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Cardinal Ratzinger : Le Christ est l'image originelle de l'homme
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Le 12 juin 2023 -
E.S.M.
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Nous ne pouvons pas représenter Dieu lui-même dans son
infinité, mais nous pouvons voir l'image dans laquelle il s'est
lui-même représenté. Dorénavant, nous ne faisons plus d'image, mais
Dieu lui-même a montré son image. Par là il nous regarde et nous
parle.
Cependant, l'image du Christ n'est pas simplement une photo de Dieu.
En cette image du Crucifié on trouve bien plutôt toute la biographie
de Jésus, surtout sa biographie intérieure. On est ainsi introduit
dans une vision qui ouvre les autres sens et les dépasse.
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Cardinal Ratzinger -
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Cardinal Ratzinger : LA FOI, L'ESPÉRANCE ET LA CHARITÉ
Éminence, avez-vous parfois peur de Dieu ?
Je ne parlerai pas de peur. Car
nous savons, par le Christ, comment est Dieu,
qu'il nous aime.
Et il sait qui nous sommes. Il sait que nous sommes chair, que nous sommes
poussière. C'est pourquoi il nous accepte dans notre faiblesse.
Pourtant, j'ai toujours à nouveau le sentiment brûlant d'être
en retard sur ma vocation. En retard sur l'idée que Dieu se fait de moi, de
ce que je pourrais et devrais fournir.
Sentez-vous par là que parfois Dieu vous critique ou ne trouve pas
correcte l'une de vos décisions ?
Dieu n'est pas un gendarme ou un juge qui vous menace d'une
pénitence. Mais au miroir de ma foi et aussi de la charge qui m'est advenue,
il me faut m'interroger quotidiennement sur ce qui est juste et ce qui était
de travers. Naturellement, je sens alors que quelque chose n était pas
juste. Il existe pour cela le sacrement de pénitence.
On reproche aux catholiques leurs sentiments de culpabilité envers Dieu.
Je crois que les catholiques sont avant tout animés par un
profond sentiment du pardon de Dieu. Prenons l'art baroque ou le rococo. On
voit là une grande sérénité. Ce n'est pas sans raison qu'on attribue à des
nations aussi typiquement catholiques que l'Italie et l'Espagne une certaine
légèreté intérieure.
Peut-être y a-t-il eu, dans certaines parties du
christianisme, des formes d'éducation et des déviations exagérant les
aspects terrifiants, le difficile, le sévère, mais ce n'est pas à proprement
parler catholique. D'après mon sentiment, ce qui domine en dernière analyse
chez ceux qui vivent de la foi de l'Église,
c'est la conscience de la rédemption : Dieu ne
nous laisse pas tomber.
Existe-t-il une langue utilisée par Dieu pour nous dire de manière tout à
fait concrète : « Oui, fais-le ! » ou, précisément : « Halte-là ! Dernier
avertissement ! Il vaudrait mieux laisser tomber ?.»
Dieu parle à voix basse. Mais il y a beaucoup de signes.
C'est justement après coup qu'on peut reconnaître que, par des amis, par un
livre ou encore par un soi-disant échec ou même par un accident, il nous a
donné une petite estocade. D'ailleurs la vie est pleine de ces indications
presque imperceptibles. Petit à petit, si je reste attentif, il s'en dégage
un tout et je commence à percevoir comment Dieu me conduit.
Vous entretenir avec Dieu, est-ce devenu aussi naturel que de téléphoner
?
D'une certaine manière on peut comparer les deux.
Je sais qu'il est toujours présent.
Et lui sait de toute façon qui je suis et ce que je suis.
Je ressens d'autant plus le besoin de l'invoquer pour
m'en remettre à lui, pour m'entretenir avec lui. Je peux parler de ce qu'il
y a de plus simple et de plus intime comme de ce qu'il y a de plus pesant et
de plus grand. Il est pour ainsi dire normal pour moi d'avoir, dans le
quotidien, la possibilité de m'adresser à lui.
Dieu est-il toujours plein de respect ou montre-t-il aussi de l'humour ?
Je crois qu'il a beaucoup d'humour. Parfois il vous donne une
petite bourrade comme pour dire : ne te crois donc pas si important ! En
réalité, l'humour est une composante de la joie de la création. Beaucoup de
détails de nos vies nous apprennent que Dieu veut nous inciter à être un peu
plus légers, à voir aussi ce qui est joyeux, à descendre du piédestal et à
ne pas oublier d'être sensible à ce qui est joyeux.
Vous arrive-t-il de vous fâcher contre Dieu ?
Bien sûr. Je pense de temps à autre : pourquoi ne m'aide-t-il
pas davantage ? Parfois il reste énigmatique pour moi. Dans ce qui me fâche,
je perçois quelque part son mystère et son étrangeté. Mais se fâcher
directement contre Dieu signifierait qu'on l'a trop abaissé. Souvent, ce
sont des choses tout à fait superficielles qui provoquent la colère. Et
lorsqu'elle est vraiment justifiée, il faut toujours se demander si, à
travers les choses qui me fâchent ou les personnes qui me mettent dans cet
état, quelque chose d'important ne m'est pas signifié.
Mais contre Dieu lui-même, je ne me fâche jamais.
Pour commencer votre journée, que faites-vous ?
Avant de me lever, je fais une courte prière. La journée
prend une autre tournure lorsqu'on ne s'y précipite pas directement. Vient
ensuite ce qu'on fait habituellement tôt le matin : la toilette, le petit
déjeuner. Suivent la sainte messe et le
bréviaire. Les deux constituent pour moi les actes fondamentaux de la
journée : la messe est une réelle rencontre de la présence du Christ
ressuscité, et le bréviaire, l'entrée dans la grande prière de toute
l'histoire du salut. Les Psaumes en constituent le cœur. Par eux on rejoint
la prière des siècles et l'on y perçoit les voix des Pères. Tout cela ouvre
la porte du jour. Le travail normal peut commencer.
Quelle est la fréquence de vos prières ?
Il y a les temps fixes de prière : à midi où, selon la
tradition catholique, nous prions l'angélus. L'après-midi nous récitons les
vêpres et le soir les complies, qui est la prière du soir de l'Église. Et
entre-temps, lorsque je ressens le besoin d'aide, je peux toujours insérer
de courtes prières.
Avant le lever, dites-vous toujours une autre prière ?
Non, c'est une prière fixe, en réalité un choix de diverses
petites prières, mais globalement une formulation fixe.
Que recommandez-vous dans ce cas ?
Chacun peut faire son propre choix dans le trésor de
l'Église.
Et la nuit, lorsqu'on ne trouve pas le repos...
..Je recommanderais le
chapelet. C'est une prière qui, à côté de
sa signification spirituelle, a la vertu de calmer l'esprit. Lorsqu'on fixe
son attention sur les mots, on se libère peu à peu des pensées qui
oppriment.
Comment arrivez-vous à bout de vos problèmes, à supposer que vous en ayez
?
Comment n'en aurais-je pas ? D'une part j'essaie d'inclure
mes problèmes dans la prière et de me fortifier ainsi intérieurement.
D'autre part j'essaie d'entreprendre quelque chose d'exigeant, de m'attacher
à une tâche qui me sollicite et qui, en même temps, me procure de la joie.
Et, finalement, la rencontre d'amis me permet de prendre un peu de recul par
rapport au présent. Ces trois composantes sont importantes.
Je crois que chacun, à un moment ou à un autre, se sent fatigué, épuisé
et sans force. Et il désespère et se met en colère contre son destin,
apparemment tordu et injuste. Comment est-il possible d'inclure ces
problèmes dans la prière, comme vous disiez ?
Il faut peut-être commencer comme Job. Il faudrait d'abord, à
mon avis, récriminer intérieurement contre Dieu, sans précaution aucune et
lui dire : « Que fais-tu donc avec moi ?! » La voix de Job reste une voix
authentique, qui nous dit que nous pouvons et peut-être que nous devons le
faire. Bien que Job se soit vraiment plaint à Dieu, Dieu à la fin lui donne
raison. Il lui dit qu'il a bien agi et que les autres, avec tous leurs
discours, n'ont pas bien parlé de Lui, Dieu.
Job s'engage dans une lutte et étale devant Dieu ses griefs.
Peu à peu il entend alors la voix de Dieu : la situation se modifie et une
autre perspective s'en dégage. Ainsi je sors du simple état de victime et,
bien que ne pouvant encore comprendre l'amour qu'il est, je puis tout de
même penser que cela est bien ainsi.
Peut-être devrait-on tout simplement aborder ses problèmes avec plus de
sévérité et ne pas du tout permettre qu'ils se posent.
Les problèmes existent, tout simplement. Certaines décisions,
échecs, défaillances humaines, déceptions vous concernent et doivent vous
concerner. Les problèmes devraient vous éduquer à pouvoir assumer de telles
situations. S'endurcir totalement et devenir imperméable constituerait une
perte d'humanité et de sensibilité, même vis-à-vis des autres. Le stoïcien
Sénèque a dit : La compassion est détestable. Le Christ, en revanche, est le
compatissant, et c'est pour cela qu'il nous est précieux. La compassion,
comme la vulnérabilité, caractérisent le chrétien. Il faut apprendre à
accepter les blessures, à vivre avec et à y trouver finalement une guérison
plus profonde.
Beaucoup priaient étant enfants, puis l'ont désappris. Faut-il apprendre
à converser avec Dieu ?
Le sens pour Dieu peut
s'atrophier au point de rendre insignifiantes les paroles de la foi. Et
celui qui ne les entend pas, ne peut non plus les dire, car être sourd et
être muet vont de pair.
C'est comme si on devait apprendre sa propre langue
maternelle. C'est lentement qu'on parvient à déchiffrer les lettres de Dieu,
à parler cette langue et à comprendre Dieu, même si c'est toujours de
manière insuffisante. On arrive alors, petit à petit, à prier soi-même et à
converser avec Dieu, d'abord de manière enfantine — en un certain sens, cela
le restera toujours - mais, ensuite, de plus en plus, avec ses propres
paroles.
Vous avez dit un jour : si l'homme ne se fie qu'à ce qu'il voit, il est en
réalité aveugle...
...car alors il limite son horizon de telle sorte que
l'essentiel lui échappe. Son intelligence non plus, il ne la voit pas !
C'est justement ce qui est vraiment porteur qu'il ne voit pas avec ses yeux
purement corporels. Il ne voit pas bien dans la mesure où il ne peut porter
son regard au-delà de ce qui est directement perceptible.
Quelqu'un me disait qu'avoir la foi, c'est comme si on sautait d'un aquarium
dans l'océan. Vous souvenez-vous de votre première grande expérience de la
foi ?
Je dirais que pour moi il s'agit plutôt d'une lente
croissance. Bien sûr, il y a des points culminants : subitement, dans la
liturgie, dans la théologie, lors de l'élaboration d'un concept théologique,
quelque chose devient ample et porteur, qui n'est plus seulement reçu,
d'ailleurs. Je ne peux identifier dans ma vie un processus particulier, ce
grand saut dont vous avez parlé. C'était plutôt comme si on osait lentement
et prudemment quitter les eaux peu profondes et soupçonner quelque chose de
l'océan qui fonce sur nous.
Je pense aussi qu'on n'arrive jamais au bout de
la foi. La foi doit toujours être ranimée dans la souffrance et dans la vie,
comme dans les grandes joies que Dieu nous offre. Jamais elle n'est
simplement ce qu'on peut empocher comme une pièce de monnaie.
UNE IMAGE DE DIEU
Mon jeune fils me demande parfois : « Dis-moi, papa, comment Dieu est-il
au juste ? »
Je lui répondrais qu'on peut se représenter Dieu comme nous
le connaissons par Jésus-Christ, qui nous dit : «
Qui me voit, voit le Père.
»
Et si l'on considère toute l'histoire de Jésus - depuis sa
naissance, en Passant par sa vie publique, par ses paroles fortes et
prenantes, jusqu'à la dernière Cène, la Croix, la Résurrection et l'envoi en
mission —, on perçoit quelque chose du visage de Dieu.
Ce visage est sérieux et grand. Il dépasse énormément notre échelle humaine.
Mais au fond il dégage la bonté, l'accueil, la bienveillance envers nous, ce
qui constitue en dernière analyse son trait caractéristique.
Mais n'est-il pas écrit également que nous ne devons pas nous représenter
Dieu ?
Ce commandement est modifié dans la mesure où c'est Dieu
lui-même qui nous a donné son image. L'épître aux Colossiens (1, 15)
dit du Christ : il est l'image de Dieu. Et en
lui se réalise tout ce qui est dit de la création de l'homme.
Le Christ est l'image
originelle de l'homme. Nous ne pouvons pas
représenter Dieu lui-même dans son infinité, mais nous pouvons voir l'image
dans laquelle il s'est lui-même représenté. Dorénavant, nous ne faisons plus
d'image, mais Dieu lui-même a montré son image. Par là il nous regarde et
nous parle.
Cependant, l'image du Christ n'est pas simplement une photo de Dieu. En
cette image du Crucifié on trouve bien plutôt toute la biographie de Jésus,
surtout sa biographie intérieure. On est ainsi introduit dans une vision qui
ouvre les autres sens et les dépasse.
Comment pourrait-on, en quelques phrases, caractériser Jésus ?
Ici nos mots sont trop faibles.
Ce qui est fondamental, c'est que Jésus est le
Fils de Dieu, qu'il est de Dieu et en même temps vraiment homme.
Qu'il est celui en qui nous advient non seulement un génie humain et un
héros humain, mais en qui Dieu transparaît. On peut dire que dans le corps
déchiré de Jésus sur la croix nous voyons qui est Dieu,
à savoir celui qui se donne à nous à ce point.
Jésus était-il catholique ?
On ne peut certainement pas dire cela avec certitude, car il est au-dessus
de nous. De nos jours, il existe la formule inverse : on dit que Jésus
n'était pas chrétien, mais juif. Ce n'est que partiellement vrai. Il était
juif selon son appartenance ethnique. Il était juif parce qu'il avait
accepté la Torah et vécu selon elle. Il était même, malgré toutes ses
critiques, un juif pieux, qui a respecté le culte au Temple. Mais, malgré
tout, il a rompu et dépassé l'Ancien Testament de par son autorité de Fils.
Jésus s'est compris lui-même comme le nouveau Moïse, supérieur à l'ancien,
qui ne se contente pas d'interpréter la Loi, mais la renouvelle. C'est ainsi
qu'il a dépassé ce qui était traditionnel et a créé du neuf. Il a élargi
l'Ancien Testament à l'universalité d'un peuple, qui couvre la terre entière
et qui est appelé à grandir sans cesse. Il est
donc à l'origine de la foi et l'Église catholique qui se sait voulue par
lui, mais il n'est pas simplement l'un de nous.
Comment et quand avez-vous personnellement su ce que Dieu attend de
vous ?
Je pense qu'il faut le réapprendre en permanence. En fait, Dieu veut qu'on
aille toujours plus loin. Si vous faites
allusion à la décision quant à ma vocation, à l'orientation fondamentale qui
devait être la mienne et que je voulais telle, il s'agit en fait d'un
intense processus de maturation, qui a connu quelques complications durant
mes années d'étude. Ce chemin m'a amené à m'approcher de l'Église, à
rencontrer des conseillers spirituels, des prêtres et des compagnons de
route, et, naturellement,
à fréquenter la Sainte Écriture.
Il s'agit de tout un nœud de relations qui, petit à petit, s'est clarifié.
Il est vrai que vous avez dit un jour que, lors de votre décision pour la
vocation sacerdotale, il s'agissait d'« une réelle rencontre » entre Dieu et
vous. Comment peut-on se représenter cette rencontre entre Dieu et Joseph
Ratzinger ?
En aucun cas de la manière dont on se représente une
rencontre entre deux personnes humaines. On peut sans doute la décrire comme
quelque chose qui vous touche et vous colle à la peau et qui, ensuite,
s'imprègne profondément dans l'âme.
On sent tout simplement qu'il doit en être
ainsi et que c'est le bon chemin. Ce n'était
pas une rencontre dans le sens d'une illumination mystique. Ce n'est pas de
ce genre d'expérience que je pourrais me vanter. Mais je peux dire que
cette lutte a globalement abouti à une prise de conscience claire et
exigeante, de manière à représenter pour moi, intérieurement, la volonté
de Dieu.
« Dieu t'a aimé le premier » (cf. 1 Jn 4, 19), nous enseigne le Christ,
Et il t'aime sans considération de provenance et d'importance. Qu'est-ce que
cela signifie?
Il faudrait comprendre cette phrase le plus littéralement possible, ce
que j'essaie de faire. Car elle est réellement la grande force de notre vie et !a
consolation qui nous est nécessaire. Et fréquemment.
Il
m'a aimé le premier, avant même que je sois capable d'aimer. Ce n'est que
parce qu'il m'a déjà connu et
aimé que je fus créé.
Je n'ai pas été jeté dans le monde par l'effet
d'un hasard, comme le dit Heidegger, et je
devrais maintenant voir comment surnager dans cet océan. Une connaissance,
une idée,
un amour me précèdent.
Cela constitue le fond même de mon existence.
Ce qui est important pour chaque
homme, ce qui confère un poids à sa vie, c'est qu'il se sait aimé par Dieu.
Celui-là précisément qui est dans une situation difficile tient bon quand il
sait que quelqu'un l'attend, qu'il est désiré et utile. Dieu est premier et
il m'aime. C'est le fondement solide sur lequel repose ma vie, et à partir
duquel je peux moi-même en élaborer le projet.
LA CRISE DE LA FOI
Monsieur le cardinal, sur la plupart des continents de la terre, la demande
de la foi chrétienne est plus forte que jamais. Dans les seules cinquante
dernières années, le nombre des catholiques a doublé dans le monde,
atteignant plus d'un milliard d'hommes. Mais, dans beaucoup de pays du vieux
monde, nous assistons à une sécularisation croissante. C'est comme si de
grandes parties de la société européenne voulaient désormais se couper
entièrement de leur héritage. Des adversaires de la foi parlent d'une «
malédiction du christianisme » dont il faudrait enfin se libérer.
Nous avons traité de ce sujet exhaustivement dans notre premier livre Le
Sel de la terre. Beaucoup sont prêts à adopter les stéréotypes
antichrétiens et anti-Église sans réflexion personnelle. La raison en est
souvent, que tout simplement les contenus et les signes de la foi nous sont
devenus étrangers. Nous ne savons plus ce qu'ils signifient. L'Eglise
n'a-t-elle plus rien à dire ?
Nous vivons sans aucun doute à
une époque où la tentation de s'en sortir sans Dieu est devenue très grande.
Notre culture de la technique et du bien-être repose sur la conviction que,
finalement, tout est faisable. Naturellement, quand nous pensons ainsi, la
vie se limite à ce que nous pouvons faire et produire et prouver. La
question de Dieu devient superflue.
La tentation est grande de généraliser cette conception,
parce que le recours à Dieu signifie effectivement se mettre sur un autre
plan, qui autrefois était sans doute plus facilement accessible. C'est
pourquoi on dit facilement : « Ce que nous ne faisons pas nous-mêmes
n'existe pas. »
Depuis lors, il y a eu beaucoup d'essais pour construire des éthiques
sans Dieu.
Bien sûr. On compte rechercher par là ce qui censé convenir
le mieux à l'humanité. Par ailleurs on tente de faire de l'accomplissement
intérieur de l'homme, du bonheur, un produit constructible. Ou encore on
cherche refuge dans des formes de religions apparemment sans foi, des
propositions ésotériques, qui ne sont généralement que des techniques pour
être heureux.
Toutes ces tentatives de maintenir le monde debout et de
venir à bout de sa propre vie correspondent à notre manière de vivre et de
concevoir l'existence. La parole de l'Église, en revanche, semble venir du
passé, soit qu'elle vienne de si loin qu'elle n'appartient plus à notre
époque, soit qu'elle émane d'une tout autre façon de vivre qui ne semble
plus du tout actuelle. Il est certain que l'Église n'a pas encore accompli
entièrement le saut dans le présent. Les anciennes paroles sont importantes
et toujours valables. Il s'agit de les traduire dans l'expérience vivante
pour qu'elles redeviennent audibles et c'est là un immense devoir qui nous
incombe. Il nous reste beaucoup à faire.
Une image de Dieu basée sur l'ésotérisme nous offre une représentation
d'un Dieu tout à fait différente qui, par des messages nouveaux, s'éloigne
peu à peu des enseignements juifs ou chrétiens. Les rabbins et les prêtres,
et même la Bible, dit-on ici, ne sont pas les sources de son enseignement.
Les hommes feraient mieux de s'orienter d'après leurs propres intuitions.
Ils devraient enfin se libérer des contraintes imposées par les religions
traditionnelles et leurs puissantes castes sacerdotales pour retrouver leur
intégrité et le bonheur auxquels ils étaient destinés à l'origine. A plus
d'un titre, cela semble prometteur.
Cela correspond exactement à notre besoin contemporain de
religion et aussi de simplification. C'est pourquoi il y a là quelque chose
d'éclairant et de prometteur. Mais il faut aussi se demander :
Qui ou quoi légitime ce message
? La vraisemblance suffit-elle à le légitimer ? Cette
vraisemblance est-elle un critère suffisant pour recevoir un message sur
Dieu ? Ou n'est-ce pas justement le caractère vraisemblable d'un message qui
constitue une tentation pour nous séduire ?
Elle nous montre, il est vrai, un chemin plus simple, mais nous empêche
aussi de découvrir la réalité.
Par là nous faisons
finalement de nos sentiments le critère pour savoir qui est Dieu et comment
nous devons vivre. Mais les sentiments sont changeants et nous
remarquons très vite nous-mêmes que, de la sorte, nous bâtissons sur un
fondement trompeur. Si éclairant que cela puisse paraître, je n'y vois
que des idées humaines qui, en fin de compte, restent problématiques.
L'essentiel de la foi restera que je n'y rencontre pas du déjà connu, mais
que m'y advient ce qui dépasse ce que nous autres, humains, pouvons penser.
Objection : c'est l'Église qui le dit !
Cela est prouvé par l'histoire qui s'en est suivie. C'est en
elle que Dieu se vérifie pour ainsi dire toujours à nouveau et continuera à
le faire. Je pense que nous aurons encore à en apprendre beaucoup là-dessus
dans ce livre.
Finalement, il ne suffit pas aux
hommes que Dieu ait dit ceci ou cela, ou que nous soyons capables de nous
représenter ceci ou cela à son sujet. Ce n'est que s'il a fait et s'il est
quelque chose pour nous qu'advient ce dont nous avons besoin et ce sur quoi
une vie peut reposer.
Du même coup nous reconnaissons qu'il n'y a pas seulement un
discours sur Dieu, mais qu'il est une réalité. Que non seulement les hommes
se sont fait une idée de lui, mais que quelque chose s'est passé : passé
dans le sens littéral d'une passion. Cette réalité est plus grande que tous
les mots, même si elle est plus difficile à atteindre que des mots.
Qu'une personne particulière, exécutée aux alentours de l'an 30 en
Palestine, soit l'oint, l'élu de Dieu, le Christ, est non seulement une
affirmation incroyable, mais encore une usurpation, une effroyable
provocation. Un seul individu serait le centre de toute l'Histoire !
Des centaines de théologiens d'Asie disent que Dieu est trop grand et trop
vaste pour s'être incarné dans une seule personne. En réalité, cela ne
réduirait-il pas la foi de penser que le salut du monde entier se soit
réalisé en un seul endroit ?
L'expérience religieuse en Asie croit, d'une part Dieu si
incommensurable et, d'autre part nos capacités de comprendre si limitées
que, par conséquent, Dieu peut être représenté de manière toujours nouvelle
par une infinité de reflets. Le Christ est
alors un symbole de Dieu parmi d'autres, mais qui ne reflète absolument pas
la totalité.
Apparemment, il s'agit là d'une expression de l'humilité de
l'homme face à Dieu. On tient pour impossible que Dieu puisse entrer en un
seul homme. Du point de vue purement humain, nous ne pouvons attendre autre
chose que d'apercevoir de Dieu ne serait-ce qu'une étincelle, qu'un petit
aspect.
Cela ne semble pas déraisonnable.
Oui. Il faudrait en réalité,
pour parler raisonnablement, dire que Dieu est beaucoup trop grand pour
entrer dans la petitesse d'un homme. Dieu est
beaucoup trop grand pour qu'une idée ou un écrit puisse renfermer sa parole
; il ne peut se refléter que dans des expériences multiples et
contradictoires. Par ailleurs, l'humilité deviendrait orgueil si nous
refusions à Dieu la liberté et le pouvoir de devenir, par amour, si petit.
C'est une consolation, pour le croyant chrétien, de penser
que Dieu est si grand qu'il peut devenir petit. Pour moi, c'est en réalité
d'abord en cela que consiste l'inattendue et inconcevable grandeur de Dieu,
qu'il ait la possibilité de s'abaisser à ce point. Qu'il puisse entrer
réellement lui-même dans un homme, qu'il ne se déguise pas en lui, pouvant
changer de déguisement, mais qu'il devienne cet homme. Ainsi
pouvons-nous voir la véritable infinité de Dieu qui est plus puissante, plus
impensable et, en même temps, plus salvifique que tout.
Dans le cas contraire, il faudrait toujours vivre avec
quantité de contre-vérités. Les fragments contradictoires qui existent dans
le bouddhisme comme dans l'hindouisme font effectivement penser à la
solution de la théologie négative. Mais Dieu devient alors, en réalité, une
négation - et n'a plus rien de positif, ni de constructif à dire à ce monde,
finalement n'a plus rien à lui dire.
À l'inverse, ce Dieu est justement un Dieu qui a le pouvoir
d'aimer de telle manière qu'il est lui-même dans un homme, qu'il est présent
et se fait reconnaître, qu'il entre en communion avec nous.:
exactement ce dont nous avons besoin pour n'avoir pas à terminer notre vie
avec des fragments, des demi-vérités.
Cela ne signifie pas que nous n'avons rien à apprendre des
autres religions. Ou que la règle de ce qui est chrétien est fixée si
définitivement que nous ne pourrions plus faire de progrès.
L'aventure de la foi chrétienne est toujours nouvelle
et son incommensurabilité est mise en valeur précisément par le fait que
nous reconnaissions à Dieu ces possibilités.
La foi serait-t-elle donc en principe toujours dans l'homme ?
Pour autant qu'on puisse connaître l'histoire humaine jusqu'à
la préhistoire par les fouilles archéologiques,
on constate que l'idée de Dieu a toujours existé.
Les marxistes avaient prévu la fin de la religion. Avec la fin de
l'exploitation, disait-on, le « médicament Dieu » deviendra inutile. Mais
eux aussi ont dû reconnaître que la religion ne
cesse jamais, parce qu'elle est en l'homme.
Ce détecteur intérieur, toutefois, ne fonctionne pas
automatiquement tel un appareil technique. Il est une réalité vivante, qui
peut aussi grandir avec l'homme ou devenir insensible presque jusqu'à
s'éteindre. La participation intérieure rend ce détecteur toujours plus
aigu, plus vivant et plus sensible. Dans le cas contraire il s'estompe et
devient comme anesthésié. Malgré cela, il reste quelque part dans l'homme
incroyant un reste de question : n'y a-t-il pas tout de même quelque chose ?
Sans cet organe intérieur, l'histoire humaine est incompréhensible.
Par ailleurs, il existe des livres plein les
bibliothèques et de puissantes théories essayant de contredire cette foi. La
foi contre la foi semble donc elle aussi être un principe, présentant même
un aspect missionnaire. Les grandes expériences humaines de l'histoire
récente, le nazisme et le communisme, tentaient de réduire à l'absurde la
foi en Dieu et de l'extirper du cœur des hommes. Ce n'était sans doute pas
le dernier essai.
C'est pour cela que la foi en Dieu n'est pas un savoir, comme
en chimie ou en mathématiques, mais reste la foi. Cela veut dire qu'elle a
absolument une structure rationnelle : nous y reviendrons.
Elle n'est pas une quelconque obscure affaire dans
laquelle je m'engage. Elle me fournit une compréhension.
Et il y a suffisamment de motifs compréhensibles pour y adhérer. Mais jamais
elle ne devient pur savoir.
Comme la foi investit toute l'existence, la volonté, l'amour,
le détachement, elle doit nécessairement dépasser le pur savoir et le pur «
vouloir prouver ». C'est pourquoi je peux toujours m'éloigner de la foi et
trouver des motifs qui semblent la contredire.
Il existe, nous le savons, une masse d'arguments contre la
foi. Il suffit de voir l'immense souffrance dans le monde. Elle seule semble
être une preuve contre Dieu. Prenons encore la petitesse, l'invisibilité de
Dieu. Pour ceux dont les yeux de la foi se sont ouverts, il s'agit
précisément là de sa vraie grandeur, mais pour qui ne peut pas ou ne veut
pas faire ce pas, c'est un argument contre Dieu. On peut aussi tout
dissoudre en le ramenant à de purs détails. On peut lire l'Ecriture sainte,
le Nouveau Testament, de sorte qu'il n'en reste que des morceaux. Un savant
peut dire alors que la résurrection a été inventée plus tard, que tout a été
ajouté plus tard, rien ne résiste à l'examen.
Tout cela est possible. Justement parce que l'histoire et la
foi sont humaines. Et c'est pourquoi le débat concernant la foi ne cessera
jamais. Ce débat est toujours aussi une lutte de l'homme avec lui-même et
avec Dieu, lutte qui durera jusqu'au dernier matin de l'histoire.
Dans la société moderne, on doute qu'il n'y ait qu'une vérité. Cela se
répercute sur l'Église, qui tient imperturbablement à cette notion. Vous
avez même dit un jour que la profonde crise actuelle du christianisme en
Europe provenait pour l'essentiel de la crise de son exigence de vérité.
Pourquoi ?
Parce que plus personne n'ose
dire que la foi dit vrai. On craint d'être alors considéré comme intolérant
envers d'autres religions ou conceptions du monde. Et les chrétiens entre
eux disent : nous avons eu peur de la haute exigence de vérité.
C'est d'une certaine manière bénéfique. Car, lorsqu'on manie
trop vite et trop légèrement l'exigence de vérité et qu'on s'y complaît, non
seulement on peut devenir imbu de soi, mais encore étiqueter trop facilement
comme vérité ce qui est secondaire et provisoire.
La précaution en ce qui concerne l'exigence de vérité est de
mise. Mais elle ne doit pas conduire à laisser tomber cette exigence. Nous
ne faisons alors que tourner en rond dans divers modèles traditionnels.
Il est vrai que les frontières deviennent vraiment floues. Beaucoup
rêvent d'une sorte de religion « plat unique », mais avec des compléments
choisis, convenant parfaitement à tous les goûts. De plus en plus on fait
une distinction entre « mauvaise » et « bonne » religion.
Il est intéressant de noter que le terme tradition a
largement remplacé celui de religion ou de confession et par là aussi le
terme de vérité. Les religions sont considérées comme des traditions. Elles
passent alors pour « vénérables », « belles », et on dit que celui qui se
réclame d'une tradition doit la respecter, un autre respecter une autre et
tous se respecter mutuellement. Si nous n'avons toutefois plus que les
traditions, il y a naturellement déficit de vérité. Et, tôt ou tard, on se
demandera pourquoi il faut encore la tradition. Ce qui entraînera la
rébellion contre la tradition.
Je me souviens toujours de la parole de Tertullien qui disait
: « Le Christ n'a pas dit : "Je suis l'habitude", mais : "Je suis la
vérité." » Le Christ n'approuve pas simplement l'habitude, au contraire il
amène à en sortir. Il veut qu'on se mette en route, pour chercher ce qui est
vrai, ce qui nous introduit dans la réalité du Créateur, du Rédempteur, de
notre propre être. C'est pourquoi il faut considérer l'attention à
l'exigence de vérité comme une grave obligation. Il faut aussi avoir le
courage de ne pas perdre la vérité, d'y tendre, de l'accepter humblement et
avec reconnaissance là où elle nous est donnée.
A suivre
: J. Ratzinger/Benoit XVI : LE DOUTE
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Sources : Extraits de la première partie "Voici
quel est notre Dieu" - Entretien du cardinal Ratzinger avec Peter
Seewald-
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(E.S.M.) 12.06.023
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