon les termes de la FC, la famille, communauté «
sauvée » devient une communauté « qui sauve » (FC 49) mais sa «
participation à la vie et à la mission de l'Église » (FC 49-64) est encore
pensée de façon quelque peu extrinsèque en référence aux activités
spécifiques d'évangélisation et de culte. Alors que c'est tout l'être du
couple dans toutes ses dimensions qui est ecclésial, puisque le Christ
assume l'amour humain dans son amour divin pour en faire un sacrement de son
rapport nuptial à l'Église (GS 48).
Par le mariage sacramentel, les époux ne sont pas seulement une image de
l'Église, ils sont vraiment constitués « une église en miniature » dotée des
propriétés de l'Église une, sainte, catholique et apostolique. On y trouve
en effet la communauté de vie, le sacerdoce baptismal, la charité,
l'évangélisation et le culte. Ces dimensions constitutives confèrent au
couple d'être une réalité ecclésiale authentique et essentiellement
missionnaire, à l'instar de la grande Église dont elle est une cellule de
base.
Dans cette lumière, on perçoit mieux la beauté et l'importance de la mission
éducative des époux. Par la grâce du Christ, ils sont une source
jaillissante de vie, de croissance, d'éducation et de service; leur union
devient dans un sens élargi un sacrement de la paternité divine et de la
filiation divine dans la fécondité de l'Esprit Saint. Saint Thomas a pu
comparer la sublimité du ministère éducatif des parents chrétiens au
ministère des prêtres: "Certains propagent et entretiennent la vie
spirituelle par un ministère uniquement spirituel, et cela revient au
sacrement de l'ordre; d'autres le font pour la vie à la fois corporelle et
spirituelle, et cela se réalise par le sacrement de mariage, dans lequel
l'homme et la femme s'unissent pour engendrer les enfants et leur enseigner
le culte de Dieu" (14).
« Famille deviens ce que tu es !» répétait avec force Jean Paul II, le pape
de la famille. Deviens ce que tu es : une cellule d'Église, un sanctuaire
de l'Amour, une école d'évangile et de valeurs humaines, l'épouse du Christ.
C'est seulement dans la conscience de cette lumière qui vient de la
rencontre du Christ que la famille peut aujourd'hui remplir sa mission
d'éducatrice aux valeurs humaines et chrétiennes. Deviens ce que tu es : «
Fais de ta maison une Église » répétait à ses fidèles saint Jean Chrysostome
.
En corollaire de ces considérations théologiques, certaines valeurs
éducatives à promouvoir ressortent au premier plan. En tout premier lieu,
une éducation à la vie théologale de foi, espérance et charité, qui doit
préparer les époux à leur mariage afin que leur union conjugale et familiale
soit fondée sur le roc de la parole de Dieu et pas seulement sur le sable
mouvant de leurs sentiments, si sincères soient-ils. Une profonde vie
théologale implique la conscience vive des époux de ce que signifie le
baptême comme appartenance au Christ et à l'Église ; elle implique aussi une
vie intense de prière, nourrie de l'Eucharistie et périodiquement renouvelée
par le sacrement de pénitence. La vitalité de la famille, Église domestique,
dépend de sa cohérence sacramentelle qui assure son ouverture à Dieu et son
ouverture apostolique. Cette vitalité grandit ou dépérit selon la fidélité
du couple et de la famille à son appartenance ecclésiale.
D'où l'importance de certaines rencontres familiales et ecclésiales qui
nourrissent la spiritualité de l'Église domestique. Aux grandes rencontres
familiales de Noël et de Pâque, s'ajoute tout naturellement la messe
dominicale en famille, préparée peut-être par une catéchèse et suivie du
repas hebdomadaire festif. Certains groupes religieux contemporains
restaurent ces belles traditions comme un signe prophétique qu'un nouveau
printemps de l'Église commence dans les familles. Ces temps forts de vie
commune renforcent l'unité de la famille et le sens d'appartenance à la
communauté, contre les tendances culturelles dominantes à l'individualisme
et à la dispersion. Quelles que soient les contraintes de la vie moderne,
une famille chrétienne doit choisir consciemment et fortement de ne pas
abandonner la valeur inestimable du dimanche comme jour de repos, de prière
et de vie familiale. Une famille qui respecte et honore le jour du Seigneur
par l'écoute de la Parole de Dieu au sein de l'Assemblée dominicale porte un
message prophétique au monde d'aujourd'hui. En remerciant Dieu de son
appartenance à la famille de Dieu, elle témoigne en Église de son Alliance
avec le Christ pour l'édification d'une civilisation de l'amour.
La famille chrétienne remplit aussi sa mission d'éducatrice par son
ouverture à la société et à l'apostolat. L'accueil, l'hospitalité, le
partage et l'entraide sont des traits caractéristiques de la spiritualité
familiale qui manifestent l'Esprit d'amour qui l'anime. L'ouverture à Dieu
dont témoignent les époux par la sainteté de leur vie se prolonge par
l'ouverture missionnaire à la société. Même si la mission de l'Église
domestique commence en tout premier lieu par l'être de la famille, par la
communion des personnes, le don de la vie et l'éducation des enfants, elle
se prolonge néanmoins tout naturellement par l'apostolat auprès des autres
familles ou dans tout autre rayonnement sur la société qui est compatible
avec sa mission première. Son ouverture apostolique témoigne de l'Amour
trinitaire qui l'habite et l'entraîne à partager la bonne nouvelle de
l'Amour qui se fait chair.
II - Valeurs à redécouvrir
La réflexion sur le sacrement du mariage a révélé le but de la famille
éducatrice qui est de conduire ses membres à la sainteté par l'appropriation
la plus profonde possible de la mission et des valeurs de l'Église
domestique. En traitant d'abord du sacrement, nous sommes partis du Christ
pour définir la réalité profonde que la famille est appelée à découvrir et à
vivre en réponse à l'amour du Christ. Il faut maintenant traiter de la
dimension anthropologique, apparemment mieux connue, mais où les valeurs
sont à redécouvrir pour répondre aux défis éducatifs de notre époque.
1) L'amour conjugal et familial à l'image de l'amour divin.
Dans un monde qui facilite les unions libres et qui justifie les ruptures
successives, fatales pour l'éducation des enfants, les chrétiens sont
appelés à révéler par leur vie le dessein original du Créateur sur l'amour
conjugal, le mariage et la famille. L'amour conjugal est la première valeur
à redécouvrir car, bien qu'il soit plus menacé que jamais, il constitue
néanmoins le premier fondement du mariage et de la famille. Face au
mouvement de privatisation de l'amour conjugal qui réduit l'engagement du
couple au minimum, les disciples du Christ s'engagent, aujourd'hui comme
hier, à vivre au maximum l'amour conjugal dans l'institution sociale et
sacramentelle du mariage. Ils offrent ainsi au monde le témoignage d'un don
de soi réciproque qui n'est pas seulement subjectif et privé, mais public et
ratifié par la célébration sacramentelle du mariage. Ce témoignage d'amour «
exclusif » et « définitif » (Benoît XVI,
Deus Caritas est, 6), fondé sur le dessein de Dieu et soutenu par
la grâce divine, constitue la base de la famille, éducatrice aux valeurs
humaines et chrétiennes.
À la lumière de la révélation biblique, l'amour conjugal d'un homme et d'une
femme apparaît en effet comme une réalité sacrée, enracinée dans leur être
créé à l'image de Dieu : « Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu
il le créa ; mâle et femelle il les créa » (Genèse 1,27). À ce couple originel,
Dieu donne d'expérimenter la merveille de l'amour : « Voici cette fois l'os
de mes os et la chair de ma chair » ( Gn 2, 23) et de participer à sa
seigneurie sur le monde par l'expérience de la fécondité: « Soyez féconds et
prolifiques, remplissez la terre et soumettez-la » (Gn 1, 28). L'homme et la
femme, créés à l'image de Dieu, tendent vers la ressemblance avec Lui en
devenant « une seule chair » (Gn 2, 24) par un amour fidèle et fécond.
L'exégèse de la tradition sacerdotale arrive ainsi à joindre très
étroitement le thème de l'image et celui de la famille. "Adam représente
Dieu, c'est à dire qu'il rend son pouvoir et son autorité présente et il
interagit avec Lui, dans la relation de l'homme et de la femme" (16). Selon
les spécialistes, Gn 1,26 suggère "un rapport de ressemblance entre Dieu qui
crée et l'homme, mâle et femelle, qui, béni par lui, procrée". Ainsi l'expression
''Dieu le fit à sa ressemblance'' signifie que Dieu fit l'homme pour
être fécond comme lui (17).
Le pacte d'alliance qui établit entre les époux une « communauté de vie et
d'amour » (GS 48) repose par conséquent sur un ordre de choses divinement
institué. Il assure ainsi à la société son premier fondement : la famille.
D'où l'exigence d'unité, de stabilité et de fécondité qui définit la nature
même de l'amour conjugal dans le plan de Dieu, un amour béni de Dieu qu'on
ne peut réduire à une émotion passagère ou à un transport érotique sans
lendemain. Bien qu'affaibli et menacé par les conséquences désastreuses du
péché originel, l'amour conjugal demeure une valeur première dont les
caractéristiques sont rappelées dans l'Encyclique
Humanae
Vitae. C'est un
amour « pleinement humain, c'est-à-dire à la fois sensible et spirituel »
(HV 9) ; un amour qui engage par « un acte de la volonté libre » impliquant
un « don de soi total, fidèle et fécond ». Ces traits caractéristiques de
l'amour conjugal authentique, décrit par Paul VI, conservent toute leur
valeur, malgré les libéralisations contemporaines, car elles sont fondées
sur la sagesse divine et confirmées par l'expérience humaine.
D'autres interventions pontificales ont exprimé par la suite la sollicitude
constante de l'Église pour ce domaine vital de la pastorale catholique
(Mentionnons entre autres la Lettre apostolique
Mulieris Dignitatem,
1988;
Lettre aux familles, 1994; l'Encyclique
Evangelium Vitae, 1995;
l'Instruction de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi
Donum Vitae, (1987)).
Le pape Benoît XVI en a exploré de nouveau les fondements en insistant sur
l'imbrication des deux dimensions de l'amour, l'eros et l'agapè, et en
soulignant la nécessité d'éduquer l'eros possessif à une maturation vers
l'agapè oblatif qui aime l'autre pour lui-même : « Oui, l'amour est extase,
mais extase non pas dans le sens d'un moment d'ivresse, mais extase comme
chemin, comme exode permanent allant du je enfermé sur lui-même vers sa
libération dans le don de soi, et précisément ainsi vers la découverte de
soi-même, plus encore vers la découverte de Dieu » (Benoît
XVI,
Deus Caritas est, 6).
À la lumière du Nouveau Testament, cette doctrine acquiert une force et une
beauté encore plus grande. Jésus exhorte ses disciples à la perfection de
l'amour dont le modèle suprême est l'amour trinitaire: « Vous, soyez
parfaits comme votre Père céleste est parfait ». L'amour conjugal et
familial participe au modèle suprême par son unité et sa fécondité qui
l'assimile à l'amour paternel, filial et fraternel des Personnes divines.
Cette participation jette une nouvelle lumière sur la vocation des époux
d'être un sacrement de l'amour du Christ Époux pour l'Église Épouse, ce qui
veut dire en définitive un sacrement de l'amour trinitaire pour le monde. La
paternité et la maternité humaines, exercées selon Dieu, appartiennent par
conséquent à la perfection de l'amour et à la sainteté du couple. C'est
pourquoi l'éducation à l'amour conjugal authentique, conformément à la
dignité de l'homme et de la femme créées à l'image et à la ressemblance de
Dieu, doit devenir une priorité si l'on veut établir des familles stables et
fécondes au service de l'Église et de la société.
Une lumière complémentaire sur l'amour et la mission éducative de la famille
vient de la vocation chrétienne à la virginité. Jean Paul II a bien spécifié
que "la Révélation chrétienne connaît deux façons spécifiques de réaliser la
vocation à l'amour de la personne humaine dans son intégrité: le mariage et
la virginité" (FC 11). La vocation à l'amour dans le mariage inclut
l'équilibre délicat entre l'eros et l'agapè de même que la fécondité du
couple qui est à la fois spirituelle et physique. La vocation à la virginité
consacrée répond pour sa part à un appel particulier de l'Époux qui choisit
des hommes et des femmes pour être des témoins de son amour crucifié et des
porteurs de sa fécondité eschatologique. La consécration virginale découle
directement de l'amour-agapè du Christ sur la croix et, par le sacrifice de
la fécondité conjugale et familiale, elle reçoit une participation
singulière et surabondante à la fécondité infinie de la croix. "Grâce à ce
témoignage, la virginité garde vivante dans l'Église la conscience du
mystère du mariage et elle le défend contre toute atteinte à son intégrité
et tout appauvrissement" (FC 16). En développant des liens avec des
personnes consacrées, les époux et les familles pressentent la grâce de
l'accomplissement eschatologique vers où chemine leur propre vie. Ils en
reçoivent un puissant appui pour leur propre fidélité et un encouragement à
intensifier leur relation à Dieu, source de toute fécondité. Et si jamais
ils sont éprouvés par l'absence de fécondité naturelle de leur mariage, leur
acceptation sereine de ce sacrifice augmente leur fécondité spirituelle et
les assimile à la fécondité surnaturelle des personnes consacrées (20).
2) L'éducation aux vertus doit prévaloir sur l'usage de techniques
artificielles
Le développement prodigieux de la technique a contribué à des progrès
fascinants en beaucoup de domaines de la vie moderne. Les avancées de la
médecine apportent des ressources nouvelles à la guérison des maladies tout
en soulevant de nouvelles questions que la réflexion bioéthique s'efforce de
résoudre. Un des discernements majeurs accomplis par l'Église catholique et
toujours reconfirmé depuis 40 ans touche la moralité des moyens artificiels
de contraception. Son refus d'entériner moralement l'usage de ces moyens
contraste avec la mentalité contemporaine qui promeut l'usage de toutes les
techniques disponibles permettant d'accomplir l'acte conjugal sans le risque
de la procréation. Là où la sagesse de l'Église, fondée sur la révélation,
unit l'amour, le mariage et la vie, la culture actuelle tend à les dissocier
au nom d'une affirmation sans contrainte de la liberté individuelle.
Le message central de l'Encyclique Humanae Vitae est l'affirmation « que
chaque acte conjugal doit rester ouvert à la transmission de la vie
(Paulo VI,
Humanae
Vitae, 11) ».
Cette affirmation s'appuie sur la connexion inséparable voulue par Dieu
entre les deux significations de l'acte conjugal : la signification unitive
et la signification procréative. « En sauvegardant ces deux aspects
essentiels, unitif et procréatif, l'acte conjugal conserve intégralement le
sens d'un amour mutuel vrai et son ordination à la très haute vocation de
l'homme à la paternité (22) ».
Proposer une telle doctrine signifie 1) maintenir tout d'abord la
signification sacrée de la transmission de la vie comme un acte de
coopération avec Dieu ; 2) maintenir le lien entre l'amour vrai et
l'ouverture réelle au don de la vie ; 3) déclarer immoraux les moyens
contraceptifs qui excluent l'ouverture à la vie et donc la communion avec
Dieu, puisque les conjoints « ne sont pas les arbitres des sources de la vie
humaine, mais plutôt les ministres du dessein établi par le Créateur
(23) ».
Maintes fois réitérée et amplement refondée sur l'anthropologie ‘adéquate'
développée par Jean Paul II (Cf.
Familiaris Consortio 32), cette doctrine dénonce les pratiques
contraceptives qui dissocient l'amour de la vie, le sexe de l'amour et la
personne de son propre corps. Ces pratiques largement répandues fragmentent
l'unité de la personne humaine et détruisent la valeur de la sexualité
humaine, même à l'intérieur du mariage. Consciente de cette dévalorisation,
l'Église promeut l'amour conjugal et la sexualité elle-même en gardant unies
toutes les dimensions de l'être humain. La pratique de la continence
périodique, par exemple, avec ses renoncements, favorise chez le couple la
maîtrise de soi, l'humanisation des relations et la maturité spirituelle: «
le couple expérimente le fait que la communion conjugale est enrichie par
les valeurs de tendresse et d'affectivité qui constituent la nature profonde
de la sexualité humaine, jusque dans sa dimension physique. Ainsi, la
sexualité est respectée et promue dans sa dimension vraiment et pleinement
humaine, mais n'est jamais «utilisée» comme un «objet» qui, dissolvant
l'unité personnelle de l'âme et du corps, atteint la création de Dieu dans
les liens les plus intimes unissant nature et personne » (FC 32).
La mentalité contraceptive a obtenu jusqu'à maintenant l'adhésion de la
majorité grâce à l'appui des médias de communication, mais ses effets
déshumanisants deviennent de plus en plus visibles. La procréation devient
‘reproduction' d'un individu de l'espèce ; elle peut désormais être réalisée
sans amour, ni sexe, au moyen de la technique d'insémination artificielle ou
même par celle plus aberrante de la clonation (25). L'Église joue son rôle de
gardienne de la vérité de l'homme quand, à la lumière de la révélation et de
la loi naturelle, elle dénonce l'usage arbitraire et immoral des techniques
au détriment de sa dignité personnelle et du caractère sacré de la vie. Il
faut reconnaître toutefois que cet enseignement cohérent et réitéré a été
somme toute peu reçu et il est souvent ignoré ou déformé. Les jeunes
générations, pourtant ouvertes à ces vérités, s'en trouvent cruellement
privées.
La pertinence du Magistère de l'Église apparaît clairement dans la justesse
prophétique des prédictions de l'encyclique
HV quant au déclin des valeurs
morales si on laissait libre cours à l'usage de la contraception. De fait,
le rejet de la doctrine de l'Église sur la contraception a ouvert la grande
porte à l'infidélité, au divorce, à l'avortement et aux unions libres, même
de type homosexuel. Dans ce dernier cas il ne s'agit même plus d'amour
conjugal, puisqu'il manque la condition essentielle de la différence
sexuelle qui exclut toute possibilité de transmission de la vie. Cette
dérive des valeurs du mariage et de la famille s'accompagne d'un
obscurcissement de la conscience morale qui affecte grandement l'éducation
des nouvelles générations. Une carence grave de points de repère moraux
favorise en effet la diffusion des théories du constructivisme et du genre
qui sèment la confusion dans la perception de l'identité sexuelle de l'être
humain. En réaffirmant le lien intime entre la personne, l'amour, le sexe et
la vie, l'Église défend des valeurs morales mais elle protège aussi la
dignité de la personne humaine qui se perd sous les assauts conjugués du
relativisme éthique et du nihilisme de nos sociétés sécularisées.
L'importance de la doctrine de l'Église apparaît clairement dans le domaine
de l'éducation où on doit réapprendre que l'acquisition des vertus importe
autant sinon davantage que le recours à des techniques. Si prodigieuse et
prometteuse que soit la technique, ses produits sont ambigus car ils peuvent
être utilisés à des fins qui ne concourent pas à l'épanouissement
authentique de l'être humain. Si on confie à la technique des résultats qui
doivent venir de la maîtrise de l'homme sur lui-même, on ouvre la porte à de
nouveaux esclavages que les multiples phénomènes de dépendance illustrent de
façon alarmante. Les résultats inquiétants des techniques de contraception
et de reproduction fournissent des exemples suffisants pour qu'on prenne
conscience de l'impasse éducative qu'elle entraîne et qu'on mette l'accent
désormais sur la formation aux vertus dans l'éducation en général et dans la
vie conjugale et familiale en particulier.
3) L'éducation aux valeurs humaines à vivre dans le Christ.
Pour le commun des mortels, une « valeur » désigne quelque chose qui répond
à un besoin, c'est-à-dire un « bien » qui satisfait une aspiration ou qui
comble un désir dans tel ou tel domaine de l'activité humaine. L'amour, la
vie, la famille, le travail, la compétence professionnelle, la solidarité,
l'argent, sont des valeurs qui, à des degrés divers, satisfont des besoins,
font agir et pâtir les individus, attirent et mobilisent les personnes et
les sociétés, pour les acquérir, les développer ou les défendre. Ces valeurs
font naître des projets et des initiatives, motivent l'acquisition de vertus
par des sujets qui posent des actes faisant participer aux idéaux universels
de vérité, bonté, paix, justice et beauté. D'où l'aspiration universelle de
l'humanité à une éducation aux valeurs religieuses, morales, familiales,
sociales, esthétiques, etc. La famille offre la première initiation à ces
valeurs et son influence, positive ou négative, marque de façon indélébile
et pour la vie, chaque génération.
Éduquer aux valeurs humaines et chrétiennes dans la famille, c'est former
des hommes et des femmes qui apprennent à s'approprient personnellement les
valeurs qui répondent aux aspirations profondes de leur cœur. La foi
chrétienne fournit le cadre englobant qui détermine ces valeurs et les
vertus correspondantes qui permettent de les acquérir. Dans ce cadre, une
hiérarchie des valeurs s'établit à partir des dons de la grâce pour
s'étendre jusqu'aux valeurs de la nature humaine enrichie d'acquisitions
culturelles.
La valeur première que nous avons soulignée dès le début est la foi au
Christ comme rencontre personnelle débouchant dans une alliance qui comprend
toutes les dimensions de l'être, y compris l'amour conjugal. Celui-ci étant
promu à la dignité de sacrement par un acte de foi théologale, il faut bien
saisir l'importance d'une sérieuse préparation au mariage par une véritable
éducation à l'amour sacramentel. C'est dans cette lumière que les époux
peuvent atteindre plus facilement l'équilibre entre leur amour érotique et
leur charité généreuse et féconde. S'ils sont animés d'une vie théologale
profonde, ils sauront développer les vertus humaines indispensables à la vie
conjugale et familiale : la prudence, la maîtrise de soi, le dialogue et le
pardon mutuel, la patience et la chasteté conjugale. Le développement
personnel de ces vertus transparaîtra dans toutes leurs relations et formera
surtout un milieu éducatif sain, coloré par l'amour authentique, la
confiance, la tendresse, la piété filiale, le respect et l'ouverture aux
autres. Toutes ces vertus et attitudes, pénétrées par l'Esprit de Dieu,
deviennent des médiations du Don que le Christ fait de lui-même à l'Église
domestique, pour en faire son Épouse fidèle et féconde au service de l'Amour
et de la Vie. Au fond, l'atmosphère éducative d'une famille chrétienne
dépend d'une culture vocationnelle dont le but avoué est la perfection de
l'amour à atteindre dans tous les états de vie et en toutes circonstances,
grâce à l'idéal souverain de la Sainte Famille de Nazareth.
Conclusion :
La famille, Église domestique, première éducatrice aux valeurs de l'amour et
de la vie
Nonobstant les difficultés actuelles, la famille demeure l'héritage le plus
précieux de la tradition chrétienne, « le véritable patrimoine de l'humanité
», la première école de communion humaine et ecclésiale. Il faut toutefois
reconnaître qu'actuellement sa mission éducative est handicapée, faute
d'appui dans la culture dominante, bien sûr, mais faute aussi d'une
appropriation profonde de son idéal et de ses valeurs. Il manque encore à la
pastorale de l'Église un engagement plus déterminé dans la nouvelle
évangélisation des familles, mais aussi d'une nouvelle évangélisation à
partir des familles qui ont rencontré le Christ. Jean-Paul II a lancé ce
grand mouvement qui annonce, s'il est promu et amplifié par des événements
comme celui que nous vivons ici, un nouveau printemps de l'Église.
Des valeurs connues mais encore à découvrir ont été évoquées ici pour
préciser le but de la mission éducative de la famille, qui n'est autre que
la réalisation de l'Église domestique, fondée sur l'amour conjugal
authentique assumé par le Christ et béni par les grâces sacramentelles du
mariage. La famille, Église domestique, évangélise, forme les personnes à la
communion et à l'apostolat. Quant aux valeurs de l'amour conjugal et des
vertus qui lui sont connexes, elles sont à redécouvrir car sous la pression
de la culture dominante, hédoniste et relativiste, on ne reconnaît plus leur
source et leur articulation morale et spirituelle. Il importe de multiplier
les efforts pour faire découvrir et redécouvrir les liens intrinsèques entre
l'amour, la vie, la fécondité spirituelle et toutes les vertus qui
garantissent la croissance et la stabilité des familles face aux forces
adverses.
La promotion d'une spiritualité propre au mariage et à la famille fondée sur
la valeur ecclésiale et sociale de la famille, devrait contribuer davantage
à former les consciences, à dynamiser la mission éducative des parents et à
multiplier les initiatives apostoliques, culturelles et politiques qui
défendent les droits de la famille et protègent ses acquis. Tenir bien haut
l'étendard de la famille correspond à un signe des temps et à un grand
besoin de notre époque. Rehausser sa mission éducative au niveau de son
identité profonde n'est plus seulement une tâche urgente de l'aggiornamento
ecclésial mais bien la condition sine qua non pour assurer la fidélité de
l'Église à sa mission et un avenir à notre civilisation.
Document au format Pdf ►
Cliquez
NOTES
(1) Cf.
Conseil Pontifical pour la Famille, Lexique des termes ambigus et
controversés sur la famille, la vie et les questions éthiques, Pierre Téqui
éditeur, 2005.
(2) Cf. Théry I., La distinction de sexe une nouvelle approche de l'égalité,
Paris, Odile Jacob, 2007; Delorme W. Quatrième génération, Paris, Grasset,
2007; Godelier, M., Au fondement des sociétés humaines, Paris, Albin Michel,
2007; Judith Butler, Trouble dans le genre pour un féminisme de subversion,
La découverte , Paris, 2005;
(3) Cf. La tentation de Capoue. Anthropologie du mariage et de la filiation,
Sous la direction de Tony Anatrella, Ed. Cujas, 2008. Pour la critique de
ces théories, voir en particulier «Hors conjugal et parental : des enjeux
psychologiques et sociaux, p. 25-97, et autres œuvres de Tony Anatrella,
dont Le règne de Narcisse. Les enjeux du déni de la différence sexuelle, La
Renaissance, Paris, 2005.
(4) Cf. Iacub M. et Maniglier P., L'anti-manuel d'éducation sexuelle, Bréal,
Paris, 2005.
(5) Cf. W. Kasper, Teologia del matrimonio cristiano, Queriniana, 1985, 2e
éd., 18. Je renvoie à mes deux volumes qui développent amplement ces
perspectives : Divina somiglianza. Antropologia trinitaria della famiglia,
Lateran University Press, Rome, 2004 ; Mistero e Sacramento dell'amore.
Teologia del matrimonio et della famiglia per la nuova evangelizzazione,
Cantagalli, 2007.
(6) Cf. Alfonso Lopez Trujillo, La grande sfida. Famiglia, dignità della
persona e umanizzazione, Città Nuova, 2004 ; voir aussi Jorge Alberto
Serrano, ,Valores familiares y modernidad, In : Familia et Vita, Anno IX,
No. 1-2, 2004, 138-151.
(7) Jean Paul II, Exhortation apostolique
Novo
Millennio ineunte, 6 janvier
2001, à l'aube du nouveau millénaire.
(8) Cf. M. Ouellet, La vocazione cristiana al matrimonio e alla famiglia
nella missione della chiesa, L.U.P. Roma 2005.
(9) Saint Thomas d'Aquin, Contra Gentes, 3, 25; 3, 50; S. Th. I IIae q 5 a 5
ad 2. Voir Henri de Lubac, Surnaturel, 1946, 483-494; Hans Urs von
Balthasar, La Dramatique divine. II. Les personnes du drame 1. L'homme en
Dieu, 177ss.
(10) Balthasar, H.U. von, Christlicher Stand , Johannes, Einsiedeln, 1977,
198.
(11) Id.
(12)Cf. De la Potterie, I. Le Nozze messianiche e il matrimonio cristiano,
in: Lo Sposo, la Sposa (Parola Spirito e Vita n. 13), Bologna 1986, 87-104;
Tettamanzi, D. La famiglia, via della Chiesa, chap. II, Come a Cana di
Galilea: Cristo incontra gli sposi, 31-51.
(13)
Lumen Gentium 11;
Apostolicam Actuositatem 11.
(14) S. Thomas d'Aquin, Summa contra Gentiles, IV, 58 (FC 38).
(15) SS Benoît XVI,
Deus Caritas est, 6.
(16)Francis Martin, ‘A Summary of the teaching of Genesis chapter one', in :
Communio 90 (Summer 1993) 259.
(17) La première citation est tirée d'un article de R. Hinschberger, "Image
et ressemblance dans la tradition sacerdotale", in RSR 59 (1985) 192. Cet
article est une courte présentation de son mémoire D.E.A.: Image et
ressemblance dans la tradition sacerdotale, Strasbourg, 1983, d'où est
tirée la seconde citation: 52. Voir Divine ressemblance, Op. cit., 41-51
(it.).
(18) Mentionnons entre autres la Lettre apostolique
Mulieris Dignitatem,
1988;
Lettre aux familles, 1994; l'Encyclique
Evangelium Vitae, 1995;
l'Instruction de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi
Donum Vitae,
(1987).
(19) SS Benoît XVI,
Deus Caritas est, 6.
(20)Cf. Mistero e Sacramento, Op. cit., 119ss.
(21) SS Paulo VI,
Humanae
Vitae, 11.
(22) Ib., 12.
(23) Ib., 13. Cf. Gustave Martelet, "Pour mieux comprendre l'encyclique
Humanae Vitae", in: NRTh 90 (1968) 897-917; 1009-1063.
(24) Cf.
Familiaris Consortio 32: « Ainsi, au langage qui exprime
naturellement la donation réciproque et totale des époux, la contraception
oppose un langage objectivement contradictoire, selon lequel il ne s'agit
plus de se donner totalement à l'autre; il en découle non seulement le refus
positif de l'ouverture à la vie, mais aussi une falsification de la vérité
intérieure de l'amour conjugal, appelé à être un don de la personne tout
entière ».
(25) Cf. Angelo Scola (a cura di) Quale vita? La bioetica in questione.
Mondadori, 1998.
|