Affaire Boffo : Benoît XVI sait et sa
marche est celle de l’Église de toujours, longue et patiente |
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Rome, le 11 février 2010 -
(E.S.M.)
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L'ambitieux condottiere est le cardinal secrétaire d'état, avec l'aide de
"L'Osservatore Romano". L'objectif est de s'assurer la soumission des
Eglises nationales dans le domaine politique. Mais les évêques résistent et
réagissent. La leçon du cas italien
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Affaire Boffo : Benoît XVI sait et sa
marche est celle de l’Église de toujours, longue et patiente
Italie, États-Unis, Brésil. Du Vatican à la conquête du monde
Le 11 février 2010 - Eucharistie Sacrement de la Miséricorde
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Après plus de deux semaines de silence depuis la
nouvelle explosion de polémiques, la secrétairerie d’état du Vatican a coupé
court, par un
communiqué publié il y a deux jours, aux accusations qui,
lancées l’été dernier contre Dino Boffo, avaient changé de cible entre temps
pour viser le directeur de "L'Osservatore Romano", Giovanni Maria
Vian, et le cardinal Tarcisio Bertone lui-même.
Le communiqué - reproduit intégralement ci-dessous - affirme que ni l’un ni
l’autre n’ont transmis ou accrédité les documents - qui se sont révélés faux
par la suite - qui avaient diffamé Boffo et l'avaient contraint à
démissionner de la direction d’"Avvenire", le quotidien des évêques
italiens. Il rejette "une campagne de diffamation qui implique le pontife
romain lui-même". Mais il indique aussi que Benoît XVI "confirme la pleine
confiance qu’il a en ses collaborateurs".
Rome a parlé, l’affaire est réglée ? Plutôt non que oui. Le cas Boffo a
attiré les regards sur l’existence de conflits intra-ecclésiaux qui
dépassent la mécanique de cette affaire. Conflits et désordres qui n’ont été
ni touchés ni supprimés par le démenti d’il y a quelques jours. Et dont
l’affaire Boffo n’est qu’un chapitre - très italien mais, en fin de compte,
mondial - dont l’explication était déjà tout entière dans son début.
*
Ce jour-là, le 28 août, "il Giornale", dirigé par Vittorio Feltri, a tiré la
première salve mortelle contre celui qui était alors le directeur d’"Avvenire",
accusé - sur la base de documents judiciaires présentés comme incontestables
- de harcèlement envers "l’épouse de l'homme avec lequel il avait une
relation".
Mais, le même matin, il y a eu un autre fait : dans "la Repubblica", le
journal leader de l'Italie laïque et progressiste, le "théologien" Vito
Mancuso a accusé le cardinal Bertone de s’asseoir à la table d’Hérode,
c’est-à-dire du premier ministre Silvio Berlusconi, avec lequel le
secrétaire d’état avait en effet programmé une rencontre.
L’après-midi du même jour, "L'Osservatore Romano" a tout de suite montré de
quel côté il était.
Le quotidien du Saint-Siège a défendu à fond le cardinal Bertone, en
première page, dans un éditorial de sa commentatrice de pointe, Lucetta
Scaraffia. Au contraire, il a liquidé en trois lignes de dépêche d’agence,
en pages intérieures, la défense de Boffo par les évêques.
Interrogé sur le motif de cette différence de traitement, Vian répondait que
le véritable ennemi de l’Église est celui qui attaque Bertone "et donc le
pape", pas celui qui s’en prend à Boffo, à propos de qui, il ajoutait, "il Giornale" faisait preuve "d’une mesure exemplaire et d’un style
anglo-saxon".
Trois jours plus tard, au plus fort de l'attaque contre Boffo, Vian s’est
engagé encore plus. Non seulement il n’a pas défendu Boffo et "Avvenire",
mais il leur a reproché de contribuer, eux aussi, à faire du tort aux plus
hautes autorités vaticanes. Il l’a dit dans une interview au "Corriere della
Sera" qui, selon ce qu’il a dit ensuite, avait "l'approbation" du cardinal
Bertone.
Et que représentaient Boffo et "Avvenire", sinon le projet du cardinal
Camillo Ruini, président de la conférence des évêques d’Italie (CEI) de 1991
à 2007, ce "projet culturel à orientation chrétienne" raillé d’ailleurs par
Vian qui le qualifiait d’"oiseau rare" ?
L’affaire a continué avec la démission de Boffo. Avec cette confidence du
cardinal Bertone à un homme politique de ses amis, très bavard : "Ma plus
grande erreur a été de remplacer Ruini par le cardinal Angelo Bagnasco à la
tête de la CEI". Avec Feltri qui a découvert que les documents accusant
Boffo de conduite immorale étaient faux et qui s’est rétracté, en rendant
responsable l'"informateur fiable et même insoupçonnable" qui les lui avait
donnés comme vrais. Toujours avec Feltri qui a précisé que sa source était
"une personnalité de l’Église à qui il faut se fier institutionnellement",
qu’il a décrite avec des détails qui faisaient penser au Vatican, au
directeur de "L'Osservatore Romano" et à son éditeur, le cardinal Bertone :
identification rejetée par le communiqué de la secrétairerie d’état du 9
février.
*
L'antagonisme entre secrétairerie d’état et conférences épiscopales est un
classique de l’histoire récente de l’Église. A peine nommé secrétaire
d’état, en septembre 2006, Bertone n’a pas fait mystère de sa volonté de
soumettre la CEI à son autorité. Il a manœuvré pour que le successeur du
cardinal Ruini soit un évêque de second rang, docile aux injonctions d'outre-Tibre.
Puis il s’est rabattu sur Bagnasco et, à peine celui-ci était-il intronisé,
le 25 mars 2007, qu’il lui a écrit noir sur blanc, dans une lettre publique,
que le vrai patron ce serait de toute façon lui, Bertone, "en matière de
relations avec les institutions politiques". La CEI s’est rebellée, à
commencer par son nouveau président et, dès lors, elle a soupçonné tout acte
de Bertone de cacher cette prétention à commander.
Au Vatican aussi, l'actuel secrétaire d’état est isolé. Les diplomates de
carrière ne lui pardonnent pas de ne pas être l’un des leurs. En effet
Bertone ne vient pas de la diplomatie, mais de la congrégation pour la
doctrine de la foi, où lui étaient confiées les affaires les plus épineuses
et les plus agitées, du secret de Fatima à Mgr Emmanuel Milingo. Il s’y
consacrait avec une ardeur infatigable, quitte à ce que, dans le second cas,
par exemple, il voie l’étrange archevêque africain qu’il avait cru
apprivoiser lui échapper à nouveau.
Bertone compense l'isolement interne par une abondance d’activités externes
de toutes sortes : fêtes, salutations, anniversaires, discours d’ouverture,
inaugurations, interviews.
De son prédécesseur Agostino Casaroli, grand diplomate, en charge pendant
douze ans, de 1979 à 1990, on se rappelle en tout 40 discours. Bertone, en
un peu plus de trois ans, en a prononcé 365.
Puis il y a les voyages : Argentine, Croatie, Biélorussie, Ukraine, Arménie,
Azerbaïdjan, Cuba, Pologne, Mexique, où il a rencontré, pour discuter avec
eux, des chefs d’état, des évêques, des ambassadeurs, des professeurs, selon
un agenda semblable à celui des voyages pontificaux.
Depuis un an, il n’a pas fait de longues voyages à l’étranger et se consacre
davantage au gouvernement de la curie, dont il est statutairement le pivot.
Mais l’année dernière a aussi été la plus horrible, par le nombre et la
gravité des crises, de l’affaire Williamson à l’affaire Boffo.
*
Le seul bastion sûr, pour Bertone, c’est "L'Osservatore Romano", sous la
direction de Vian. Entre les deux hommes, il y a un lien très fort, marqué
par leur conversation téléphonique de chaque jour, tard le soir. Et les
tâches du second ne se limitent pas au journal historique du Vatican.
Bertone a aussi confié à Vian le rôle joué au temps de Jean-Paul II par
Joaquín Navarro Valls : orienter en coulisses la grande presse italienne et
mondiale.
Vian joue ce rôle, de temps à autre, avec succès. Au "Corriere della Sera",
il est le plus consulté des oracles du Vatican. La proximité entre Vian et
le "Corriere" est corroborée par son amitié avec l'éditorialiste Ernesto
Galli della Loggia, mari de Lucetta Scaraffia qui est elle-même une grande
signature de "L'Osservatore", et avec Paolo Mieli qui, en tant que directeur
du plus vendu des journaux italiens, a été en 2005 l’un des plus combatifs
adversaires laïcs du cardinal Ruini lors de la bataille des référendums sur
la fécondation assistée.
Incroyable mais vrai : avant l’affaire Boffo, le moment de plus forte
opposition entre "L'Osservatore Romano" et "Avvenire" a été, en 2008 et
2009, une autre grande bataille à thème bioéthique, celle qui concernait la
vie d’Eluana Englaro. Le journal des évêques italiens faisait de son mieux
pour que cette jeune femme réduite à un état végétatif soit maintenue en
vie. Le journal du Vatican était, lui, beaucoup plus taciturne et il allait
même, parfois, jusqu’à la polémique à propos des arguments "pas assez
convaincants" et du ton "exalté et voyant" du quotidien de Boffo, au-delà
duquel la cible ultime était de nouveau le projet ruinien d’une Église très
présente et active sur le terrain culturel et politique, une Église que l’on
préfère "contestée plutôt qu’insignifiante".
*
L’essai tenté et manqué de conquête du quotidien de la CEI par le Vatican
est donc un chapitre d’un antagonisme qui oppose bien plus que deux journaux
: deux visions du gouvernement de l’Église, à l’échelle mondiale.
En effet la secrétairerie d’état du Vatican s’oppose non seulement à
l’Église d’Italie, mais aussi à d’autres Églises nationales, parmi les plus
vivantes.
Les acteurs et le scénario sont presque toujours les mêmes : le cardinal
Bertone, "L'Osservatore Romano", un épiscopat national très vivace, les
batailles en faveur de la vie et de la famille.
Aujourd’hui les deux épiscopats les plus nombreux du monde, entre autres,
sont sur le pied de guerre avec Rome : celui des États-Unis et celui du
Brésil.
Aux États-Unis, ce qui a surtout irrité l'aile marchante des évêques,
présidés par l'archevêque de Chicago, le cardinal Francis George, c’est un
éditorial de "L'Osservatore Romano" qui, évaluant les cent premiers jours de
présidence de Barack Obama, a non seulement émis un jugement positif, mais
reconnu au nouveau président un "rééquilibrage en faveur de la maternité"
qui, d’après les évêques américains, n’existait vraiment pas, parce qu’en
fait c’est le contraire qui avait eu lieu.
Un second sujet de conflit a été la décision de l'Université Notre-Dame -
l’université catholique la plus renommée des États-Unis - de conférer à
Obama un doctorat honoris causa. Quelque 80 évêques ont protesté contre cet
honneur fait à un leader politique dont les positions en matière de
bioéthique étaient contraires à la doctrine de l’Église. Avant et après la
remise du diplôme à Notre-Dame, ils ont manifesté leur déception d’avoir vu
leurs critiques presque passées sous silence par "L'Osservatore Romano".
Il y a eu d’autres polémiques entre les États-Unis et Rome, à propos du
refus de donner la communion aux hommes politiques catholiques
pro-avortement. Beaucoup d’évêques américains ne transigent pas sur ce point
et voient dans le silence de la secrétairerie d’état et du journal du
Vatican comme un désaveu à leur égard, en plus d’une capitulation morale.
La volonté d’entretenir des relations institutionnelles pacifiques avec les
pouvoirs constitués, de quelque bord qu’ils soient, est typique de Bertone.
En cela, il applique une règle classique de la diplomatie vaticane,
traditionnellement "réaliste", même au prix de conflits avec les épiscopats
nationaux qui sont souvent critiques envers leur gouvernement.
Mais les résultats paraissent parfois contradictoires. En mars dernier, un
article de "L'Osservatore Romano" a désavoué l’évêque de Recife, au Brésil,
qui avait condamné les auteurs d’un double avortement sur une fillette-mère.
Du coup, les évêques brésiliens se sont sentis trahis par Rome au moment
précis où ils livraient au gouvernement de Luiz Inácio Lula da Silva une
bataille difficile à propos de la pleine libéralisation de l'avortement.
L'auteur de l'article, l'archevêque Salvatore Fisichella, l'avait écrit à la
demande de Bertone. C’est ainsi qu’à la protestation des évêques brésiliens
s’est ajoutée une rébellion au sein de l’académie pontificale pour la vie,
dont Fisichella est le président. Un bon nombre d’académiciens a réclamé sa
destitution et certains d’entre eux ont fait appel au pape Joseph Ratzinger,
qui a ordonné à la congrégation pour la doctrine de la foi de publier une
note d’"éclaircissement", une façon de défendre l’évêque de Recife.
Mais Fisichella restera à son poste, de même que Vian, de même que Bertone
qui vient d’être confirmé dans ses fonctions.
En ce qui concerne l’affaire Boffo, le pape Benoît XVI "sait". Et,
personnellement, il voit les choses plutôt comme les cardinaux Bagnasco et
Ruini que comme son secrétaire d’état.
Mais la marche du pape est celle de l’Église de toujours. Longue et
patiente.
COMMUNIQUÉ DE LA SECRÉTAIRERIE D’ÉTAT
Depuis le 23 janvier, des informations et des reconstitutions concernant les
événements liés à la démission du directeur du quotidien catholique italien
"Avvenire" se multiplient, surtout dans de nombreux médias italiens.
L’intention évidente est de démontrer une implication du directeur de "L’Osservatore
Romano" dans cette affaire ; on en arrive à insinuer que le cardinal
secrétaire d’état en serait responsable. Ces informations et reconstitutions
sont tout à fait dénuées de fondement.
En particulier, il est faux que des responsables de la Gendarmerie vaticane
ou le directeur de "L’Osservatore Romano" aient transmis des
documents qui sont à la base de la démission, le 3 septembre dernier, du
directeur d’"Avvenire". Il est faux que le directeur de "L’Osservatore
Romano" ait donné – ou en tout cas transmis ou avalisé d’une façon
quelconque – des informations sur ces documents et il est faux qu’il ait
écrit sous un pseudonyme, ou inspiré, des articles dans d’autres journaux.
La multiplication des argumentations et des hypothèses les plus incroyables
– reprises par les médias avec un ensemble vraiment singulier – montre
clairement que tout est basé sur des convictions infondées, avec l’intention
d’attribuer au directeur de "L’Osservatore Romano", de manière
gratuite et calomnieuse, une action non motivée, irraisonnée et mauvaise.
Cela donne lieu à une campagne de diffamation contre le Saint-Siège, qui
implique le Pontife Romain lui-même.
Le Saint-Père Benoît XVI, qui a toujours été informé, déplore ces attaques
injustes et injurieuses, confirme la pleine confiance qu’il a en ses
collaborateurs et prie pour que ceux qui ont vraiment à cœur le bien de
l’Église agissent par tous les moyens pour l’affirmation de la vérité et de
la justice.
Au Vatican, le 9 février 2010
COMMUNIQUÉ DE LA CONFÉRENCE DES ÉVÊQUES D’ITALIE
La Présidence de la CEI accueille le communiqué de la secrétairerie d’état
inspiré par la volonté prioritaire et pleinement partagée d’éviter que le
bien de l’Église ne soit compromis par des informations et reconstitutions
qui ont fait naître une campagne de diffamation contre le Saint-Siège.
Faisant nôtre cette même préoccupation, nous souhaitons que la prise de
position d’aujourd’hui contribue à calmer l’atmosphère, marquée par une
affaire douloureuse qui, ces derniers mois, a été au-delà de son importance
réelle.
La conscience que l’Église est soutenue par la force de son Seigneur reste
vive et donne du courage, alors que nous renouvelons notre engagement à agir
pour l’affirmation de la vérité et de la justice.
Rome, le 9 février 2010
Traduction française par
Charles de Pechpeyrou, Paris, France.
Source: Sandro Magister
Eucharistie sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 11.02.2010 -
T/International |