Le pape Benoît XVI n'a toujours pas
signé le décret de béatification de Pie XII |
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Rome, le 10 octobre 2008 -
(E.S.M.)
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Le rabbin de Haïfa proteste et "La Civiltà Cattolica" freine. Mais la
béatification du pape Eugenio Pacelli se fait de plus en plus proche.
Hier, Benoît XVI célébrait la messe à Saint-Pierre pour le cinquantième
anniversaire de la mort de Pie XII. Il a invité tout le monde à prier "pour
que le procès de sa béatification se poursuive favorablement".
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Le pape Pie XII -
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Le pape Benoît XVI n'a toujours pas signé le décret de béatification de Pie
XII
Pie XII bienheureux? Mais juste, avant tout
Le 10 octobre 2008 - Eucharistie Sacrement
de la Miséricorde
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Le rabbin de Haïfa proteste et "La Civiltà Cattolica" freine. Mais la
béatification du pape Eugenio Pacelli se fait de plus en plus proche. Et
l'histoire devra elle aussi lui rendre justice, affirme Paolo Mieli, juif et
laïc, dans "L'Osservatore Romano"
Hier, Benoît XVI
célébrait la messe à Saint-Pierre pour le cinquantième
anniversaire de la mort de Pie XII. Il a invité tout le monde à prier "pour
que le procès de sa béatification se poursuive favorablement".
C’est Paul VI en personne qui a proposé la béatification de Pie XII, ainsi
que celle de Jean XXIII, dans la salle du Concile Vatican II. C’était le 8
novembre 1965. Déjà, le pape Eugenio Pacelli était de plus en plus accusé
d’avoir collaboré par ses silences à l’extermination des juifs par les
nazis. Des accusations qui avaient envahi le monde entier deux ans
auparavant, lorsque la pièce "Le Vicaire" de Rolf Hochhuth avait été mise en
scène à Berlin.
Depuis lors, le déroulement du procès en béatification de Pie XII s’est
entrecroisé avec la controverse sur ses silences. Le 8 mai 2007, la
congrégation pour la cause des saints a voté à l’unanimité "l’héroïcité des
vertus" du pape Pacelli, dernière étape avant le procès en béatification
proprement dit. Mais Benoît XVI n’a toujours pas signé le décret. Une
commission d’étude a été chargée d’un approfondissement supplémentaire, sur
la base aussi de documents présents dans les archives secrètes du Vatican
mais pas encore accessibles au public.
Pendant ces dernières années, à plusieurs reprises, certains dirigeants
juifs ont exprimé leur désaccord face à la béatification de Pie XII. Parmi
eux, l’actuel grand rabbin de Rome, Riccardo Di Segni.
De manière surprenante, le 6 octobre dernier, le grand rabbin de Haïfa,
Shear Yashuv Cohen, s’est rangé à leurs côtés.
De manière surprenante, parce que le rabbin Cohen s’est élevé contre la
béatification de Pie XII juste après avoir pris la parole dans la salle du
synode des évêques, où il avait été spécialement invité et où il était entré
avec tous les honneurs, aux côtés de Benoît XVI, une première dans
l’histoire des synodes.
Là, aussi au terme de son discours, il avait lancé une accusation à mots
couverts contre Pie XII, en affirmant :
"Nous autres juifs ne pouvons pas oublier ce fait triste et douloureux:
beaucoup, y compris des grands chefs religieux, n’ont pas élevé la voix dans
le but de sauver nos frères, mais ont choisi de rester silencieux et de les
aider en secret".
A la secrétairerie d’état, le cardinal Tarcisio Bertone et le ministre des
Affaires étrangères Dominique Mamberti ont été extrêmement irrités par la
sortie du rabbin et ont regretté de l’avoir choisi comme invité, quand on
sait qu’il y a de nombreux leaders juifs – de valeur – qui tiennent Pie XII
en haute estime.
Les autorités du Vatican, naturellement, n’acceptent pas que l’on interfère
depuis l’extérieur dans ses décisions, telles que les proclamations de
saints et de bienheureux, qui sont strictement du ressort de l’Église. Mais
les oppositions les plus insidieuses à la béatification de Pie XII
proviennent davantage du camp catholique que du dehors.
Certaines de ces oppositions sont acquises, comme celle, radicale, des
intellectuels de "l’école de Bologne", dont l'enthousiasme pour Jean XXIII
va de pair avec le blâme pour Pie XII.
D’autres sont en revanche plus subtiles et parées d’autorité. C’est le cas
de "La Civiltà Cattolica", la revue des jésuites de Rome qui n’est imprimée
qu’après contrôle de la secrétairerie d’état.
Le 18 septembre dernier, le jour même où Benoît XVI défendait les vertus
héroïques de Pie XII devant un groupe de juifs de la
Pave the Way Foundation,
"La Civiltà Cattolica" publiait un article de son historien, le père
Giovanni Sale. L’auteur se montrait très critique à l’égard des précautions
diplomatiques du secrétaire d’état Pacelli face aux lois raciales antijuives
promulguées en 1938 en Italie.
Au Vatican, l’article a
provoqué un grand remue-ménage. Il y a ceux qui accusent les jésuites de "La Civiltà Cattolica" de pratiquer le boycott et ceux qui accusent la
secrétairerie d’état d’avoir omis le contrôle de rigueur.
Le cardinal Bertone a cherché à ramener l’ordre en mettant en évidence, dans
"L’Osservatore Romano" du 8 octobre, sa préface d’un livre qui prend
courageusement la défense de Pie XII, "La vérité te rendra libre", écrit par
la religieuse américaine Margherita Marchione et publié le même jour par la
Librairie éditrice du Vatican.
Mais la bagarre provoquée par "la Civiltà Cattolica" a connu un nouveau
rebondissement dans "L’Osservatore Romano" du jour suivant, à cause d’une
question tirée d’une interview sur Pie XII.
"La Civiltà Cattolica a écrit que Pie XII n’a pas eu une voix de prophète.
Est-ce que ce n’est pas un jugement un peu anachronique ?".
L’interview a été accordée par Paolo Mieli, élève du grand historien du
fascisme Renzo De Felice et directeur du plus grand quotidien italien, le "Corriere
della Sera". Mieli est d’origine juive et des membres de sa famille sont
morts dans les camps de concentration nazis.
Sur toute une page du "journal du pape", Mieli démolit littéralement la
"légende noire" qui pèse sur Pie XII, qu’il définit comme "le pape le plus
important du XXe siècle".
L’interview a été réalisée par Maurizio Fontana, qui l’a signée, et par le
directeur de "L’Osservatore Romano" Giovanni Maria Vian. Elle est parue le
jeudi 9 octobre, le même jour où Benoît XVI a célébré la messe pour le
cinquantième anniversaire de la mort de Pie XII, en disant de lui dans son
homélie :
"Il a souvent agi de manière secrète et silencieuse précisément parce que, à
la lumière des situations concrètes de cette période complexe, il sentait
que ce n’était que de cette manière qu’il pouvait éviter le pire et sauver
le plus grand nombre possible de juifs".
Voici l’interview, dans son intégralité :
L’histoire rendra justice à Pie XII
Une interview de Paolo Mieli
Q. – On parle souvent de la pièce de Rolf Hochhuth "Le Vicaire", mise en
scène pour la première fois le 20 février 1963 au Freie Volksbüne de Berlin.
Mais les critiques envers le comportement du pape Pacelli ont commencé
plusieurs années plus tôt. Quand le "problème Pie XII" est-il réellement né ?
R. – L’élément déclencheur est sans aucun doute la mise en scène du
"Vicaire", mais certaines accusations, même si elles n’ont pas ressemblé à
celles de Hochhuth, datent d’avant la seconde guerre mondiale. C’est
Emmanuel Mounier qui, le premier, a évoqué les hésitations Pie XII. En mai
1939, il a poliment critiqué un silence qui mettait des milliers de cœurs
dans l’embarras: celui de Pie XII à propos de l'agression italienne en
Albanie.
Un autre catholique français a pointé du doigt le comportement de Pie XII:
François Mauriac. En 1951, dans la préface d’un livre de Léon Poliakov, il a
regretté que les juifs persécutés n’aient pas eu le réconfort d’entendre le
pape condamner de manière claire et nette la "crucifixion d’innombrables
frères dans le Seigneur". Toutefois, il faut rappeler que le même livre –
l’un des premiers textes importants sur l’antisémitisme – apportait des
justifications à ces silences. En substance, écrivait Poliakov qui était
juif, le pape était resté silencieux pour ne pas compromettre la sécurité
plus qu’elle ne l’était déjà.
Q. – La première intervention d’un chercheur juif sur ce sujet a donc été
très prudente ?
R. – J’irai plus loin. Mis à part Poliakov, les premières évaluations des
représentants des communautés juives du monde entier ont été non seulement
prudentes mais même chaleureuses envers Pie XII.
Q. – Cette prudence peut-elle s’expliquer par le fait que les véritables
accusations contre le pape sont venues, déjà pendant la guerre, des
soviétiques ?
R. – Pie XII a sûrement aussi été – je dis bien "aussi" – un pape
anticommuniste. Pendant ces décennies de polémiques, on lui a souvent
reproché d’être perturbé par cette vision. Rappelons, par exemple, deux
discours célèbres qu’il a prononcés avant de devenir pape, lors de voyages
en France (1937) et en Hongrie (1938). Il y soulignait plus les persécutions
du régime communiste que celles du régime nazi.
A cet égard, il faut néanmoins rappeler que le concept de Shoah telle que
nous la percevons aujourd’hui remonte à plusieurs décennies après la fin de
la seconde guerre mondiale. Je rappelle que dans les années 50 et 60, on
parlait encore approximativement de déportés dans les camps de
concentration. On savait que les juifs avaient souffert le plus, mais on n’a
pris pleinement conscience de la Shoah que plus tard. Dans les années 30,
très peu de personnes avaient idée de ce qui pouvait arriver aux juifs. Bien
sûr, il y avait eu la "nuit de cristal" en Allemagne. Mais il est évidemment
beaucoup plus facile de lire et comprendre les faits aujourd’hui, avec le
recul du temps. Dans aucune partie du monde, pas même les États-Unis, les
juifs qui fuyaient l’Allemagne n’ont été accueillis les bras ouverts. Bref,
c’était un problème complexe. A de rares exceptions près, le monde
occidental, le monde civilisé, n’a pas compris, ne s’est pas rendu compte de
ce qui était en train de se produire. C’est pourquoi, lorsque nous parlons
d’un pape à la fin des années 30, nous pouvons comprendre qu’il ait été plus
sensible aux persécutions antichrétiennes en Union Soviétique qu’à ce qui
était en train d’apparaître dans le monde nazi. Cela ne fait pas de lui un
crypto-nazi.
Q. – Les années 30: la polémique concerne aussi Pie XI…
R. – On reproche entre autres au cardinal Pacelli, en tant que secrétaire
d’état de Pie XI, d’avoir atténué ses condamnations envers le
national-socialisme. Parmi de nombreuses accusations – selon moi pas
totalement justifiées – on a notamment reproché à Pacelli d’avoir adouci,
d’avoir atténué le ton de l'encyclique "Mit Brennender Sorge". En réalité,
en examinant l’action de Pacelli sous l’angle historique, je rappellerai
certains détails. Au début de la guerre, il a critiqué l’apathie de l’Église
française face à la domination des nazis sur la France de Vichy. Ensuite, il
a critiqué l’antisémitisme – évident celui-là – du Slovaque Mgr Josef Tiso.
Il s’est montré disponible et a même apporté son aide avec un courage
téméraire – comme le raconte bien Renato Moro dans son livre "L’Église et
l’extermination des juifs", édité par Il Mulino – à des complots contre
Hitler entre 1939 et 1940. Je continue: lorsqu’en juin 1941, l’Union
Soviétique a été envahie par l’Allemagne, il y avait dans le monde
occidental une certaine réticence à nouer des accords avec ceux qui avaient
jusqu’alors combattu aux côtés de l’Allemagne nazie. Pie XII a en revanche
beaucoup fait pour faciliter une alliance entre Grande-Bretagne, États-Unis
et Union Soviétique.
Puis vient l’épisode le plus important: pendant l’occupation des Nazis à
Rome – comme le racontent le célèbre livre d’Enzo Forcella "La résistance au
couvent", édité par Einaudi, et celui d’Andrea Riccardi, "L’hiver le plus
long", publié il y a peu chez Laterza – l’Église s’est mise toute entière à
disposition. La quasi totalité des basiliques, églises, séminaires et
couvents a hébergé et aidé les juifs. Si bien qu’à Rome, 2 000 juifs ont été
déportés mais 10 000 ont pu être sauvés. Maintenant, je ne dis pas que c’est
l’Église de Pie XII qui a sauvé ces 10 000. Néanmoins, l’Église a
certainement contribué à sauver la majorité d’entre eux. Il est impossible
que le pape n’ait pas su ce que faisaient ses prêtres et ses religieuses. Il
en résulte que pendant des années – on dispose de dizaines de citations –
des personnalités de premier ordre du monde hébraïque ont reconnu ce mérite
en l’attribuant explicitement à Pie XII.
Il ne reste aujourd’hui presqu’aucune trace de ces témoignages. Par exemple,
le beau livre d’Andrea Tornielli, "Pie XII, le pape des juifs", aux éditions
Piemme, en a parlé. Il s’agit d’une très vaste littérature et je voudrais en
fournir quelques fragments. En 1944, le grand rabbin de Jérusalem, Isaac
Herzog, a déclaré: "Le peuple d’Israël n’oubliera jamais ce que Pie XII et
ses éminents délégués, inspirés des principes éternels de la religion qui
forment la base d’une civilisation authentique, sont en train de faire pour
nos malheureux frères et sœurs, au moment le plus tragique de notre
histoire. Une preuve vivante de la divine providence dans ce monde".
La même année, le sergent-major Joseph Vancover a écrit: "Je voudrais vous
parler de la Rome juive, d’un grand miracle: celui d’avoir trouvé des
milliers juifs à Rome. Les églises, les couvents, les religieux et les
religieuses et surtout le pape sont venus en aide aux juifs et les ont
sauvés en les arrachant des griffes des nazis et des fascistes italiens qui
collaboraient avec ces derniers. Cacher et nourrir les juifs pendant les
mois de l’occupation allemande a nécessité de grands efforts non dénués de
risques. Certains religieux ont payé de leur vie cette œuvre de sauvetage.
Toute l’Église a été mobilisée à cet effet et elle a agi avec beaucoup de
fidélité. Le Vatican a été le centre de toutes les opérations d’assistance
et de sauvetage dans les conditions de la présence et de la domination
nazies".
Voici maintenant une lettre envoyée depuis le front italien par le soldat
Eliyahu Lubisky, membre du kibboutz socialiste Bet Alfa. Elle a été publiée
dans l’hebdomadaire "Hashavua" le 4 août 1944: "Tous les réfugiés évoquent
l’aide louable du Vatican. Des prêtres ont mis leur propre vie en danger
pour cacher et sauver des juifs. Le pape lui-même a participé à l’opération
de sauvetage des juifs".
Un autre document, du 15 octobre 1944, le rapport du commissaire
extraordinaire des communautés juives de Rome, Silvio Ottolenghi: "Des
milliers de nos frères ont été sauvés dans les couvents, les églises, les
zones extraterritoriales. Le 23 juillet, on m’a donné l’ordre d’être reçu
par Sa Sainteté, que j’ai remerciée au nom de la communauté de Rome pour
l’assistance héroïque et bienveillante que nous avons reçue du clergé dans
les couvents et les collèges… J’ai fait part à Sa Sainteté du désir de nos
coreligionnaires de la capitale de venir le remercier en masse. Mais cette
manifestation ne pourra avoir lieu que lorsque la guerre sera finie, pour ne
pas nuire à tous ceux qui ont encore besoin de protection dans le nord".
Q. – Cela s’est passé pendant la guerre. Venons-en à aujourd’hui…
R. – Aujourd’hui, malheureusement, l’attention portée à Pie XII est telle
que même un débat historique normal met le feu aux poudres.
Q. – La question est si brûlante que la photo de Pie XII à Yad Vashem et sa
légende posent encore problème. Malgré la masse de témoignages dont nous
venons de parler. Que s’est-il passé ?
R. – Il s’est passé qu’au fil des ans, la légende noire de Pie XII s’est
répandue. Rappelons les livres de John Cornwell ("Hitler’s Pope" [Le pape de
Hitler] et de Daniel Goldhagen ("Hitlers willige Vollstrecker" [Les
bourreaux volontaires de Hitler]), où ces accusations se font plus
explicites. Une pensée commune s’est développée qui fait de Pie XII un
complice du Führer. Quelque chose de démentiel! Pendant le procès Eichmann
de 1961, pourtant, le pape a fait l’objet d’un jugement qu’il vaut la peine
de relire. C’est Gideon Hausner, procureur général d’Etat à Jérusalem, qui
parle: "A Rome, le 16 octobre 1943, une grande rafle a été organisée dans le
vieux quartier juif. Le clergé italien a participé à l’opération de
sauvetage, les monastères ont ouvert leurs portes aux juifs, le pape est
intervenu personnellement en faveur des juifs arrêtés à Rome".
Q. – Cela a été dit deux ans seulement avant la représentation du
"Vicaire"...
R. – Oui, et c’est justement à partir de 1963 que commence une révision du
rôle de Pie XII, de deux manières. L’une – interne à l’Église elle-même –
était malveillante et opposait à Pie XII la figure de Jean XXIII.
L’opération a été dévastatrice: on a fait de Jean XXIII un pape qui aurait
eu, pendant la seconde guerre mondiale, la sensibilité que, pour sa part,
Pie XII n’avait pas eue. Une thèse très bizarre. Quand on lit entre les
lignes les invectives contre Pacelli, on a la sensation que l’on a voulu
faire payer au souverain pontife son anticommunisme. En réalité Pie XII a
été un pape en ligne avec l’histoire de l’Église catholique du XXe siècle.
Si l’on lit ses écrits ou si l’on écoute les enregistrements de ses
discours, on se rend compte qu’il a aussi exprimé, par exemple, des
critiques contre le libéralisme. Je veux dire que ce n’était pas du tout un
héraut de l'atlantisme anticommuniste.
Q. – Il n’était donc pas l’aumônier militaire de l'Occident...
R. – Absolument pas. L'image de Pie XII en aumônier de la grande offensive
anticommuniste pendant la guerre froide est trompeuse. Même si, bien sûr, il
était anticommuniste. Et on a voulu lui faire payer cher cet anticommunisme,
ce qui a déformé son image, par des pièces de théâtre, des publications et
des films. Mais quiconque aborde la question sans préjugés et essaie de
connaître Pacelli à travers les documents ne peut qu’être stupéfait de cette
légende noire qui n’a aucun sens. Pie XII a été un grand pape, à la hauteur
de la situation. C’est comme si aujourd’hui on reprochait à Roosevelt de ne
pas avoir parlé plus clairement des juifs. Mais comment peut-on critiquer
pendant une guerre et surtout s’agissant d’une personnalité désarmée comme
le pape ? Le caractère spécieux de cette offensive contre Pie XII apparaît
vraiment suspect à toute personne de bonne foi et il faut absolument y
résister. Tôt ou tard, il y aura bien quelqu’un qui réexaminera les faits en
prenant aussi en compte les témoignages que j’évoquais tout à l’heure.
Q. – Les historiens européens, notamment italiens, parlent-ils de Pie XII
différemment des historiens américains ?
R. – D’après moi, oui. N’oublions pas que cette aversion envers Pie XII est
née dans le monde anglo-saxon et protestant, pas dans le monde juif qui, au
contraire, s’est adapté dans le temps pour ne pas être pris à contre-pied par
une campagne internationale. Autrement dit: si un pape est accusé de ne pas
s’être opposé à l'antisémitisme, le monde juif se sent évidemment incité à y
voir clair. On en arrive ainsi à l'affaire de la septième salle du Yad
Vashem, à Jérusalem, où a été placée une photo du pape avec une légende qui
juge "ambiguë" son attitude. Ou bien à la demande, formulée en 1998 par
Aaron Lopez, alors ambassadeur d'Israël près le Saint-Siège, d’un moratoire
dans la béatification de Pie XII. Je ne m’occupe pas de cette affaire de
moratoire parce que ce n’est pas un problème d’histoire, mais on s’acharne
trop sur ce pape, cela sent le roussi à un kilomètre.
C’est à partir de 1963 que l’on a tourné les projecteurs vers Pie XII pour
chercher des preuves de sa culpabilité: cela n’a rien donné. Au contraire
les études menées ont fait apparaître une très abondante documentation
attestant que son Église a apporté aux juifs une aide fondamentale. Je me
rappelle à ce sujet d’un très beau geste: en juin 1955, l'Orchestre
Philharmonique d'Israël a demandé à donner au Vatican un concert en l’honneur
de Pie XII, en signe de gratitude, et il a joué en sa présence un mouvement
de la septième symphonie de Beethoven. Voilà quel était le climat. A la mort
du pape, Golda Meir – ministre des Affaires Etrangères et futur premier
ministre d'Israël – déclara: "Pendant les dix années de la terreur nazie,
quand notre peuple a souffert un effroyable martyre, la voix du pape s’est
élevée en faveur des victimes. Nous pleurons un grand serviteur de la paix".
Selon certains, la voix du pape ne s’était pas élevée, mais eux l’avaient
entendue. Vous comprenez ? Golda Meir avait entendu sa voix. Et William
Zuckermann, directeur de la revue "Jewish Newsletter", a écrit: "Tous les
juifs d'Amérique lui rendent hommage et expriment leur tristesse parce qu’il
n’y a probablement pas d’homme d’état de cette génération qui ait plus aidé
les juifs à l’heure du drame. Plus que quiconque nous avons pu bénéficier,
pendant les années de persécution et de terreur, de la grande et charitable
bonté, de la magnanimité de ce pape que nous regrettons ". Voilà comment Pie XII a été perçu pendant des années, des décennies. Etaient-ils tous fous ?
Non, au contraire, c’est eux qui avaient subi les persécutions dont on
reproche à Pie XII de s’être rendu complice. D’un point de vue historique,
cette légende noire est une folie. Mais je pense que, sauf quelques
polémistes, tout historien digne de ce nom– y compris des gens qui, comme
moi, ne sont pas catholiques – se battra pour rétablir la vérité.
Q. – Qu’ont apporté jusqu’à présent les historiens israéliens ? Leur jugement
a-t-il évolué ? Le débat sur Pie XII est-il encore actif aujourd’hui ?
R. – Je crois que les historiens israéliens sont très réservés. En réalité
la question est encore ouverte à cause de l’insistance d’un monde autre que
le monde juif. A mon avis, il y a trois aspects à considérer. Tout d’abord
Pie XII paie pour son anticommunisme. Ensuite, ce pape connaissait bien
l’Allemagne et il avait eu une attitude germanophile: attention, ça ne veut
pas dire pro-nazie. Enfin il faut noter que les critiques contre Pie XII
viennent toujours de milieux que l’on pourrait critiquer dix fois plus. Des
milieux qui, pendant la Shoah, n’ont pas su manifester une présence
s’approchant si peu que ce soit de celle qu’ils reprochent à Pie XII de ne
pas avoir eue.
Q. – Vous pouvez nous donner quelques exemples ?
R. – Je pense à ce qui est arrivé en France, en Pologne, et même aux
États-Unis. Réfléchissons: la thèse de ceux qui accusent Pie XII est que
tout le monde savait et que, en tout cas, on pouvait savoir. Alors je vous
le demande: peut-on citer des personnalités de ces milieux, qui, au cours de
la seconde guerre mondiale, aient élevé la voix comme on reproche au pape de
ne pas l’avoir fait ? Moi, je n’en connais pas.
Q. – Vous pensez aussi aux antifascistes italiens ?
R. – Tout à fait. Mais, en somme, de qui peut-on dire qu’il a fait pour les
juifs quelque chose que le pape n’ait pas fait? Je ne sais pas. Il y aura eu
des cas particuliers, comme il y aura eu des cas particuliers de prélats de
haut rang dans l’Église. Au moins, le pape a fait tout ce qu’il était en son
pouvoir de faire. Il a permis à 10 000 juifs qui étaient à Rome – mais c’est
aussi arrivé ailleurs en Italie – de rester en vie, contre 2 000 qui ont été
tués. Je ne vois pas quelle comparaison l’on pourrait faire. Voilà pourquoi
je crois que l’on peut penser que ces critiques et ces invectives viennent
de milieux qui n’ont pas la conscience tranquille à ce sujet.
Q. – La légende noire est donc une affaire de mauvaise conscience ?
R. – Je crois que oui. Il n’y a pas d’autre explication. La vérité, c’est
que la haine envers Pie XII est née dans un contexte précis: le début de la
guerre froide. Rappelons que c’est le pape qui, en 1948, a rendu possible la
victoire de la Démocratie Chrétienne en Italie. Je suis sûr que les
accusations portées contre lui expriment une haine née dans la seconde
moitié des années 40 et pendant les années 50. La littérature hostile à Pie
XII fait suite à la fin de la guerre. En Italie, elle naît après
l’éclatement du gouvernement d’union nationale de 1947 et mûrit tout au long
des années 50 de manière plus vive. Tout ce dépôt de haine ou de forte
aversion est apparu les années suivantes. Du reste, si c’était sorti tout de
suite, les juifs qui avaient eu la vie sauve grâce à cette Église,
n’auraient pas permis que soit dit ou écrit ce qui l’a été. Comme c’est
sorti vingt ou trente ans plus tard, tous les témoins, tous ceux qui avaient
été sauvés – des milliers de personnes – n’étaient plus là et la nouvelle
génération, leurs enfants, a absorbé ces accusations. Et qui a résisté, qui
résiste encore à ces accusations ? Les historiens.
Q. – A cela se sont ajoutées les voix des catholiques qui ont opposé à Pie
XII son successeur, Jean XXIII.
R. – A mon avis, ce n’est sûrement pas un hasard si le lancement des
béatifications des deux papes a été annoncé en même temps. D’ailleurs, quand
Paul VI, en 1964, s’est rendu en Terre Sainte et a parlé très
chaleureusement de Pie XII, il n’y a pas eu de grandes protestations.
Personne n’a protesté. Or l'opération "Vicaire" était déjà lancée. Les
accusations paraissaient incroyables. Ensuite l’avalanche a grossi au fur et
à mesure de la disparition de la génération des témoins directs. En tout
cas, je crois que justice sera rendue à Pie XII par les historiens.
Q. – Nous avons évoqué les catholiques. "La Civiltà Cattolica" a écrit que
Pie XII n’a pas eu une voix de prophète. Ce jugement n’est-il pas un peu
anachronique ? Le pape aurait-il dû se rendre, le 16 octobre 1944, dans le
ghetto comme il était allé dans le quartier bombardé de San Lorenzo quelques
semaines plus tôt ?
R. – Sincèrement, la part de sang juif qui coule dans mes veines me fait
préférer un pape qui aide mes coreligionnaires à survivre à celui qui
accomplit un geste spectaculaire. Un pape qui se rend dans un quartier
bombardé est un pape qui pleure sur les victimes, accomplit un geste de
chaleureuse affection pour la ville, alors que sa présence dans le ghetto
pouvait prêter à controverse. Certes, avec le recul du temps, on peut tout
dire, y compris – cela a été écrit – qu’il aurait dû se jeter sur les rails
pour empêcher les trains de partir. Mais je crois qu’il s’agit d’opinions
exprimées à la légère. Et puis, sincèrement, en ce domaine, reprocher à un
autre de ne pas avoir fait ce qu’aucun des vôtres n’a fait, est un peu
risqué. A ma connaissance, les dirigeants de la Résistance antinazie de Rome
ne se sont pas rendus au ghetto et ne se sont pas jetés sur les rails. Ce
sont des propos qui manquent vraiment de sérieux.
Q. – En ce qui concerne la polémique à l'intérieur du catholicisme, le
rabbin David Dalin en est arrivé à écrire que Pie XII est le plus gros bâton
dont puissent disposer les catholiques progressistes pour taper sur les
traditionalistes...
R. – L'aspect le plus gênant, mais évident pour moi (même si je juge de
l’extérieur), est que cette bataille qui oppose, au sein du monde
catholique, les figures de Jean XXIII et de Pie XII n’est guère courageuse,
parce que personne ne la livre à visage découvert. Il n’y a pas un livre,
pas un article d’un représentant du monde catholique faisant autorité qui
dise clairement: Jean XXIII oui, Pie XII non. C’est une bataille entre les
lignes, toute en subtilités. Pour moi, le problème est simple: ou bien l’on
est vraiment sûr que Pie XII fut un pape complice du nazisme, ou bien, si
les faits correspondent à ce qui a été dit dans cette interview, certaines
personnes devraient comprendre que ces arguments ne contribuent qu’à
prolonger la légende noire de ce pape. Notez bien que je crois que les jours
de cette légende noire sont comptés. Pie XII ne sera pas un pape frappé
d’une "damnatio memoriae".
Q. – Pourquoi ?
R. – Précisément du point de vue historique, les éléments en faveur de cette
thèse sont si forts et si nombreux, et le manque d’éléments en sens
contraire est si marqué que cette offensive contre Pie XII est destinée à
s’éteindre.
Q. – Une dernière question sur l'attitude de Pie XII. Comment peut-on
reconstruire les caractéristiques de son silence agissant face à la Shoah?
R. – J’ai très souvent pensé à Pie XII en essayant d’imaginer sa
personnalité. On l’a comparé à Benoît XV, le pape de la première guerre
mondiale. Mais la seconde guerre mondiale a été très différente. Pacelli a
sûrement été un tourmenté, quelqu’un qui a eu des doutes. Lui-même a évoqué
en 1941 son "silence". Il s’est trouvé à un carrefour terrible qui a mis en
question certaines de ses convictions. Puis il y a eu après la guerre une
période très longue, jusqu’en 1958, où il a continué à être un pape fort,
présent, important, décisif pour la reconstruction de l'Italie après la
guerre. Il a peut-être été le pape le plus important du XXe siècle. Il a
sûrement été tourmenté par des doutes. Comme je l’ai dit il s’est interrogé
sur la question du silence. Mais c’est justement ce qui me donne l'idée de
sa grandeur.
Un fait, entre autres, m’a beaucoup frappé. Une fois la guerre finie, si Pie
XII avait eu mauvaise conscience, il se serait vanté de ce qu’il avait fait
pour sauver les juifs. Il ne l’a jamais fait. Il n’a jamais dit un mot. Il
pouvait le faire. Il pouvait le faire écrire ou dire. Il ne l’a pas fait.
C’est pour moi la preuve de sa personnalité exceptionnelle. Ce n’était pas
un pape qui éprouvait le besoin de se défendre. En ce qui concerne le
jugement sur Pie XII, je dois dire je n’ai jamais oublié ce qu’a écrit en
1964 Robert Kempner, un magistrat juif d’origine allemande, procureur
adjoint au procès de Nuremberg: "Toute prise de position à caractère
propagandiste de l’Église contre le gouvernement de Hitler aurait non
seulement été un suicide prémédité, mais elle aurait accéléré l'assassinat
d’un nombre bien plus grand de juifs et de prêtres".
Je conclus : pendant vingt ans les jugements sur Pie XII ont fait
l’unanimité. A mon avis, dans l'offensive contre lui, il y a alors eu
erreur. Et quiconque s’astreint à l’étudier avec honnêteté intellectuelle
doit justement partir de là. De l’erreur.
L’Homélie
que Benoît XVI a prononcée pendant la messe du 9 octobre 2008, pour les
cinquante ans de la mort de Pie XII:
Traduction française par
Charles de Pechpeyrou, Paris, France.

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Sources : Source : Sandro
Magister
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Eucharistie sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 10.10.2008 -
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