Entretien avec un « socialiste
religieux » |
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Le 11 octobre 2008 -
(E.S.M.) -
"Il y a une inculture phénoménale. Cette espèce de rupture culturelle
frappe le monde religieux comme elle frappe le monde littéraire,
linguistique. Il n’y a jamais eu de rupture comparable à celle qui est
en train de se produire dans l’histoire de France des derniers siècles".
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Chateaubriand
Entretien avec un « socialiste religieux »
L’argent, Dieu et le diable : Péguy, Bernanos et Claudel face au monde
moderne
Le 11 octobre 2008 - Eucharistie
Sacrement de la Miséricorde
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Directeur-délégué du Nouvel Observateur et essayiste, Jacques
Julliard est aussi un disciple de Pascal, et surtout un grand admirateur de
Péguy, Claudel et Bernanos.
Trois auteurs chrétiens qu’il a réunis dans un même livre, où les puissances
modernes sont étrillées (1). Entretien avec un « socialiste religieux ».
La Nef – Vous êtes un homme
de gauche : comment expliquer que vous ayez réuni ces trois hommes-là,
Péguy, Bernanos et Claudel qui ne sont pas spécialement considérés comme
appartenant à votre courant de pensée ?
Jacques Julliard – Les trois premiers articles que je reprends dans ce livre
et que j’ai intitulés « Deux ou trois choses que je sais de… » étaient à
l’origine une manière pour moi, à la demande d’interlocuteurs, de me situer,
de dire la place que ces trois-là avaient tenue dans mon itinéraire
personnel.
Péguy depuis toujours, depuis ma khâgne de Lyon, une khâgne qui était très «
catho » et très libre en même temps, a joué un rôle important pour moi. Je
l’ai lu toute ma vie et j’en ai toujours eu une lecture personnelle qui
évitait les chapelles. Je le relis périodiquement, parce que c’est l’homme
qui a toujours « rechargé mes accus ». Pour Bernanos, c’est beaucoup plus
ponctuel : j’ai des « crises Bernanos », je le relis à certains moments. Je
me suis passionné pour le romancier qui n’est pas à sa place dans la
littérature d’aujourd’hui. C’est l’un des rares héritiers en France de
Dostoïevski. Quant à Claudel, c’était une découverte tardive : j’ai
longtemps, comme beaucoup de gens de gauche, eu une énorme méfiance à son
égard, parce que je l’identifiais à un « pétainiste ». Ma découverte de
Claudel a été tumultueuse : il m’a remué non seulement dans ma conscience
littéraire, mais aussi dans ma conscience tout court. Depuis, je ne cacherai
pas que c’est celui avec qui j’ai le dialogue le plus soutenu, parce que
c’est un génie à l’état pur, et parce que toutes les considérations qui
peuvent jouer encore pour Péguy et Bernanos (sont-ils de
gauche ou de droite ? Sont-ils antisémites ou prosémites ?) bien
que présentes chez Claudel, sont subordonnées au fait que c’est un génie. On
ne parle pas d’Eschyle, de Dostoïevski ou de Shakespeare comme on parle d’un
prix Goncourt.
Chez Claudel, il y a une élaboration commune de sa vision d’abord symboliste
et ensuite symbolique du monde, qui va de pair avec l’approfondissement de
sa foi catholique. Pour lui, c’est presque la même chose : l’idée que le
monde est un immense symbole va de pair avec l’idée que la clef de ce
symbole, c’est Jésus-Christ. Cette élaboration très intellectuelle est
unique dans notre littérature : mener de front Rimbaud et saint Thomas
d’Aquin, ce n’est pas chose tellement habituelle et ça fait peur à nos
contemporains.
Avez-vous l’impression que Claudel n’est pas lu
aujourd’hui ?
Son théâtre est redécouvert périodiquement et chaque fois, comme l’ignorance
est grande, les gens sont littéralement sidérés, parce qu’il porte la langue
française à une incandescence qu’elle a rarement eue avant lui. Claudel
transporte son public dans un univers qu’il ne fréquente pas tous les jours.
Vous avez dans ce livre
une phrase étonnante : « Je suis psychologiquement athée, culturellement
anticlérical, et spirituellement chrétien »…
Je suis anticlérical de famille, et je le suis resté, parce que l’on est de
toute façon tributaire de sa famille et que je n’ai jamais trouvé de raison
de changer ce point de vue. J’entends par anticléricalisme une certaine
méfiance vis-à-vis de l’Église qui, en tant qu’institution, peut avoir les
défauts de tous les milieux fermés.
Je dis que je suis psychologiquement athée parce que chez moi la croyance
n’est pas une chose naturelle. J’ai de la peine à croire.
Mais à chaque fois que je réfléchis, j’ai encore plus de peine à ne pas
croire. Ma croyance se situe entre cette peine et ce surcroît de
peine. C’est ce que j’appelle être psychologiquement athée : si l’on me
demande à brûle-pourpoint s’il y a un Dieu, je dis : « Non, je ne vois
pas, je n’y pense pas ».
En revanche, je suis spirituellement chrétien parce si
spontanément je ne crois pas en Dieu, spontanément je crois en Jésus-Christ.
Et puisque vous me posez la question, pas plus tard qu’hier soir, je
relisais un passage de Pascal – je relis toujours un peu de Pascal le soir –
et il dit exactement la même chose : que sans
Jésus-Christ, la croyance en Dieu ne sert à rien. Il est même d’une
violence étonnante. Il dit : non seulement la croyance en Dieu sans
Jésus-Christ est impossible, mais elle inutile. Ainsi, je suis
spirituellement chrétien : Jésus-Christ est la seule
voie d’accès au monde du divin.
Cette formule est un peu contradictoire aux yeux des gens, et n’est pas très
facile à vivre. Mais les gens qui ont influencé ma pensée pratiquaient la
contradiction : Pascal, Georges Sorel ou le cardinal Newman.
Les gens qui vous ont
marqué sont donc principalement des chrétiens ? Est-ce un hasard ?
J’ai souvent aimé chez ces chrétiens ce qui n’était pas chrétien en eux. Je
suis allé chercher en eux, moins leur adhésion au christianisme que cette
partie des valeurs laïques qui étaient en eux et n’y avaient trouvé place
que parce qu’il y avait un cheminement vers le christianisme. C’est très net
chez Péguy, qui n’est chrétien qu’à un moment où une partie de sa
personnalité et de son œuvre existent déjà : lui-même reste anticlérical,
mais le type de valeurs dans lesquelles il se reconnaît, qui sont souvent
républicaines et socialistes, trouvent une signification nouvelle quand il
devient chrétien. Le christianisme est la résolution enfin trouvée des
contradictions de ces gens-là. C’est vrai aussi pour moi, en m’excusant de
me placer au même rang que ces grands hommes.
Aujourd’hui, de plus en
plus d’intellectuels s’affirment chrétiens. Vous-mêmes êtes chrétien et
socialiste : comment conciliez-vous les deux ?
Je suis un socialiste religieux. C’est-à-dire que mon socialisme n’est pas
le fruit de mes convictions religieuses. J’ai critiqué l’engagement de ceux
qu’on appelait les « chrétiens progressistes »
à l’époque, ceux de Témoignage Chrétien par exemple. Je n’ai jamais dit : «
Je suis socialiste, progressiste, parce que chrétien ». J’ai toujours pensé
que le christianisme était une chose trop fondamentale et trop commune
potentiellement à l’humanité entière, pour avoir pour seule conséquence un
engagement politique précis quel qu’il soit. Si je m’étais dit «
conservateur parce que chrétien », cela m’aurait paru aussi absurde, aussi
condamnable que « socialiste parce que chrétien ». À titre personnel, je
trouve dans mon socialisme une manière d’exprimer des convictions
chrétiennes, mais je ne demanderai jamais, au grand jamais, à quiconque d’en
tirer les mêmes conséquences. Cette synthèse ne peut être que la mienne.
La gauche, toujours méfiante à
l’égard du christianisme, pense que l’Église est toujours un danger pour la
République laïque…
Aujourd’hui, ce n’est pas l’Église qui menace la laïcité, c’est l’islam. La
gauche demeure anticléricale d’apparence, par crainte de perdre son dernier
marqueur. Ces deux traditions historiques se développent par ricochet : les
chrétiens qui spontanément identifient l’Église à la droite induisent la
gauche à prendre des positions anticléricales. Je pense que c’est une chose
qui est en voie de disparition dans le domaine des idées, mais qui reste
puissante dans le domaine des réflexes. C’est surtout le symptôme d’un grand
désarroi idéologique.
On a l’impression que la
gauche, abandonnant le combat social et la matrice nationale, cherche
surtout à s’opposer à la droite sur les questions éthiques et
anthropologiques
: qu’en pensez-vous ?
Je crois pourtant qu’en termes de morale, il y a paradoxalement une gauche
qui coïncide de plus en plus avec l’esprit du christianisme, au-delà de ce
grand clivage qui a commencé avec la Révolution française. Voyez les alter
mondialistes : chez ces gens aux antipodes du christianisme, la morale de la
charité l’a emporté sur la morale de la justice. Bourdieu ne parlait plus
comme Marx à la fin, mais comme saint Vincent de Paul.
Je connais peu d’époques dans lesquelles la morale spontanée qui se dégage
soit comme aujourd’hui la morale chrétienne, abâtardie tant que vous
voudrez, mais chrétienne. Le père de Lubac montre très bien dans son livre
sur Joachim de Flore les origines chrétiennes du monde démocratique et
socialiste – même si on a coupé le cordon ombilical entre les valeurs
chrétiennes et leur transposition en matière démocratique et sociale.
Aujourd’hui l’anticléricalisme est en recul dans le monde, où l’Église
n’apparaît plus comme le bastion du conservatisme. Nous vivons une période
de transition, et l’Europe n’est pas très représentative du reste du monde,
ce qu’avait très bien compris Jean-Paul II qui, au fond, avait fait un peu
l’impasse sur les Églises européennes au profit du reste du monde.
Malgré tout, n’y a-t-il pas
une perte de tradition généralisée ?
Il y a une inculture phénoménale. Cette espèce de
rupture culturelle frappe le monde religieux comme elle frappe le monde
littéraire, linguistique. Il n’y a jamais eu de rupture comparable à celle
qui est en train de se produire dans l’histoire de France des derniers
siècles. C’est le grand échec de l’école : avant elle, les valeurs se
transmettaient ; aujourd’hui qu’elle est là pour les transmettre, elles ne
se transmettent plus.
L’Église n’y arrive pas davantage. Elle s’en rend compte elle-même : elle
oscille entre le repli vers ce qui existe, et au contraire parfois vers une
confiance naïve dans le caractère généreux de la société qui un jour ou
l’autre retrouvera ses racines chrétiennes. Je suis un disciple de
Chateaubriand : je pense qu’à court terme, le catholicisme est très menacé
dans nos sociétés ; qu’à moyen terme, le christianisme est l’avenir du
monde. Chateaubriand explique que le résultat de la
révolution démocratique sera une société où le christianisme s’imposera non
pas à cause de sa connivence avec les puissances établies, mais à cause de
la puissance révolutionnaire de l’Évangile. Je ne suis donc pas très inquiet.
Propos recueillis par Christophe
Geffroy et Jacques de Guillebon
(1) L’argent, Dieu et le diable : Péguy,
Bernanos et Claudel face au monde moderne, Flammarion, 2008, 236 pages, 19 €
(cf. notre recension in n°196 de septembre 2008).
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Sources : La Nef n°197 de octobre 2008
Ce document est destiné à l'information; il ne constitue pas
un document officiel
Eucharistie sacrement de la miséricorde -
(E.S.M. sur Google actualité)
11.10.2008 -
T/Brève/Chronique
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