Taizé, clé de l’histoire religieuse
du XXe siècle ? |
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Rome, le 09 Juin 2008 -
(E.S.M.) - Yves Chiron vient de publier une biographie
plaisante à lire et fort bien documentée de frère Roger Schütz
(1915-2005), le fondateur de Taizé assassiné
peu après l’élection de Benoît XVI (1).
Présentation d’un personnage et d’une œuvre qui ont marqué leur temps.
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Frère Roger recevant
publiquement la sainte communion des mains du cardinal Ratzinger -
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Taizé, clé de l’histoire religieuse du XXe siècle ?
Jacques Bordelais
« Il est impossible de retourner à Rome parce que Rome ne s’est pas
réformée » déclarait en 1948 Frère Roger Schütz, le fondateur et «
prieur » de Taizé, la célèbre communauté monastique réformée. Or, lors des
obsèques de Jean Paul II, le même frère Roger étonnait beaucoup de
catholiques, et d’autres, en recevant publiquement la sainte communion des
mains du cardinal Ratzinger/Benoît XVI. À commencer par le Cardinal
Barbarin. Celui-ci, qui aime les situations claires, posa donc la question
de sa conversion. Il lui fut répondu officiellement que «
Frère Roger Schütz [était]
formellement catholique ». Admirons le «
formellement », qui peut se comprendre de différentes façons.
C’est Max Thurian son fidèle second, lui-même converti
et devenu prêtre catholique, qui donne la clef de cette communion : «
Avec [Paul VI], la conviction s’est précisée en moi que tout
l’apport positif de la Réforme avait été assumé dans la foi catholique par
le concile Vatican II, avec toutes les corrections nécessaires ».
Le livre d’Yves Chiron est parfaitement informé et objectif. Il souligne la
si forte vocation monastique, le grand sens de l’Eucharistie, de la
Tradition et de l’Église de Frère Roger et de ses disciples. Quand on
connaît les précédents de ce genre, de Newman au Père Bouyer, on pouvait
imaginer que leur rentrée dans l’Église catholique, avec l’aide de Dieu,
était plus que prévisible.
Mais l’histoire de Taizé est bien autre chose. Roger Schütz, outre sa foi et
sa piété indiscutables, avait un charisme, ou un charme, extraordinaire qui
fascina tous ses interlocuteurs. Évêques, nonces, cardinaux et papes,
catholiques, orthodoxes, agnostiques, de Roncalli à Ottaviani, de Tisserand
à Mitterrand, d’Athénagoras à Desmond Tutu, et de Pie XII à Jean-Paul II. «
Il est droit, il est direct, il me parle avec l’acier des yeux »
écrivait un Jean Guitton… Seuls les réformés, du début à la fin, ont
toujours été plus que réservés.
Taizé et son fondateur ont joué un rôle essentiel dans deux grands
événements de la seconde moitié du XXe siècle : le déroulement du second
Concile du Vatican et la révolution liturgique.
Influence sur le Concile
Tout a commencé avec des rencontres préliminaires évêques-pasteurs, puis la
« représentation permanente de Taizé à Rome », qui a joué un rôle central
dans le retournement du Concile. Dès l’ouverture, presque tous les jours,
dans l’appartement de la via del Plebiscito, une noria incessante d’évêques
et de cardinaux venaient entendre les commentaires, les critiques, les
encouragements, on n’ose écrire les orientations de Taizé. Les prélats
allemands, français et néerlandais, les plus obnubilés par le rapprochement
avec les protestants, étaient les plus assidus. Et Max Thurian faisait
officiellement son débriefing à Saint-Louis des Français !
L’histoire exhaustive et vraiment objective de ce Concile reste à écrire,
mais il est maintenant évident que l’influence des frères Roger Schütz et
Max Thurian a été importante. Ils ont contribué, par exemple, à ce que le
schéma sur la Sainte Vierge ne soit pas l’objet d’un texte indépendant.
Néanmoins, le nouveau pape à peine élu, Paul VI, tenait à ce schéma sur la
Vierge qui a finalement été inclus dans la Constitution dogmatique sur
l’Église,
Lumen Gentium. Le jour de clôture de la troisième cession, Paul
VI créa même la surprise en attribuant à Marie le titre de « Mère de
l’Église », ce qui fit dire aux progressistes hollandais proches des
protestants qu’ils venaient de vivre la « semaine noire » du Concile
(le pape venait également d’ajouter à Lumen gentium la Nota
explicativa praevia sur la collégialité qui en donnait une interprétation
limitative).
Ces événements montrent qu’il n’est pas possible d’analyser le Concile
seulement comme un jeu d’influences « politiques ». Certes, ces influences
existent et il est légitime et même nécessaire de les analyser, mais il est
remarquable de constater que, malgré elles, les textes du Concile sont
demeurés totalement catholiques – l’Esprit Saint n’a pas déserté ce seul
Concile !
Pour revenir aux frères Roger Schütz et Max Thurian, l’ambiguïté venait du
fait que leurs interlocuteurs les considéraient comme des pasteurs
représentants officiels du protestantisme alors qu’ils ne représentaient
qu’eux-mêmes. Leur succès tenait au fait qu’ils incarnaient parfaitement
toutes les aspirations, mais aussi les illusions et le sentimentalisme de
l’époque. Et ces années 60-70 étaient une drôle d’époque. Pour ne prendre
qu’un exemple, quand le « bon pape Jean » confie à frère Roger que «
l’Église catholique n’a pas toute la vérité, il faudra chercher ensemble… »,
on saisit mieux l’intention irénique que la précision doctrinale, puisque
même frère Roger qui rapporte le propos ne peut s’empêcher de le juger «
formellement hérétique » !
Le « talent » de frère Roger est d’avoir été l’interprète, le medium de son
temps. Outre un sens magistral des relations publiques, toujours
admirablement pensées et contrôlées, il a été un concepteur hors pair de ce
qu’on appelle maintenant « stratégies événementielles ». Des rencontres
internationales des jeunes aux favelas de Rio, des « missions volantes » aux
« semaines du jeûne œcuménique », des jonques de Hong Kong aux palais
présidentiels, des révolutionnaires des FARC (eh oui) au « concile des
jeunes », la presse a été pendant plus de trente ans pleine du bruit de
Taizé. Et, là aussi, il a fait école, que l’on pense aux JMJ !
Et, malgré le proverbe, le bruit n’empêche pas toujours le bien.
Influence sur la liturgie
Ici, l’histoire reste encore à écrire. Mais l’écart, le fossé ou le gouffre
qui existent entre la Constitution sur la Liturgie et son « application »
sont devenus un lieu commun. Les textes sont clairs sur le rôle primordial
du latin et du grégorien, comme sur l’autorisation mesurée des langues
vernaculaires. On sait ce qu’il en est advenu jusqu’aujourd’hui. Mais
considérons rapidement le reste.
Qui a initié le retournement des autels et la célébration face au peuple
(sans qu’aucun texte officiel en ait jamais parlé) ?
Qui a initié de façon informelle la prise en main des Saintes Espèces ?
Quelle autorité a remplacé le surplis par l’aube sans cordon de ceinture ?
Qui a relancé la « poignée de mains » de Paix avant la Communion ?
Pour qui le Père Gélineau a-t-il mis en musique les psaumes et les cantiques
chantés un peu partout encore aujourd’hui ?
La réponse est toujours Taizé, Taizé, Taizé. Entendons-nous bien, il ne
s’agit pas ici de critiquer systématiquement toute évolution. Mais de faire
un constat. Bornons-nous donc à deux remarques. Les communautés de la
Réforme protestante n’ont, elles, accepté aucune des « innovations » de
Taizé. Ni l’office des heures, ni la solennité liturgique, ni la réserve
eucharistique, ni les icônes de la Mère de Dieu. Elles les ont même
expressément rejetées. Pensons par exemple à la prohibition de l’aube faite
aux nombreux pasteurs suisses qui l’avaient adoptée dans les années 90. De
plus, certaines innovations liturgiques comme le retournement des autels,
l’abandon de la prière ad orientem, ou la Communion dans la main nous
séparent totalement de toute la tradition de l’Église indivise et des
chrétiens d’Orient. Alors que d’autres évolutions, comme l’usage de la
langue vernaculaire (si elle est indispensable)
ou la concélébration, nous rapprochent de leurs antiques disciplines. Ce
critère de la conformité aux usages orientaux inchangés serait d’ailleurs
intéressant à approfondir.
Mais il faut aussi noter que Taizé a contribué à faire bouger les esprits et
les cœurs. Au-delà de toutes les illusions et confusions, il est
indiscutable que la réconciliation entre les chrétiens qui ne se
connaissaient plus est passée par la colline bourguignonne.
Le fond de tout cela, comme le souligne à plusieurs reprises Yves Chiron,
c’est que le frère Roger Schütz ne supportait pas les ruptures : « Aimer
autant les intégristes que les progressistes » ; ou encore : « Pas
d’ouverture sans profondeur, pas de profondeur sans ouverture. Ceux qui sont
attirés par l’ouverture iront-ils visiter ceux qui sont attachés à la
profondeur, et réciproquement, pour tenter de se comprendre ? » Son
espérance était « que les réformes accomplies par l’Église elle-même
finiraient par faire perdre sa raison d’être à la Réforme protestante ».
Pour ce qui le concerne, sa piété eucharistique, son amour du Siège romain
et son sens de la Tradition l’avaient certainement emporté.
Le « prieur » de Taizé a donc pu « devenir » catholique sans renier et
encore moins abjurer le protestantisme ! Les notions de « dépassement » ou
de « double appartenance », qui lui étaient si
chères, étaient et sont pourtant clairement rejetées par les théologiens
aussi bien catholiques que protestants ; mais c’est
bel est bien ce qui a été fait. Et on ne peut pas le reprocher au
frère Roger puisque cette confusion ou cette exception, a été acceptée,
voire encouragée au plus haut de l’Église.
Comment interpréter le fait que le successeur du frère Roger ait été désigné
par lui et non élu selon la tradition de tous les moines cénobites et de
tous les ordres religieux ? Et que celui-ci soit catholique ?
Aujourd’hui, les perspectives ont changé. Après la confusion des années 68,
on a compris que l’on ne peut rien construire sur le flou et les ambiguïtés.
On a compris que le chemin de l’œcuménisme passe d’abord par les Églises
dont ne nous séparent que des incompréhensions
(les préchalcédoniens Coptes, arméniens, syriaques)
ou des ruptures historiques
(orthodoxes). C’est la conviction et l’espérance du pape Benoît
XVI.
En revanche, pour les chrétiens de la Réforme, puissent la vie et la foi
extraordinaires du frère Roger de Taizé constituer un modèle et un exemple
prophétiques, car, finalement, malgré les ambiguïtés, il est remarquable que
Taizé ait conduit ses deux fondateurs du protestantisme au catholicisme !
(1) Yves Chiron : Frère Roger, Perrin, 2008, 416 pages.
Source : La Nef n°194 de juin 2008
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