L'exception du Kerala. Voyage dans l'état le plus chrétien et le plus
paisible de toute l'Inde |
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Rome, le 05 octobre 2009 -
(E.S.M.)
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On y trouve dix fois plus de catholiques qu'ailleurs en Inde mais ils
cohabitent paisiblement avec les hindouistes et les musulmans. L'instruction
est généralisée, la parité entre hommes et femmes existe. La seule menace
contre ce miracle vient d'un gouvernement d'empreinte marxiste.
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L'exception du Kerala. Voyage dans l'état le plus chrétien et le plus
paisible de toute l'Inde
Le 05 octobre 2009 - Eucharistie Sacrement de la Miséricorde
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Le
synode des évêques sur "L’Eglise en Afrique" convoqué
par le pape Benoît XVI,
en cours depuis hier jusqu’au 25 octobre, attire l'attention sur ce
continent qui a enregistré au siècle dernier la plus explosive expansion
missionnaire du christianisme.
Cette fertilité chrétienne de l'Afrique contraste avec celle d’un autre
continent, l'Asie, qui se montre beaucoup plus imperméable à l’Evangile.
En Asie, les Philippines sont le seul pays où le christianisme soit
majoritaire et la Corée du Sud le seul où il progresse. Ailleurs, les
chrétiens sont une minorité plus ou moins faible, souvent occupée à résister
à des persécutions, oppressions, hostilités en tout genre.
Les deux géants de l'Asie sont emblématiques. De Chine, mais aussi de la
démocratique Inde, arrivent sans cesse des informations à propos de
violences contre les chrétiens. Au cours des dernières années, l'état indien
d’Orissa a été un véritable lieu de martyre.
Mais il n’en est pas ainsi dans toute l’Inde. Dans l’une de ses régions, les
chrétiens sont dix fois plus nombreux que la moyenne nationale – 20 % contre
2 % – et surtout ils vivent en paix.
Cette région, c’est le Kerala, où le christianisme a des racines très
anciennes et où l'empreinte chrétienne est encore aujourd’hui
extraordinaire. Il n’est pas riche, mais c’est de très loin l’état indien le
plus instruit, avec des taux très élevés de scolarisation, y compris
féminine (photo). C’est aussi celui où il y a le plus de parité entre hommes
et femmes et où la natalité est, depuis des décennies, plus équilibrée,
fondamentalement parce que les filles vont toutes à l’école et se marient
donc plus tard qu’ailleurs. Les écoles de tout genre et de tout niveau y
sont en grande partie chrétiennes.
Le Kerala est aussi l’état indien ayant les plus forts taux de lecture.
Depuis l’an dernier, on y imprime même en malayalam, la langue locale, une
édition hebdomadaire de "L'Osservatore Romano", qui se vend à 20 000
exemplaires, deux fois plus que l'édition en italien.
Le dernier numéro d’"Oasis" - la revue internationale en plusieurs langues
éditée par le patriarcat de Venise et centrée sur l'Orient - fait la lumière
sur le caractère extraordinaire du christianisme au Kerala.
Ce numéro s’ouvre sur un éditorial de Joseph Powathil, évêque émérite de
Changanacherry des syro-malabars. Il se développe en pages intérieures avec
un reportage réalisé au Kerala, complété par une présentation précise et
passionnante de l’histoire et des particularités du christianisme de cette
région, écrite par Thomas Koonammakkal, prêtre et patrologue.
On trouvera ci-dessous un large extrait du reportage.
Les secrets surprenants du Kerala
par Luca Fiore
"Nous sommes différentes fleurs d’une unique plante". Basheer Rawther,
avocat de Changanacherry, choisit cette image pour décrire le rapport entre
les hindouistes, les musulmans et les chrétiens qui vivent au Kerala. Peu
importe que Rawther appartienne à la communauté musulmane. En effet,
interrogez n’importe qui dans la rue et vous obtiendrez plus ou moins la
même réponse. Cette région au sud-ouest de l’Inde semble être un monde
différent de l’image que le pays a donnée au cours des derniers mois. Ici,
tout bien considéré, les attentats terroristes de Bombay, qui se trouve à un
peu plus de mille kilomètres, et les pogroms contre les chrétiens de
l’Orissa sont vus comme des faits dramatiques mais lointains. [...] Le
Kerala, dans ce contexte, est une exception dont on ne peut pas ne pas tenir
compte.
Une fois arrivé au Kerala, on comprend vite que les choses fonctionnent
autrement que dans les grands centres du pays que le monde entier observe à
cause de ses records économiques. Ici, rien du faste de Bollywood qui
scintille dans les hôtels de Bombay, ni de l’effervescence de la Silicon
Valley qui se respire à Bangalore. La vie s’écoule doucement, comme les
petits canoës qui traversent les cours d’eau intérieurs, les backwaters, qui
longent le littoral et pénètrent dans l’arrière-pays. [...] Sur leur trajet,
ces embarcations traversent de petits villages avec des mosquées, temples et
écoles, et de minuscules groupes de maisons où les gens vivent sur
d’étroites bandes de terre assainie, larges de quelques mètres. [...] Les
femmes sont vêtues presque exclusivement d’un sari ou du salwar kameez
(tunique et pantalon) et il est rare de voir des vêtements féminins
occidentaux. Pour les hommes, c’est différent, même si le lungi, morceau
d’étoffe colorée enroulé autour de la taille, est la tenue la plus commune
pour les moments informels. Le long des rues au Kerala, il n’est pas rare de
voir de grands éléphants utilisés comme bêtes de somme : ils transportent
des troncs d’arbre ou sont utilisés comme "monte-charges" dans les
menuiseries. [...]
Les 35 millions d’habitants du Kerala vivent avec un revenu moyen de 550
euros par personne et par an. Les deux piliers de l’économie locale sont la
pêche et l’agriculture, si bien que les centaines de diplômés de haut niveau
des universités locales sont obligés de chercher du travail dans le reste de
l’Inde ou bien sur l’autre côte de la mer d’Arabie. Près d’un million et
demi d’habitants (environ 4 %) vivent à l’étranger, particulièrement dans
les pays du golfe Persique. Ce n’est pas un mystère que l’économie locale
est soutenue par l’argent envoyé par les immigrés et maintenant que le
développement de villes comme Dubaï est paralysé par la crise économique, il
est prévisible que le flux d’argent venant de l’étranger diminuera.
LES CHRÉTIENS DE SAINT THOMAS
Mais le Kerala détient d’autres records. En effet, en 1957, il devint la
première région du sous-continent où un parti marxiste fut vainqueur aux
élections démocratiques. Ensuite, il s’agit du premier État indien par le
taux d’alphabétisation : 91 % contre 65 % pour le reste du pays ; c’est la
première région indienne pour la longévité (10 ans de plus que les 69 ans de
la moyenne nationale) et il souffre de moindres disparités
socio-économiques, hommes-femmes ou inter-castes. Enfin le Kerala est l’État
indien ayant le taux de pluralisme religieux le plus élevé. En effet, nous
sommes face à un exemple persistant de cohabitation réelle en dépit de la
mosaïque de communautés qui le composent : la majorité de la population est
hindouiste, mais 25 % est musulmane et 20 % chrétienne. Un chiffre énorme si
l’on pense que la moyenne de la population chrétienne en Inde se situe
autour de 2,3 %. [...]
La cohabitation entre les différents groupes religieux remonte à des temps
immémoriaux. Saint François-Xavier, le missionnaire jésuite espagnol qui
arriva sur ces rives indiennes dans le sillage de Vasco de Gama, constata
avec surprise l’existence d’une importante présence chrétienne de rite
syriaque. En effet, la tradition fixe l’arrivée du christianisme en Inde à
l’année 52 après J.C., lorsque l’apôtre Thomas arriva au Kerala grâce aux
contacts avec les colonies de marchands juifs déjà présents sur les côtes de
la mer d’Arabie. La tombe de l’apôtre est conservée à Chennay
(autrefois
Madras) et les chrétiens de cette zone sont appelés Thomas christians, les
chrétiens de saint Thomas. Bien que, du point de vue historique, il n’y ait
pas de certitude concernant l’arrivée de l’apôtre sur ces côtes lointaines
du Kerala, les églises locales – en particulier celles de rite syriaque –
sont fières de ce lien direct avec la tradition apostolique. L’arrivée
pacifique de l’Islam remonte, elle, au VIIe siècle et les marchands arabes
d’épices firent les intermédiaires. [...]
TROIS RELIGIONS SUR LES MÊMES BANCS A L’ECOLE
À Fort Cochin, on peut sentir toute la complexité de la culture et de
l’histoire du Kerala. Les vestiges de l’époque coloniale, les églises
baroques et les maisons de style portugais, aux portes et fenêtres de
couleur bleu turquoise, se mélangent aux petits magasins de produits
typiques, aux ateliers des artisans et aux humbles maisons précaires. À Fort
Cochin, on peut aussi visiter une vieille synagogue qui témoigne de la
présence d’une petite communauté juive. Un peu partout, les affiches de
propagande du parti communiste local sont placardées sur les murs de
briques. Dans la rue principale de la vieille ville, un de ses sièges est
décoré d’une peinture murale représentant Che Guevara. En plus du guérillero
argentin, l’étrange panthéon de ce parti marxiste accueille Saddam Hussein
et Mère Teresa de Calcutta. Il n’est pas impossible de voir ces trois
visages sur les affiches durant les manifestations publiques. Le rapport
avec Saddam Hussein et Mère Teresa est vite exprimé : ici, en Inde, ils
deviennent avec Che Guevara le symbole de la lutte contre la pauvreté et le
pouvoir colonial des Occidentaux.
S’il est vrai que la communauté musulmane est concentrée surtout au nord du
Kerala et la communauté chrétienne au sud, il faut noter qu’il n’existe pas
de ghetto à l’intérieur des villes et des villages : chrétiens et musulmans
sont souvent voisins. Depuis la terrasse de l’un des nombreux magasins de
Fort Cochin, l’ancienne colonie portugaise autour de laquelle s’est
développée la Cochin actuelle, on peut voir une mosquée, une église et un
temple hindouiste pratiquement dans le même pâté de maisons. Les enfants des
différentes religions commencent à vivre côte à côte sur les bancs de
l’école. De compagnons d’école, ils deviendront souvent collègues de
travail. À Changanacherry, par exemple, tout le monde sait combien est
importante pour l’histoire récente de la ville l’amitié, née justement à
l’époque de l’école, entre Mgr Joseph Powathil, archevêque émérite du
diocèse local et ancien président de la conférence des évêques de l’Inde, et
Narayana Panikker, secrétaire général de la Nair Service Society, une
association de bienfaisance hindouiste qui compte 5 600 sections au Kerala
avec un total de 6,5 millions d’adhérents. Une amitié cordiale qui a
favorisé et approfondi une bonne cohabitation entre les communautés
chrétienne et hindouiste. On peut dire de même que, lors d’une des périodes
de tension de l’histoire indienne, de 1967 à 1970, sur 1 365 incidents entre
hindouistes et musulmans, seuls 142 d’entre eux eurent lieu dans le sud du
pays.
Mais ce sont surtout les fêtes religieuses, très nombreuses, qui donnent le
sentiment physique de la cohabitation. Aux fêtes des Saints Patrons, la
communauté chrétienne organise de grandes processions dans les villages, des
centaines d’échoppes qui vendent toutes sortes de bonnes choses se dressent
sur les routes et les rues s’illuminent de mille lumières colorées. La ville
ou le village s’arrête et tous, même les hindouistes et les musulmans,
participent à la fête. [...] Dans certains cas, les relations entre les
différentes religions frôlent le syncrétisme : il arrive que les hindouistes
vénèrent des saints chrétiens considérés comme des incarnations de leur
unique divinité.
LES MOTIFS DES CONVERSIONS
Les conversions entre les différents groupes sont rares, mais elles
existent. Au Kerala, personne, sauf les très aguerris pentecôtistes, ne fait
de prosélytisme. Il arrive aussi que des hindouistes se convertissent au
christianisme sans que leur famille crée trop de problèmes. Dans une petite
paroisse de Kottayam, par exemple, une des paroissiennes est une ancienne
hindouiste convertie. Illustratrice de livres pour enfants, elle restait
après la messe, le dimanche, pour attendre sa fille de douze ans qui va au
catéchisme. Dans la même paroisse, une musulmane a épousé un chrétien et
demandé le baptême. Cela se raconte le plus tranquillement possible, sans
aucune crainte. Chose impensable dans de nombreux pays musulmans. Le fait
que cette femme n’ait rencontré aucun problème, ou qu’elle soit encore
vivante, en dit long sur le climat qui règne à Kottayam. Mgr Abraham Mar
Julios, évêque de Muvattupuzha, raconte que récemment, dans son diocèse,
trente familles hindouistes immigrées du Tamil Nadu se sont converties au
christianisme. Ce sont des familles très pauvres, venues au Kerala parce que
les chefs de famille avaient trouvé du travail dans une carrière de
graviers. Qu’est ce qui les a convaincus d’abandonner leur religion ? "Les
personnes avec qui j’ai parlé – dit Mgr Mar Julios – m’ont dit avoir été
fascinées par les communautés paroissiales de leur village. Elles sont
touchées par le fait que la communauté chrétienne est une communauté priante
car les chrétiens prient ensemble et se conçoivent comme une communauté. La
prière des hindouistes est toujours individuelle et il est assez rare que le
gardien du temple connaisse bien les personnes qui fréquentent le lieu de
culte. Habituellement, le curé connaît le nom de tous ses paroissiens".
Le père Lorenzo Buda est un moine. Il a une interminable barbe blanche qui
descend le long de la bure orange qui recouvre son corps très maigre. Il vit
dans un monastère enfoui dans la jungle sur les monts Ghats du Sud, à la
frontière avec le Tamil Nadu. Le village s’appelle Idukki et se trouve à
plus de 60 kilomètres de Kottayam. Ici, les gens sont très simples et très
pauvres. En dix ans de présence à Idukki, cinquante personnes ont demandé le
baptême. "C’est difficile de dire pourquoi ils demandent à devenir chrétiens
– explique le père Buda – mais l’un d’eux m’a dit que jamais auparavant il
ne s’était senti aimé de cette manière".
LE FARDEAU DES CASTES, LA TENTATION DE LA VIOLENCE
"Il ne fait aucun doute – expliquait en 1966 l’anthropologue français Louis
Dumont dans son monumental 'Homo Hierarchicus' – que souvent les
Intouchables, en se convertissant [au christianisme] ont répondu à l’appel
d’une religion égalitaire prêchée par les puissants, mais il ne résulte pas
que leur situation sociale se soit de ce fait améliorée, tant dans le milieu
hindouiste que dans le milieu chrétien".
Si, d’une part, il est vrai que le fardeau du système des castes pèse encore
sur la société du Kerala, comme dans toute l’Inde, la promotion de
l’instruction par l’Église a certainement permis d’atténuer la
hiérarchisation rigide de la société et a donné la possibilité à beaucoup
d’enfants des plus basses castes et aux intouchables d’améliorer leur
condition sociale. D’autre part, il est vrai aussi que, comme l’affirme
Dumont, même les chrétiens du Kerala conçoivent encore parfois la société en
castes. Au fond, la caste est imprimée sur le destin des indiens par leur
nom de famille. Et son nom, chacun le porte jusque dans la tombe. Et cela,
dans tous les cas, est aussi valable pour les chrétiens.
Bien que le Kerala doive être considéré, à juste titre, comme un exemple de
cohabitation interreligieuse, les affrontements n’ont pas manqué, ces
dernières années, entre les différentes communautés, en particulier entre
hindouistes et musulmans. À l’égard des chrétiens, les épisodes de violence
ont visé jusqu’à présent des cibles matérielles et rarement des personnes.
En effet, il peut arriver qu’un lancer de cailloux prenne pour cible une
église ou qu’une chapelle votive soit détruite, mais au Kerala personne ne
s’est encore aventuré à tuer pour des raisons religieuses. En 2004, dans un
village proche de la ville de Kozhikode (aussi appelée Calicut), 35
personnes, armées de barres de fer et hurlant des slogans hindouistes, ont
attaqué quatre sœurs et trois frères de l’ordre de Mère Teresa. Certains des
assaillants ordonnèrent aux sœurs de quitter le village et de cesser de
convertir des fidèles hindouistes au christianisme. Cependant, il s’agit
d’un cas isolé. Mais, il est vrai que durant la dernière décennie, le Bharatiya Janata Party (BJP), le parti nationaliste hindouiste au pouvoir en
Inde jusqu’en 2004 mais minoritaire au Kerala, a fait entendre de plus en
plus fort ses revendications en faveur d’une "Inde des hindouistes".
Parallèlement, les épisodes de violence attribuables au Rashtriya
Swayamsevak Sangh (RSS), considéré comme le bras armé du BJP, ont augmenté.
Dans les madrasas islamiques, on a commencé à prêcher le jihad contre les
oppresseurs hindouistes. À diverses reprises, des militants islamistes ont
été arrêtés tandis qu’ils combattaient au Cachemire et il est arrivé aussi
que les mêmes organisations islamiques considérées comme fondamentalistes
aient condamné ouvertement l’utilisation des madrasas comme caches d’armes
et d’explosifs. De plus, on sait que des financements arrivent directement
d’Iran, du Pakistan et d’autres pays du Moyen-Orient. Ces dernières années,
le National Development Front (NDP) a rencontré toujours plus de succès. Il
s’agit d’un mouvement islamiste qui se concentre sur la défense des droits
socio-économiques des musulmans, des dalits et des autres classes arriérées.
Récemment, le NDP a annoncé qu’il allait s’engager à fond dans la Dawa, la
prédication missionnaire à l’égard des autres communautés, et il a accusé
les autres associations musulmanes de négliger ce type d’activités. Dans la
région, la Jamaat-Islami est elle aussi en expansion. Cette organisation
cherche à répandre "la vraie conscience" dans la société musulmane et à la
purifier de tous les rituels non musulmans et des superstitions.
Actuellement, au Kerala, ce mouvement prend des tons plus modérés que dans
le reste de l’Inde et il s’est dit prêt au dialogue avec les autres
religions. Une autre organisation émergente est le Students Islamic Movement
of India (SIMI) qui invoque la "libération de l’Inde" par sa transformation
en un État islamique.
Toujours est-il que la majorité des mappillas, comme sont généralement
appelés les musulmans du Kerala, n’a pas, jusqu’à présent, cédé aux sirènes
du fondamentalisme. "Les musulmans du Kerala – explique le père James Narithookil, islamologue –
se distinguent des musulmans du reste de l’Inde
surtout par leur langue qui est le mappilla malayalam, un mélange entre le
dialecte du nord du Kerala et l’arabe, tandis que dans le reste de l’Inde on
parle l’ourdou. En effet, l’arabe était la langue du commerce sur les côtes
du Kerala bien avant la diffusion de l’Islam. Par rapport aux musulmans du
reste de l’Inde, ceux du Kerala sont plus instruits et plus sociables. Chez
eux, on trouve certainement une tendance majeure à l’harmonie et à la
cohabitation interreligieuse et ils sont davantage disponibles à coopérer
avec les hindouistes et les chrétiens pour le progrès social et moral".
[...]
POURQUOI LE KERALA FAIT EXCEPTION
Mais quel est vraiment le secret du Kerala ? Qu’est-ce qui permet à ce petit
territoire de rester, malgré les exceptions et les contradictions, une oasis
de cohabitation ? Si on demande aux leaders chrétiens, hindouistes et
musulmans pourquoi le Kerala n’est pas encore l’Orissa, la réponse est
toujours la même : "l’éducation". [...] Comme on l’a dit, dans cette région,
le taux d’alphabétisation est le plus élevé de l’Inde et est semblable aux
niveaux européens. Les explications de ce record sont nombreuses, mais il ne
fait pas de doute que la présence millénaire d’une importante communauté
chrétienne locale a promu, à travers un engagement visible, la diffusion non
seulement d’institutions éducatives mais aussi d’une mentalité qui,
autrement, serait impossible dans le reste de l’Inde hindouiste et
musulmane. Bien avant l’arrivée des Portugais, ce furent les prêtres
chrétiens qui commencèrent à apprendre aux fidèles à lire et écrire le
syriaque pour pouvoir suivre la liturgie, les uniques écoles existant à ce
moment étant principalement des centres de formation pour la caste la plus
élevée, celle des brahmanes. Aujourd’hui, la présence des chrétiens dans la
région est sans aucun doute massive. En ce qui concerne uniquement les
catholiques, qui sont environ 4,8 millions, on compte 29 diocèses, plus de 4
200 paroisses, 8 000 prêtres et 31 000 sœurs. [...]
Un autre record du Kerala est le foisonnement de vocations religieuses. De
fait, presque tous les diocèses ont un petit séminaire et le Kerala est une
des seules régions capable "d’exporter" des prêtres et des religieuses. Les
raisons de ce phénomène sont diverses et pas toutes faciles à repérer. Selon
Mgr Joseph Perumthottam, archevêque de Chaganacherry, le motif principal est
à rechercher dans l’éducation que ces jeunes reçoivent de leurs parents :
"Il y a encore de nombreuses familles qui vivent un attachement profond à la
religion et, chez elles, l’estime pour la vocation sacerdotale est encore
forte. Ainsi, ils n’empêchent pas a priori à leurs enfants d’embrasser cette
voie. Mais il faut dire que, même chez nous, les chiffres baissent
progressivement". Cette grande richesse de "force de travail" permet à
l’Église catholique de gérer plus de 5 800 institutions éducatives : 1 800
écoles maternelles, 1 300 écoles primaires, 650 écoles secondaires, 600
écoles supérieures et différentes universités. Sachant que le gouvernement
local subventionne environ 12 000 centres scolaires et que toutes les écoles
catholiques ne sont pas subventionnées, il est évident que l’Église du
Kerala prend en charge 50-60 % de l’instruction de la région. Il s’agit
d’écoles ouvertes à tous, où musulmans, hindouistes et chrétiens apprennent
– outre l’instruction élémentaire qu’ils reçoivent – à se connaître, à
s’estimer et même à devenir amis. Si étrange que cela puisse paraître pour
la mentalité européenne, les écoles chrétiennes, en grande majorité
catholiques, ne sont pas perçues par les hindouistes comme une menace ou un
instrument de prosélytisme. [...] L’influence de l’Église catholique sur la
mentalité de la population locale passe aussi par un engagement social très
intense. Et ici aussi les chiffres parlent d’eux-mêmes : 300 orphelinats,
400 maisons de repos, 440 hôpitaux et 91 publications.
Si le rôle joué par l’Église est certainement central dans la société,
principalement dans le domaine de l’éducation, un effort positif dans ce
sens existe aussi du côté des musulmans et des hindouistes. La Samastha
Kerala Jameyyat ul-Ulama est une importante école de pensée de l’Islam
traditionnel qui s’oppose au soi-disant Islam moderniste. Cette
organisation, répandue au Kerala avant l’indépendance indienne, a conçu un
modèle de "madrasa part-time" c’est-à-dire qu’elle offre un type d’éducation
religieuse permettant aux étudiants de fréquenter aussi de façon régulière
les écoles laïques. En plus de l’alphabétisation, cela a aussi favorisé une
intégration majeure de la société du Kerala et un rapport plus serein des
musulmans locaux avec la modernité.
LE PIEGE MARXISTE
Dans ce cadre très composite, le parti communiste, qui détient la majorité
au gouvernement local, joue un rôle décisif pour l’avenir du Kerala. Au
cours des décennies, il est vrai, le parti communiste a partagé le pouvoir
avec le parti du Congrès, mais il est toujours resté le premier parti,
recueillant le consentement de tous les groupes religieux de la région. Aux
dernières élections locales, il y a deux ans, les communistes sont revenus
au pouvoir et ont entamé un bras de fer avec l’Église catholique.
L’objet de la dispute est justement la liberté d’éducation. En effet, en
2007, le gouvernement a proposé une réforme du système éducatif qui, selon
l’Église catholique, vise à créer un contrôle politique des écoles
subventionnées, retirant à leurs directeurs le droit de choisir leurs
collaborateurs et d’admettre les étudiants. Même du point de vue culturel,
la politique dans les écoles publiques va dans la direction d’un discrédit
des expériences religieuses, si bien que non seulement des associations
musulmanes, hindouistes et chrétiennes, mais aussi les organisations
laïques, ont protesté contre l’introduction de livres scolaires promouvant
l’athéisme.
Les évêques du Kerala ne laissent pas passer l’occasion d’exprimer leur
préoccupation. Pour Mgr Powathil, il s’agit d’une stratégie électorale pour
attirer l’attention en vue des récentes élections nationales, au point que
plusieurs propositions provocatrices ont été avancées par les commissions
gouvernementales des dernières années : sanctions pour le troisième enfant,
introduction de l’euthanasie et ainsi de suite. Pour le chef de l’Église
syro-malankare, le Catholicos Mar Baselios Cleemis, c’est justement les
progrès du sécularisme et de l’athéisme, ainsi que leurs retombées sur le
plan social, qui constituent un des défis majeurs pour l’Église, mais aussi
pour le Kerala.
L’enjeu est important. S’il est vrai que l’Église joue un rôle de premier
plan dans la préservation du caractère pacifique de la cohabitation au
Kerala, on ne fait rien d’autre, en attaquant son rôle éducatif,
qu’affaiblir le système immunitaire de la région envers les fondamentalismes
opposés. Ceux qui sont au pouvoir aujourd’hui ne semblent pas s’en rendre
compte, probablement parce qu’ils ne comprennent pas combien l’exemple du
Kerala est significatif pour l’avenir de toute l’Inde.
(Extrait d’"Oasis", 5e année, n° 9, juillet 2009)
Traduction française par
Charles de Pechpeyrou, Paris, France.
Source: Sandro Magister
Eucharistie sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 05.10.2009 -
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