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THOMAS D'AQUIN
Questions quodlibétiques
Traduction
par
le
professeur Jacques Ménard
© et traduction Jacques Ménard, 2006
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Notre ami,
Arnaud Dumouch
(
http://docteurangelique.free.fr
) nous fait parvenir
un inédit surprenant
qui complètera notre rubrique THEOLOGIE. Il nous écrit:
Chers amis, Voici grâce au professeur Jacques Ménard une nouvelle oeuvre de saint Thomas,
un inédit surprenant
:
Les grand débats universitaires
(QUODLIBETS)
. Ces 12 séries de questions disputées étaient issues des cours du Maître, dans le cadre d'un débat solennel ouvert à toute l'Université. (Traduction par le Professeur Jacques Ménard, novembre 2005: "
Je ne pense pas que cela devienne un best-seller, mais il y a des pages admirables, à côté d'autres qui sont plutôt... austères. Quelques-unes font plutôt penser à des canulars d'étudiants !
")
Pour lire le document:
Thomas d'Aquin, questions quodlibétiques, 3.11.2005
Le genre littéraire des
questions quodlibétiques
:
Les
quaestiones
médiévales, particulièrement les questions quodlibétiques, posent un problème particulier de lisibilité au lecteur moderne. Certaines nous entraînent sur un terrain qui nous paraît familier : nous y retrouvons les points de repère conceptuels auxquels nous ont habitué le langage et les démarches de la philosophie classique; nous saisissons ce qui est en question, nous comprenons les enjeux, les tenants et les aboutissants de la problématique. Mais d'autres nous semblent obscures, oiseuses, inutiles, comme celle qui demande si l'oeil du Christ dans la tombe était encore un oeil.
Notre désarroi vient de ce que nous ne possédons plus le code qui en a déterminé le choix et la rédaction.
La pensée scolastique est, comme son nom l'indique, une pensée d'école
,
qui s'est développée dans un milieu extrêmement homogène de par sa formation institutionnelle et son langage technique commun.
Les discussions qui s'y trouvent menées sont hautement référentielles, mais le plus souvent de manière allusive. Nous devons donc nous livrer à un véritable travail de décryptage sur les questions les plus déroutantes, de façon à en retrouver le contexte, les enjeux, le sens et la pertinence.
C'est ce qui sera proposé pour cette question quodlibétique traitée par Thomas d'Aquin, qui porte sur l'oeil du Christ mort. Il est possible d'identifier celui ou ceux qui lui ont posé la question, les raisons pour lesquelles ils l'ont posée, et d'expliquer la forme qu'ils ont donnée au libellé.
Il apparaît alors qu'il y avait une véritable stratégie de questionnement dans ces séances quodlibétiques, destinée à mettre en difficulté Thomas sur sa doctrine des rapports de l'âme et du corps
. A l'occasion de cette question d'apparence purement théologique, s'est déroulé un épisode du débat philosophique sur l'hylémorphisme aristotélicien, violemment contesté par les adversaires de Thomas.
Jean-Luc Solère
Recommandation :
En lisant des textes comme les questions quodlibétiques ou la
Somme
de Thomas d’Aquin, un historien de la société peut tomber dans un univers opaque.
Il convient donc de les remettre
dans une chronologie et dans un contexte.
La
lecture de ces
questions quodlibétiques
,
est
souvent assez déroutantes pour le lecteur actuel. Elles ne sont plus « parlantes » car le code est perdu : ces
questions
, truffées de références implicites, étaient extrêmement connotées.
Elles étaient posées pour mettre un maître en difficulté
, lors de certaines occasions solennelles, sans doute par un adversaire dans le contexte de luttes doctrinales et universitaires. Il faut donc les décrypter pour les rendre intelligibles.
L’idéal est de trouver qui a posé la question et pourquoi, dans le cadre de quelle stratégie, et pourquoi en ces termes précis.
En appliquant ces principes à Thomas, on constate qu’en 1269, 1270 et 1271 il a déjà traité de la forme substantielle dans trois quodlibets sur le
triduum
et le statut du corps mort du Christ.
À la Noël 1269
, il lui est demandé (quodlibet 2,
quaestio
1, art. 1) si le Christ dans le
triduum
fut le même homme numériquement (
utrum in triduo mortis fuerit idem homo numero
). On ne demande pas seulement s’il était un homme
mais s’il était le « même homme numériquement », alors que la question préjudicielle est de savoir s’il est un homme (posé d’ailleurs par Thomas dans son commentaire des
Sentences
). Pourquoi cet infléchissement de la question, passant de la nature humaine à l’identité numérique ? Parce qu’il y a prise de conscience, éventuellement par des adversaires de Thomas, que la thèse aristotélicienne de l’unicité de la forme substantielle rend difficile de tenir la continuité de l’union hypostatique (or c’est une contrainte théologique) : le Verbe doit rester uni à l’âme et au corps alors que, dans la mort, âme et corps se séparent. Il y a doute sur la capacité de Thomas à répondre ; effectivement il éprouve une difficulté (il pense que le corps est passé du statut d’animé à celui d’inanimé c’est-à-dire qu’il a connu un changement substantiel, soit la perte de l’âme-forme substantielle, c’est-à-dire une corruption).
L’année suivante
, on revient à la charge (quodlibet 3,
q.
2, art. 2), sur un autre mode. On cherche à le prendre à son propre jeu en rappelant une de ses propres positions (le corps du Christ demeure une même substance après la mort) : l’œil du Christ après la mort est-il dit œil de manière équivoque ou univoque (
utrum oculus Christi post mortem dicatur aequivoce oculus, vel univoce
) ? Il faut savoir décrypter le piège. Dans la mesure où œil/vision et corps/âme sont placés dans un rapport analogique, la véritable question est de savoir si le corps est univoque ou équivoque. En termes aristotéliciens, le corps du Christ au tombeau n’est plus un corps : c’est un cadavre, c’est autre chose, c’est la même matière prise sous une autre forme substantielle. Or, admettre une solution de continuité serait passer la ligne rouge théologique : le Verbe divin ne peut s’unir à un corps puis à un cadavre.
La même question revient
en 1271
sous une forme un peu différente. Dans le quodlibet 4 (q. 5, art. 1), il est demandé à Thomas si le corps du Christ pendu à la croix et gisant dans le sépulcre est un numériquement (
utrum sit unum numero corpus Christi affixum cruci et iacens in sepulcro
).
L’enchaînement de ces
questions
durant trois années consécutives vise de la part de ses interlocuteurs à mettre Thomas en difficulté
: ceux-ci mettent en pleine lumière que du point du vue naturel on ne peut soutenir l’identité du crucifié et de son cadavre ultérieur. Donc la question anthropologique est mise en relation avec la question christologique dès ce moment-là. On rapprochera ces faits de l’attaque de la thèse thomiste de l’unicité de la forme substantielle dès Noël 1269 par Gérard d’Abbeville et de ce qu’au Carême 1269 Thomas avait eu à répondre sur la question de savoir si les formes précédentes sont corrompues par l’arrivée de l’âme. Le lien des
questions
anthropologiques et christologiques était inévitable aussi vu le
Traité de l’âme
d’Avicenne où il est dit que lorsque l’âme se sépare du corps celui-ci ne reste pas dans la même espèce et reçoit une autre forme (désignée négativement comme étant l’
inanimalitas
ou non-animalité) : l’équivocité du corps par rapport au cadavre est ici nettement affirmé par le changement d’espèce ; le corps mort ne demeure pas comme corps. Il était donc assez facile aux adversaires de Thomas de soulever l’objection du
triduum
.
B.R.
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