Caritas in veritate, l'encyclique
sociale de Benoît XVI signée le 29 juin ? |
|
Rome, le 05 juin 2009 -
(E.S.M.)
-
On connaît les premiers mots latins de l'encyclique économico-sociale en
gestation depuis longtemps: "Caritas in veritate". On pronostique
qu’elle sera signée par le pape le 29 juin et diffusée au début de l’été. On
sait qu’elle a connu plusieurs moutures qui, jusqu’à la dernière, n’ont pas
satisfait Benoît XVI.
|
Caritas in veritate, l'encyclique sociale de Benoît XVI signée le 29 juin ?
Veille d'encyclique. Et, d'Allemagne, revoici Marx
Le 05 juin 2009 - Eucharistie Sacrement de la Miséricorde
-
A quelques semaines de la publication de "Caritas
in veritate", le juriste catholique allemand Ernst-Wolfgang Böckenförde,
très estimé par le pape Benoît XVI, veut que ce soit l'Eglise qui écrive le
"manifeste" définitif contre le capitalisme, celui-ci devant être
renversé depuis ses bases parce qu'il est inhumain
On connaît les premiers mots latins de l'encyclique économico-sociale en
gestation depuis longtemps: "Caritas in veritate". On pronostique
qu’elle sera signée par le pape le 29 juin et diffusée au début de l’été. On
sait qu’elle a connu plusieurs moutures qui, jusqu’à la dernière, n’ont pas
satisfait Benoît XVI.
Alors que l'encyclique sur l’espérance
a été écrite personnellement par le pape de la première à la dernière
ligne et que la première moitié de celle sur la charité est entièrement de
sa main, beaucoup d’esprits et de mains ont travaillé à "Caritas in
veritate". Mais Benoît XVI y laissera en tout cas son empreinte, déjà
visible dans les mots du titre, qui unissent indissolublement la charité et
la vérité.
Quelle sera cette empreinte? La curiosité est forte. Parce que l’on connaît
peu la pensée de Joseph Ratzinger en matière d'économie. Dans toute sa très
vaste production d’essais, on n’en trouve qu’un seul qui soit expressément
consacré à ce domaine. C’est une conférence de 1985, en anglais, intitulée:
"Market economy and ethics".
Dans cette conférence, Ratzinger disait qu’une économie qui se prive de
toute base éthique et religieuse est destinée à l’effondrement.
Maintenant que l’effondrement s’est effectivement produit, on attend de
Benoît XVI des analyses et des propositions plus circonstanciées.
Il y a quelques mois, en
réponse à la question d’un prêtre de Rome, le pape a déclaré ceci:
"L’Eglise a le devoir de dénoncer les erreurs fondamentales que révèle
aujourd’hui l’écroulement des grandes banques américaines. La cupidité
humaine est une idolâtrie qui va contre le vrai Dieu et contrefait l'image
de Dieu à travers un autre dieu, Mammon. Nous devons les dénoncer avec
courage mais aussi avec pragmatisme, parce que les grands appels à la morale
sont inutiles s’ils ne s’appuient pas sur la connaissance de la réalité, qui
aide aussi à comprendre ce que l’on peut faire concrètement. L’Eglise
dénonce depuis toujours ce qui est mal mais elle montre aussi les chemins
qui mènent à la justice, à la charité, à la conversion des cœurs. Même en
économie la justice ne se construit que s’il y a des justes. Et ils se
forment par la conversion des cœurs".
C’était le 26 février 2009 et l'encyclique était en cours de rédaction.
Cette déclaration du pape a eu pour effet d’accroître la curiosité.
***
Mais la curiosité s’est encore accrue avec la publication, en mai, d’un
article bombe écrit par un intellectuel allemand que Ratzinger a toujours lu
avec intérêt et estime.
Il s’agit d’Ernst-Wolfgang Böckenförde, contemporain du pape, catholique,
philosophe et éminent spécialiste de la politique. En 1967, dans un essai
qui avait marqué les esprits, il avait présenté ce que l’on a appelé depuis
"le paradoxe de Böckenförde", selon lequel "l’Etat libéral
sécularisé vit de présupposés qu’il ne peut pas garantir".
Une thèse qui a été le point de départ d’un débat, à Munich le 19 janvier
2004, entre celui qui était alors le cardinal Ratzinger et le philosophe
Jürgen Habermas, sur le thème: "Ethique, religion et Etat libéral".
Or, dans un article pour la "Süddeutsche Zeitung", également publié
en mai en Italie par la revue des religieux dehoniens de Bologne "Il
Regno" – on en trouvera le texte intégral ci-dessous – Böckenförde a
aussi appliqué son "paradoxe" au capitalisme, mais en termes beaucoup
plus sévères.
Selon lui, les principes sur lesquels repose le système économique
capitaliste ne tiennent plus. Son effondrement actuel est définitif et en a
mis à nu les bases inhumaines. L'économie doit donc être entièrement
reconstruite, sur des principes non plus d’égoïsme mais de solidarité. C’est
aux Etats, en commençant par l'Europe, de prendre le contrôle de l'économie.
Et c’est à l’Eglise, avec sa doctrine sociale, de reprendre le témoin
transmis par Marx, qui avait vu juste.
En Italie, les économistes catholiques les plus accrédités auprès de
l’Eglise, interviewés par "il Foglio", ont réagi contre le
"manifeste" anticapitaliste de Böckenförde: Luigi Campiglio, pro-recteur de
l'Université Catholique de Milan; Dario Antiseri, philosophe et partisan de
l’école économique libérale de Vienne; Flavio Felice, enseignant à
l’Université Pontificale du Latran et président du Centre d’études
Tocqueville-Acton; Ettore Gotti Tedeschi, banquier et commentateur
économique pour "L'Osservatore Romano".
Antiseri objecte notamment que "réévaluer Marx aujourd’hui, c’est comme
continuer à être ptoléméiste après Copernic et Newton"; que
"l'individualisme est l'opposé du collectivisme, pas du solidarisme, et que
celui-ci n’est possible que si l’on crée des richesses à partager, comme
c’est le cas dans les sociétés capitalistes"; et enfin que l’on ne peut
attendre de Benoît XVI qu’il s’éloigne de "Centesimus annus" de Jean-Paul et
de "Rerum novarum" de Léon XIII avec sa "défense lucide et passionnée de la
propriété privée".
Flavio Felice reproche à Böckenförde sa vision irréelle d’une "économie
angélique" comme alternative à un capitalisme identifié à une pure soif
de gain. Et, à propos du contrôle salvateur de l’Etat sur l'économie, il lui
fait remarquer que l'encyclique "Centesimus annus" de Jean-Paul II
met justement en garde, au paragraphe 25, contre ce risque: "Quand les
hommes croient posséder le secret d'une organisation sociale parfaite qui
rend le mal impossible, ils pensent aussi pouvoir utiliser tous les moyens,
même la violence ou le mensonge, pour la réaliser. La politique devient
alors une 'religion séculière' qui croit bâtir le paradis en ce monde".
Ettore Gotti Tedeschi note que Böckenförde s’en prend à un capitalisme de
matrice protestante dans lequel dominent l'égoïsme et l'incapacité de
l'homme à faire le bien, sans s’apercevoir qu’il existe un capitalisme en
accord avec la doctrine catholique, dont les papes, de Léon XIII à Jean-Paul
II, ont dénoncé les erreurs mais apprécié la valeur de fond, liée à la
propriété privée et à la liberté d’investir et de commercer.
Dans un article publié par "Il Sole 24 Ore" – le quotidien économique le
plus diffusé en Europe – Gotti Tedeschi a affirmé que l'actuel désordre
mondial n’est pas dû à des excès d’avidité ou au manque de règles, qui ont
aggravé la crise mais ne l’ont pas provoquée. La vraie cause a été la baisse
des naissances et donc de ce capital humain qui seul pouvait assurer la
nécessaire croissance de la production.
En tout cas l'attaque frontale de Böckenförde contre le capitalisme devra
être mise en regard de la réponse que "Centesimus annus", paragraphe 42,
donne à la question de savoir si le capitalisme est un système qui
correspond au "vrai progrès économique et civil".
La réponse de l’encyclique est la suivante:
"Si sous le nom de 'capitalisme' on désigne un système économique qui
reconnaît le rôle fondamental et positif de l'entreprise, du marché, de la
propriété privée et de la responsabilité qu'elle implique dans les moyens de
production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique, la
réponse est sûrement positive, même s'il serait peut-être plus approprié de
parler d'économie d'entreprise, ou d'économie de marché, ou simplement
d'économie libre".
Dans son article, l’intellectuel allemand demande à la doctrine sociale de
l’Eglise de se réveiller de son "sommeil de Belle au Bois Dormant" et
de se consacrer à une "contestation radicale" du capitalisme que rend
indispensable l’actuel "effondrement évident" de celui-ci.
Une fois "Caritas in veritate" publiée, il sera donc intéressant de
voir quel commentaire Böckenförde en fera.
En attendant, on peut lire ci-dessous son article bombe, publié en Italie
par "Il Regno", n° 10 de 2009:
L'homme fonctionnel. Capitalisme, propriété, rôle
des Etats
par Ernst-Wolfgang Böckenförde
La crise bancaire et donc économique qui nous a frappés et qui est encore
loin d’être finie soulève bien des questions. Est-elle due à
l’irresponsabilité et à l’avidité de nombreuses banques, notamment les
banques d’investissement? Ou à l’absence de règles rigides pour les marchés
financiers internationaux, au mauvais fonctionnement de la surveillance des
banques et de la finance, à la séparation et à l’indépendance de l’économie
financière virtuelle (et acrobatique) vis-à-vis
de l’économie réelle de la production et des biens? Plusieurs facteurs de ce
genre y ont probablement contribué, associés à une confiance ingénue en un
marché "libre" et sans règles.
Mais rechercher les causes uniquement dans cette direction ne mène pas loin.
En effet le système qui s’est constitué pendant des décennies dans ce
domaine avec succès et avec de gros profits matériels mais aussi avec un
écart croissant entre les pauvres et les riches, ce "turbo-capitalisme"
(comme l’appelle Helmut Schmidt) qui a atteint,
avec la globalisation mondiale, une qualité nouvelle avant de provoquer un
effondrement, ne peut pas être défini et expliqué en se référant seulement
aux comportements fautifs d’individus ou de groupes.
Certes cela peut avoir joué un rôle, mais plus globalement il s’agit des
résultats d’un système d’interaction consolidé et très répandu qui suit une
logique fonctionnelle propre à laquelle il soumet tout le reste. Ce système
d’interaction s’est transformé en un système d’action: le capitalisme
moderne. Celui-ci forge le comportement économique (et
aussi, en partie, non économique) des individus et l’intègre dans
le système. Ils sont sûrement acteurs mais, dans leur comportement, ils
suivent moins une libre impulsion interne que les incitations venant du
système et de sa logique fonctionnelle.
LE CARACTÈRE INHUMAIN DU CAPITALISME
Mais comment se présente plus précisément le capitalisme moderne comme
système d’action? Un grand sociologue humaniste du XXe siècle, Hans Freyer,
peut nous aider à répondre. Dans son livre "Theorie des gegenwärtigen
Zeitalters [Théorie de l’époque actuelle]", il parle des "systèmes
secondaires" comme de produits spécifiques du monde industrialisé moderne et
en analyse la structure avec précision (1).
Les systèmes secondaires sont caractérisés par le fait qu’ils développent
des processus d’action qui ne se rattachent pas à des organisations
préexistantes, mais se basent sur quelques principes fonctionnels, par
lesquels ils sont construits et dont ils tirent leur rationalité. Ces
processus d’action intègrent l’homme non comme personne dans son
intégralité, mais seulement avec les forces motrices et les fonctions
requises par les principes et par leur mise en œuvre. Ce que les personnes
sont ou doivent être reste en dehors.
Les processus d’action de ce genre se développent et se consolident en un
système répandu, caractérisé par sa rationalité fonctionnelle spécifique,
qui se superpose à la réalité sociale existante en l’influençant, la
changeant et la modelant.
Voilà la clé qui permet d’analyser le capitalisme comme système d’action. Il
est fondé sur un petit nombre de prémisses: liberté générale de l’individu
et des associations d’individus en matière d’acquisitions et de contrats;
pleine liberté en matière de transferts de marchandises, d’affaires et de
capitaux hors des frontières nationales; garantie et libre disposition de la
propriété personnelle (y compris le droit de succession), en entendant par
propriété la possession de biens et d’argent, mais aussi de savoirs, de
technologies et de compétences.
L’objectif fonctionnel est la libération générale d’un intérêt lucratif
potentiellement illimité, ainsi que des potentialités de gain et de
production, qui opèrent sur le marché libre et entrent en compétition entre
elles. La poussée décisive est donnée par un individualisme égoïste qui
incite les personnes concernées à acquérir, innover et gagner. Cette poussée
constitue le moteur, le principe actif; il vise non pas un objectif
préexistant en matière de contenu, fixant des mesures et des limites, mais
une dilatation illimitée de soi, la croissance et l’enrichissement. Il faut
donc éliminer ou écarter tous les obstacles et règlements qui ne sont pas
demandés par les prémisses citées ci-dessus. Le seul principe régulateur
doit être le marché libre.
Le point de départ et la base de la construction ne sont pas la satisfaction
des besoins des hommes et leur bien-être croissant; ceux-ci suivent le
processus et sa progression, ils sont pour ainsi dire une conséquence du
système en fonctionnement. Le droit et l’Etat qui en est le gardien ont pour
seul devoir d’assurer la possibilité de développement et le fonctionnement
de ce système d’action. Ils sont une variable fonctionnelle, pas une force
préexistante d’organisation et de limitation.
Le dynamisme d’un tel système et son influence sur les comportements sont
énormes. Le système lui-même devient, et est, sujet de commerce. Réalisation
de profits, croissance du capital, augmentation de la production et de la
productivité, auto-affirmation et croissance sur le marché constituent le
principe moteur et dominant, dont la rationalité fonctionnelle intègre et
subordonne tout le reste. Les travailleurs ne sont pris en considération que
sur la base de la fonction qu’ils exercent et des coûts qu’ils représentent,
ce qui fait que l’on en réduit le nombre le plus possible. Les remplacer, si
possible, par des machines ou des technologies automatisées pour réduire les
coûts paraît non seulement rationnel mais économiquement nécessaire.
La compensation des problèmes sociaux et des licenciements qui en résultent
ne rentre pas dans cette logique fonctionnelle, mais elle est confiée à
l’Etat et à sa fonction de garantie, l’Etat pouvant justement pour cette
raison créer des impôts et demander des contributions qui, en tout cas,
impliquent encore des coûts pour les entreprises. Le principe structurant
n’est pas la solidarité envers les personnes et entre elles; elle n’est
prise en considération que comme réparation pour bloquer, et en partie
compenser, les conséquences nuisibles et inhumaines du système, qui se
développe sur la base de sa logique interne.
On ne peut contester les extraordinaires réalisations en termes économiques
et de bien-être que le capitalisme ainsi structuré produit non seulement
dans chaque pays, mais aussi au niveau mondial, malgré toutes ses fautes et
insuffisances; nous-mêmes, habitants de l’Occident, en tirons de grands
profits. Mais on ne peut pas ne pas voir qu’il s’agit d’un processus en
progression continue. Sur la base de sa dynamique il cherche sans cesse à
s’étendre et à intégrer dans sa logique fonctionnelle tous les cadres de vie
dans la mesure où ils ont un côté économique, avec de fortes répercussions y
compris dans le domaine de la culture et du style de vie personnelle. D’où
l’extension de l’élément économique dans tous les aspects de la vie.
Aujourd’hui on le constate surtout dans le système de santé.
MARX AVAIT VU JUSTE
Il y a plus de 150 ans, Karl Marx l’avait déjà clairement analysé et exprimé
et l’on est frappé par l’actualité de son pronostic: "Par l'exploitation du
marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la
production et à la consommation de tous les pays. Elle a enlevé à
l'industrie sa base nationale. Les vieilles industries nationales ont été
détruites et le sont encore chaque jour. Elles sont supplantées par de
nouvelles industries dont l'adoption devient une question de vie ou de mort
pour toutes les nations civilisées, industries qui n'emploient plus des
matières premières indigènes, mais des matières premières venues des régions
les plus lointaines, et dont les produits se consomment non seulement dans
le pays même, mais dans toutes les parties du globe. […] A la place de
l'ancien isolement des provinces et des nations se suffisant à elles-mêmes
se développent des relations universelles, une interdépendance universelle
des nations. Et ce qui est vrai de la production matérielle ne l'est pas
moins des productions de l'esprit. Par le rapide perfectionnement des
instruments de production et l'amélioration infinie des moyens de
communication, la bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation
jusqu'aux nations les plus barbares. Le bon marché de ses produits est la
grosse artillerie qui bat en brèche toutes les murailles de Chine, [...]
sous peine de mort, elle force toutes les nations à adopter le mode
bourgeois de production" (2).
En ce qui concerne notre époque, il faut ajouter que, grâce à une
organisation parfaite au niveau mondial du transport de containers par mer,
les coûts de transport des marchandises et des produits sont minimes. De ce
fait, les grandes distances ne découragent plus mais elles stimulent plutôt
le commerce au niveau mondial.
Le fait que, dans la recherche constante de nouvelles possibilités de gain,
les affaires fondées uniquement sur un capital fictif et sur sa
multiplication, avec une tendance à négliger les données de l’économie
réelle et à les détériorer, se répandent de plus en plus sur les marchés
financiers, n’est pas en dehors du développement, mais correspond plutôt à
sa logique. Cela aussi, Karl Marx l’avait déjà vu (3).
L’Etat et le droit peuvent sûrement fixer de l’extérieur des limites au
système capitaliste et lui imposer des règles, limiter ses excès et ses
conséquences inacceptables, dans la mesure où l’organisation de l’Etat, qui
de son côté est lié à la défense d’une économie favorable à la croissance, a
la force de le faire. Et, dans une certaine mesure, il le fait. Mais, même
en cas de réussite, cette correction reste marginale, elle doit être
extorquée à la logique fonctionnelle du système dans la mesure où cette
dernière tend toujours à la plus grande déréglementation possible.
RENVERSER LE CAPITALISME DEPUIS SES BASES
De quoi souffre donc le capitalisme? Pas seulement de ses excès et de
l’avidité et de l’égoïsme des hommes qui y opèrent. Il souffre de son point
de départ, de son principe fonctionnel et de la force qui crée le système.
Il est donc impossible de guérir cette maladie par des remèdes marginaux; on
ne peut la guérir qu’en changeant le point de départ.
Il faut remplacer l’individualisme si répandu en matière de propriété, qui
prend comme point de départ et principe structurant le profit
potentiellement illimité des individus, considéré comme un droit naturel et
qui n’est sujet à aucune orientation en termes de contenu, par une
organisation normative et une stratégie d’action basées sur le principe
selon lequel les biens de la Terre, c’est-à-dire la nature et
l’environnement, les produits de la terre, l’eau et les matières premières
n’appartiennent pas à ceux qui s’en emparent les premiers et les exploitent,
mais sont destinés à tous les hommes pour qu’ils satisfassent leurs besoins
vitaux et parviennent au bien-être.
C’est un principe radicalement différent; son point de départ et de
référence est la solidarité des hommes dans leur coexistence et leur
compétition. C’est de là qu’il faut déduire les règles fondamentales sur la
base desquelles modeler les processus d’action, économiques mais aussi non
économiques (4).
Le choix d’un tel point de départ n’est pas du tout nouveau. Il se rattache
à une ancienne tradition, qui n’a été abandonnée qu’avec le passage à
l’individualisme de la propriété et au capitalisme. Thomas d’Aquin, le grand
théologien et philosophe du Moyen Age, affirme explicitement que sur la base
du droit naturel, c’est-à-dire à l’organisation de la nature voulue par
Dieu, les biens terrestres sont prévus pour la satisfaction des besoins de
tous les hommes. La propriété privée des individus n’existe que dans le
cadre de cette destination universelle et lui est subordonnée. Elle
n’appartient pas au droit naturel en soi, mais elle est un ajout législatif
justifié par des motifs pratiques, parce que chacun s’occupe davantage de ce
qui est à lui que de ce qui appartient à tous, parce qu’il est plus conforme
à l’objectif que chacun possède et gère ses biens lui-même et, enfin, parce
que la propriété privée favorise la paix entre les hommes (5). Puis Thomas
distingue entre possession, administration et usage de ce que l’on possède.
Alors que la première ne concerne que l’individu, l’usage doit tenir compte
du fait que les biens extérieurs, sur la base de leur destination
originelle, sont communs, donc celui qui en est pourvu doit les partager
volontairement avec les pauvres (6). C’est pourquoi, selon Thomas, en cas
d’extrême nécessité, le vol n’est pas un péché (7).
On voit apparaître ici un modèle contraire au capitalisme. Un modèle qui
part d’autres principes fondamentaux et démasque ainsi le caractère inhumain
du capitalisme. La solidarité n’apparaît plus comme une réparation, pour
bloquer et compenser les conséquences nuisibles d’un individualisme débridé
en matière de propriété, mais comme un principe structurant de la
coexistence humaine y compris dans le domaine économique.
Ce point de départ agit de plusieurs façons: attribution des produits du sol
et des matières premières naturelles; relation avec les biens de
consommation et l’environnement, nature, eau et air; rôle dirigeant de ce
qui est travail par rapport au capital; limites à l’accumulation de
propriétés et de capitaux; reconnaissance des autres êtres humains – y
compris les générations futures – comme sujets et partenaires dans le
domaine de l’usage, du commerce et de la possession et pas comme objets
d’une possible exploitation.
On a ainsi un cadre normatif, à l’intérieur duquel le sentiment de la
possession et de l’usage personnel, la garantie de la propriété peuvent et
doivent avoir leur signification pragmatique et leur fonction comme forces
motrices du processus économique et de son progrès. Mais ils restent liés au
concept prioritaire de solidarité, qui offre une orientation en termes de
contenu et fixe des limites empêchant une expansion illimitée.
APRÈS MARX, C’EST L’HEURE DE L’ÉGLISE
Ce n’est pas ici le lieu pour élaborer en détail un tel modèle théorique et
pratique inspiré du principe de solidarité. Les bases pour le faire se
trouvent dans la tradition de la doctrine sociale chrétienne. Il suffit de
les tirer de leur sommeil de Belle au Bois Dormant et de s’appliquer avec
décision à les mettre en pratique.
Longtemps cette doctrine sociale de l’Eglise a eu une attitude plutôt
défensive vis-à-vis du capitalisme dont les indiscutables succès
l’impressionnaient. Elle l’a critiqué sur des points spécifiques au lieu de
le mettre en discussion en tant que tel. Actuellement l’évident effondrement
du capitalisme, dû à son expansion illimitée et presque déréglée, peut et
doit permettre à la doctrine sociale de l’Eglise de le contester de manière
radicale.
Pour cela le magistère social peut se référer simplement au pape Jean-Paul
II, le critique le plus lucide et le plus énergique du capitalisme après
Karl Marx. Dès sa première encyclique, il avait entrepris une évaluation du
système en tant que tel, des structures et des mécanismes qui dominent
l’économie mondiale dans le domaine des finances et de la valeur de
l’argent, de la production et du commerce. A son avis, ils se sont montrés
incapables de répondre aux défis et aux exigences éthiques de notre temps
(8). L’homme "ne peut devenir esclave des choses, esclave des systèmes
économiques, esclave de la production, esclave de ses propres produits" (9).
Mais la nouvelle orientation solidariste et la transformation d’un vaste
système d’action économique qui, comme nous l’avons montré, ne tient pas
compte de la nature et de la vocation de l’homme mais les contredit, ne se
réalisent pas toutes seules. Cela demande un pouvoir d’état capable d’agir
et de décider, qui dépasse la simple fonction de garantie du développement
du système économique et de vérification du parallélogramme des forces, mais
assume efficacement la responsabilité du bien commun à travers la
limitation, l’orientation et aussi le refus de poursuivre le pouvoir
économique, en cherchant sans cesse à réduire en même temps les inégalités
sociales.
Il est impossible de réaliser une telle transformation par de simples
interventions de coordination. Mais aujourd’hui où trouve-t-on une telle
forme d’Etat? Face à l’enchevêtrement économique mondial la force de l’Etat
national ne suffit plus; elle sera toujours vaincue par les forces
économiques qui agissent au niveau mondial. D’autre part, il est impossible
d’organiser une forme d’Etat au niveau mondial, sous la forme d’un Etat
planétaire. On ne peut le faire que pour et dans des zones limitées, qui
sont en relations entre elles et collaborent. L’appel est donc lancé surtout
à l’Europe. Mais aura-t-elle la volonté et la force de le faire?
NOTES
(1) H. Freyer, "Theorie des gegenwärtigen Zeitalters", Deutsche Verlag-Amstalt,
Stuttgart, 1956, p. 79 sqq.
(2) K. Marx, F. Engels, "Manifesto del partito comunista", Marietti, Genova,
1973, p. 60.
(3) K. Marx, "Das Kapital", vol. III, c. 25, Dietz-Verlag, Berlin, 1956, pp.
436-452.
(4) Cf. E.-W. Böckenförde, "Ethische und politische Grundsatzfragen zur Zeit",
in Id., "Kirche und christilicher Glaube in der Herausforderungen der Zeit",
Münster, 2007, pp. 362-366.
(5) Thomas d’Aquin, "Summa Theologiae", IIa-IIae, q. 66, art. 2 et 7.
(6) Id., q. 66, art. 2, resp.
(7) Id., art. 7, resp.
(8) Cf. Jean-Paul II, "Redemptor hominis", 1979, n. 16. Cf. aussi: Id., "Laborem
exercens", 1981; "Centesimus annus", 1991.
(9) Jean-Paul II, "Redemptor hominis", 1979, n. 16.
Les trois encycliques économico-sociales de
Jean-Paul II:
►
Centesimus
Annus, 1991
►
Sollicitudo
rei socialis, 1987
►
Laborem
exercens, 1981
Traduction française par
Charles de Pechpeyrou, Paris, France.
Source: Sandro Magister
Eucharistie sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 05.06.2009 -
T/International |