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Benoît XVI : L'acceptation de la parole comme
personne et de la personne comme parole
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Le 04 mars 2023 -
(E.S.M.)
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Selon la perspective de la foi du symbole, Jésus n'a pas fait une
œuvre qui serait distincte de son « Moi » et dont on pourrait la
détacher, pour la présenter à part de lui. Le comprendre comme
Christ, c'est être convaincu qu'il s'est engagé lui-même dans sa
parole; chez lui, il n'y a pas (comme chez nous tous) un « Moi » qui
produit des paroles ; il s'est tellement identifié avec sa parole,
que le « Moi » et la parole se confondent : il est Parole.
Pareillement, pour la foi, son œuvre n'est pas autre chose que
l'épanchement sans réserve par lequel il se coule dans son œuvre; il
se fait, il se donne; son œuvre est le don de lui-même.
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« Jésus-Christ »
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« JE CROIS EN JÉSUS-CHRIST,
SON FILS UNIQUE, NOTRE SEIGNEUR »
1) Le problème de la foi en Jésus aujourd'hui
C'est ici, dans cette deuxième partie du
Credo, (NDLR : Symbole de Nicée Constantinople ?) que nous arrivons au
véritable scandale du christianisme, brièvement évoqué dans l'Introduction :
il s'agit de confesser l'homme Jésus, un homme particulier, exécuté vers
l'an Trente en Palestine, comme le « Christ » (l'Oint, l'Élu) de Dieu, voire
comme le propre Fils de Dieu, le centre et la mesure de toute l'histoire
humaine. N'est-ce pas tout ensemble prétention et folie que de vouloir faire
d'une figure isolée - condamnée, à mesure que l'on s'en éloigne, à
disparaître de plus en plus dans les brumes du passé - le centre décisif de
toute l'histoire ? Si la foi au logos, à l'intelligibilité de l'être,
correspond tout à fait à une tendance de la raison humaine, il n'en va pas
de même dans le deuxième article du Credo, où l'on établit une association
vraiment monstrueuse du logos et de la
sarx, du sens et d'une figure
particulière de l'histoire. Le Sens, fondement de tout être, est devenu
chair, c'est-à-dire il est entré dans l'histoire, il fait partie d'elle ; il
n'est plus seulement ce qui la porte et l'embrasse, il est devenu un point à
l'intérieur d'elle. Dès lors, le sens de tout l'être ne serait plus à
trouver dans la contemplation par l'esprit s'élevant, au-dessus de ce qui
est singulier et limité, vers l'universel ; il ne serait plus simplement
donné dans le monde des idées, qui dépasse le particulier et ne s'y reflète
que de manière fragmentaire ; il serait à trouver au milieu du temps, dans le
visage d'un homme. Cela fait penser à la fin émouvante de la Divine Comédie
de Dante, où, dans la contemplation du mystère de Dieu, le poète, au milieu
de cette « toute-puissance de l'Amour qui meut dans une harmonie silencieuse
le soleil et les astres », aperçoit, avec un étonnement bienheureux, une
image à sa ressemblance, un visage d'homme1. Nous aurons à considérer plus
loin la transformation que cette donnée fait subir à la voie qui mène de
l'être au sens. Pour l'instant, nous constatons qu'en plus de l'union du
Dieu de la foi et du Dieu des philosophes, reconnue dans le premier article
du Credo comme présupposé fondamental et forme de la structure de la foi
chrétienne, une deuxième connexion est établie ici, non moins décisive,
celle du logos et de la sarx, de la parole et de la chair, de la foi et de
l'histoire. L'homme historique Jésus est le Fils de Dieu, et le Fils de Dieu
est l'homme-Jésus. Dieu devient un événement pour l'homme à travers les
hommes, et plus concrètement encore : à travers l'homme dans lequel se
manifeste la réalité définitive de l'être de l'homme, et qui, en cela même,
est simultanément Dieu.
Peut-être peut-on déjà entrevoir ici que, dans cette union
paradoxale de la parole et de la chair, se manifeste aussi un sens et une
conformité au logos. Pourtant, cette affirmation de la foi représente
d'abord un scandale pour la pensée humaine : ne sommes-nous pas tombés dans
un positivisme proprement monstrueux ? Avons-nous le droit de nous accrocher
au fétu d'un événement singulier de l'histoire ? Pouvons-nous risquer de
fonder sur le fétu d'un quelconque événement sur l'océan de l'histoire toute
notre existence, voire toute l'histoire ? Une telle idée, qui en elle-même
semble déjà bien aventureuse, et qui parut inacceptable à la pensée antique
et asiatique, suscite dans la mentalité moderne des difficultés encore plus
grandes, ou du moins différentes de celles d'autrefois, dues à la forme sous
laquelle se présente désormais l'accès scientifique à la réalité historique
: la méthode historico-critique. Avec elle, nous retrouvons, au plan de la
rencontre avec l'histoire, un problème semblable à celui posé pour la
recherche de l'être et du fondement de l'être par suite de la méthode des
sciences physiques et de la forme sous laquelle les sciences expérimentales
interrogent la nature. La physique, nous l'avons vu, renonce à découvrir
l'être lui-même, pour se limiter au « positif », au vérifiable ; le gain
impressionnant en exactitude, obtenu de cette manière, elle doit le payer en
se résignant à une perte de vérité, au risque finalement de voir, derrière
l'écran du « positif », l'être, la vérité elle-même lui échapper; de ce
fait, l'ontologie devient de plus en plus impossible et la philosophie se
réduit dans une large mesure à la phénoménologie, à la simple question sur
ce qui apparaît.
Une menace semblable plane sur le domaine de la rencontre
avec l'histoire. L'assimilation à la méthode des sciences physiques y est
poussée le plus loin possible ; assimilation nécessairement limitée, car
l'histoire n'a pas les mêmes possibilités de vérification, cœur de la
science moderne, car elle ne peut répéter l'expérience sur laquelle repose
la certitude particulière des sciences de la nature. L'historien n'a pas ce
recours ; l'histoire passée n'est pas renouvelable ; la vérification se ramène
à établir l'authenticité des documents sur lesquels l'historien fonde son
opinion. La conséquence de cette attitude méthodique, c'est que là aussi,
comme dans les sciences expérimentales, seul l'aspect extérieur, «
phénoménal », des événements est envisagé. Or, ce côté phénoménal,
c'est-à-dire le côté extérieur vérifiable des documents, est bien plus
problématique que le positivisme de la physique, et cela à un double point
de vue. Il est plus problématique d'abord, parce qu'il dépend nécessairement
du hasard des documents, c'est-à-dire des manifestations fortuites, alors
que la physique a sous les yeux la nécessaire extériorité des réalités
matérielles. Il est aussi plus problématique du fait que l'expression de la
réalité humaine dans les documents est moins adéquate que l'expression de la
nature dans les phénomènes où elle se révèle : les documents ne reflètent la
profondeur de la réalité humaine que de façon insuffisante, ils la voilent
même très souvent ; leur interprétation met en jeu l'homme et sa mentalité
individuelle, bien plus que l'interprétation des phénomènes physiques. S'il
est vrai que l'imitation de la méthode des sciences expérimentales dans le
domaine de l'histoire accroît indiscutablement la certitude des énoncés, il
n'est pas moins vrai qu'elle entraîne une fâcheuse perte de vérité, bien
plus importante que pour la physique. Comme en physique, où l'être se dérobe
derrière l'apparence, de même ici l'on ne considère, dans une large mesure,
comme historique (geschichtlich) que ce qui se présente comme «
scientifiquement historique » (historisch), c'est-à-dire ce qui est établi
par des méthodes historiques. On oublie trop souvent que la vérité totale de
l'histoire ne se dérobe pas moins à la vérification par les documents, que
la vérité de l'être n'échappe à l'expérimentation. Ainsi, F « histoire
scientifique » (Historie), au sens strict du mot, dévoile et voile à la fois
l'histoire réelle (Geschichte). Il en résulte que « l'histoire scientifique
» peut voir l'homme-Jésus, mais qu'elle ne saurait guère découvrir son être
de Christ qui, en tant que vérité de l' « histoire réelle » (Geschichte),
ne se laisse pas intégrer dans les catégories d'un savoir démontrable par
les documents et visant la simple exactitude.
2) Jésus le Christ :
la forme fondamentale
de la confession de foi christologique
I. LE DILEMME DE LA THÉOLOGIE MODERNE : JÉSUS OU CHRIST ?
Faut-il s'étonner, à la suite de toutes ces considérations, que la théologie
essaye, d'une façon ou d'une autre, d'échapper au dilemme de la simultanéité
de la foi et de l'histoire (Geschichte), à mesure que l'écran de
l'histoire
scientifique (das Historischen) s'interpose entre les deux ? C'est ainsi que
nous rencontrons aujourd'hui, ici ou là, des tentatives pour démontrer la
christologie sur le plan de l'histoire scientifique, pour l'établir malgré
tout à partir de cette méthode de l'énoncé « exact » et documenté2 ; d'autres
encore ont un programme bien plus simple, consistant à réduire la
christologie à ce qui peut être établi par les documents3. Pour ce qui est
de la première tentative, elle ne saurait aboutir, car, nous l'avons vu, l' «
histoire scientifique » implique une forme de pensée qui se limite au
phénomène (à ce qui apparaît dans les documents); elle ne saurait donc pas
plus engendrer la foi que la physique ne peut arriver à confesser Dieu.
Quant à la deuxième tentative, impossible d'en être satisfait, car la voie
qu'elle propose ne permet pas d'appréhender la totalité du passé ;
ce qui est
ainsi affirmé est en réalité l'expression d'une conception du monde
personnelle, et non pas justement le pur résultat de la recherche historique4. Aussi voit-on de plus en plus se joindre à ces efforts une troisième
tentative, qui est d'éluder complètement le dilemme de l'historicité
scientifique, de passer outre au problème, considéré comme superflu. C'est
ce que fait déjà Hegel, dans une entreprise de grand style ; l'œuvre de
Bultmann, malgré toute la différence qui la sépare de celle de Hegel,
partage pourtant avec elle la même orientation. Que l'on se replie sur
l'Idée ou sur le kérygme, cela n'est certes pas la même chose, mais la
différence n'est pas aussi totale que semblent le supposer les partisans de
la théologie kérygmatique5.
(ndlr : Le mot « kérygme » provient directement du grec et signifie «
l’annonce, la proclamation »
Le dilemme des deux voies - transposer la christologie sur le
plan de l'histoire scientifique ou la réduire à elle d'une part, se dégager
complètement de l'histoire scientifique et abandonner ce domaine considéré
comme superflu pour la foi, d'autre part -, ce dilemme pourrait se résumer
exactement dans l'alternative, qui préoccupe la théologie moderne : Jésus ou
Christ ? La théologie moderne
commence d'abord par se détourner du Christ
pour fuir vers le Jésus de l'histoire, vers celui que la
science historique
peut atteindre. Ensuite, à l'apogée de ce mouvement, chez Bultmann, il y a
un revirement, c'est la fuite en sens inverse, un retour à partir de Jésus
vers le Christ ; cette fuite est pourtant déjà en train de se changer en une
nouvelle fuite à partir du Christ vers Jésus.
Examinons de plus près ce mouvement de zigzag de la
théologie
moderne, car il nous permet d'approcher le fond du problème. A partir de la
première tendance - du Christ vers Jésus - Harnack a élaboré, au début du
siècle, son « Essence du christianisme ». Ce livre présente une certaine
forme de christianisme, pleine d'une confiance orgueilleuse et optimiste
dans la raison, forme en vue de laquelle le libéralisme avait expurgé le
Credo originel. Une des phrases capitales de cette œuvre affirme : « II n'y
a pas de place pour le Fils, mais uniquement pour le Père, dans l'évangile
tel que Jésus l'a prêché 6. » Comme cela paraît simple, et quelle libération
! Là où la profession de foi au Fils avait créé la division - chrétiens et
non-chrétiens, chrétiens de tendances diverses, opposés entre eux - le
message sur le Père pourra créer de nouveau l'union.
Alors que le Fils
n'appartient qu'à quelques-uns, le Père appartient à tous et tous Lui
appartiennent. Là où la foi a divisé, l'amour peut unir.
Jésus contre le
Christ, cela signifie : plus de dogme, rien que l'amour. C'est pour avoir
fait de Jésus prêchant, qui annonçait à tous les hommes leur Père commun,
les rendant ainsi tous frères, un Christ prêché, qui exigeait la foi et
devenait dogme, que l'on est arrivé, selon Harnack à la rupture décisive :
Jésus avait proclamé le message de l'amour, dégagé de toute doctrine ;
c'était là la grande révolution qui avait fait éclater la cuirasse de
l'orthodoxie pharisienne ; au lieu de cette orthodoxie intolérante, il avait
préconisé la simplicité de la confiance dans le Père, de la fraternité de
tous les hommes et de la vocation de tous à un seul amour. On y a substitué
la doctrine de l'homme-Dieu, du « Fils »; ainsi, à la place de la tolérance
et de la fraternité qui constituent le salut, on a mis une doctrine du salut
(Heil), qui ne peut signifier que malheur (Unheil), et qui a déclenché
bataille sur bataille, division sur division. D'où le mot d'ordre : laissons
le Christ prêché, objet de la foi qui divise; tournons-nous vers le Jésus
prêchant, vers l'appel à la puissance unifiante de l'amour sous un même Père
et avec la multitude des frères. On ne peut nier que ce soient là des appels
émouvants et impressionnants, que l'on aurait tort d'ignorer allègrement. Et
pourtant, pendant que Harnack proclamait encore son message optimiste de
Jésus, voilà que les pas de ceux qui ont enterré son œuvre retentissaient
déjà à la porte. A ce moment-là déjà, la preuve était faite que ce pur
Jésus, dont parlait Harnack, n'était qu'un rêve romantique, une
fatamorgana de l'historien, un mirage de sa soif et de son désir, qui se
dissipe à mesure qu'il en approche.
Aussi Bultmann a-t-il délibérément choisi l'autre voie : la
seule chose qui importe en Jésus, c'est le fait qu'il a existé, c'est le
Dass; pour le reste, la foi ne se réfère pas à des hypothèses incertaines,
dont on ne saurait établir scientifiquement la certitude historique ; la foi
se réfère uniquement à l'événement de la proclamation de la parole, grâce
auquel l'existence humaine renfermée s'ouvre à sa réalité authentique. Mais
un Dass vide est-il donc plus facile à accepter qu'un Dass riche de
substance ? Que gagne-t-on à ranger parmi les accessoires sans importance,
la question de savoir qui était Jésus, ce qu'il était, comment il était,
pour ne plus lier l'homme qu'au simple événement d'une parole ? C'est là, il
est vrai, un événement certain, c'est un fait que
la parole est prêchée;
mais la légitimation de cette proclamation et son contenu de réalité
demeurent de cette manière très problématiques.
De ce point de vue, l'on comprend le nombre croissant de ceux
qui abandonnent le pur kérygme et ce Jésus historique réduit au fantôme du
simple Dass, pour se tourner à nouveau vers le plus humain de tous les
hommes ; vers celui dont l'humanité leur apparaît, dans un monde
désacralisé,
comme le dernier reflet du divin qui soit resté après la « mort de Dieu ».
C'est ce que fait aujourd'hui la théologie de la « mort de Dieu »,
en
affirmant que nous n'avons certes plus Dieu, mais que Jésus nous est resté
comme le signe de la confiance, qui nous encourage à avancer.
Dans un monde vide de Dieu, son
humanité devra être comme une sorte de suppléance d'un Dieu désormais
introuvable. Mais qu'ils sont peu critiques, ici, ceux qui auparavant
poussaient l'attitude critique jusqu'à ne plus vouloir qu'une théologie sans
Dieu, afin de ne pas passer aux yeux de leurs contemporains progressistes
pour des retardataires ! Peut-être faudrait-il d'ailleurs poser une question
préliminaire et se demander si ce n'est pas faire preuve d'un sérieux manque
de sens critique que de vouloir faire de la théologie - discours sur Dieu -
sans Dieu. Nous n'avons pas à discuter ce point ici. En ce qui concerne
notre sujet, il est certain, de toute façon, que nous ne saurions faire
abstraction de ces dernières quarante années, et que le chemin qui nous
ramènerait au pur Jésus nous est irrévocablement fermé. Essayer, en passant
par-dessus le christianisme historique, de construire dans le laboratoire de
l'historien un pur Jésus, dont nous devrions ensuite pouvoir vivre, est une
tentative absurde en elle-même. La simple «
histoire scientifique » ne crée
pas un présent, elle ne fait que constater le passé. C'est pourquoi le
romantisme de la pure figure de Jésus est en définitive aussi dépourvu
d'avenir et vide de présent, que ne l'était fatalement le repli dans le
simple événement de la parole.
Cependant, ce va-et-vient de l'esprit moderne entre Jésus et
le Christ, dont j'ai essayé de retracer les principales étapes au cours de
notre siècle, n'a pas été entièrement inutile. Je crois même qu'il pourra
servir à montrer que l'un (Jésus) ne peut exister sans l'autre (Christ), que
l'un renvoie toujours nécessairement à l'autre, parce qu'en vérité Jésus
n'existe que comme Christ, et le Christ n'existe qu'en Jésus. Il nous faut
faire un pas de plus ; avant de reconstruire - ce qui ne peut donner que des
reconstructions, c'est-à-dire des représentations artificielles, élaborées
après coup - il faut essayer simplement de comprendre ce que dit la foi, car
elle n'est pas reconstruction, mais réalité présente, elle n'est pas
théorie, mais réalité d'une existence vivante. Peut-être devrions-nous tout
de même accorder davantage notre confiance au perpétuel présent de la foi à
travers les siècles, à cette foi qui ne visait pas à autre chose qu'à
comprendre - comprendre qui était Jésus et ce qu'il était véritablement
-
plutôt que de nous fier à une reconstruction, qui se cherche un chemin à
elle, en dehors de la réalité ; au moins faut-il essayer de prendre
connaissance de ce que cette foi nous dit exactement.
II. L'IMAGE DU CHRIST DANS LE SYMBOLE
Le Symbole, résumé représentatif de la foi, formule sa
profession de foi en Jésus par ces mots très simples : «... et (je crois) au
Christ-Jésus ». Ce qui nous frappe tout au plus dans cet énoncé, c'est que,
comme dans l'expression préférée de l'Apôtre Paul, le mot Christ, désignant
à l'origine non pas un nom, mais un titre (« Messie »), soit placé en tête.
Or la communauté chrétienne de Rome, qui a formulé cet article de foi, était
encore parfaitement consciente - on peut le montrer - du contenu de
signification du mot « Christ ». Le changement en un simple nom, tel que
nous ressentons aujourd'hui ce mot, s'est opéré très tôt ; cependant ici «
Christ » est encore employé pour désigner ce qu'est ce Jésus. La fusion avec
le nom de Jésus, il est vrai, est déjà très avancée ; nous touchons à la
dernière étape dans les changements de signification du mot Christ.
Ferdinand Kattenbusch, le grand investigateur du symbole
apostolique, a éclairé le fait par un exemple pertinent, emprunté à son
temps (1897); il renvoie, à titre de comparaison, à l'expression « Empereur
Guillaume » (Kaiser Wilhelm). Le titre « Empereur » est pratiquement déjà
devenu une partie du nom lui-même, tant « Empereur » et « Guillaume » sont
inséparables; cependant tout le monde est encore conscient que ce mot
n'exprime pas seulement un nom, mais une fonction7 Nous trouvons un
processus semblable dans l'association des mots « Christ - Jésus », qui
présente le même mode de formation ; Christ est un titre et en même temps une
partie du nom unique de l'homme de Nazareth. Dans ce processus de fusion du
nom avec le titre, de transformation du titre en un nom, se reflète bien
plus qu'un de ces nombreux oublis de l'histoire, dont nous aurions ici une
nouvelle illustration. Il s'y manifeste plutôt le noyau le plus profond de
cette intelligence où est parvenue la foi, au sujet de Jésus de Nazareth. La
véritable affirmation de la foi est en effet celle-ci : en Jésus, on ne peut
dissocier la fonction de la personne ; cette distinction devient chez lui
sans objet. La personne est la fonction, la fonction est la personne ; on ne
saurait séparer l'une de l'autre. Il n'y a pas ici de domaine réservé pour
le « privé », pour le Moi, qui resterait finalement en retrait par rapport à
ses faits et gestes; un Moi qui pourrait être « hors service » à tel moment
donné; ici le « Moi » ne peut être séparé de son œuvre, le « Moi » est
l'œuvre et l'œuvre est le « Moi ». Jésus n'a pas laissé (toujours suivant
l'interprétation que la foi donne d'elle-même dans le symbole) une doctrine
séparable de son « Moi », comme les idées des grands penseurs, que l'on peut
recueillir et apprécier, sans considérer la personne de l'auteur. Le symbole
ne présente pas de doctrine de Jésus; manifestement, on n'en eut même pas
l'idée, qui nous paraîtrait pourtant toute naturelle, car l'optique
fondamentale tendait vers une tout autre direction. De même, selon la
perspective de la foi du symbole, Jésus n'a pas fait une œuvre qui serait
distincte de son « Moi » et dont on pourrait la détacher, pour la présenter
à part de lui. Le comprendre comme Christ, c'est être convaincu qu'il s'est
engagé lui-même dans sa parole; chez lui, il n'y a pas (comme chez nous
tous) un « Moi » qui produit des paroles ; il s'est tellement identifié avec
sa parole, que le « Moi » et la parole se confondent : il est Parole.
Pareillement, pour la foi, son œuvre n'est pas autre chose que l'épanchement
sans réserve par lequel il se coule dans son œuvre; il se fait, il se donne;
son œuvre est le don de lui-même.
Karl Barth a exprimé cette vue de la foi en ces termes : «
Jésus est le porteur d'une certaine fonction ; II n'est donc pas homme
d'abord, pour avoir ensuite également cette fonction... Il n'existe pas
d'humanité neutre de Jésus... L'étrange affirmation de Paul, dans 2 Co 5,16
: « Si nous avons connu le Christ selon la chair, maintenant nous ne le
connaissons plus de cette manière », pourrait être prononcée au nom même des
quatre évangélistes... Ceux-ci n'ont éprouvé aucun intérêt pour ce que cet
homme a pu avoir été et avoir fait en dehors de sa fonction de Christ,
c'est-à-dire abstraction faite de l'accomplissement de cette fonction. Même
en racontant qu'il a eu faim et soif, qu'il a mangé et bu, qu'il a été
fatigué, qu'il s'est reposé et a dormi, qu'il a aimé, éprouvé de la
tristesse, qu'il s'est fâché et a même pleuré, ils n'ont fait que mentionner
les circonstances qui ont accompagné des événements dans lesquels, à aucun
moment, il n'est possible de voir apparaître quelque chose comme une
personnalité vivant indépendamment de son œuvre, possédant certains désirs
personnels, certaines tendances ou passions particulières... L'être de Jésus
en tant qu'homme est identique à son œuvre8.
» Autrement dit : l'énoncé décisif de la foi au sujet
de Jésus se trouve dans l'unité indissoluble des deux mots « Jésus-Christ
», qui traduit l'expérience de l'identité de l'existence et de la
mission. En ce sens, l'on peut parler réellement d'une « christologie
fonctionnelle » : toute la personnalité de Jésus est fonction du « pour nous
», mais la fonction elle-même est pour cette raison identique à l'être9.
De ce point de vue, on pourrait
finalement affirmer que la doctrine et les actions du Jésus historique ne
sont pas importantes en tant que telles; le simple Dass suffit, si
précisément l'on entend par là que ce Dass dit toute la réalité de la
personne ; celle-ci, comme telle, est sa doctrine, et, comme telle, elle
coïncide avec son œuvre, trouvant là son caractère propre et unique dans
l'histoire. La personne de Jésus, c'est sa doctrine, et sa doctrine,
c'est lui-même. Aussi la foi chrétienne, c'est-à-dire la foi qui reconnaît
en Jésus le Christ, est véritablement une « foi personnelle ». Ce que cela
représente, on ne peut le comprendre vraiment que de ce point de vue. Une
telle foi n'est pas l'acceptation d'un système, mais l'acceptation de cette
personne qui est sa parole; l'acceptation de
la parole comme personne et de la personne comme parole.
A suivre :
III. POINT DE DÉPART DE LA CONFESSION DE FOI : LA CROIX
1. Paradiso, XXXIII, 127 à la fin. Le passage décisif en v, 130 ss.:
Dentro da sè del suo colore Istesso / Mi parve pinta della nostra effige
/ Per che II mlo viso in lei lutta erra messo.
2. Ainsi dans le groupe autour de W. Pannenberg; cf. W. PANNENBERO,
Grundzüge der Chritologie, Güterslon,1966, surtout la définition p. 23 :
« La tâche de la christologie, c'est donc de fonder, à partir de l'histoire
de Jésus, la vraie connaissance de sa signification... »
3. Ainsi dans la théologie libérale ; cf. l'expression classique de celle-ci
dans A. V. HARNACK, Das Wesen des Christentums (Nouvelle édition de R.
Bultmann), Stuttgart, 1950.
4. A. SCHWEITZER a montré cela avec beaucoup de netteté dans sa : Geschichte
der Leben-Jesu-Forschung, Tübingen, 1906, qui mit ainsi fin provisoirement à
la tentative libérale. II suffit de rappeler le passage classique de cet
ouvrage : « II n'y a rien de plus négatif que les résultats de la recherche
libérale sur la vie de Jésus. Le Jésus de Nazareth qui est apparu comme
Messie, qui a proclamé un royaume de Dieu moral, a fondé le royaume des
cieux sur terre, et est mort pour apporter à son œuvre la consécration, ce
Jésus n'a jamais existé. Il est une figure esquissée par le rationalisme,
vivifiée par le libéralisme et revêtue par la théologie moderne de science
historique. Cette image n'a pas été détruite de l'extérieur, elle s'est
écroulée d'elle-même, ébranlée et lézardée par les problèmes historiques
réels...» (p. 620 de l'éd. Siebenstern-Taschenbuch, München-Hamburg, 1966).
5. Cela apparaît très clairement dans la dernière étude importante de
Bultmann sur le problème de Jésus : Das Verhältnis der urchristlichen
Christusbotschaft zum historischen Jésus, Heidelberg, 1960.
6. Nouvelle édition 1950, p. 86. - Dans l'édition de 1908 (56e--60e- mille:
note 183), Harnack a expressément repris encore une fois à son compte cette
affirmation (« Je n'ai rien à y changer »), en soulignant en même temps
qu'elle ne valait bien entendu que pour l'Évangile « tel que Jésus l'a
prêché », et non pas « tel que Paul et les évangélistes l'ont prêché ».
7. KATTENBUSCH, II, p 491: cf. pp 541-562.
8. K. BARTH, Dogmatique, III, 2, éd. Labor et Fides, Genève, 1961, pp.
63-66; - le passage est cité par H. U. VON BALTHASAR, « Zwei Glaubensweisen
», dans Spiritus Creator, Einsiedeln, 1967, pp. 76-91, citation p. 89
s.
Tout l'article de Balthasar est à comparer avec ce texte.
9. H. U. VON BALTHASAR, art. cit., surtout p. 90; - du même : Verbum caro,
Einsiedeln. 1960. DP. 11-72, surtout 32 s., 54 ss
►

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Sources :Texte original des écrits du Saint Père Benoit XVI -
E.S.M.
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Eucharistie sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 04.03.2023
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