Anna et ses frères. Les mille visages
du véritable islam |
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Rome, le 04 janvier 2010 -
(E.S.M.)
- Dans un livre instructif comme il y en a peu, une jeune
italo-marocaine parle d’elle-même et de sa très nombreuse famille
musulmane. Amours, ruines, passions, fanatismes. Et l'Europe comme rêve
non réalisé. Un islam multiforme et inconnu. Entièrement à découvrir.
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Anna Mahjar-Barducci
Anna et ses frères. Les mille visages du véritable islam
Le 04 janvier 2010 - Eucharistie Sacrement de la Miséricorde
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L’année nouvelle débute dans la crainte d’autres
attaques terroristes musulmanes contre l'Occident. Y compris du fait
d’ennemis qui ont grandi en son sein, dans cette Europe où ils se sont
installés mais pas intégrés.
Pour l’opinion commune, islam et islamisme risquent de plus en plus de
devenir synonymes. Le "visage" public de l'immigré musulman finit écrasé en
un profil radical et violent.
Mais le monde musulman lui-même nous dit et nous démontre de façon
convaincante que sa réalité est très différente, dès lors qu’on le regarde
et qu’on l’écoute sans préjugés.
L’une des voix musulmanes les plus crédibles, parmi tant d’autres, est celle
de Khaled Fouad Allam, italo-algérien, professeur aux universités de Trieste
et d’Urbino.
Dans un éditorial paru le 9 septembre dans "Avvenire", le quotidien des
évêques italiens, Allam a écrit qu’aujourd’hui l'islamisme violent n’est pas
du tout en expansion chez les musulmans, même dans un pays comme l'Algérie
où il a pourtant fait des milliers de victimes au cours des dernières
décennies :
"Bien sûr, il y a la frange maghrébine d’Al Qaida, toujours capable de
frapper. Mais aujourd’hui ce mouvement et d’autres sont devenus, par rapport
au passé, des mouvements d’élites, formés d’intellectuels précarisés ou de
jeunes attirés par le discours idéologique et ils n’ont plus la base sociale
dont ils disposaient il y a quinze ans. Actuellement les jeunes Algériens
rêvent de l'Occident et de l'Europe non seulement parce qu’ils cherchent
l’aisance, comme leurs parents dans les années 60 et 70, mais en tant que
liberté. Et tandis que les gouvernements des états musulmans poussent à une
réislamisation dans un sens orthodoxe, on voit les processus de
sécularisation progresser dans ces mêmes états et attaquer la foi
religieuse. La Turquie en est un bon exemple".
Khaled Fouad Allam est un analyste et un interprète très profond de ce qui
se produit dans la culture musulmane. Il y a un an, il a été sur le point de
devenir un collaborateur régulier de "L'Osservatore Romano", justement pour
traiter de ces questions. Mais son premier article, publié le 30 novembre
2008, n’a été suivi d’aucun autre.
*
Une autre voix musulmane qu’il faut absolument écouter est celle d’Anna
Mahjar-Barducci. Vivant en Italie, journaliste et écrivain, elle est
la fille d’une Marocaine et d’un Italien et a épousé un juif israélien
prénommé David.
Pour l'islam orthodoxe, son mariage et celui de sa mère avec des hommes
d’une autre religion sont une inacceptable apostasie. Mais au Maroc
l'opinion majoritaire est loin d’être aussi rigide. En 2006, le film le plus
vu dans ce pays a été "Marock", une histoire d'amour entre une jeune
musulmane qui veut se libérer des dogmes religieux et un séduisant garçon
juif.
Depuis quelques semaines, on trouve dans les librairies italiennes une
autobiographie écrite par Anna Mahjar-Barducci sous le titre "Italo-marocchina.
Storie di immigrati marocchini in Europa", Italo-marocaine. Histoires
d’immigrés marocains en Europe.
Le livre est une description très vivante du quartier de la ville marocaine
où vit la nombreuse famille de l’auteur, dont elle raconte les histoires.
Certains de ses parents vont et viennent entre le Maroc et l'Europe. Mais ce
qui étonne le plus dans son récit, c’est qu’aucun d’eux ne ressemble à un
autre. Ils sont tous musulmans, mais très différents. Le court chapitre
reproduit ci-dessous dépeint très efficacement la réalité de cet "islam
personnel" multiforme.
Ils rêvent tous de l'Europe. Mais aucun d’eux n’arrive à s’intégrer dans le
pays où il a émigré, pas même l’auteur, qui est pourtant citoyenne
italienne. Dans un autre chapitre du livre, elle raconte qu’en Italie, cet
isolement est aggravé justement par d’autres de ses coreligionnaires
immigrés :
"Quand je vois un maghrébin dans la rue, je dois changer de chemin. Il
commence à me saluer en arabe et me fixe comme si j’étais sa propriété. Une
fois, j’étais dans une pizzeria avec un camarade d’école : un Marocain m’a
traitée de 'sharmuta', prostituée, et m’a dit que je ne pouvais pas sortir
avec un Italien. Le patron de la pizzeria a dû intervenir pour qu’il s’en
aille. Jamais une chose pareille n’arriverait au Maroc".
Dans d’autres écrits, Anna Mahjar-Barducci a expliqué que les difficultés à
s’intégrer dans les pays européens provoquent chez beaucoup de musulmans
émigrés une "perte d'identité". Cela peut les faire tomber dans les filets
des islamistes radicaux qui leur offrent justement une identité forte et
sûre, grâce à laquelle ils ne se sentent plus seuls mais membres d’une
grande communauté. "Voilà pourquoi on peut voir à Milan des garçons
d’origine maghrébine qui ne parlent plus l’arabe mais ont de longues barbes
et des vêtements qu’aucun d’eux ne porterait au Maroc".
Le chapitre d’"Italo-marocaine" reproduit ici le montre aussi. Le seul des
personnages décrits à être devenu islamiste radical l’a fait en réaction à
sa vie désordonnée d’émigré en France. Mais voici d’autres détails pour
suivre plus facilement le récit.
Les sœurs Zaynab et Lamia sont deux jeunes cousines de l’auteur. Leur père,
Karim, s’est converti au fondamentalisme après avoir mené une vie dissolue.
Rachid, autre oncle de l'auteur, est un ancien soldat du général Oufkir. Ce
dernier avait tenté sans succès de renverser la monarchie au Maroc en1972
et, avant cela, en 1965, il avait éliminé le leader socialiste Ben Barka.
Groupe Six est le quartier de la ville marocaine de Kenitra où l'auteur du
livre revient pour voir sa famille. La djellaba est une tunique large portée
dans divers pays arabes ; au Maroc elle comporte un capuchon. L'Achoura est
la principale fête des musulmans chiites. Les marabouts sont des guides
religieux qui vont de maison en maison. L’oumma est la communauté que
forment tous les musulmans du monde.
Et voici le chapitre du livre.
Islam personnel
par Anna Mahjar-Barducci
(Extrait de "Italo-marocchina. Storie di immigrati marocchini in Europa",
pp. 91-94)
Ce matin, Zaynab m’a réveillée en criant. De bonne heure elle avait été
acheter les billets pour le concert de Cheb Khaled à Casablanca. Sûrement
une des meilleures nouvelles de la journée. J’étais très impatiente de le
voir en chair et en os.
Lamia est sortie de la maison pour téléphoner avec son portable. Zaynab m’a
dit qu’elle appelait Fahd : il était à Casablanca pour quelques jours et
elle pourrait le revoir au concert. Quand elle est revenue dans la chambre,
elle ne nous a rien dit. Et puis je l’ai vue enfiler la djellaba par-dessus
le t-shirt Zinedine Zidane et se mettre un voile. Elle est allée dans la
pièce voisine et a commencé à prier. J’étais troublée. Peut-être que son
père l’avait contaminée. Dans ma famille personne n’avait jamais prié, sauf
Karim, qui n’était sûrement pas un exemple à suivre. En la voyant, l’oncle
Rachid a eu l’air perplexe : "Lamia!", a-t-il crié depuis le divan. "Tu
pries tournée vers l'Amérique ! La Mecque, c’est de l’autre côté". On a tous
éclaté de rire.
Ma famille était composée principalement de femmes. Nous nous considérions
toutes comme musulmanes, mais chacune avait sa façon d’interpréter la
religion. En fait, chacune avait son islam personnel. Pour ma mère, être
musulmane signifiait simplement croire en Dieu. Pour ma tante Samia, cela
signifiait avoir une identité. Pour Zaynab et Maryiam, cela voulait dire ne
pas oublier leurs origines. Pour nous, observer les préceptes religieux
était secondaire. Et pourtant, voir Leila prier m’avait impressionnée. Je
respectais son choix personnel, mais, après la visite du marabout, j’avais
peur qu’elle ne se ferme au monde, comme son père. Rachid, au contraire,
était panarabiste et la religion ne l’intéressait pas. Il disait qu’il était
musulman de naissance et athée par choix.
Il y a quelques années, j’avais rencontré à Venise Abdennour Bidar, un
professeur de philosophie français et musulman. Des mois plus tard, ma
cousine Zaynab m’a envoyé de France un livre de Bidar, intitulé "Self Islam"
: autrement dit l'islam personnel, comme je le définissais moi-même. J’ai
tout de suite commencé à le lire, sûre d’y trouver la description de ma
famille. [...]
Leila et mes cousines respectaient le Ramadan. Au contraire ma tante Samia
continuait à manger pendant cette période ; mais personne de la famille
n’aurait osé lui dire que pour cette raison elle n’était pas musulmane.
Après tout, à Groupe Six, la plupart de nos voisins jeûnaient officiellement
pendant le Ramadan mais mangeaient ensuite en cachette, enfermés chez eux.
Toutefois, très hypocritement, avant de sortir, ils se grattaient légèrement
la langue avec les ongles pour la rendre banche comme s’ils avaient jeûné.
D’autres respectaient le Ramadan pendant tout le mois, mais buvaient ensuite
du vin et des alcools forts le reste de l’année.
De plus, dans ma famille, nous ne savions même pas ce qu’était l’oumma.
Parfois Zaynab, prise de pulsions panarabistes, disait "nous, arabes"; mais
le seul "nous" à avoir toujours existé, chez moi, c’était notre famille. Au
Maroc, on était tous sunnites et à Groupe Six nous ne savions même pas ce
qu’étaient les chiites. Mais à Kenitra, dans mon enfance, on avait
l’impression, le jour de l'Achoura, d’être à Téhéran. Des hommes vêtus de
blanc se donnaient des coups de couteau à la tête jusqu’à faire couler le
sang, comme les fidèles d’Ali. Je pensais que nous étions peut-être chiites
nous aussi, sans le savoir. Je ne pouvais pas le prouver, mais cette
combinaison de traditions me plaisait. Pourtant, quand ma mère voyait un
homme avec une barbe de fondamentaliste, elle disait que c’était un
ayatollah, ce qui était pour elle le terme le plus offensant.
Mon oncle Rachid, se levant du divan pour aller fumer dehors, a de nouveau
regardé Lamia qui priait, l'index dressé en l’air. Puis il s’est approché de
moi à la cuisine, pour me parler.
"Tu m’accuses toujours d’avoir soutenu Oufkir. Tu es convaincue que, si Ben Barka avait vécu, l’histoire du Maroc aurait été meilleure", me dit-il tout
bas. "Le vrai danger, pour notre pays, il est ici, chez nous. Des gens comme
ton imbécile d’oncle Karim commencent par gâcher la vie de leur famille,
puis ils se font une bosse au front à force de prier et, pour se racheter,
ils pensent pouvoir nous priver de nos libertés. Tu ne t’en rends pas compte
?"
C’est la plus longue conversation que j’aie jamais eue avec mon oncle
Rachid. Je l’ai regardé sortir, s’asseoir sur l’escalier et allumer
nerveusement une cigarette avec une allumette, en regardant autour de lui,
pensif.
***
Le livre
►
Anna Mahjar-Barducci, "Italo-marocchina. Storie di immigrati marocchini in
Europa", préface de Vittorio Dan Segre, Diabasis, Reggio Emilia, 2009.
Anna Mahjar-Barducci a fondé et préside en Italie l'Association Arabi
Democratici Liberali, dont le site est aussi en anglais
►
www.arabidemocraticiliberali.com
L’Association agit en coopération avec un institut de recherches d’Erbil, au
Kurdistan irakien, créé pour promouvoir le dialogue religieux et
interethnique
►
www.tolerancy.org
Les écrits de l'Association Arabi Democratici Liberali sont repris par des
médias arabes comme la télévision Al-Arabiya, le quotidien saoudien basé à
Londres "Al-Awsat", l’hebdomadaire marocain "Tel Quel", le "Daily Star"
libanais et l’hebdomadaire irakien "Al-Ahali"-
Le 21 octobre, Anna Mahjar-Barducci est intervenue dans l’hebdomadaire
"Tempi" à propos des discussions en cours en Italie sur l'intégration des
immigrés et sur la concession de la citoyenneté dans des délais plus brefs
►
"Sono italo-marocchina..."
L'article s’achève ainsi :
"Quand je prends connaissance, dans les quotidiens italiens, du débat sur la
concession de la citoyenneté aux immigrés après seulement cinq ans de
résidence, je suis un peu étonnée. Les déclarations de ces jours-ci donnent
en effet l’impression que réduire de moitié le temps d’attente est en soi un
élément qui facilite automatiquement l’intégration de l’immigré. Mais ce
n’est peut-être qu’un escamotage pour ne pas mener de manière appropriée de
véritables politiques d’intégration, qui n’existent pas encore. Il est au
contraire nécessaire, par exemple, de proposer des cours d’italien et
d’alphabétisation gratuits, de créer des modèles et des activités sociales
pour les enfants d’immigrés, d’instituer des centres d’aide et de
responsabilisation pour les femmes immigrées, de contrôler les mosquées, de
former des imams qui adoptent des formes de pensée modernes, etc. Si l’on
n’adopte pas de véritables politiques permettant à l’immigré de faire sienne
l’identité italienne, rien ne changera, que la citoyenneté soit donnée tôt
ou tard. Nous continuerons seulement à nous vanter, inutilement, de vivre
dans une Italie 'multiculturelle', alors que le multiculturalisme sans
intégration n’a jamais créé que la ghettoïsation. Et nous aurons d’autres
pères semblables à celui de Sanaa, qui tueront leurs filles, mais cette fois
avec la citoyenneté italienne".
Benoît XVI a basé son homélie du 1er janvier sur la reconnaissance du
"visage" de l'autre, qui peut aussi être le musulman :
►
"Nel primo giorno del nuovo anno..."
Traduction française par
Charles de Pechpeyrou, Paris, France.
Source: Sandro Magister
Eucharistie sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 04.01.2010 -
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