Sainteté trinitaire du Prêtre |
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Le 06 décembre 2007 -
(E.S.M.) - Comment présenter la sainteté aux
femmes et aux hommes de cette époque postmoderne si tourmentée qui est
la nôtre ? Comment la rendre attrayante aux jeunes, au point de les
inviter à mettre en jeu leur propre vie pour elle ? Voilà la question
qui doit être le point de départ pour une réflexion sur la sainteté,
notamment sur la sainteté du prêtre et la proposition aux jeunes d’une
vie presbytérale qui soit une vie réellement pleine et significative.
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Mgr
Bruno Forte, Archevêque Métropolite de Chieti -
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Rubrique : Théologie
Conférence de
Mgr Bruno Forte, Archevêque Métropolite de Chieti - Vasto
La sainteté comme beauté: entre utopie et désenchantement.
Introduction
Comment présenter la sainteté aux femmes et aux hommes de cette époque
postmoderne si tourmentée qui est la nôtre ? Comment la rendre attrayante
aux jeunes, au point de les inviter à mettre en jeu leur propre vie pour
elle ? Voilà la question qui doit être le point de départ pour une réflexion
sur la sainteté, notamment sur la sainteté du prêtre et la proposition aux
jeunes d’une vie presbytérale qui soit une vie réellement pleine et
significative. La voie de la beauté nous aide à découvrir le sens et
l’attrait de la sainteté pendant le temps qu’il nous est donné de vivre :
être “séparés” pour Dieu, attirés par Lui et vers Lui, voués à un pacte
d’amour contracté librement, voilà le sens profond de la sainteté selon la
conception biblique. C’est dans cette “séparation” d’amour, dans ce
dévouement à Lui, pour Lui appartenir sans conditions ni réserves, que
l’unité la plus profonde avec Lui se réalise dans ce monde. Cette unité
représente d’ailleurs, d’après le récit de la création, la beauté
authentique: le terme hébreu “tov” - qui revient comme un
plaint-chant dans le commentaire divin à l’œuvre des six jours
(cf. Gn 1,4.10.12.18.21.25.31: “Et Dieu vit
que cela était bon/beau”) - exprime à la fois la bonté et la
beauté de la création aux yeux du Créateur. Dans le récit des huit œuvres de
Dieu, le mot ne revient que sept fois: il ne figure pas pour l’œuvre du
deuxième jour parce que, selon la tradition rabbinique, ce jour-là Dieu
accomplit la séparation des eaux d’avec les eaux, de la terre du ciel. Cela
signifie que la beauté relève de l’unité et non pas de la séparation, c’est
la demande d’union avec Dieu et le désir du ciel: ce qui alimente la
nostalgie de l’Éternel, en lançant des ponts vers Celui pour qui nous avons
été faits, est beau. La sainteté, séparation du tout afin d’être uni au seul
nécessaire, est donc, entre autres, profondément belle: la sainteté sépare
pour unir, c’est la séparation qui allume et purifie le désir de l’Éternel,
c’est la soif du ciel qui ouvre au don de la beauté cachée.
De cette sainteté, comprise comme beauté et unité avec l’Éternel, la
modernité, temps de la raison forte et émancipée, a perdu le sens et le
chemin. L’époque moderne est alors le temps de l’utopie: la raison moderne
croyant avoir tout compris, la volonté de puissance des idéologies aspirait
à imposer à une réalité complexe et dramatique la totalité de l’idée sans
ses ombres, en poursuivant le but utopique d’accomplir le royaume de
l’homme. Dans cette ambition, affamée de totalité, il ne restait plus de
place pour la Transcendance, car il ne peut pas y avoir de place pour le
divin là où le caractère ultérieur et ineffable du mystère n’est pas
reconnu: la beauté ne capture pas, elle évoque; elle ne bloque pas, elle
suscite; elle ne présume pas, elle invoque. En ce temps d’utopie velléitaire
de la raison adulte, la beauté a été repoussée, exilée ou réduite à des
calculs, à du “kitsch” très vulgaire
(“boue”, “ordure”, du verbe “kitschen”
= balayer la boue dans la rue): “La beauté désintéressée - écrit Hans Urs
Von Balthasar, le théologien qui a le mieux saisi l’actualité extraordinaire
du beau - sans laquelle le monde ancien refusait de se concevoir, mais qui,
insensiblement, a pris congé du monde intéressé d’aujourd’hui, pour
l’abandonner à sa cupidité et à sa tristesse”
(La Gloire et la Croix. 1.
Apparition, Paris Aubier 1965, p. 16). La conséquence dramatique de cet exil
de la beauté consiste dans la perte inévitable du sens du vrai et du bien:
“Dans un monde sans beauté le bien a aussi perdu sa force d’attraction,
l’évidence “qu’il doit être accompli”. Dans un monde qui ne se croit plus
capable d’affirmer le beau, les preuves ont perdu leur caractère concluant”
(ibidem, p. 17).
Pour accomplir la parabole de l’époque moderne, il est alors urgent de
retrouver la beauté de la vérité et du bien, pour qu’ils aiment, car “on ne
peut aimer que ce qui est beau” (“Non
possumus amare nisi pulchra”: Augustin, De musica, VI, 13, 38).
Cela veut dire qu’il ne suffit plus de témoigner au monde l’altérité de
Dieu, la transcendance du bien et du respect authentique, bien que cette
tâche ait été nécessaire et précieuse à bien des époques, il faut aussi
témoigner la beauté de l’appartenance à Dieu, la force attrayante de la
sainteté. A une humanité qui a découvert si intensément la mondanité du
monde et a poursuivi le projet de s’émanciper de toute dépendance étrangère
à l’horizon terrestre, il est nécessaire plus que jamais de proposer la
vérité aimable, le bien attrayant, le scandale à la fois fascinant et
inquiétant de la sainteté de Dieu. Seul celui qui a le sens de la beauté
peut annoncer le vrai et le bien comme étant significatifs pour l’humanité,
devenue désormais consciente de la pleine dignité de tout ce qui est
historique et mondain. En ce temps du désenchantement et de la raison
faible, où la massification des idéologies a laissé la place à la foule des
solitudes du royaume du fragment, en cette postmodernité nihiliste et
faible, qui renonce à la vérité et au bien parce qu’elle se méfie de tous
les horizons globaux de sens, dont l’idéologie avait abusé, seule la beauté
de la sainteté, comprise comme appartenance inconditionnée à l’Éternel, peut
s’offrir comme la raison pour laquelle cela vaut la peine de vivre, celle
qui permet de vaincre la douleur et la mort, en donnant de l’espoir à la
vie.
Entre utopie et désenchantement, c’est la redécouverte de la beauté qui
aidera à rencontrer le Tout dans le fragment : or, ce sera redécouvrir la
sainteté de se consacrer sans conditions à Dieu par un projet crédible et
attrayant qui donne un sens et une valeur à la vie. Ce n’est qu’en
reconnaissant le don de l’infini s’offrant dans le fini de la beauté d’une
vie sainte, en comprenant la vérité et le bien comme source et patrie de
beauté, que l’on pourra parler efficacement au monde humain, “trop humain”,
qui est notre monde postmoderne. Après toutes les épreuves que l’idéologie
lui a offertes, il n’en a pas besoin d’autres; il n’a pas non plus besoin de
faibles renoncements, de repliements stériles. Ce dont nous avons tous
besoin, c’est le don de l’éternité dans le temps, la toute-puissance dans la
proximité de l’amour capable de miséricorde et de compassion. Le visage de
la vérité et du bien qui peut être le plus attrayant est celui de la beauté
humble de l’amour crucifié: c’est le visage qui s’est exprimé une fois et
pour toujours dans le bon Pasteur (cf. Jn 10,11), abandonné sur la Croix
pour nous: “Le Logos, en qui tout, au ciel et sur la terre, possède, réunie,
sa vérité - écrit encore Hans Urs von Balthasar - tombe dans l’obscurité,
dans l’angoisse dans une obscurité qui est exactement le contraire de la
révélation de l’être. L'indicatif est perdu; la seule forme d’expression
qui reste, c’est l’interrogatif. La fin de la question, c’est le grand Cri.
C’est le mot qui n’est plus une parole. Même le Logos, qui a revêtu la
forme qui était appropriée, doit être dépouillé de sa figure visible. La
parole de Dieu dans le monde est devenue muette, elle ne pousse même plus
son cri vers Dieu dans la nuit; elle a été mise à terre. La nuit qui la
recouvre est une nuit sans étoiles, c’est la nuit de la sombre folie, de
l’aliénation de soi-même de la mort. Son silence n’est pas gros des mille
secrets de l’amour, qui tombent goutte à goutte de la présence perçue de
l’aimé; c’est le silence de l’absence, de l’éloignement, de l’abandon vide,
qui succède à tous les déchirements de l’adieu”
(De l’intégration, Paris Beauchesne 1968, pp. 286-290). La sainteté, révélée comme la beauté qui
offre le salut par le Fils de Dieu crucifié et abandonné, est donc la voie
pour annoncer au monde la joie du salut qui lui a été donnée dans le Christ.
Redécouvrir la beauté de la sainteté, et en particulier la beauté trinitaire
de la sainteté sacerdotale, sera une voie précieuse pour répondre à la
question déterminante: où et comment les naufragés du monde pourront
retrouver la voie du salut, le point d’abordage qui sauve, révélé et offert
dans l’Évangile de Jésus. C’est ce que nous essayerons de faire - même si
seulement de manière évocatrice - dans les réflexions ci-dessous, en
rapprochant ensuite la beauté de la sainteté trinitaire, le visage du beau
Pasteur livré à la mort pour nous et ressuscité à la vie, et l’identité du
prêtre, appelé de manière particulière à faire part de la sainteté et de la
beauté de Dieu dans la sequela du Christ, Prêtre de la nouvelle et éternelle
alliance.
1. La beauté du Dieu trois fois Saint
Quel est le rapport entre la beauté et le Dieu trois fois Saint ?
C’est toute l’existence d’Augustin qui répond à cette question: on peut dire
que toute sa recherche a été dominée par les thèmes, intimement liés l’un à
l’autre, de la Trinité et du beau. L’intérêt pour ce deuxième thème est
prédominant à l’époque qui précède l’heure de sa conversion, lorsque son
cœur inquiet comprend clairement qu’il n’y a pas d’autre beauté en dehors de
Dieu et de la sainteté de L’aimer. L’exclamation des Confessions, dans
laquelle l’invocation s’adresse à Celui qui est en personne la beauté à
aimer, en est un témoignage déchirant: “Je vous ai aimée tard, beauté si
ancienne, beauté si nouvelle, je vous ai aimée tard !”
(X, 27, 38: “Sero te amavi, pulchritudo tam antiqua et tam nova, sero te amavi!”). Augustin
reconnaît que c’est justement la beauté des créatures qui l’a retenu loin du
Créateur et avoue que Celui-ci l’a rejoint par Sa beauté à travers la voie
des sens qui nous fait percevoir le beau dans toutes ses apparences: “Mais
quoi! vous étiez au-dedans, moi au-dehors de moi-même; et c’est au-dehors
que je vous cherchais; et je poursuivais de ma laideur la beauté de vos
créatures. Vous étiez avec moi, et je n’étais pas avec vous; retenu loin de
vous par tout ce qui, sans vous, ne serait que néant. Vous m’appelez, et
voilà que votre cri force la surdité de mon oreille; votre splendeur
rayonne, elle chasse mon aveuglement; votre parfum, je le respire, et voilà
que je soupire pour vous; je vous ai goûté, et me voilà dévoré de faim et de
soif; vous m’avez touché, et je brûle du désir de votre paix”
(ibidem).
L’ouïe, la vue, le goût, le toucher sont rejoints et conquis par la beauté:
en un premier temps, par la beauté des choses créées; puis par la Beauté
ultime, source et but de toute autre beauté.
L’itinéraire d’Augustin apparaît comme un chemin allant de la beauté à la
Beauté, du “pénultième” à l’Ultime, afin de pouvoir ensuite retrouver le
sens et la mesure de la beauté de tout ce qui existe dans la lumière du
fondement éternel de toute beauté. Ce qui unifie de façon prégnante ce
chemin, c’est la raison de l’amour; en fait, si la beauté a un tel pouvoir
sur nous, c’est parce qu’elle nous attire par les liens de l’amour. Toujours
dans les Confessions, on trouve cette considération: “C’est ce que
j’ignorais alors; j’aimais les beautés inférieures; et je descendais à
l’abîme, et je disais à mes amis: Qu’aimons-nous qui ne soit beau ?”
(IV,
13, 20). Entre ravissement et correspondance, le mouvement de la beauté
n’est que le mouvement de l’amour, la voie de la sainteté: “ordo amoris” est
le monde de la beauté, “ordo amoris” est le monde de la sainteté.
D’où provient la force d’attraction de la beauté ? Pourquoi ce qui est beau
attire l’amour ? Augustin pose ces questions avec la plus grande rigueur, en
réfléchissant, bien sûr, sur la base de son propre cheminement vers la
sainteté de Dieu. Deux réponses s’offrent à lui: d’après l’une, la raison
formelle de la beauté réside dans ces choses qui nous paraissent belles;
selon l’autre, la raison du beau réside dans le sujet qui en éprouve du
plaisir. Autrement dit: est-ce beau ce qui est beau ou est-ce beau ce qui
plaît ? Pour Augustin, la réponse est claire et nette: la beauté de ce qui
est beau ne dépend pas du goût du sujet, elle est inscrite dans les choses,
elle possède une force objective. La beauté reproduit les “proportions du
ciel” dans le fragment, en reflétant ainsi l’harmonie infinie dans la
“forme” finie. C’est bien cela, la beauté n’est qu’un avec l’amour, compris
comme ordre et correspondance des amants: la Beauté la plus sublime est donc
l’amour le plus sublime, la Trinité divine, l’“ordo amoris” dans sa
forme suprême: “Eh bien! tu vois la Trinité, si tu vois la charité”
(De Trinitate VIII, 8, 12). “Il y a donc là trois choses: le sujet de l’amour,
l’objet de l’amour et l’amour” (VIII, 10, 14). Cet “ordo amoris” est
transmis aux créatures, dont la beauté sera le sceau de la Trinité
créatrice: “C’est dans cette souveraine Trinité qu’est l’origine première de
toutes choses, la beauté la plus parfaite, le bonheur le plus complet”
(IX,
10, 14). C’est cette attraction vers le Beau suprême, cet amour qui inspire
tout le mouvement de retour de celui qui a été créé vers le Créateur: la
beauté de l’Amour ultime suscite l’amour de la beauté dans le temps
pénultième, cet amour qui fait parcourir graduellement à l’homme intérieur
la voie qui conduit à la joie parfaite en Dieu, tout en tous. La voie de la
beauté se révèle ainsi comme la voie de la sainteté, par conséquent comme la
vie du salut et de la vérité: dans la beauté divine, tout est unifié, tout
est révélé dans son sens ultime.
La sagesse de la beauté grecque est ainsi adoptée et dépassée: l’harmonie
des formes est la clé, mais le mouvement d’amour de la sainteté conduit bien
au-delà d’une beauté uniquement mondaine, vers le rivage - savouré comme
anticipation et arrhes - de la beauté éternelle du Dieu Trinité Amour. Cette
beauté ultime l’emporte sur tout ce qui serait en apparence sa négation: de
même que tout ce qui existe n’existe que par amour, tout est beau, parce que
la Beauté extrême est transmise à chaque objet de son amour, même quand un
regard faible ou un cœur blessé sont incapables d’en saisir la trame
mystérieuse et féconde. Et pourtant la question reste: cette beauté
justifie-t-elle aussi le désordre et le mal qui dévastent la Terre ? Comment
dire à celui qui souffre ou qui subit la misère et l’injustice que sa vie
est belle, et que son existence est une réserve d’amour ? La mort de la
beauté à l’heure de l’abandon de la Croix est-elle déjà entièrement assumée
et résolue pour toujours dans la victoire de la Pâques ? Ou bien la Croix du
Fils appelle-t-elle à discerner d’autres parcours de la Beauté ? Là,
Augustin dépasse Augustin.
2. Le Christ, le “beau Pasteur”, le Saint de Dieu
Le génie de Thomas d’Aquin adopte la vision d’Augustin du rapport entre la
beauté, la sainteté et Dieu, et il la dépasse en choisissant la voie
proprement christologique. C’est la voie que la formule, simple mais
intense, pour exprimer la beauté résume ainsi: “amour crucifié”. Pour
Thomas, la clé d’interprétation de la beauté ne consiste pas dans le renvoi
classique d’une forme à une autre, de l’harmonie mondaine à l’harmonie
céleste: il ne s’agit pas de reproduire “les proportions du ciel” pour
évoquer l’Éternel. Ici, la beauté habite dans un lieu, dans un fragment:
ici, elle se cache " sub contraria specie”, sur le visage de Celui devant
lequel on se voile la face, qui est aussi le visage de celui qui surpasse en
beauté les enfants des hommes (cf. Is 53,3 et Ps 44,3). C’est la méditation
sur la beauté construite à partir de Jésus-Christ, le “beau Pasteur”
(cf. Jn
10,11): “La beauté - écrit Thomas dans la Summa Theologica (I q. 39 a. 8 c)
- offre de son côté une analogie avec la propriété du Fils”. Pour expliquer
cette affirmation nette, décidée, il ajoute que, pour la beauté, trois
éléments sont nécessaires l’integritas, la proportio et la claritas: “La
beauté requiert trois conditions: l’intégrité ou perfection puis les
proportions voulues ou harmonie. Enfin l’éclat”.
Thomas reconnaît la présence de ces trois aspects précisément dans le Fils
envoyé par le Père, révélation de la Trinité. La beauté implique l’integritas
car, en elle, c’est le tout qui se présente. De même, dans le Verbe incarné,
c’est la totalité du mystère divin qui se révèle, c’est la nature divine qui
se rend accessible dans la personne du Fils incarné, c’est le tout de l’Éternel
qui habite dans le fragment du temps. Comment le Tout peut-il habiter dans
le fragment ? Pour répondre à cette question, Thomas puise dans la culture de
ses deux mondes, dans la vie de ses deux âmes: d’une part, la culture de l’Occident
gréco-latin, de l’autre, le témoignage du message biblique judéo-chrétien.
Le Tout est présent dans le fragment lorsque le fragment reproduit, dans
l’harmonie des parties, la proportion et la correspondance de celles-ci,
l’harmonie du Tout. C’est la voie par laquelle la beauté est “forme”,
harmonie de rapports, et le beau est “formosus”: c’est la voie
augustinienne, issue de l’âme grecque. La proportion, selon Thomas,
“correspond à ce qui est propre au Fils, car il est l’image exprimée du
Père”. Alors que, pour Thomas, l’autre voie, par laquelle le Tout vient
habiter dans le fragment est celle de la claritas: il ne s’agit plus, ici,
d’une totalité qui se présenterait dans l’harmonie des parties, mais de son
irruption. C’est comme si le Tout resplendissait, brillait dans la nuit,
perçait le fragment devenu transparence de lumière: il ne s’offre plus comme
une simple partie reflétée, mais comme une irradiation, comme un abîme qui
s’ouvre et fend le silence où la parole surgit et auquel elle s’ouvre. C’est
le beau comme irruption: le beau est splendide, rayonnant, éclatant.
Cette beauté, Thomas la reconnaît dans l’incarnation du Fils, où la lumière
vient resplendir dans les ténèbres: étant le Verbe, Jésus est “lumière et
splendeur de l’intelligence”. Le Tout est donc présent en Lui, Verbe
incarné, comme rayonnement de la gloire du Père. La beauté est amour révélé
et caché, charité crucifiée, livraison du Tout dans le fragment par
l’événement de l’Abandon du Fils éternel: elle est ainsi l’événement
symbolique qui unit la splendeur et la forme, l’irruption et le repos,
pensés à partir de la descente de Dieu dans les ténèbres du Vendredi Saint.
C’est justement là que le sens le plus profond de la méditation de Thomas
sur la beauté se dégage: la beauté, c’est la tension, le feu du rapport qui
se crée lorsque l’Autre fait irruption dans le fragment et brise les chaînes
de l’identité repliée sur elle-même. L’expérience de la beauté sera alors à
la fois vision et repos, rupture et mort, “agón” et “agápe”, lutte et amour.
En le Seigneur Jésus, une fois pour toutes, le Tout a habité le fragment, en
le perçant, vers l’abîme de la divinité et vers les œuvres et les jours des
hommes. La vraie beauté, c’est l’“amour crucifié”, la charité offerte
jusqu’au bout, et - c’est bien cela - la sainteté de l’exil de soi sans
retour, vécu dans la sequela de Celui qui est celui qui surpasse en beauté
les enfants de l’homme, l’homme de douleur devant qui on se voile la face.
C’est là que la révélation contenue dans l’Évangile de Jean apparaît dans
tout son éclat, quand, à propos de Jésus, “le Saint de Dieu” (Jn 6,69), qui
est “le beau Pasteur” (“o poimén o kalós”: Jn 10,11), il est dit: l’heure
pascale révélera le visage de cette beauté. Dans l’homme de douleur qui se
livre à la mort par amour pour nous, c’est la beauté de la sainteté, la
beauté du don de soi jusqu’à la fin qui resplendit. D’ailleurs, Augustin
avait déjà eu cette intuition, lorsqu’il avait évoqué ce que Thomas exprime
sous une forme organisée et complète. Ecoutons-le: “Voilà deux flûtes qui
semblent être en discordance; mais c'est le même Esprit qui les remplit de
son souffle. L'une dit, par l'organe du Psalmiste
(Ps 45,3) : “Il surpasse
en beauté les plus beaux des enfants des hommes" ; l'autre dit, par la
bouche d'Isaïe: “Nous l'avons vu, et il n'avait ni éclat ni beauté”. C'est
le même Esprit qui a rempli de son souffle ces deux flûtes; elles ne sont
point en discordance. Ne détourne pas tes oreilles, applique ton
intelligence. Interrogeons l'apôtre Paul; il nous expliquera comment ces
deux flûtes sont en accord parfait. Écoutons: “surpasse en beauté les
enfants des hommes, lui qui, ayant la nature de Dieu, n'a point cru que ce
fût de sa part une usurpation de s'égaler à Dieu”
(Ph 2,6). Voilà pour ce
passage: “Il surpasse en beauté les enfants des hommes”. Écoutons encore:
“Nous l'avons vu, et il n'avait ni éclat ni beauté: il s'est humilié
lui-même en prenant la forme d'esclave, en se rendant semblable aux hommes,
et en se faisant reconnaître comme homme par tout ce qui a paru de lui
(Ph
2,7)”. “Il n'avait ni beauté ni éclat”, afin de te donner éclat et beauté.
Quel éclat ? Quelle beauté ? La dilection de la charité, afin que tu coures en
aimant, et que tu aimes en courant. Dirige ta course vers celui qui t'a
fait beau.” (Saint Augustin, In Ioannis Ep., IX, 9). C’est l’amour par
lequel il nous a aimés qui transfigure “l’homme de douleur devant qui on
se voile la face” (Is 53,3) dans “il surpasse en beauté les enfants des
hommes”: l’amour crucifié est la beauté qui donne le salut. Si la voie de l’Évangile
est avant tout la voie de la conversion du cœur au Christ, alors la sequela
de Son amour crucifié est à la fois la voie de la sainteté par excellence et
la voie de la beauté: pour le prêtre aussi, appelé à être “alter Christus”,
Pasteur de l’unique Pasteur, beau dans la beauté qui donne le salut, révélée
et offerte dans la mort et la résurrection de l’Humble.
3. La sainteté du Prêtre: avec le Christ, dans la beauté de la Trinité
Un élément évangélique aide à reconnaître sur la voie de la beauté - vécue
comme sequela du Christ - la voie de la sainteté, à laquelle tous les
chrétiens, et les prêtres en particulier, sont appelés, dans la
participation à la vie de Dieu Trinité Sainte: c’est Pavel Florenskij qui
l’a remarqué d’une manière singulière, ce “Léonard de Vinci russe”, génie de
la science et de la pensée théologique et philosophique, prêtre du Christ,
mort comme martyr de la barbarie stalinienne. En commentant Mt 5,16 - “Ainsi
votre lumière doit-elle briller devant les hommes afin qu’ils voient vos
bonnes œuvres et glorifient votre Père qui est dans les cieux” - il observe
que :
“‘Vos bonnes œuvres’ ne veut absolument pas dire ‘bonnes œuvres’ au sens
philanthropique et moraliste: ‘ymón tà kalà érga’ veut dire ‘belles
œuvres’, révélations lumineuses et harmonieuses de la personnalité
spirituelle - notamment un visage lumineux, beau, d’une beauté qui fait que
‘la lumière intérieure’ de l’homme se diffuse à l’extérieur. Ainsi, conquis
par cette lumière irrésistible, ‘les hommes’ louent le Père céleste, dont
l’image sur la terre resplendit de cette façon”
(Le porte regali. Saggio sull’icona, Adelphi,
Milano 19997, 50).
Le témoignage de Jésus se réalise grâce à l’éclat de la beauté dans les
actes d’amour du disciple transfiguré à l’intérieur par l’Esprit: là où la
charité rayonne, la beauté qui donne le salut apparaît, le Père céleste est
loué, l’unité des disciples de l’Aimé augmente: ils s’unissent à Lui comme
disciples de Son amour crucifié et ressuscité.
C’est encore Florenskij qui indique que cette voie de la beauté - irruption
de la sainteté trinitaire dans l’histoire du monde - s’accomplit de façon
éminente dans la vie et dans l’action du prêtre, qui est lui-même le lieu de
la mystérieuse rencontre du temps et de l’éternité, grâce auquel l’unité
voulue par le Seigneur se bâtit. En évoquant une de ses célébrations dans l’Église
située sur la colline Makovec, tournée vers le grand Monastère
(la “Lavra”)
de Serguiev Possad, cœur du christianisme russe, il décrit ainsi la beauté
paradoxale de la présidence eucharistique dans la liturgie, symbole des
symboles du monde, où le ciel demeure sur la terre et l’éternité plante ses
tentes dans le temps, en transformant l’espace dans le “temple saint,
mystérieux, qui brille d’une beauté céleste”:
Le Seigneur miséricordieux m’accorda de demeurer auprès de son trône. Le
soir tombait. Les rayons dorés dansaient en exultant, le soleil apparaissait
comme un hymne solennel à l’Eden. Résigné, l’occident pâlissait, et l’autel,
situé au sommet de la colline, était tourné vers lui. Un enchaînement de
nuages s’étendait sur la Lavra comme un fil de perles. De la fenêtre
au-dessus de l’autel, les paysages limpides étaient visibles au loin et la
Lavra dominait comme une Jérusalem céleste. Aux Vêpres, le chant ‘Lumière de
paix’ scellait le coucher de soleil. Le soleil mourant tombait avec
somptuosité. Des mélodies, aussi anciennes que le monde, se nouaient et se
dénouaient, de même que se nouaient et se dénouaient les rubans bleus de
l’encens. La lecture du canon palpitait rythmiquement. Dans la pénombre,
quelque chose revenait à l’esprit, quelque chose qui évoquait le Paradis, et
la tristesse de sa perte était mystérieusement transformée par la joie du
retour. Puis, au chant ‘Gloire à Toi qui nous as montré la lumière’, il se
passait quelque chose de significatif: les ténèbres extérieures, elles aussi
de lumière, tombaient, et alors l’Étoile du Soir brillait à travers la
fenêtre de l’autel et dans le cœur la joie qui ne se dissipe pas jaillissait
à nouveau, la joie du crépuscule de la grotte. Le mystère du soir s’unissait
au mystère du matin et les deux n’étaient plus qu’un. (P. Florenskij, Sulla
collina Makovec, 20. 5. 1913, in Id., Il cuore cherubico. Scritti teologici
e mistici, Piemme, Casale Monferrato 1999, 260s).
Le prêtre est appelé à réaliser dans sa vie et par son œuvre cette rencontre
du “mystère du soir” - ou de la nuit du monde assoiffé de lumière - et du
“mystère du matin” - ou de la lumière qui vient du haut par don pur de
l’amour divin trinitaire: c’est en cela que consiste sa sainteté, la beauté
de son existence offerte pour le Royaume de Dieu parmi les hommes.
Par conséquent, si le Christ n’est pas seulement la vérité et le bien, mais
il est en personne la beauté qui donne le salut, le prêtre, “alter
Christus”, qui offre le Christ et qui est le ministre de la réconciliation
en Lui, est appelé à faire part de Sa beauté, à être en Lui et par sa Grâce
un “beau pasteur” qui attire les créatures à Dieu par des liens d’amour.
Ainsi, être un prêtre et l’être dans la fidélité humble et inconditionnée,
ce ne sera pas seulement vivre une existence utile, mais aussi et surtout
vivre une vie belle, riche de sens et de passion. Être un prêtre, c’est
beau, indépendamment de toutes les formes de lassitude ou de toutes les
interprétations uniquement mondaines du mystère reçu et offert. C’est dans
la beauté d’une vie presbytérale consacrée sans réserves à la foi avec
espérance et amour, c’est dans la beauté singulière de pouvoir dire “Ceci
est mon Corps - ceci est mon sang” ou de pardonner les péchés, que le don de
la vraie beauté passe dans les mains, sur les lèvres et dans le cœur d’un
prêtre. Se cachant avec le Christ en Dieu, puisant aux sources de la Trinité
divine et de sa sainteté infinie, le prêtre, justement par la sainteté de sa
vie, est le témoin contagieux de la Beauté qui apporte le salut. C’est ainsi
que sa vie mérite d’être vécue et annoncée aux autres comme une possibilité
magnifique et significative pour l’histoire des hommes. Et son but ultime -
la gloire de Dieu tout en tous, à l’heure où le monde entier sera la patrie
de la Trinité - sera d’accueillir enfin toute la beauté et la sainteté
divines.
Sources: www.vatican.va
- Universalis Presbyterorum Conventus
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Eucharistie, sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 06.12.2007 - BENOÎT XVI
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