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Benoît XVI : Le sens de la communion et la
transformation de la substance
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Le 02 décembre 2023 -
E.S.M.
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Mais que se passe-t-il avec le pain et le vin lors de la
célébration de la Sainte Eucharistie ? On ne leur adjoint pas
quelque chose de temporaire : le pain et le vin sont plutôt arrachés
des choses de ce monde pour entrer dans le monde nouveau de
Jésus-Christ ressuscité. Pour utiliser une image, nous pourrions
dire qu'il se produit quelque chose de similaire à une fission
nucléaire par laquelle le corps de Jésus revit d'une manière
nouvelle.
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Benoît XVI -
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Benoît XVI : Le sens de la communion1
Formes historiques de la célébration eucharistique
Au cours des derniers siècles, la célébration de la Cène
n'a pas occupé une place centrale dans la vie ecclésiale des Églises
protestantes. Dans de nombreuses communautés, la Sainte Cène n'était
célébrée qu'une fois par an, le Vendredi Saint. Je me souviens bien d'une
discussion avec des étudiants en théologie protestants à Munster, il y a une
trentaine d'années, au cours de laquelle j'ai souligné ce point. Sur quoi
une pasteur présente dans le groupe, avec un grand et étonnant sérieux
religieux, a essayé de défendre la communion, la présentant comme absolument
raisonnable, bien qu'à cette époque elle ait été un peu oubliée. Il est
évident que, par rapport à une telle pratique, la question de
l'intercommunion n'a aucune pertinence. C'est seulement en adoptant la
pratique liturgique catholique actuelle que la question peut devenir
humainement urgente.
Dans l'Église primitive, étonnamment, la célébration
quotidienne de la Sainte Messe a été considérée très tôt comme une évidence.
Pour autant que je le sache, il n'y eut aucune discussion autour de cette
pratique, qui s'imposa pacifiquement. C'est la seule façon de comprendre
pourquoi le mystérieux adjectif epiousion a été traduit de façon
presque évidente par quotidianus. Pour le chrétien, le
supersubstantiel est chaque jour nécessaire. La célébration eucharistique
quotidienne s'est révélée particulièrement nécessaire pour les presbytres et
les évêques en tant que « prêtres » de la Nouvelle Alliance. La forme de vie
célibataire a joué un rôle important à cet égard. Le contact direct, «
corporel », avec les mystères de Dieu, déjà dans l'Ancien Testament, avait
joué un rôle important dans l'exclusion de la pratique conjugale les jours
où le prêtre de service en était chargé. Mais puisque le prêtre chrétien
n'était plus député temporairement aux saints mystères, qu'il était
désormais toujours responsable du corps du Seigneur, du pain « quotidien »,
il devenait nécessaire de s'offrir à lui totalement. Plus tard et à partir
de cette pratique, la célébration de l'eucharistie étant quotidienne, on a
pu penser que toutes les messes de la terre réunies n'étaient, pour ainsi
dire, qu'un unique et constant sacrifice offert à Dieu, traduisant la
présence continue du grand prêtre Jésus-Christ dans le temps et l'espace du
cosmos.
Si dans l'Église catholique la célébration quotidienne de
l'Eucharistie est ainsi rapidement devenue la forme de vie normale pour le
clergé, la pratique de la communion a néanmoins connu des évolutions
notables pour les laïcs. Certes, le précepte du dimanche exigeait que tout
catholique participât, le jour du Seigneur, à la célébration des mystères,
mais la conception catholique de l'eucharistie n'incluait pas nécessairement
la réception hebdomadaire de la communion. Je me souviens qu'après les
années 1920, il y avait, selon les différents états de vie au sein de
l'Église, des jours de communion qui, en tant que tels, étaient toujours
aussi des jours de confession et qui ont donc pris une place importante dans
la vie des familles. Il était d'usage de se confesser au moins une fois par
an et de communier à Pâques ; à cela s'ajoutaient les jours de confession et
de communion pour l'indulgence de la Portioncule, pour la fête de la
Toussaint, pour la commémoration des fidèles défunts, à Noël et pour les
fêtes importantes dans les différentes régions (par exemple, la fête de
Sainte-Anne pour les femmes, celle de Notre-Dame-des-Douleurs, etc.) Ces
jours se caractérisaient par un grand sérieux religieux dans les familles et
étaient également des jours de prédication spéciale. Lorsque le paysan, chef
de famille, s'était confessé, une atmosphère particulière régnait dans la
ferme : chacun évitait de faire quoi que ce soit qui puisse le contrarier et
mettre en danger son état de grâce en vue des saints mystères. Au cours de
ces siècles, la sainte communion n'était pas distribuée pendant la Sainte
Messe, mais séparément, avant ou après la célébration eucharistique. La
rencontre personnelle avec le Seigneur nécessitait un temps spécifique, pour
lequel il ne semblait pas y avoir assez d'espace pendant la célébration de
la Messe.
Mais il y a toujours eu aussi des courants favorables à
une communion plus fréquente, plus liée à la liturgie, courants qui se sont
renforcés avec le début du mouvement liturgique. Dans ma ville natale de
Traunstein, dès la fin des années 1930, on a commencé à remarquer à la messe
dominicale une foule de jeunes filles et de jeunes femmes qui voulaient
prier avec les mots mêmes de la liturgie, accessibles dans un missel
latin-allemand. Ces mouvements réclamaient aussi que la communion soit
donnée pendant la messe, ce qui leur fut accordé après la fin de la Seconde
Guerre mondiale. Il y a certainement eu des tendances opposées dans les
principaux pays européens, de la réception hebdomadaire ou même quotidienne
de la communion, à la distinction entre adoration eucharistique et messe.
Plus tard, le Concile Vatican II a confirmé les vues de la première tendance
et a cherché du coup à mettre en relief l'unité interne entre célébration
communautaire de l'Eucharistie et réception personnelle de la Communion. En
même temps, et déjà depuis les années de guerre, une scission s'était
produite chez les protestants entre d'un côté le Troisième Reich et les
deutsche Christen, les « chrétiens allemands », et de l'autre la
bekennende Kirche, « l'Église confessante ». Cette scission eut comme
conséquence un accord entre les bekennende Christen, les chrétiens
protestants confessants, et l'Eglise catholique. Il en a résulté une poussée
favorable à une communion eucharistique commune entre les confessions. C'est
à partir de là que s'est développé le désir d'un corps unique du Seigneur,
qui aujourd'hui, cependant, risque de perdre son solide fondement religieux
et, dans une Église sécularisée, est davantage déterminé par des forces
politiques et sociales que par la recherche intérieure du Seigneur. À cet
égard, je me souviens d'un chancelier catholique de la République fédérale
qui, face aux caméras de télévision et donc aussi aux yeux de personnes
indifférentes à la religion, a communié au calice eucharistique. Ce geste,
peu après la réunification, apparut comme un acte essentiellement politique
destiné à souligner l'unité de tous les Allemands. En y repensant, je
ressens encore aujourd'hui très fortement le recul de la foi qui en a
résulté. Et lorsque des présidents de la République fédérale d'Allemagne,
qui étaient en même temps présidents des synodes de leur Église, réclament
régulièrement l'intercommunion, je vois comment la demande d'un pain et d'un
calice communs sert d'autres objectifs.
Limitons-nous à quelques remarques sur la situation actuelle
de la vie eucharistique dans l'Église catholique. L'une des principales
évolutions est la disparition presque complète du sacrement de pénitence
qui, à la suite du débat sur la validité sacramentelle de l'absolution
collective, a pratiquement disparu dans de grandes parties de l'Église, ne
parvenant à trouver refuge que dans les sanctuaires. Entre-temps divers
mouvements et initiatives ont cependant vu le jour pour revitaliser le
sacrement, redécouvert en particulier par les jeunes. Avec la disparition du
sacrement de pénitence, une conception fonctionnelle de l'Eucharistie s'est
répandue. La participation n'apparaît avoir de sens que pour ceux qui
remplissent une fonction dans la célébration, par exemple le lecteur ou le
ministre extraordinaire de la communion. Ceux qui sont présents à une
Eucharistie conçue uniquement comme repas reçoivent évidemment aussi le don
de l'Eucharistie. Dans une situation aussi avancée de protestantisation dans
la compréhension de ce qu'est l'Eucharistie, l'intercommunion semble
naturelle. Cependant, la conception catholique de l'Eucharistie n'a pas
complètement disparu, et les Journées mondiales de la jeunesse ont notamment
permis de redécouvrir l'adoration eucharistique et donc la présence du
Seigneur dans le sacrement.
Aspects théologiques
A la suite de l'exégèse
protestante s'est imposée de plus en plus l'idée selon laquelle la Cène de
Jésus a été préparée par ces « repas avec les pécheurs » que prenait le
Maître et qu'elle ne pouvait être comprise qu'à partir de ceux-ci. Mais ce
n'est pas le cas. L'offrande du corps et du sang de Jésus-Christ n'est pas
directement liée aux repas avec les pécheurs. Elle s'inscrit dans la
tradition théologique et juridique de la fête de Pessah, indépendamment de
la question de savoir si la dernière Cène de Jésus était ou non un repas
pascal. Elle est donc étroitement liée à la famille, au foyer et à
l'appartenance au peuple d'Israël. Conformément à cette prescription, Jésus
a célébré Pessah avec sa famille, c'est-à-dire avec les apôtres devenus sa
nouvelle famille. Il a ainsi respecté un précepte selon lequel les pèlerins
se rendant à Jérusalem pouvaient se réunir en groupes, appelés chaburot.
Les chrétiens ont perpétué cette tradition. Ils sont sa chaburah, sa
famille, qu'il a formée à partir de l'ensemble des pèlerins qui ont voyagé
avec lui sur la route de l'Évangile à travers l'Histoire2. Ainsi, dans
l'Église primitive, la célébration de l'Eucharistie était-elle liée dès le
début à la communauté des croyants et, par conséquent, à des conditions
d'accès strictes, comme le montrent les sources les plus anciennes : la
Didachè, saint Justin, etc3. Cela n'a rien à voir avec des slogans tels que
« Église ouverte » ou « Église fermée » ; au contraire, la transformation
profonde de l'Eglise en un seul corps avec le Seigneur est une condition
préalable pour qu'elle puisse transmettre puissamment au monde la vie et la
lumière du Christ dans le monde.
Dans les communautés ecclésiales issues de la Réforme, les célébrations du
sacrement sont appelées « cène ». Dans
l'Église catholique, la célébration du sacrement du corps et du sang du
Christ est appelée « eucharistie ». Il ne s'agit pas d'une distinction
fortuite, purement linguistique ; au contraire, la distinction des
dénominations manifeste une profonde différence dans la compréhension du
sacrement lui-même. Dans un discours très écouté pendant le concile, le
célèbre théologien protestant Edmund Schlink a déclaré qu'il ne pouvait pas
reconnaître l'institution du Seigneur dans la célébration catholique de
l'Eucharistie. Il voulait clairement dire par là que la messe catholique,
telle qu'elle était célébrée, ne ressemblait en rien à la dernière Cène de
Jésus. Il était évident que la messe catholique, telle qu'elle était
célébrée, n'avait aucune similitude avec la Cène de Jésus. Ainsi devenait
manifeste l'écart entre le catholicisme et l'institution de Jésus. Il était
évidemment convaincu que Luther, en revenant à la pure structure de la Cène,
avait eu raison de la falsification catholique et rétabli visiblement la
fidélité au commandement du Seigneur : « Faites ceci ».
Il n'est pas nécessaire de s'attarder ici sur le fait - établi - que, d'un
point de vue purement historique, la Cène de Jésus était également
complètement différente d'une célébration luthérienne de la Cène. Mais il
est juste de souligner que déjà l'Église primitive ne mimait pas la Cène,
mais qu'au lieu de célébrer le « repas du soir » (cène), elle célébrait
consciemment le matin la rencontre avec le Seigneur, qui dès les premiers
temps ne s'appelait déjà plus la cène, mais bien l'eucharistie. Ce n'est que
dans la rencontre avec le Ressuscité au matin du premier jour que
l'institution de l'eucharistie est complète, car ce n'est qu'avec le Christ
vivant que l'on peut célébrer les mystères sacrés.
Que s'est-il passé ici ? Pourquoi l'Église naissante a-t-elle agi de la
sorte ?
Revenons un instant à la Cène et à l'institution de l'eucharistie par Jésus
lors de ce repas. Lorsque le Seigneur a dit : « Faites ceci », il n'avait
pas l'intention d'inviter ses disciples à répéter la Cène en tant que telle.
S'il s'agissait d'une célébration de Pessah, il est clair que, selon les
préceptes de l'Exode, elle n'était célébrée qu'une fois par an et ne pouvait
être répétée dans l'année. Mais, même indépendamment de cette question, il
est clair que la consigne n'était pas de répéter l'ensemble du repas de
l'époque, mais seulement l'offrande nouvelle de Jésus qui, conformément aux
paroles de l'institution, relie la tradition du Sinaï à la proclamation de
la Nouvelle Alliance dont témoigne notamment Jérémie. L'Église, consciente
d'être liée par les mots « Faites ceci », savait donc que la Cène dans son
ensemble n'avait pas à pas être répétée et qu'en même temps ce qui était
essentiellement nouveau devait être extrapolé, ce qui impliquait de trouver
une nouvelle forme d'ensemble.
Les liturgistes catholiques du XXe siècle se sont trompés lorsqu'ils ont
voulu déduire de l'institution de l'eucharistie dans le cadre d'un repas de
Pessah une eucharistie qui aurait dans son ensemble la forme de la cène.
Déjà le plus
ancien récit de la célébration de l'eucharistie dont nous disposons,
transmis par saint Justin vers 155, montre qu'une nouvelle unité s'était
formée, composée de deux éléments fondamentaux : la rencontre avec la Parole
de Dieu dans une liturgie de la Parole, puis l'« eucharistie » comme logiké
latreia [culte selon le logos]. « Eucharistie » est la traduction du mot
hébreu berakah (action de grâce) et indique le cœur de la foi et de la
prière juives à l'époque de Jésus. Dans les textes sur la dernière Cène, on
insiste sur le fait que Jésus « rendait grâce avec la prière de bénédiction
», et donc l'eucharistie, avec les offrandes de pain et de vin, doit être
considérée comme ce qui est au centre de la forme de la dernière Cène. Ce
sont surtout Josef Andréas Jungmann et Louis Bouyer qui ont souligné
l'importance de l'eucharistie comme élément constitutif.
Lorsque la célébration de l'institution de Jésus dans le contexte de la
dernière Cène est appelée Eucharistie, ce terme exprime à la fois
l'obéissance à l'institution de Jésus et la nouvelle forme du sacrement
développée dans la rencontre avec le Ressuscité. Il ne s'agit pas d'une
reproduction de la dernière Cène de Jésus, mais de l'événement nouveau de la
rencontre avec le Ressuscité : nouveauté et fidélité vont de pair. La
différence entre les termes « cène » et « eucharistie » n'est pas
superficielle et fortuite, mais indique bien une différence fondamentale
dans la compréhension du message de Jésus.
Dans un ouvrage scientifique faisant autorité dans la littérature liturgique
allemande sur la Sainte Eucharistie1, la croix du Christ n'apparaît pas dans
la description soigneusement élaborée de l'évolution de la forme de
l'Eucharistie. Lorsque j'ai un jour exprimé ma surprise à ce sujet à un
liturgiste allemand réputé, il m'a expliqué que la crucifixion de Jésus
n'était certainement pas un acte liturgique et ne faisait donc pas partie de
l'histoire de la liturgie. Cette vision formaliste du développement de la
célébration liturgique, si elle est tout à fait compréhensible, conduit
néanmoins à négliger son fondement essentiel. Lorsque le Seigneur dit à la
dernière Cène : « Ceci est mon corps », « ceci est mon sang », ces deux
expressions décisives ne peuvent être comprises qu'en référence au don de
lui-même qui aura lieu sur la croix. Sans aucun doute, Jésus, d'une part, se
tient au milieu des disciples et, d'autre part, explique ces offrandes comme
le corps et le sang qui leur sont donnés. Ces paroles d'institution n'ont de
sens qu'en tant qu'anticipation d'un événement et créent ainsi une unité
inséparable entre l'événement dans la salle de la dernière Cène et la
transformation de sa mise à mort en offrande. Ces deux expressions n'ont de
sens que si, à cet instant, Jésus anticipe sa croix et sa résurrection de
manière absolument réelle. Les paroles prononcées dans la salle de la Cène
ne peuvent donc être séparées de l'événement, qui est la véritable raison
pour laquelle elles sont
prononcées, et sans laquelle elles n'auraient aucun sens. Elles nous
montrent que Jésus a assumé son supplice non pas simplement comme un malheur
inévitable, mais qu'il a accepté par avance sa mise à mort ; et il a
transformé ce qui était un acte criminel de la part de ceux qui l'ont
exécuté en un acte d'amour, qui, en tant que tel, a également vaincu la mort
et est devenu la Résurrection. Ainsi, dans chaque célébration de
l'Eucharistie, est présent ce processus de transformation de la mort en
amour, et avec lui cette nouvelle modalité du sacrifice en lequel tous les
courants de l'Ancienne Alliance sont présents et, d'une certaine manière, la
secrète attente de toutes les religions2. Lorsque le Seigneur dit à ses
disciples : « Faites ceci », il annonce cet ensemble, que la Lettre aux
Hébreux présente comme le contenu de l'événement eucharistique à partir du
culte du temple. En d'autres termes : l'Eucharistie n'est pas seulement la
distribution d'offrandes, ni seulement un « repas », mais elle embrasse
toute la réalité de la rédemption, elle est le véritable « culte ». En
effet, c'est là que réside la différence authentique et profonde entre la
conception réformée de l'ordre de Jésus et la foi catholique en
l'eucharistie. Dans les interprétations protestantes, l'eucharistie n'est
qu'un repas, au sens radical : on ne fait que distribuer en nourriture
l'offrande sainte; alors que pour la foi catholique, c'est tout le processus
du don de Jésus, de sa mort et de sa résurrection, qui est toujours présent
dans l'Eucharistie, processus sans lequel d'ailleurs ces offrandes ne
pourraient exister. Le corps et le sang ne sont pas des choses que l'on peut
distribuer, mais bien la personne de Jésus-Christ qui s'offre. C'est
pourquoi, pour tous les catholiques, la participation à la Sainte Messe a
toujours un sens, même si, pour une raison ou une autre, ils ne peuvent ou
ne veulent pas « manger » la sainte offrande. La participation à la Sainte
Messe sans recevoir la Communion a un sens absolument raisonnable du point
de vue catholique, alors pour les protestants, elle n'a aucun sens. On
comprend dès lors l'insistance des protestants sur l'intercommunion. S'ils
participent à la « Cène » sans manger, leur présence n'a aucune
signification. Pour un catholique, la participation à la communion ne revêt
pas le même caractère obligatoire. Même sans manger, il participe à
l'événement - présent dans le sacrement - du don de Jésus.
De tout cela, enfin, découle une autre question fondamentale : qu'est-ce que
l'offrande de la Cène ou, encore, de la célébration de la messe ? Du côté
catholique, on devrait, plus clairement et avec gratitude, reconnaître à
Luther, avec la passion qui était la sienne, d'avoir maintenu la présence
réelle du corps et du sang du Christ, contrairement à Zwingli et à Calvin. A
la suite de discussions avec les autres réformateurs sur la cène, il aurait
dit qu'il préférait accepter toutes les horreurs de la papauté plutôt que de
se joindre aux contestataires de la présence réelle.
C'est pourquoi la « Concorde de Leuenberg », de 1973, par laquelle toutes
les communautés issues de la Réforme se sont unies en communauté de cène, a
représenté une étape décisive pour les luthériens. On est cependant surpris
de voir à quel point ce passage est apparu pratiquement comme une évidence,
abandonnant de ce fait la tradition luthérienne sur un point essentiel.
On a l'impression que dans de larges secteurs des Églises reformées, on
croit que ce qui était possible pour les luthériens n'est pas moins
impossible pour les catholiques.
S'il faut certes reconnaître la fidélité de Luther à la présence réelle, il
importe néanmoins d'analyser attentivement la conception qu'il en avait,
qui, en tant que telle, diffère fondamentalement de celle des catholiques.
Alors que l'Église catholique, avec les Églises orthodoxes, enseigne la
transsubstantiation (metousiosis) du pain et du vin, Luther rejette cette
formule métaphysique et la remplace par consubstantiation. Autrement dit,
alors que pour les catholiques il y a transformation des oblats, après quoi
elles ne sont plus du pain et du vin mais le corps et le sang de Jésus
Christ, cette transformation ne se produit pas pour Luther. Il insiste sur
l'impression indiscutablement réelle que ce que nous recevons a bien le goût
du pain et du vin. Mais avec le pain et le vin (« dans, avec et sous » les
oblats), le Seigneur, sa chair et son sang se rendent présents. Les oblats
comme tels ne sont pas transformés, mais s'y ajoute la présence du Seigneur.
Cela
signifie également que sa présence n'est que temporaire, c'est-à-dire
limitée à la célébration et même à une partie de celle-ci. Mais après la
célébration disparaît ce qui n'avait été ajouté que pour être consommé
pendant celle-ci, et ce qui reste des oblats redevient profane, de sorte que
le pain et le vin, par exemple, ne doivent pas être conservés comme espèces
saintes, mais sont réutilisables dans la vie normale, comme avant.
À l'idée que la célébration de la cène n'entraîne aucune transformation, que
le corps et le sang du Christ soient ajoutés au pain et au vin en tant que
choses ordinaires, correspond une conception de l'anthropologie chrétienne
qui constitue certainement la différence la plus profonde entre
l'interprétation protestante et la tradition de foi catholique. Elle est
exprimée dans la formule simul iustus etpeccator : devenir chrétien ne change
pas l'homme, mais ne fait que lui ajouter quelque chose.
Dans le terme transsubstantiation, tout l'accent repose sur le « trans » :
dans l'Eucharistie se produit une transformation, une transformation qui
atteint les profondeurs de l'être, tout comme devenir chrétien exige de
l'homme un changement fondamental de son être, une conversio. Il est donc
inévitable que l'on comprenne aussi la communion sacramentelle d'une manière
fondamentalement différente : pour la tradition luthérienne, avec le pain,
on mange aussi le « corps du Christ », tandis que pour la vision catholique,
on accueille le Christ dans le don sacrificiel qu'il fait de lui-même en s'y
associant de l'intérieur.
L'idée que dans l'Eucharistie il n'y a pas de sacrifice et que l'on se
borne, à travers le pain et le vin, à recevoir le corps et le sang du Christ
a une raison profonde pour Luther : le sacrifice est une réalité qui relève
de la loi et qui, en tant que telle, a une valeur négative. Pour Luther,
dans la loi, Dieu agit sub contrario, comme adversaire de lui-même. Luther
adopte ainsi la position de Marcion : la loi est anti-divine. Et pourtant,
Luther, contrairement à Marcion, dont il partage le jugement sur la loi, la
reconnaît comme Écriture, ce qui signifie qu'il situe dans la Bible même
l'opposition entre foi et promesse, faisant ainsi agir dans la Bible Dieu
contre lui-même. Le marcionisme subtil de Luther, qui explique aussi en la
fondant théologiquement son aversion radicale pour les Juifs, constitue le
véritable problème de son interprétation de l'Écriture Sainte. La tradition
catholique a considéré, au contraire et dès le début, la loi et l'évangile
non pas en contradiction, mais en profonde corrélation. La difficulté à
comprendre correctement la foi catholique et à l'interpréter en union
profonde avec les Saintes Écritures peut être attribuée à deux éléments de
la pensée moderne :
La crise du concept de « substance » sape le fondement philosophique de
l'interprétation catholique;
L'exégèse qui se veut strictement historique enferme l'Ancien Testament dans
le passé et manque d'outils pour expliquer la dynamique de ces tournants où
le passé s'ouvre sur le présent et le futur.
La théologie catholique d'aujourd'hui et de demain devra continuer à
travailler sur ces deux points. La vision essentielle de ce qui est
catholique est pourtant clairement reconnaissable dans ses raisons, même
sans outils intellectuels satisfaisants, comme cela devrait ressortir des
réflexions ci-dessus.
Mais que se passe-t-il avec le pain et le vin lors de la célébration de la
Sainte Eucharistie ? On ne leur adjoint pas quelque chose de temporaire : le
pain et le vin sont plutôt arrachés des choses de ce monde pour entrer dans
le monde nouveau de Jésus-Christ ressuscité. De même que le Ressuscité n'est
pas simplement, comme Lazare ou l'un des autres morts ramenés à la vie,
rendu pour un temps à cette vie mais qu'il appartient au monde nouveau de la
Résurrection, de même en va-t-il des oblats que sont le pain et le vin. Pour
utiliser une image, nous pourrions dire qu'il se produit quelque chose de
similaire à une fission nucléaire par laquelle le corps de Jésus revit d'une
manière nouvelle. Quelque chose de semblable se produit dans la
transformation eucharistique : le pain et le vin ne sont plus des réalités
créées de ce monde qui existeraient en elles-mêmes, mais plutôt des supports
de la forme mystérieusement réelle du Ressuscité.
Pour expliquer cela, on a utilisé la catégorie philosophique de « substance
», en disant que la substance du pain et du vin disparaît, remplacée par une
autre, tandis que les accidents demeurent. Le développement de la pensée
philosophique et des sciences naturelles a abouti à une
mutation du concept de substance ; il en a été de même pour ce que la pensée
aristotélicienne désignait par « accident ». Le concept de substance, qui
s'appliquait auparavant à toute réalité consistante, a été de plus en plus
réservé à ce qui est physiquement insaisissable — molécules, atomes,
particules élémentaires - et nous savons aujourd'hui que cela même n'est
plus une « substance » ultime, mais plutôt une structure de relations. Une
nouvelle tâche s'ouvrait ainsi à la philosophie chrétienne : la catégorie
fondamentale de toute réalité, en termes généraux, n'est plus la substance
mais la relation. Terme qui n'est pas étranger à nous chrétiens puisque pour
notre foi Dieu lui-même est relation, relatio subsistens. La catégorie
fondamentale de la philosophie ayant intégré les acquis des sciences
naturelles contemporaines est donc identique à la catégorie fondamentale de
la foi : Dieu est relatio subsistens.
C'est de ce point de vue qu'il faut essayer de comprendre, de manière
nouvelle, ce que signifie « transformation de la substance ». Mais, même en
laissant de côté d'hypothétiques explications conceptuelles de ce type,
il
est fondamentalement clair que dans la Sainte Eucharistie, nous n'ajoutons
pas un peu de chair et un peu de sang au pain et au vin, mais que les oblats
servent bien de support à la dynamique du Christ crucifié et ressuscité. En
effet, dans la Sainte Eucharistie, on ne reçoit pas un peu de corps et un
peu de sang de Jésus, mais on entre bien dans la dynamique de l'amour de
Jésus-Christ qui se réalise dans la croix et la résurrection et devient
réellement présent. Ceci est
également très important pour une juste dévotion eucharistique. A la
question, « Qu'est-ce que je reçois ? » ; il faut répondre, je me laisse
prendre par le Seigneur Jésus-Christ dans la dynamique de sa personne
devenue chair et entrée dans le monde nouveau de la Résurrection. Le
personnalisme de la foi chrétienne et l'immensité de sa dynamique indiquent
la voie d'une juste dévotion eucharistique. Le sacrifice en fait donc
partie, non pas comme quelque chose de contraire à Dieu ou d'une œuvre de la
part de l'homme mais comme le mode par lequel le Christ nous ouvre la porte
à Dieu et ainsi nous rachète. Enfin, un autre aspect essentiel doit être
analysé : qui est autorisé à présider cette sainte célébration ? Pour la
tradition luthérienne, en principe tout chrétien, mais pour des raisons
d'ordre pratique, seul le pasteur, qui par sa profession est prédestiné à
cette tâche. Pour la tradition catholique, en revanche, la fonction de
présidence, à laquelle est liée, dans le canon, la récitation des paroles de
la transformation, relève du sacrement de l'ordre. Seul celui qui a été mis
au service du Seigneur par l'Église, et qui a été consacré pour présider
l'Eucharistie, peut accomplir la fonction de transformation qui, en tant que
tel, est toujours ordonné à la grande transformation de la création tout
entière. Paul a décrit sa mission en ces termes : « Mais je vous ai écrit
avec un peu d'audace, comme pour raviver votre mémoire sur certains points,
et c'est en raison de la grâce que Dieu m'a donnée. Cette grâce, c'est
d'être ministre du Christ Jésus pour les nations, avec la fonction sacrée
d'annoncer l'Évangile de Dieu, afin que l'offrande des nations soit acceptée
par Dieu, sanctifiée dans l'Esprit Saint... » (Rm 15,15s)
Les enjeux
Essayons pour finir de résumer très brièvement ce qui est en jeu.
La transsubstantiation, et non pas la consubstantiation,
signifie une
transformation, une conversion et non un simple ajout. Cette affirmation va
bien au-delà des oblats et nous dit fondamentalement ce qu'est le
christianisme : c'est la transformation de notre vie, la transformation du
monde dans son ensemble en une nouvelle existence. Si le Christ a dit à
Marie-Madeleine : « Ne me retiens pas, car je ne suis pas encore monté vers
le Père » (Jn 20,17), cela signifie qu'être chrétien implique une dynamique
ascendante, ; c'est participer au nouveau mode d'existence de Jésus-Christ.
Le Christ n'est pas revenu à la vie humaine, antérieure à la mort, à la vie
nous connaissons : il est devenu une réalité nouvelle qui nous attire dans
sa nouveauté à lui.
Transsubstantiation et consubstantiation sont des concepts philosophiques
qui, à notre avis, peuvent ne pas appartenir au cœur de la foi. Ayant rejeté
la philosophie, Luther ne pouvait plus accepter la transsubstantiation, la
remplaçant alors par la consubstantiation, changement
apparemment anodin qui cependant n'est pas adapté à la hauteur de la réalité
accordée par le Seigneur.
Ici, selon moi, il est important de considérer l'autre grand terme
philosophique que les pères de Nicée ont utilisé pour exprimer la nouveauté
et la différence de la foi en Jésus Christ par rapport à tout ce qui avait
été pensé jusqu'alors : homousios. En réalité, il ne s'agit pas d'un
ornement philosophique étranger à la foi et qui en éloigne, mais le moyen de
la recevoir complètement, à la fois dans sa spécificité et sa nouveauté ;
c'est ce qui s'est passé de manière analogue avec le terme
transsubstantiation. Ce terme exprime la radicalité de ce qui ne cesse de se
produire dans le Christ et à partir du Christ. Cela a conduit à une crise
lorsque la physique classique a appliqué le concept de substance aux
particules élémentaires de la réalité. On sait aujourd'hui que la réalité
n'est pas constituée particules élémentaires mais qu'elle doit être imaginée
comme rayonnante. L'être est relation. Un physicien a récemment résumé la
situation de la manière suivante : « La doctrine classique de l'Eucharistie
posait que "réalité" et "quantité" ne coïncident pas..., mais que la réalité
est essentiellement différente et qu'elle est néanmoins la "réalité3". ». La
non-identification de la réalité et de la quantité est au cœur de
l'affirmation théologique, et cela a du sens par rapport à la physique. La
transsubstantiation n'est pas une bizarrerie philosophique de la foi devenue
insoutenable face aux avancées de notre connaissance de la matière, mais elle est
l'expression de l'inédit et du nouveau qui est devenu possible avec
l'anticipation de la Résurrection au Cénacle : l'inclusion d'un morceau de
cette matière dans la nouvelle manière d'être de Jésus-Christ.
Cela signifie que l'Eucharistie ne signifie pas seulement un repas pris en
commun par des chrétiens après la Résurrection, où on mangerait un peu du
corps du Christ et on boirait un peu de son sang. Dire ce que cela pourrait
raisonnablement signifier est vraiment difficile. L'événement eucharistique
va plus loin : c'est la présence du Christ vivant, la participation à sa
mort et à sa résurrection. La Sainte Messe rend présent le sacrifice de la
croix. Luther l'a condamné très sévèrement en raison de son rejet de la
notion de sacrifice. Et pourtant, c'est la seule interprétation raisonnable
de l'Eucharistie instituée la veille de la passion ; et c'est, enfin, le don
du culte juste, auquel l'histoire des religions, et en particulier
l'histoire d'Israël, a aspiré. Odon Casel a présenté cette conception de
l'Eucharistie d'une manière juste et pourtant unilatérale, parce qu'il ne
comprenait pas le développement vétérotestamentaire et qu'il cherchait à
expliquer l'Eucharistie uniquement à partir du mystère grec du culte.
Arriver à une compréhension conforme aux Écritures sur ce point et
développer la théologie eucharistique avec justesse, voilà un grand défi
pour la théologie de demain.
Cependant, une telle compréhension de la Sainte Eucharistie présuppose
l'ecclésiologie qu'avait l'Église primitive,
c'est-à-dire la conception catholique de l'Église. Alors que pour Luther,
l'Eglise en tant que telle ne devient réelle que de temps à autre, dans le
rassemblement de la communauté, pour les catholiques, l'Église, à partir des
paroles de Jésus et de la prédication des apôtres, apparaît comme une
communauté dotée des pleins pouvoirs par le Seigneur lui-même, autrement dit
du sacrement, et elle peut faire ce qu'aucune autre communauté ne pourrait
faire par ses propres forces. La célébration de l'eucharistie n'est possible
qu'avec le plein pouvoir conféré par le sacrement, qui seul peut permettre à
la personne consacrée de prononcer les paroles transformatrices de
l'eucharistie.
Au vu de ces réflexions on peut se féliciter qu'au cours du XXe siècle nous
ayons pu renouveler les bases d'une théologie approfondie de l'eucharistie,
également dans une perspective œcuménique, théologie qui a certainement
encore besoin d'être méditée et vécue. Le Magistère de l'Église a
heureusement déjà fait quelques progrès importants dans sa compréhension de
l'Eucharistie, au-delà du décret sur l'eucharistie du Concile de Trente.
Tout d'abord, la réforme liturgique de Vatican II, dont Pie XII avait déjà
amorcé les prémices avec la rénovation de la liturgie de la vigile pascale,
est un pas vers une compréhension théologique plus profonde de
l'Eucharistie.
Catéchisme de l'Église catholique
(nos 1322-1419), publié
en 1992, expose également l'enseignement global de l'Église sur la Sainte
Eucharistie. Enfin, Jean-Paul II a consacré sa dernière encyclique,
Ecclesia De Eucharistia (2003), au thème de
l'Eucharistie et de l'Eglise. La tâche à laquelle l'Eglise est confrontée
aujourd'hui est grande, l'œcumenè authentique ne peut se réaliser qu'en
abordant, par le biais d'un travail personnel éprouvant, les grandes
questions auxquelles le Seigneur nous confronte par son mystère pascal. Et
c'est aussi là que s'ouvrent les voies justes pour un véritable œcuménisme.
Références dans la première partie du texte :
1 Ce texte a été achevé le 28 juin 2018.
2. Cf. Joseph RATZINGER, Schauen aufden Durchbohrten, Ensiedeln, Johannes
Verlag, 1984, p. 88 ; trad. it. Guardare al Crocifisso, Milan, Jaca Book,
2006, 3e éd., pp. 92-93. Ils regarderont Celui qu'ils ont transpercé, Paris,
Salvator, 2006.
3. Cf. Catéchisme de l'Église catholique, nos 1136s et 1345s.
Références dans la deuxième partie du texte :
1. Hans Bernhard MEYER s.j., Eucharistie, Regensburg, Verlag Friedrich
Pustet, 1989.
2. Cf. mon volume Introduction à l'esprit de la liturgie, op. cit., pp.
32-47, et les passages correspondants dans mon volume Jésus de Nazareth, in
Opéra Omnia, vol. VI/1, op. cit., pp. 540-595.
3 Rudolf HILFER, Transsubstantiation. Zur Naturphilosophie der
eucharistischen Wandlung, in « Forum Katholische Théologie », XXXIII, 4,
2017, pp. 303-318, op.cit., p. 306.
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(E.S.M.) 02.12.2023
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