Jorge Mario Bergoglio reparle de
l'intervention d’ouverture de Benoît XVI au CELAM |
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Cité du Vatican, le 05 février 2008 -
(E.S.M.)
- Les directives de la Conférence d'Aparecida n’avaient-elles pas déjà été
indiquées par l’intervention d’ouverture de Benoît XVI? "Le Pape a donné
des indications générales sur les problèmes de l’Amérique latine mais a
laissé ensuite la voie libre: faites, vous, faites, vous! C’est très
grand cela, de la part du Pape ".
Interview du cardinal Jorge Mario Bergoglio, archevêque de Buenos Aires.
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Le pape Benoît XVI et
le cardinal Jorge Mario Bergoglio, archevêque de Buenos Aires
Jorge Mario Bergoglio reparle de l'intervention d’ouverture de Benoît XVI au
CELAM
Ce que j’aurais dit au consistoire
Interview du cardinal Jorge Mario Bergoglio, archevêque de Buenos Aires
« Il faut que je rentre », répète-t-il. Ce n’est pas que l’air de Rome ne lui
réussisse pas, mais celui de Buenos Aires lui manque. Son diocèse. Il
l’appelle « Esposa ». Le cardinal Jorge Mario Bergoglio, archevêque de Buenos
Aires, passe toujours en coup de vent à Rome. Mais cette fois, une sciatique
l’a obligé à s’arrêter quelques jours de plus dans la Ville éternelle. De
plus, ironie du sort, la raison pour laquelle il avait traversé l’océan, la
rencontre avec le Pape Benoît XVI et tous les cardinaux réunis en
Consistoire, il a dû
y renoncer.
C’est quelqu’un que l’on sent toujours proche. Il nous raconte comment s’est
déroulée la
Conférence d’Aparecida, dans laquelle il a présidé le comité de
rédaction du document final. Il nous confie que son intervention au
consistoire aurait porté sur ce qui suit. Et avec sa façon de parler, légère
mais en même temps pénétrante et incisive, une façon qui déstabilise et
surprend, voici ce qu’il en dit.
Éminence, vous auriez parlé d’Aparecida au consistoire. Qu’est-ce qui a
caractérisé pour vous cette cinquième Conférence générale de l’épiscopat
latino-américain?
JORGE MARIO BERGOGLIO: La Conférence d’Aparecida a été un moment de grâce
pour l’Église latino-américaine.
Le document final a pourtant suscité bien des critiques…
BERGOGLIO: Le document final, qui est un acte du magistère de l’Église
latino-américaine, n’a subi aucune manipulation. Ni de notre part, ni de
celle du Saint-Siège. Quelques petites retouches de style, de forme, ont été
apportées et un petit nombre de choses ont été enlevées d’un côté et
réintroduites de l’autre. La substance donc est restée la même, elle n’a
absolument pas changé. Et cela, parce que ce document a été rédigé dans un
climat de collaboration authentique et fraternelle, de respect réciproque et
que le travail a suivi un mouvement de bas en haut et non l’inverse. Pour
comprendre ce climat, il faut considérer ce qui constitue à mes yeux les
trois points-clefs, les trois “piliers” d’Aparecida. Le premier va
précisément du bas vers le haut. C’est peut-être la première fois que notre
Conférence générale ne part pas d’un texte de base pré-confectionné mais
d’un dialogue ouvert. Celui-ci avait d’ailleurs déjà commencé auparavant
entre le CELAM et les Conférences épiscopales et s’est poursuivi par la
suite.
Mais les directives de la Conférence n’avaient-elles pas déjà été indiquées
par l’intervention d’ouverture de Benoît XVI?
BERGOGLIO: Le Pape a donné des indications générales sur les problèmes de
l’Amérique latine mais a laissé ensuite la voie libre: faites, vous, faites,
vous! C’est très grand cela, de la part du Pape. La Conférence a commencé
par les exposés des vingt-trois présidents des différentes Conférences
épiscopales qui ont préludé à la discussion sur les thèmes dans les
différents groupes. La rédaction du document a elle aussi été ouverte à la
contribution de tous. Au moment de recueillir les “versions” pour la
deuxième et troisième rédaction, il en est arrivé 2.240! Notre position
était de recevoir tout ce qui venait d’en bas, du peuple de Dieu, et d’en
faire non pas une synthèse mais plutôt une harmonie.
Un gros travail…
BERGOGLIO: J’ai dit “harmonie” et c’est le terme juste. Dans l’Église, c’est
l’Esprit Saint qui fait l’harmonie. L’un des premiers Pères de l’Église a
écrit que l’Esprit Saint « ipse harmonia est », est lui-même l’harmonie. Il
est lui seul l’auteur à la fois de la pluralité et de l’unité. Seul l’Esprit
peut susciter la diversité, la pluralité, la multiplicité et en même temps
faire l’unité. Car lorsque nous voulons, nous, faire la diversité, nous
provoquons des schismes et lorsque nous voulons faire l’uniformité, nous
réalisons l’homologation. À Aparecida, nous avons collaboré à ce travail de
l’Esprit Saint. Et si on lit bien le document, on voit qu’il présente une
pensée circulaire, harmonieuse. On peut percevoir son harmonie, une harmonie
non passive mais créative, qui pousse à la créativité parce qu’elle vient de
l’Esprit Saint.
Et le second point-clef, quel est-il?
BERGOGLIO: C’est la première fois qu’une Conférence de l’épiscopat
latino-américain se réunit dans un sanctuaire marial. Et le lieu dit déjà,
par lui-même, toute la signification de cette rencontre. Nous avons récité
tous les matins les laudes, nous avons célébré la messe avec les pèlerins,
les fidèles. Le samedi ou le dimanche, il y en avait deux mille, cinq mille.
Célébrer l’Eucharistie avec le peuple, c’est autre chose que de la célébrer
séparément, entre nous, évêques. Cela nous a donné le vif sentiment de notre
appartenance à notre peuple, de l’Église qui marche comme peuple de Dieu, de
nous, évêques, comme ses serviteurs. Les travaux de la Conférence se sont
ensuite déroulés dans une pièce située sous le sanctuaire. Et de là, on
continuait à entendre les prières, les chants des fidèles… Il y a dans le
document final un point qui concerne la piété populaire. Ce sont de très
belles pages. Et je crois, ou mieux je suis sûr, qu’elles ont été inspirées
par cette circonstance. Ce sont, après celles de l’Evangelii
Nuntiandi, les
pages les plus belles qui aient été écrites sur la piété populaire dans un
document de l’Église. J’oserais même dire que le document d’Aparecida est l’Evangelii
nuntiandi de l’Amérique latine, est comme l’Evangelii nuntiandi.
L’Evangelii nuntiandi est une exhortation apostolique sur la mission.
BERGOGLIO: Justement. C’est aussi pour cela qu’il existe une étroite
ressemblance. Et j’en arrive ainsi au troisième point. Le document
d’Aparecida ne s’épuise pas en lui-même, ne conclut pas, n’est pas le
dernier pas, parce que l’ouverture finale est sur la mission. L’annonce et
le témoignage des disciples. Pour rester fidèle, il faut sortir. En restant
fidèle on sort. C’est ce que dit au fond Aparecida. C’est le cœur de la
mission.
Pouvez-vous expliquer plus précisément cette image?
BERGOGLIO: Le fait de rester, de demeurer fidèle implique une sortie. Si
l’on demeure dans le Seigneur, on sort de soi-même. Paradoxalement,
précisément parce que l’on demeure. Si l’on est fidèle, on change. On ne
reste pas fidèle, comme les traditionalistes ou les fondamentalistes, à la
lettre. La fidélité est toujours un changement, un fleurissement, une
croissance. Le Seigneur opère un changement en celui qui lui est fidèle.
C’est la doctrine catholique. Saint Vincent de Lerins fait la comparaison
entre le développement biologique de l’homme, entre l’homme qui grandit, et
la Tradition qui, en transmettant d’une époque à l’autre le depositum fidei,
croît et se consolide avec le passage du temps: « Ut annis scilicet
consolidetur, dilatetur tempore, sublimetur aetate ».
C’est cela que vous auriez dit au consistoire?
BERGOGLIO: Oui. J’aurais parlé de ces trois points-clefs.
Rien d’autre?
BERGOGLIO: Rien d’autre… Non, j’aurais peut-être évoqué deux choses dont on
a en ce moment besoin, dont on a le plus besoin: la miséricorde et le
courage apostolique.
Qu’est-ce que cela signifie pour vous?
BERGOGLIO: Pour moi, le courage apostolique, c’est semer. Semer la Parole.
La rendre à celui et à celle pour lesquels elle est donnée. Leur donner la
beauté de l’Évangile, l’émerveillement de la rencontre avec Jésus… et
laisser l’Esprit Saint faire le reste. C’est le Seigneur, dit l’Évangile,
qui fait germer et fructifier le grain.
En somme, c’est l’Esprit Saint qui fait la mission.
BERGOGLIO: Les anciens théologiens disaient: l’âme est une sorte de bateau à
voile, l’Esprit Saint est le vent qui souffle dans la voile et la fait
avancer, l’élan et la force qui viennent du vent sont les dons de l’Esprit.
Sans l’élan qu’Il donne, sans Sa grâce, nous n’avançons pas. L’Esprit Saint
nous fait entrer dans le mystère de Dieu et nous sauve du danger d’une
Église gnostique et du danger d’une église autoréférentielle, en nous
conduisant à la mission.
Vous retirez ainsi toute efficacité à vos solutions fonctionnalistes, à vos
plans et systèmes pastoraux…
BERGOGLIO: Je n’ai pas dit que les systèmes pastoraux sont inutiles. Au
contraire. En soi, tout ce qui peut conduire sur les chemins de Dieu est
bon. J’ai dit à mes prêtres: «Faites tout ce que vous devez, vos devoirs
ministériels, vous les connaissez, assumez vos responsabilités et puis
laissez la porte ouverte». Nos sociologues religieux nous disent que
l’influence d’une paroisse se fait sentir sur un rayon de six cents mètres.
À Buenos Aires, il y a environ deux mille mètres entre une paroisse et
l’autre. J’ai alors dit aux prêtres: « Si vous le pouvez, louez un garage et,
si vous trouvez un laïc disponible, qu’il y aille. Qu’il soit un peu avec
les gens, qu’il fasse un peu de catéchèse et qu’il donne même la communion,
si on la lui demande ». Un curé m’a dit: « Mais Père, si nous nous comportons
de cette façon, alors les gens ne viendront plus à l’église ». « Mais
pourquoi? », lui ai-je demandé: «En ce moment, ils viennent à la messe? ».
« Non », a-t-il répondu. Et alors? Sortir de soi-même, c’est aussi sortir de
l’enclos de ses convictions considérées comme inamovibles, si celles-ci
risquent de devenir un obstacle, si elles ferment l’horizon qui est de Dieu.
Cela vaut aussi pour les laïcs...
BERGOGLIO: Leur cléricalisation est un problème. Les prêtres cléricalisent
les laïcs et les laïcs nous demandent d’être cléricalisés… C’est vraiment
une complicité pécheresse. Et quand on pense que le baptême seul pourrait
suffire. Je pense à ces communautés chrétiennes du Japon qui sont restées
sans prêtre pendant plus de deux cents ans. Quand les missionnaires sont
revenus, ils ont retrouvé tous les membres de ces communautés baptisés,
mariés de façon valide pour l’Église, et tous les morts enterrés avec des
funérailles catholiques. Les dons de grâce, source de joie, avaient conservé
intacte la foi de ces laïcs qui avaient seulement reçu le baptême et avaient
vécu leur mission apostolique en fonction de ce seul baptême. Il ne faut pas
avoir peur de dépendre seulement de Sa tendresse… Vous connaissez l’épisode
biblique du prophète Jonas?
Non, je ne me le rappelle pas. Racontez-le-moi.
BERGOGLIO: Pour Jonas, tout était clair. Il avait des idées claires sur
Dieu, des idées très claires sur le bien et le mal. Sur ce que Dieu fait et
sur ce qu’Il veut, sur qui était fidèle à l’Alliance et qui était au
contraire en dehors de l’Alliance. Il avait la recette pour être un bon
prophète. Dieu fait irruption dans sa vie comme un torrent. Il l’envoie à
Ninive. Ninive est le symbole de tous ceux qui sont séparés, perdus, de
toutes les périphéries de l’humanité. De tous ceux qui sont en dehors, loin.
Jonas a vu que la tâche qui lui était confiée consistait seulement à dire à
tous ces hommes que les bras de Dieu étaient encore ouverts, que la patience
de Dieu était là en attente, pour les guérir de Son pardon et les nourrir de
Sa tendresse. Dieu l’avait envoyé pour cela seulement. Il l’envoyait à
Ninive, mais lui, il s’enfuit du côté opposé, vers Tarsis.
Il fuit devant une mission difficile…
BERGOGLIO: Non. Ce qu’il fuyait n’était pas tant Ninive que l’amour sans
mesure de Dieu pour les hommes. C’était cela qui ne rentrait pas dans ses
plans. Dieu est venu une fois… “et pour le reste, c’est moi qui m’en
occupe”, voilà ce que s’était dit Jonas. Il voulait faire les choses à sa
façon, il voulait tout diriger, lui. Sa ténacité l’enfermait dans ses
jugements inébranlables, dans ses méthodes préétablies, dans ses opinions
correctes. Il avait enclos son âme dans les barbelés des certitudes qui, au
lieu de donner de la liberté avec Dieu et d’ouvrir des horizons de plus
grand service aux autres, avaient fini par assourdir le cœur. Comme la
conscience isolée endurcit le cœur! Jonas ne savait plus que Dieu conduisait
son peuple avec un cœur de Père.
Nous sommes très nombreux à pouvoir nous identifier à Jonas.
BERGOGLIO: Nos certitudes peuvent devenir un mur, une prison qui enferme
l’Esprit Saint. Celui qui isole sa conscience et la laisse en dehors du
chemin du peuple de Dieu ne connaît pas la joie de l’Esprit Saint qui
soutient l’espérance. C’est le risque que court la conscience isolée. La
conscience de ceux qui, du monde fermé de leurs Tarsis, se plaignent de tout
ou, sentant leur identité menacée, se jettent dans la mêlée pour,
finalement, être encore plus occupés d’eux-mêmes, faire encore plus
référence à eux-mêmes.
Que faudrait-il faire?
BERGOGLIO: Voir les gens non comme ils devraient être mais comme ils sont et
voir ce qui est nécessaire. Sans prévisions et sans recettes mais avec une
ouverture généreuse. Pour les blessures et les fragilités, Dieu a parlé.
Permettre au Seigneur de parler… Dans un monde que nous ne réussissons pas à
intéresser par nos paroles, seule Sa présence qui nous aime et nous sauve
peut intéresser. La ferveur apostolique se rénove pour témoigner de Celui
qui nous a aimés en premier.
Pour vous donc, quelle est la pire chose qui puisse arriver à l’Église?
BERGOGLIO: C’est ce que de Lubac appelle la «mondanité spirituelle». C’est
le danger le plus grand pour l’Église, pour nous qui sommes dans l’Église.
«Elle est pire», dit de Lubac, « plus désastreuse que cette lèpre infâme qui
avait défiguré l’Épouse aimée au temps des papes libertins ». La mondanité
spirituelle, c’est se mettre au centre. C’est ce que Jésus voit faire aux
pharisiens: « … Vous qui vous glorifiez. Qui vous glorifiez vous-mêmes, les
uns les autres ».
Sources: Stefania Falasca
Ce document est destiné à l'information; il ne constitue pas
un document officiel
Eucharistie sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 05.02.2008 - BENOÎT XVI |