Un message de paix dans un monde de
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Le 13 mars 2008 -
(E.S.M.) - Conférences de Carême 2008 à Notre-Dame de Paris :
intervention de M. Claude Lepelley.
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M.
Claude Lepelley
Un message de paix dans un monde de violence
Conférence de Carême : intervention de M. Claude
Lepelley
« Qui dites-vous que je suis ? »
L’Histoire
I – Un message de paix dans un monde de
violence
S’il est un thème central et permanent du message évangélique, c’est bien
celui de la paix et du refus de la violence.
"Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu "
(Mat. 5. 9)
"Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix, non comme le monde la
donne, je vous la donne" (Jean 14, 27)
"Remets ton épée en place, car ceux qui se serviront de l’épée périront
par l’épée" (Mat. 26, 52).
« Heureux les doux, car il auront la terre en partage »
(Mat. 5, 4). Le commandement d’amour du prochain
tel qu’il est proclamé par Jésus est si radical qu’il s’étend même aux
ennemis : c’est l’amour sans limite : « Mais je vous dis, à vous qui
m’écoutez : aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent,
bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous calomnient »
(Luc 6. 27-28) Ce qui frappe l’historien, c’est
que ce message fut annoncé dans un monde en proie à une violence extrême. On
connaît très bien l’histoire de la Palestine au Ier siècle, donc au temps de
Jésus, grâce surtout à l’historien juif contemporain Flavius Josèphe, et
l’univers dans lequel il a vécu et qu’il décrit nous fait irrésistiblement
penser au Moyen-Orient actuel, déchiré par de sanglants conflits politiques,
religieux, sociaux : les ouvrages historiques de Flavius Josèphe mettent en
scène le même déchaînement de fanatisme, de luttes politiques exacerbées, de
xénophobie, de violence, Au temps de Jésus, les Romains dominaient le pays
depuis environ 70 ans, en s’appuyant sur des rois vassaux très dociles de la
dynastie hérodienne et sur l’aristocratie sacerdotale du Temple de Jérusalem
(le parti sadducéen). Depuis l’an 6 de l’ère chrétienne, le cœur du pays, la
Judée, était gouverné directement par des préfets romains, qui étaient
souvent brutaux et corrompus, manifestant une ignorance et une
incompréhension totales envers les croyances et les traditions du peuple
juif. Ponce Pilate, le plus célèbre, fut préfet onze ans, de 26 à 36.
Flavius Josèphe et le philosophe juif contemporain Philon le décrivent comme
un politicien rusé, féroce parce que craintif, dur dans la répression,
contre tout ce qui pouvait mettre en péril l’ordre romain. De la part des
grands-prêtres, accuser faussement Jésus de soulever le peuple était le
meilleur moyen de le perdre, en alimentant la hantise de Pilate, partisan
d’une répression sans faille et noyant les émeutes dans le sang.
Mais tous les Juifs pieux déploraient que la Terre Sainte fût ainsi soumise
à un maître étranger, païen et idolâtre. Ils étaient soutenus par l’espoir
de la venue du Messie, l’envoyé de Dieu qui sauverait le peuple élu et lui
rendrait son indépendance, en rétablissant la pure observance de la Loi de
Moïse ; mais beaucoup l’imaginaient comme un chef de guerre victorieux, qui
chasserait l’étranger païen par la force. Les plus convaincus formaient le
parti des zélotes, qui appelaient de leurs vœux une manière de guerre sainte
contre les Romains païens. On trouvait chez eux un mélange de
fondamentalisme religieux, de nationalisme juif, et aussi de lutte sociale,
vu leur succès chez les plus pauvres, les opprimés. Leurs idées suscitèrent
trois révoltes sanglantes, une au début de l’ère chrétienne, une dans les
années 60, qui s’acheva par la destruction du Temple par l’armée romaine de
Titus, et enfin une troisième dans les années 130, qui aboutit à l’expulsion
de tous les Juifs de la Judée.
Nulle part dans leur immense empire les Romains ne s’étaient trouvé aux
prises avec une pareille résistance, d’où la férocité de la répression. La
chronique de Flavius Josèphe énumère une suite d’émeutes sanglantes, suivies
de répressions aveugles de la part des Romains, qui multipliaient les
crucifixions d’insurgés, ou supposés tels. Et cette répression exacerbait le
conflit, jusqu’au paroxysme de la grande révolte de 66-70. Les plus exaltés
des zélotes étaient appelés les sicaires, c’est à dire les hommes au
couteau, authentiques terroristes qui assassinaient leurs adversaires dans
les rues de Jérusalem. Jésus périt sur la croix victime de cette violence
qu’il condamnait. Ses dures critiques contre les riches, les puissants
touchaient les petites gens opprimés : il était un prédicateur populaire, ce
qui lui attira la haine des grands-prêtres sadducéens, qui le condamnèrent
et le dénoncèrent faussement au gouverneur Ponce Pilate comme un dangereux
agitateur. Mais il ne pouvait espérer d’appui de la part des zélotes, qu’il
décevait à cause de son message de non-violence. Flavius Josèphe dit en
effet que les zélotes haïssaient les Juifs pacifiques encore plus qu’ils ne
haïssaient les païens. L’Évangile montre les disciples demander à Jésus
quand il allait restaurer le royaume d’Israël : ils attendaient de lui une
action politique, et il eut de la peine à leur faire comprendre que son
royaume n’était pas de ce monde. D’autre part, les libertés que Jésus
suggérait à ses disciples de prendre à l’égard des observances rituelles de
la Loi mosaïque, et ses allusions à la proche extension de l’alliance divine
aux nations païennes ne pouvaient que déplaire aux rabbins pharisiens. Le
sublime message de Jésus, bien qu’enraciné dans le meilleur de la plus
authentique tradition juive, celle des prophètes, suscitait donc le rejet et
l’incompréhension de la part de toutes les écoles juives du temps, et il
devait lui attirer aussi la méfiance et l’hostilité de l’autorité romaine.
La condamnation et la crucifixion de Jésus furent donc la conséquence
logique d’une telle incompréhension, mais d’abord de la violence qui régnait
dans la Palestine du temps, violence que Jésus réprouvait, et dont il fut
pourtant la victime. L’histoire de Jésus, telle qu’on la voit dans les
Évangiles, et dans le contexte révélé par Flavius Josèphe
(et par l’historien romain Tacite), apparaît à l’historien
extrêmement concrète, réaliste, tragique aussi. C’est pourquoi j’ai beaucoup
de mal à comprendre la démarche de certains exégètes prétendant réduire
cette histoire à une vague mythologie, à une figure floue et comme
évanescente, ainsi que l’a déploré justement Benoît XVI.
II – L’humilité requise de l’historien
L’évangéliste saint Jean raconte le recrutement des premiers disciples de
Jésus. (Jean I, 45-46). Ainsi, « Philippe va
trouver Nathanaël et lui dit : Celui dont il est question dans la loi de
Moïse et chez les prophètes, nous l’avons trouvé, c’est Jésus, fils de
Joseph, de Nazareth. Nathanaël dit : Peut-il sortir quelque chose de bon de
Nazareth ? Philippe lui dit : Viens et vois. ». Nazareth, en effet,
n’était qu’une obscure bourgade de Galilée. Ceci rappelle un épisode de
l’Ancien Testament, dans le premier Livre des Rois (I
Rois, 19, 8-13). Le prophète Élie, fuyant les persécutions de la
cruelle reine Jézabel, se réfugie dans une grotte sur le mont Horeb. Il sait
que le Seigneur va passer. Il y a un violent ouragan, mais le Seigneur n’est
pas dans l’ouragan. Puis un tremblement de terre, mais le Seigneur n’est pas
dans le séisme. Puis un grand incendie de forêt, mais le Seigneur n’est pas
dans l’incendie. Enfin le bruit d’une brise légère, et Élie se couvre la
tête de son manteau, et attend que la parole de Dieu lui soit adressée, car
le Seigneur est dans la brise légère.
L’historien doit être modeste quand il aborde les choses spirituelles et la
révélation divine. Spontanément, il est surtout attentif, tout comme les
journalistes, aux ouragans, aux séismes, c’est à dire aux grands événements
spectaculaires. Il rend hommage aux grands hommes, c’est à dire aux forts,
aux riches, aux vainqueurs, aux habiles, et son jugement est sévère sur les
faibles, les vaincus. Ce sont les « contre-béatitudes » du monde : heureux
les riches, les forts, les vainqueurs, malheur aux pauvres, malheur aux
faibles. L’expérience de l’historien, a dit le grand historien Henri Marrou,
« rend un son grave : partout la violence, les justes opprimés, l’hypocrisie
triomphante ». L’historien constate qu’au temps de Jésus, la puissance
politique et militaire était à Rome, le pouvoir intellectuel était à
Athènes, avec les écoles philosophiques, ainsi qu’à Alexandrie, l’autorité
religieuse juive était à Jérusalem avec les prestigieuses écoles rabbiniques
– non à Nazareth. Mais comme devait le dire saint Paul, « ce qui est
faible dans le monde, Dieu l’a choisi pour confondre les forts »
(Paul, I Cor. 1, 27). Il faut donc à l’historien
dans ce domaine, de l’humilité et du discernement, il lui faut être attentif
à « la brise légère ». Quand, à Césarée, Jésus demande aux apôtres : « Qui
dit-on que je suis ? », Pierre répond : « Tu es le Messie, le Fils du
Dieu vivant ». Et Jésus lui dit qu’il est bien heureux, « car ce ne
sont pas la chair et le sang (soit l’homme naturel et
la raison) qui le lui ont révélé, mais le Père qui est dans
les Cieux ». L’objet du travail de l’historien, c’est « la chair et
le sang », c’est à dire l’homme naturel, abordé selon les critères de la
raison. C’est tout à fait légitime quand on considère la personne de Jésus
du point de vue de la foi chrétienne, pour laquelle le Verbe s’est fait
chair, et Jésus est réellement homme – « Il s’est fait homme » -.
Mais si l’historien s’en tient à cette dimension, le contenu spirituel du
message de Jésus risque de lui échapper. Les méthodes de l’histoire sont
incapables de saisir autre chose que la dimension rationnelle, celle de la
nature, la « chair et le sang ». D’où la maladresse des historiens à parler
des choses divines, ou simplement spirituelles. C’est que le discernement de
« la brise légère » ne peut être, comme pour Pierre à Césarée, que le fruit
de la foi inspirée par la grâce.
III. Les « brebis parmi les loups »
Je vous envoie, disait Jésus à ses disciples, « comme des brebis parmi
les loups ». Mais la non-violence voulue par Jésus ne risque-t-elle pas
de n’être qu’une résignation passive, donc une lâche acceptation des
injustices, des tyrannies, de la domination des riches, des puissants que
pourtant l’Évangile condamne avec véhémence ? Dans le contexte du temps, le
rejet de la violence et de l’intégrisme zélotes (comme
celui du ritualisme pharisien) se comprend aisément. Mais cette
attitude peut-elle inspirer en tout temps le comportement chrétien ? D’un
point de vue humain, on pourrait dire que le ministère de Jésus aboutit à un
échec : la condamnation, la mort sur la croix. Il a fallu, à Jésus, et après
lui aux premiers chrétiens, beaucoup de courage, d’énergie, de foi, pour
affronter le martyre. Or l’histoire contemporaine nous révèle avec force
comment des disciples de Jésus, avec les seules armes non violentes de
l’Évangile, surent affronter les forces du mal et, au prix de bien des
souffrances, les vaincre. L’archevêque brésilien Dom Helder Camara qui a
lutté pacifiquement mais sans relâche contre les injustices sociales, a dit
: « La non-violence n’est nullement le choix de la faiblesse, de la
passivité. La non-violence, c’est croire, plus que dans la force des
guerres, des armes et de la haine, dans la force de la vérité, de la justice
et de l’amour ». De fait, le message de paix de Jésus tel que l’Évangile
le transmet, est inséparable du rejet de l’injustice et de l’oppression. On
peut ajouter que les plus grands docteurs de l’Église, saint Augustin, saint
Thomas d’Aquin, ont admis la légitimité de la guerre défensive, donc de la
légitime défense, et je ne pense pas qu’ils aient ainsi trahi le message de
l’Évangile.
Le jour de Noël 1886, dans cette cathédrale Notre-Dame de Paris,
le jeune futur grand poète Paul Claudel a été
brusquement converti pendant le chant du Magnificat des vêpres, que
nous allons entendre tout à l’heure. Il a exposé avec lyrisme cette
conversion foudroyante dans ses « Cinq grandes odes ». Jusque là, il avait
refusé la foi à cause des arguments philosophiques ou scientifiques des
intellectuels du temps. Après l’irruption de la grâce qu’il venait de
connaître, rien ne restait de ces objections : « Et maintenant où sont
ces puissants qui nous écrasaient ? Il n’y a plus que quelques masques
obscènes à mes pieds » (5e ode, p. 284).
Durant le terrible XXe siècle qui suivit, d’autres puissants firent
triompher des idéologies d’une violence anti-chrétienne et inhumaine sans
mesure, dépassant en férocité les pires exemples du passé, le nazisme, le
communisme soviétique. Des millions d’innocentes victimes périrent de mort
violente en l’espace d’un demi-siècle. Ces régimes prétendaient conquérir le
monde et imposer à tous leurs cruelles idéologies. Ils se sont effondrés, et
il n’en reste plus que « les masques obscènes » d’Hitler, de Staline et de
quelques autres, dans les poubelles de l’histoire. Mais vivent toujours les
figures lumineuses des martyrs, leurs victimes : je pense en particulier à
saint Maximilien Kolbe, à sainte Édith Stein, et aussi à sainte Marie
Skobstov, cette moniale russe orthodoxe réfugiée à Paris après la révolution
et qui périt à Ravensbruck pour avoir sauvé des juifs et des résistants
pourchassés durant l’occupation allemande, et que le patriarche de
Constantinople a récemment canonisée. Pensons aussi au pasteur Dietrich
Bonhoffer, ainsi qu’à ces innombrables martyrs russes orthodoxes morts au
Goulag, auxquels Soljenitsyne a rendu un si bouleversant hommage. Il faut
ajouter les victimes des sanglantes dictatures militaires de l’Amérique
latine, et évoquer la mémoire de l’archevêque martyr du Salvador Oscar
Romero. Mais ces grandes figures ne sont que les porte-étendards
d’innombrables victimes d’un immense Golgotha. Ils furent « les brebis parmi
les loups », mais c’est leur message et leur témoignage qui ont finalement
triomphé. C’est ainsi qu’on assiste aujourd’hui à une
renaissance spectaculaire de la foi chrétienne dans les anciens pays
communistes d’Europe orientale. Comme le constatait Jean-Paul II, «
les régimes communistes sont tombés grâce à l’action non-violente
d’hommes et de femmes qui ont su trouver dans chaque cas la manière efficace
de rendre témoignage à la vérité ». Mais on ne doit jamais oublier la
somme immense des souffrances qui ont précédé. Comme va le dire Rafic Nahra,
« les grandes libérations ont souvent été acquises au prix du sang et des
larmes ». Avant la résurrection, il y eut la croix, et c’est le devoir de
l’historien que de le rappeler.
Sources : Catholique-Paris
Ce document est destiné à l'information; il ne constitue pas
un document officiel
Eucharistie, sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 13.03.2008 -
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