Jean-Paul II a fait de François
d’Assise le saint patron des écologistes |
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Le 05 mai 2008 -
(E.S.M.) - Face aux barbaries
contemporaines – notamment économique et technoscientifique –, il
apparaît comme une contre-culture, une précieuse dissidence. Au fond, la
modernité tout entière est un phénomène post-chrétien. Elle est
simplement dans le déni, et refuse de reconnaître d’où elle vient.
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St François d’Assise, patron
des écologistes
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Jean-Paul II a fait de François d’Assise le saint patron des écologistes
L'Évangile est une précieuse dissidence
Entretien
Jean-Claude Guillebaud
Écrivain, journaliste,
éditeur (au Seuil), Jean-Claude Guillebaud a publié des essais qui ont fait
date, comme La tyrannie du plaisir. Dans son dernier livre, Comment je suis
redevenu chrétien, il explique son cheminement spirituel et intellectuel.
Entretien.
La Nef —
Dans Comment
je suis redevenu chrétien, vous racontez l’itinéraire de votre conversion au
christianisme, qui est d’abord intellectuelle, semble-t-il. Pouvez-vous
revenir sur les figures contemporaines qui vous ont marqué dans ce sens ?
Jean-Claude Guillebaud – À partir du début des années 1980, quand je suis
entré aux éditions du Seuil, je me suis lié avec certains auteurs
qu’auparavant je lisais de loin, mais qui me sont devenus proches. Je songe
à Jean-Marie Domenach, René Girard, Cornélius Castoriadis, Michel Serres,
Maurice Bellet, Edgar Morin, Henri Atlan et quelques autres. Ils n’étaient
pas tous croyants mais participaient de ce vaste mouvement intellectuel de
la « pensée systémique », une nébuleuse de chercheurs à l’intérieur de
laquelle les préoccupations spirituelles étaient bien présentes. Pendant
plus de dix années, de colloque en colloque, je me suis familiarisé avec
cette recherche transdisciplinaire. La pensée de René Girard était très
présente, comme celle de Jean-Pierre Dupuy ou de l’anthropologue Louis
Dumont, dont les travaux m’ont passionné. J’ai aussi fréquenté avec
assiduité l’œuvre phénoménologique de Michel Henry, chrétien affirmé quant à
lui, et aussi celle – plus énigmatique mais brûlante – de Pierre Legendre.
Un peu plus tard, je me suis lié d’amitié avec le théologien Maurice Bellet.
À cette époque, j’ai aussi renoué avec Jacques Ellul, juriste et théologien
protestant, qui avait été mon professeur à la fac de droit de Bordeaux. Je
l’ai publié au Seuil, notamment ce livre magnifique, La subversion du
christianisme, sur lequel nous avons travaillé paragraphe par paragraphe.
Dans cette démarche
intellectuelle, vous expliquez comment vous êtes revenu vers la foi en
raison de la pertinence du message évangélique : en quoi ce message est-il
pertinent précisément en notre époque où seule la science semble détenir la
vérité et où le christianisme traîne encore dans certains milieux une image
d’obscurantisme ?
Dès qu’on réfléchit un peu posément aux menaces nouvelles qui pèsent sur
certaines « valeurs » contemporaines comme la définition de la personne
humaine, l’égalité, l’espérance, l’incarnation, les principes de filiation
et de transmission pour ne citer que quelques exemples, alors on s’aperçoit
que le message évangélique a beaucoup à dire à leur sujet.
Face aux barbaries contemporaines – notamment
économique et technoscientifique –, il apparaît comme une contre-culture,
une précieuse dissidence. Au fond, la modernité tout entière est un
phénomène post-chrétien. Elle est simplement dans le déni, et refuse de
reconnaître d’où elle vient.
En quoi, précisément,
certains progrès réels de la modernité, loin de s’opposer au christianisme,
en sont-ils issus ? Avez-vous des exemples ?
Les exemples crèvent les yeux, mais nous ne savons plus les voir. L’idée de
progrès humain, d’amélioration du monde, par exemple, est incompréhensible
sans référence à l’espérance chrétienne et à sa source originelle qui est le
prophétisme juif. De la même façon, le concept d’égalité qui paraît si
naturel à quiconque trouve son origine dans le monothéisme – les créatures
humaines égales sous le regard d’un Dieu unique – et plus précisément dans
l’Épître aux Galates de Paul. La liberté individuelle elle-même – qu’on tend
à dévoyer en « individualisme » – est une invention chrétienne, si on peut
dire. Elle n’existe pas dans les autres grandes civilisations, qu’elles
soient chinoise, indienne ou précolombienne. Elle était étrangère aux Grecs
et n’est pas reconnue par l’islam.
Le paradoxe est que la « souveraineté du moi » que la pensée moderne
retourne aujourd’hui contre le christianisme vient de lui. Les travaux de
Louis Dumont ou ceux du Canadien Charles Taylor sont éclairants sur ce
point. Je pense à un texte érudit de Louis Dumont sur « les origines
chrétiennes de l’individualisme ». Sa lecture a été pour moi comme un
déclic.
Vous avez écrit que le
message évangélique portait en lui un principe de subversion de tous les
ordres établis : en quoi est-il aujourd’hui subversif ?
Il est subversif dans la mesure où il a cessé d’être la culture dominante.
Il redevient rebelle, irréductible, comme il l’était durant les premiers
siècles. Songez à l’engagement des chrétiens sur le terrain de la
solidarité, à leur défense têtue de l’incarnation contre les tendances
modernes à la déréalisation et au spectacle. Pensez à la belle idée de
rédemption qui s’oppose frontalement aux dérives actuelles de la
criminologie, celles qui désignent le délinquant un « monstre »
irrécupérable. Pour les chrétiens, les choses sont claires : aucun être
humain ne peut être réduit à la somme de ses actes. Il y a toujours un «
reste » qui peut ouvrir la voie au salut. Ce n’est pas un hasard si les
magistrats qui dénoncent aujourd’hui la « pénalisation » de nos sociétés
sont nourris de christianisme. On pourrait en dire autant de l’attachement
des chrétiens à l’idée d’intériorité et à leur défiance pour
l’exhibitionnisme généralisé.
Aujourd’hui, le
christianisme (particulièrement le catholicisme) s’est chargé d’assumer,
contre vents et marées, la défense de la loi naturelle, qui lui est en
réalité antérieure et sans laquelle, ont mis en garde Jean-Paul II et Benoît
XVI, la démocratie sombre dans le relativisme et glisse vers le
totalitarisme. Cela vous semble-t-il une nécessité, un égarement, un
embourgeoisement ou un pis-aller ?
Je me méfie de l’expression « loi naturelle ». Elle relève d’un
essentialisme qui peut vite devenir l’alibi des conservatismes. Je crois
pour ma part à la transformation incessante de l’humanité de l’homme,
toujours en « projet », toujours en construction. En revanche, la
dénonciation du relativisme est non seulement légitime mais plus urgente que
jamais. Si tout se vaut, alors le crime a tout l’avenir pour lui. N’oublions
pas cette belle injonction des Psaumes qui nous invite à ne pas « abandonner
le monde aux méchants », c’est-à-dire aux logiques du mensonge et de la
domination. Le relativisme est la forme insidieuse que
prend aujourd’hui la barbarie. Il va de pair avec le scepticisme et
cette perte d’espérance qu’on appelait autrefois l’acédie
(l'ennui ou la dépression spirituelle) et qui était le plus grave
des péchés capitaux. L’espérance chrétienne est redevenue subversive. Tant
mieux.
L’art moderne, et
contemporain, s’est bâti, notamment dans son oscillation
iconoclaste-spectaculaire contre la notion de sacré telle que l’entendait le
christianisme. Une « théologie du corps », venue à nouveau du côté chrétien,
ne serait-elle pas favorable à son renouvellement et à la sortie de
certaines impasses dans quoi il est engagé ?
Non seulement une « théologie du corps » est nécessaire, mais je crois bien
qu’elle est le véritable « trésor » sur lequel les chrétiens sont assis sans
le savoir. Le christianisme est la seule religion incarnée. L’incarnation
est porteuse d’une joie charnelle, d’une reconnaissance heureuse de la
splendeur du corps que méconnaissent les pseudo théoriciens de la «
permissivité ». En réalité, la pensée moderne, tout en faisant mine de se
prosterner devant lui, déteste le corps dans sa vérité. Rappelons-nous des
pages de La Nausée de Sartre. La chair, avec ses odeurs et ses humeurs, est
présentée comme répugnante. Il faut gommer ses imperfections, supprimer ses
odeurs, la désincarner en somme. Tout cela procède d’un néo-catharisme assez
détestable, et en tout cas lugubre. En vérité, je crois que, paradoxalement,
le christianisme est bien placé pour réhabiliter la chair.
Cela peut sembler étonnant, mais c’est ainsi.
C’est pour cette raison que j’ai beaucoup aimé le dernier livre de Fabrice
Hadjadj, La Profondeur des sexes. Pour une mystique de la chair. Au-delà de
la provocation, il y a là l’expression d’une vérité fondamentale. Quelqu’un
comme Ivan Illich (disparu en 2002) reprochait
à l’Église d’avoir elle-même oubliée cette joie principielle de
l’Incarnation.
Benoît XVI évoque souvent les questions écologiques
et dénonce un certain ordre mondial libéral peu soucieux de la primauté de
la personne humaine : que vous inspirent ces discours ?
Sur ce terrain, Benoît XVI me paraît l’héritier de Jean-Paul II. Je pense à
l’extraordinaire encyclique
Centesimus
Annus qui date de 1991. À l’époque, Jean-Paul II était le seul à
dénoncer avec cette force les dérives néo-libérales et cet « économisme »
devenu fou. Quand il reprend ces thèmes et ceux qui concernent l’écologie,
Benoît XVI reprend ce flambeau. J’ajoute qu’on oublie souvent que, dès son
élection, Jean-Paul II a fait de François d’Assise
le saint patron des écologistes.
Nous fêtons en ce moi de Mai le 40e anniversaire de
Mai 68 : que vous inspire cet événement ?
Pour dire la vérité, je trouve ces commémorations un peu assommantes. Je
garde un bon souvenir de Mai 68 (surtout à cause de
Maurice Clavel et de Michel de Certeau) et un moins bon des
années qui ont suivi, années durant lesquelles s’est affirmé un gauchisme ou
un maoïsme assez niais. Nous sommes en 2008. La distance qui nous sépare de
Mai 68 – quarante ans – est la même que celle qui, en 1958, nous séparait de
la Guerre de 14-18. À l’époque, j’avais quatorze ans. Je ne garde aucun
souvenir d’une commémoration de ce genre. Mai 68 serait-il historiquement
plus important que la Grande Guerre ? En fait, je crois que la manie
commémorative – qui est devenue extravagante – dissimule une réalité
préoccupante : nous n’osons plus nous tourner vers
l’avenir. Nous sommes sans espérance et, du coup, seul le passé nous fait
rêver. À bien réfléchir, c’est tout simplement médiocre.
Propos recueillis par Jacques de
Guillebon et Christophe Geffroy
Derniers livres parus
– Comment je suis redevenu chrétien, Albin Michel, 2007, 188 pages, 14 e.
– La force de conviction. À quoi pouvons-nous croire ?, Seuil, 2005, rééd.
coll. Points, 2006, 408 pages, 8,50 e.
– Le goût de l’avenir, Seuil, 2003, rééd. coll. Points, 2006, 500 pages, 8
e.
– Le principe d’humanité, Seuil, 2001, rééd. coll. Points, 2002, 504 pages,
7,50 e.
– La refondation du monde, Seuil, 1999, rééd. coll. Points, 2000, 478 pages,
7,50 e.
– La tyrannie du plaisir, Seuil, 1998, rééd. coll. Points, 1999, 486 pages,
7,80 e.
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