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La Libye vacille. Mais, pendant ce temps-là, le Liban est déjà perdu
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Le 03 mars 2011 -
(E.S.M.)
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Dans ce pays le Hezbollah est victorieux, avec l'appui de l'Iran
et de la Syrie. Voici l'idéologie et le programme du "parti de
Dieu", expliqués dans "Oasis", la revue du patriarcat de Venise
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La Libye vacille. Mais, pendant ce temps-là, le Liban
est déjà perdu
par Sandro Magister
Le 03 mars 2011 - Eucharistie Sacrement de la Miséricorde
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Alors que le monde suit, en retenant son souffle, les
événements qui se déroulent en Égypte, en Tunisie et plus encore en Libye,
il y a un autre pays du Moyen-Orient où ce que l’on craint le plus - la
victoire des courants musulmans les plus radicaux - est justement en train
de se produire, sans bruit.
Ce pays, c’est le Liban musulman et chrétien. On y assiste à l'irrésistible
montée au pouvoir du Hezbollah, le "parti de Dieu" des musulmans chiites,
armé et financé par l'Iran et de plus en plus soutenu également par la
Syrie.
Le dernier numéro de "Civiltà Cattolica" – la revue des jésuites de
Rome qui n’est imprimée qu’après contrôle préalable et autorisation de la
secrétairerie d’état du Vatican – a consacré au Hezbollah son article
d’ouverture, signé par son spécialiste de l’Histoire, le père Giovanni Sale.
L'article rappelle les faits et gestes du Hezbollah, depuis la première
guerre israélo-libanaise, en 1982, jusqu’à la seconde, en 2006, et va
jusqu’à nos jours. Il les décrit avec le détachement impassible de
l'analyste. Il en enregistre les succès actuels sans aucun commentaire
critique. Au contraire, il conclut en disant qu’au Hezbollah "l'élément
nationaliste est en train de prendre le dessus par rapport à l’élément
fondamentaliste et religieux, changement encouragé et soutenu par la
communauté internationale".
Mais est-ce bien vrai ? Au même moment, un chercheur de haut niveau en
politique internationale, Vittorio Emanuele Parsi, professeur à l'Université
Catholique de Milan et éditorialiste pour "La Stampa" et pour le
quotidien des évêques d’Italie "Avvenire", a écrit à propos du succès
du Hezbollah des lignes beaucoup plus pessimistes.
Désormais la "Révolution du cèdre" de 2005, qui vit des foules de
jeunes envahir les places de Beyrouth pour défendre l'indépendance du Liban
par rapport à la Syrie et à l’Iran, n’est plus qu’un souvenir. Aujourd’hui
le Liban peut être considéré comme perdu pour l'Occident, parce que les
leviers du pouvoir sont de plus en plus aux mains du Hezbollah, parce que la
Syrie et l’Iran sont de plus en plus dominants dans la région et en raison
des contrecoups de gestes accomplis par les États-Unis que Parsi n’hésite
pas à qualifier de "suicidaires". Avec toutes les conséquences qui en
découlent pour Israël, à nouveau tenté de lancer des opérations de guerre.
S’il en est ainsi, le virage "nationaliste" du Hezbollah apprécié par
"Civiltà Cattolica" ne suffit pas à rassurer. C’est le Hezbollah, par
exemple, qui a inauguré la pratique du "martyre" suicide comme moyen
de combat, reprise ensuite par le Hamas contre Israël. Et si cette pratique
est moins en usage aujourd’hui, l'idéologie qui l’inspire continue à avoir
cours.
Le dernier numéro d’"Oasis" - la revue multilingue éditée par le
patriarcat de Venise et consacrée à l'Orient, fondée par le cardinal Angelo
Scola - a publié la première partie d’une analyse des principes fondateurs
du "parti de Dieu" libanais.
Elle est due à Dominique Avon, spécialiste du monde arabe, professeur à
Paris et auteur en 2010, avec A.-T. Khatchadourian, d’un essai sur le
Hezbollah.
En voici un extrait. Les mots et les phrases entre guillemets sont tirés de
discours prononcés par des dirigeants du Hezbollah et de livres qu’ils ont
fait publier.
LE CREDO DU "PARTI DE DIEU"
par Dominique Avon
La formation des militants du Hezbollah, conforme en cela à celle de
l’ensemble des chiites, se fonde sur une vision dualiste distinguant
l’ésotérique-caché (bâtin) et l’exotérique-apparent (zâhir). D’un côté, la
transcendance fait de "Dieu" l’inconnaissable absolu, celui devant qui le
mystère reste total ; de l’autre, il est celui qui peut se faire connaître,
celui qui peut se manifester [...] prenant la figure des "amis de Dieu", les
Imâms qui conduisent les croyants musulmans aux différentes époques d’une
histoire sacralisée. [...]
Selon cette lecture théologique et téléologique du temps, chaque prophète
est flanqué d’un ou plusieurs Imâms : Seth pour Adam ; Sem pour Noé ; Aaron
(ou Josué) pour Moïse, Simon-Pierre (ou les apôtres) pour Jésus ; Alî pour
Muhammad. Le prophète exprime la parole dans son sens obvie, l'Imâm est
chargé d’en exprimer le sens caché.
Alî exerce un rôle central : il est "nommé par Dieu" ; il est Imâm de
Muhammad dont il est le cousin et le gendre ; il est compilateur de la seule
recension coranique intégrale, mais l’ayant transmise en secret par crainte
de destruction ; il est victime d’un assassinat ; il est père des imâms
Hassan et Husayn et, à ce titre, fondateur d’une lignée de sept ou douze
Imâms qui sont seuls à même d’interpréter correctement le texte. Le dernier
Imâm, le Mahdî, douzième de la lignée, est considéré comme "occulté"
depuis 941. La ghayba désigne la période historique s’étendant du moment de
cette occultation jusqu’à sa réapparition à la fin des temps. [...]
Les cadres du Hezbollah estiment que la position quiétiste adoptée par des
chiites est erronée, ils réclament une préparation active de l’avènement de
l’Imâm qui passe par l’établissement d’un régime islamique fondé sur
l’autorité du "juriste théologien". Ils insistent sur le travail
éducatif à accomplir par les fidèles dans l’attente de l’avènement du Mahdî
et de la mise en place de son projet divin : "Présenter une image
lumineuse et pure de l’Islam au monde par le biais de notre comportement,
nos positions et notre jihâd".
Le jihâd al-nafs ("effort de soi"), premier dans l’ordre
d’importance, est présenté comme le fondement de la réussite de l’homme,
dans une situation de paix comme dans une situation de guerre. Dans les
écrits du Hezbollah, cet effort de soi est systématiquement associé à al-jihâd
al-‘askarî ("l’acte guerrier") qui a permis aux combattants,
débarrassés de toute lâcheté, d’être vainqueurs.
Cet acte guerrier se décline de deux manières : "initial" et "défensif".
Le jihâd initial a pour but de répandre l’Islam suivant le modèle des
conquêtes entreprises par Muhammad. Le jihâd défensif est accompli par les
musulmans pour se défendre et défendre leurs patries lorsqu’ils sont
attaqués par les ennemis de l’Islam. [...] Les deux ont un caractère "obligatoire".
En y ayant recours, dans la continuité du discours khomeyniste, Hassan
Nasrallah vise Israël, le "Grand Satan" américain, les "gouvernants
tyranniques et corrompus, qui causent du tort aux musulmans et qui sont en
contradiction avec l’intérêt de l’Islam et des musulmans". [...]
La lutte contre l’"ennemi" est au cœur du dispositif doctrinal du
Hezbollah, elle est l’un des buts du gouvernement islamique idéal. Il en a
été ainsi, expliquent les formateurs du "parti de Dieu", depuis les
fondations de l’Islam jusqu’à nos jours. En ce sens, les Juifs sont
présentés comme "ceux qui ont le plus haï l’Islam et les musulmans"
depuis son apparition, [...] lorsqu’ils ont eu "le sentiment qu’ils
allaient perdre leur domination sur la région et sur les païens".
Le fond de l’antagonisme, ainsi présenté, réside dans une "jalousie [des
Juifs] à l’encontre des Arabes" bénéficiant de succès initiaux. Ils ont
donc "pris à partie" Muhammad qui leur proposait "d’entrer dans
l’Islam" et, nourris de "ressentiment", ils n’ont cessé de s’y
opposer par tous les moyens. [...] Ne pouvant tolérer un "ennemi de
l’intérieur", Muhammad a donc éliminé les trois tribus juives (Banû
Qaynuqâ’ ; Banû Nadîr ; Banû Qurayza) dont la "perfidie" est racontée
par le détail jusqu’à leur défaite finale, soit leur "soumission"
grâce à "l’intervention divine". [...]
Le combat contemporain contre Israël, "par les armes, par les médias, par
la politique, par la sécurité, par l’économie", est à remettre dans
cette perspective. Qualifié d’"entité sioniste raciste" pratiquant le
"terrorisme", jamais défini en tant qu’"Etat", Israël est
présenté comme la source de la plupart des maux, avant-garde des "puissances
impérialistes" qui ont implanté "une entité étrangère à la région,
[…] un cancer qui se propage dans le corps de l’oumma arabe et islamique
pour la morceler, la diviser et dominer ses ressources".
Mais il est un autre "ennemi", interne au monde musulman, celui qui,
dans la représentation des membres du Hezbollah, prend racine chez les
Umayyades qui ont fait échec à Alî et à ses successeurs, avec pour rameau
contemporain les wahhabites d’Arabie saoudite, "qui ont violé le califat
et qui ne représentent en aucun cas l’Islam". Gengis Khan, Haroun al
Rashid et les "califes traîtres" sont situés dans ce même registre,
ils sont présentés, hors de tout cadre chronologique, comme "corrompus,
injustes, et […] très souvent les collaborateurs de l’Est ou de l’Ouest,
mettant en pratique leurs politiques arrogantes". Une telle
représentation participe de l’écrasement de l’histoire auquel les rédacteurs
des manuels ont recours à maintes reprises pour justifier la lutte menée
depuis les débuts du chiisme contre les "tyrans" et les "injustes", "usurpateurs"
d’un pouvoir qui aurait dû revenir aux douze Imams.
Ceux qui trouvent la mort pendant l’accomplissement du jihâd sont des "martyrs".
Ce martyre est conçu comme un témoignage sacrificiel, une transfiguration de
la souffrance terrestre en félicité éternelle ; c’est une mort purificatrice
et sacrée qui exprime, citation coranique à l’appui, l’amour pour le Dieu
professé (hubb Allâh) par le don de sa vie. [...]
Les dépouilles des "martyrs" ne sont pas lavées avant l’enterrement,
parce qu’elles ont été purifiées dans le sacrifice et quiconque touche le
corps d’un "martyr" n’a pas l’obligation de refaire ses ablutions. La
conviction est celle d’une accession directe au Paradis. Les victimes des
bombardements sont inscrites dans ce Salut. Cette conception s’inscrit dans
l’histoire chiite qui commence véritablement avec la mort de Husayn, fils d’Alî
et petit-fils de Muhammad, lors de la bataille de Karbala. [...] La
célébration publique de Achourâ, qui commémore l’événement, n’a cessé de
prendre de l’importance depuis un quart de siècle. Pour le Hezbollah,
Karbala constitue "le cri de la conscience de l’oumma, faisant trembler les
trônes des tyrans au fil des siècles" : le sang versé de Husayn l’emporte
sur l’épée de Yazîd qui l’a tué.
La thématique du shahîd, selon les cadres du Hezbollah, [...] est ce qui
fait la différence essentielle entre leurs combattants et les soldats
ennemis. [...] L’élan vers le martyre ne doit cependant pas être aveugle et
il ne doit pas constituer une fin en soi, précise Qasîm : c’est à la fois
l’arme de celui qui ne possède pas les moyens techniques pour combattre à
égalité son "ennemi" et l’ultime recours. En ce sens, cette arme du
"déshérité" est censée rétablir une partie du déséquilibre des forces
militaires et valoriser le courage héroïque de ceux qui se sacrifient face à
ceux qui comptent leurs morts. Les jeunes sur lesquels le "Parti" a un
projet sont l’objet d’une enquête de comportement, avant sélection et envoi
en Iran pour préparation au combat.
Les éléments de justification visent à contrer les critiques de savants
musulmans pour qui ce type de "martyre" est assimilé à un "suicide",
donc considéré comme illégal du point de vue de la sharî‘a. [...] Le succès
de la rubrique "Les biographies des martyrs, mémoire de la Résistance"
dans "al-‘Ahd", ainsi que des testaments et autres éloges funèbres
retransmis à la télévision ou sur internet, montrent que leurs sympathisants
sont sensibles au discours.
Quant à l’Organisation du Martyr, elle ne récompense pas toutes les familles
de la même façon : les veuves et les enfants des "martyrs de la résistance"
obtiennent un logement complété par une allocation mensuelle et leurs
parents une somme d’argent, mais seuls les veuves et les enfants des civils
qui sont des victimes involontaires reçoivent une somme d’argent. Il y a
peut-être là une manière d’anticiper, dès le monde infralunaire, la
hiérarchie des "sept Cieux" à gravir.
La revue multilingue du patriarcat de Venise, fondée par le cardinal Angelo
Scola, dans laquelle a paru l'article de Dominique Avon
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Oasis
Traduction française par
Charles de Pechpeyrou, Paris, France.
Source: Sandro Magister
Eucharistie sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 03.03.2011 -
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