CHARLES JOURNET

Professeur au Grand Séminaire de Fribourg

LA MESSE : PRÉSENCE DU SACRIFICE DE LA CROIX

TEXTES ET ÉTUDES THÉOLOGIQUES

 

 

NIHIL OBSTAT :

Friburgi Helv,, die 15 lanuarii 1957

H. MARMIER, censor

 

IMRRIMATUR :

Friburgi Helv. die ig Januarii 1957

R. PITTET, vg

 

TABLE DES MATIERES :

    CHAPITRE PREMIER – L’UNIQUE SACRIFICE REDEMPTEUR

CHAPITRE II - LA PRESENCE NON SANGLANTE OU SACRAMENTELLE A LA CENE ET A LA MESSE DE L’UNIQUE SACRIFICE     REDEMPTEUR DOCTRINE REVELEE ET INNOVATION PROTESTANTE

CHAPITRE III - LE SACRIFICE NON SANGLANT DE LA CENE

CHAPITRE IV - LE SACRIFICE NON SANGLANT DE LA MESSE

CHAPITRE V - L’OFFRANDE DE LA MESSE

CHAPITRE VI - LA VALEUR INFINIE DE LA MESSE

CHAPITRE VII - LA TRANSSUBSTANTIATION

CHAPITRE VIII- LA COMMUNION

CHAPITRE IX - LES CADRES DE LA MESSE

ANNEXE 1- DEUX DOCUMENTS PONTIFICAUX

ANNEXE II- APPROCHES THEOLOGIQUES DU MYSTERE

II. LA THEOLOGIE POST TRIDENTINE : PRINCIPAUX TYPES DE SOLUTIONS

 

INTRODUCTION

CHAPITRE PREMIER - L'UNIQUE SACRIFICE RÉDEMPTEUR

1. Un univers de rédempti

a) L’hypothèse d’un univers de nature

b) La révélation d’un univers de rédemption

c) Catastrophe et rédemption : leur constante imbrication existentielle

d) La survenance du péché permet l’apparition d’un monde au total meilleur

e) La grâce du Christ avant le Christ

2. Pourquoi le salut par la rédemption. ?

b) Pourquoi une telle souffrance du Christ ?

c) Le contemplatif et la rédemption

3. l’Heure de Jésus

a) Jésus l’annonce

b) Elle le préoccupe

c) Elle résume sa vie temporelle

d) Elle récapitule l’histoire du monde

e) Elle s'ouvre sur la Résurrection et l’Ascension

f) Elle est dans le temps, mais domine le temps par voie soit d’anticipation soit de dérivation

4. La médiation ascendante et la médiation descendante du Christ-Prêtre

5. La médiation du Christ en Croix est simultanément un sacrifice et un acte d’amour

a) Sacrifice et acte d’amour

b) Le Christ consacré comme Prêtre dans la ligne du culte et comme Saint dans la ligne de l’amour

6. Les quatre fins du sacrifice de la Croix

7. Le sacrifice rédempteur est offert une fois pour toutes, mais pour être sans cesse actualisé

8. Le Christ, Prêtre selon l’ordre de Melchisédech Le sacerdoce et le sacrifice du Christ effacent le sacerdoce et les sacrifices de la Loi ancienne

9. l’unique sacrifice rédempteur récapitule en ce qu'elle a de valable l’offrande des hommes de tous les temps

a) Récapitulation rétrospective

b) Récapitulation prospective

10. Le sacrifice de la Croix ne va pas sans participation de l’humanité

11. La participation de la Vierge et de saint Jean au sacrifice de la Croix

CHAPITRE II - LA PRÉSENCE NON SANGLANTE OU SACRAMENTELLE A LA CÈNE ET A LA MESSE DE L’UNIQUE SACRIFICE RÉDEMPTEUR DOCTRINE RÉVÉLÉE ET INNOVATION PROTESTANTE

1. L’enseignement de l’Écriture : l’événement du sacrifice sanglant et l’institution du sacrifice non sanglant                                

a) Unicité et non réitérabilité du sacrifice rédempteur        b) Nécessité de réitérer le sacrifice non sanglant institué à la Cène

2. La nécessité de reproduire le sacrifice de la Cène est-elle compatible ou incompatible avec la perfection de l’unique sacrifice de la Croix ?

a) Deux conceptions adverses des rapports de la Croix et de la Messe

b) La Messe juxtaposée à la Croix

c) La Messe subordonnée à la Croi

3. La doctrine du concile de Trente sur l’identité essentielle et la différence modale du sacrifice à la Croix et à la Messe

a) Vue d’ensemble

b) Les textes

c) Conclusion

4. La signification générale de l’innovation luthérienne

a) La Messe n'est-elle qu'une promesse, pareille à celles de l'Ancien Testament, mais plus parfaite ?

b) Le sacrifice rédempteur est‑il rejoint comme présent par voie de contact, ou comme absent par voie de souvenir ?

c) Méconnaissance du changement apporté par la Loi nouvelle dans l'économie du salut

5. L’Église confesse dès le début le mystère de l’unité du sacrifice à la Croix, à la Cène, à la Messe

a) Justin et Irénée

b) Hippolyte de Rome et Cyprien de Carthage

c) Cyrille de Jérusalem

d) Grégoire de Nazianze et Jean Chrysostome

e) Ambroise

CHAPITRE III - LE SACRIFICE NON SANGLANT DE LA CÈNE

1. Deux économies du monde, selon que le sacrifice rédempteur est attendu ou possédé

2. Le sacrifice sanglant de la Croix est commencé quand la Cène est instauré

3. La Cène multiplie, non le sacrifice sanglant, mais son mode de présence

4. La Cène est un sacrifice au sens vrai et propre

5. Le témoignage de saint Cyprien : on offre dans l'Église le sacrifice de la Cène et de la Passion

6. Le sacrifice non sanglant est, à la Cène, l’effet exclusif du Christ ; à la Messe, l’effet principal du Christ et ministériel des prêtres

7. La transsubstantiation est une offrande non sanglante faite à la Cène par le Christ seul ; à la Messe par le Christ et ses prêtres

8. La Cène ordonnée à la Messe

9. La doctrine du concile de Trente sur la Cène

10. Pâque juive, Pâque chrétienne, Pâque céleste

11. La Pâque chrétienne, mystère messianique et eschatologique

CHAPITRE IV - LE SACRIFICE NON SANGLANT DE LA MESSE

1. Vue de foi et question théologique

a) Vue de foi

b) Question théologique

2. Présence substantielle du Christ prêtre et victime et présence opérative de son acte sacrificiel

a) Présence substantielle et présence opérative

b) Présence substantielle et présence opérative de Dieu

c) Présence substantielle et présence opérative du Christ en tant qu'homme

d) Présence opérative de l’unique acte sacrificiel rédempteur à la Croix, à la Cène, à la Messe

3. Le Christ à la Messe est dans son état glorieux

4. Le sacerdoce éternel du Christ céleste

a) Les textes scripturaires

b) Trois manières dont le sacerdoce du Christ est éternel

5. Le Christ glorieux est présent à la Messe avec son acte rédempteur

6. l’interposition de la Croix

7. Actes éternels et actes transitoires du Christ

8. Comment l’acte sacrificiel rédempteur de la Croix est à la fois dans le temps et au-dessus du temps

a) Il est dans le temps et au-dessus du temps

b) L’acte rédempteur récapitule d’avance l'économie nouvelle

c) La Messe est l’entrée existentielle d’une génération dans le drame de la Passion, où sa place était marquée d’avance

d) Deux présences au sacrifice de la Croix, l’une temporelle, l’autre de contact spirituel

e) La présence spirituelle est enveloppée dans le rite non sanglant

9. Le sacrifice non sanglant ne se substitue pas, mais se subordonne au sacrifice sanglant ; il multiplie non ce sacrifice, mais ses présences

10. La Messe et les sacrements

a) Médiation ascendante et supplication

b) Médiation descendante et bénédiction

11. Nécessité d’une présence permanente du sacrifice de la Croix

12. La pensée de saint Thomas d’Aquin

a) Deux voies : Pour ou contre l’efficience continue de l’acte rédempteur

b) La Passion du Christ nous touche malgré la distance des temps par un contact spirituel

c) La Messe nous fait entrer dans le drame de la Passion et de l’immolation sanglante du Christ

d) Elle nous communique le sacrifice unique du Christ

e) La voie ouverte par saint Thomas et la voie divergente

    13. Analyse de la doctrine de Cajetan

a) La même hostie est offerte sous des modes différents, l’un sanglant, l’autre non sanglant, à la Croix et à la Messe.

b) Le mode non sanglant ne se juxtapose pas, mais se subordonne au mode sanglant ; d’où l'unicité du sacrifice à la Croix et à la Messe

c) Le sacrifice n'est pas répété, mais persévère par la répétition du rite non sanglant

d) Conclusions

14. La vision centrale de Melchior Cano

15. Un texte de Bossuet

16. La Messe est un « renouvellement » du sacrifice non sanglant de la Cène, et une « perpétuation » du sacrifice sanglant de la Croix

17. Sur un texte de Marguerite de Veni d’Arbouze

CHAPITRE V - L'OFFRANDE DE LA MESSE

1e SECTION - QUI OFFRE LA MESSE ?

1. La Messe sacrifice du Christ ou sacrifice de l'Église ?

2. La participation de l’Église au sacrifice sanglant de la Croix

3. La participation de l’Église au sacrifice non sanglant de la Cène

4- Ce qu'est la Messe

5. Qui offre la Messe dans la ligne cultuelle ?

a) Sacrifice sanglant et sacrifice non sanglant

b) La part du Christ dans l’offrande cultuelle non sanglante

c) La part de lÉglise et de ses prêtres dans l’offrande cultuelle non sanglante

d) La part de lÉglise et de ses fidèles dans l'offrande cultuelle non sanglante

e) Peut-on parler d’une « concélébration des fidèles » ?

6. Qui offre la Messe dans la ligne de l’amour rédempteur ?

a) L’union cultuelle est ordonnée à l’union sanctifiante

b) l’ordre de supplication et l’ordre de bénédiction

c) Les derniers dans le culte peuvent être les premiers dans l’amour

d) Le rôle personnel et le rôle ministériel du prêtre dans l’offrande sanctifiante

e) Un texte de l’encyclique « Mediator Dei »

7. « ... En mémoire de moi »

a) La mémoire du culte et la mémoire de l’amour

b) l’Encyclique « Mediator Dei »

c) Un texte contemporain

8. l’Église du ciel

a) Les anges

b) Les saints

IIe SECTION - CE QU'ON OFFRE A LA MESSE

1. Multiplicité et unité de l’offrande

2. Tout monte vers l’offrande du Christ ou descend d’elle

a) L’offrande du pain et du vin

    b) L’offrande du Christ

c) L’offrande de l’Église

d) Un texte de Leibniz

 

CHAPITRE VI - LA VALEUR INFINIE DE LA MESSE

1. La source est infinie, la participation est finie

2. La doctrine de saint Thomas

a) La Passion, Cause universelle du salut, doit être cependant appliquée par la foi et les sacrements

b) Il faut parler de la Messe comme de la Passion : elle est infinie, mais participée d’une manière finie

3. Efficacité de la Messe quant à la validité

a) Le Christ se rend présent à la Messe malgré l’indignité du ministre ; conJijë~ée par rapport au ministre., la Messe est donc efficace « ex opere operato »

b) La Messe est une offrande pure et sans souillure, quel qu'en soit le ministre (jer sens). Texte du concile de Trente sur la prophétie de Malachie

4. Efficacité de la Messe quant à la sainteté : 1° médiation ascendante

a) Le Christ actualise à la Messe l’offrande qu'il a faite de nous sur la Croix

b) Participation à l’offrande de la Messe par la foi et la charité de l’Église intercédant pour les justes et les pécheurs : l’efficacité est dite « ex opere operantis Ecclesiae »

c) Cette participation est variable mais infaillible

d) La Messe est une offrande pure et sans souillure, en tant qu'offerte par lÉglise sans tache (2e sens).

e) Participation à l’offrande de la Messe par la communion sacramentelle ; considérée par rapport à ceux qui communient, l’efficacité est dite « e~ 9pere operato »

5. Efficacité de la Messe quant à la sainteté : 2° médiation descendante

6. La terminologie de Cajetan : l’effet de la Messe est infini quant à la suffisance « ex opere operato » ; il est fini quant à l’application « ex opere operantis »

7. Application et fruits de la Messe

8. Quels sont les fruits de la Messe, ou pour qui la Messe est-elle offerte ?

a) La Messe peut être appliquée sur trois plans

b) Offrande de l’Église pour une intention universelle

c) Offrande du prêtre en tant que ministre de l’Église pour une intention spéciale

d) Offrande de chaque prêtre ou fidèle pour une intention particulière

9. Un texte des « Provinciales » sur la différence entre la Messe et la Croix

  10. Les Messes en l’honneur des saints

  11. Les aumônes de Messe

  12. Les abus

CHAPITRE VII - LA TRANSSUBSTANTIATION

1. La promesse de l’Eucharistie

a) Le récit de saint Jean est centré sur l’institution future de la Cène

b) Les miracles de la « Pâque du Pain de vie » annoncent le miracle de la dernière Pâque

c) Le Pain de vie est le Dieu d’Amour qui s'incarne, se sacrifie et nous invite à participer à son sacrifice par la foi et la manducation

d) Jésus achemine ses disciples vers une révélation dont l’explicitation aurait alors été prématurée

e) « La chair ne sert de rien ... »

2. l’institution de l’Eucharistie

a) Les textes évangéliques

b) Le texte de saint Paul

c) Les textes de la tradition liturgique

3. La divination de l’Eglise

4. De la présence,, réelle ou corporelle du Christ à la transsubstantiation

a) La connaissance des apôtres est plus parfaite que la connaissance, initiale de l’Église

b) l’intuition-mère initiale de l’Église d'où sortira tout le dogme eucharistique

c) Comment se fera le développement de ce dogme

d) En quel sens ce dogme a-t-il toujours été cru ?

5. Les cinq premiers siècles de l’Église

b) Ambroise

c) La pensée d’Augustin

d) Cyrille d’Alexandrie

6. De l’âge patristique au concile du Latran

a) Le travail des théologiens et le rôle du magistère

b) Trois points principaux sur lesquels porte l’élaboration théologique

7. La transsubstantiation définie au concile du Latran et au concile de Trente

8. La formulation technique du dogme

a) Le dogme de la transsubstantiation, comme les dogmes christologiques et trinitaires, donne de la foi une formulation technique, sans pourtant l’asservir à aucun système

b) La réalité qu'il définit est saisie soit au niveau de la connaissance spontanée du croyant, soit au niveau de la connaissance élaborée du théologien

c) Pas d’inféodation du dogme à une culture

9. La notion technique de transsubstantiation peut être rendue accessible dans une certaine mesure au sens commun

a) Ce qu'est la matière pour le philosophe et pour le physicien

b) La substance et les transformations substantielles

10. La présence sacramentelle ou par mode de substance

a) Elle est consécutive à la transsubstantiation

b) C'est une « présence dans le lieu », mais tout le contraire d’une « présence locale »

c) La notion de présence est analogique, proportionnelle

d) Elle est définie par le concile de Trente

11. Les conséquences de la présence sacramentelle ou par mode de substance

a) Le corps du Christ n'est pas multiplié

b) Il n'est pas divisé

c) Il cesse d’être présent dès que les espèces sont altérées

d) Il est sous les espèces tel qu'il est en lui-même

e) La présence en vertu des paroles et la présence par concomitance

12. Le fondement révélé de toute cette doctrine

13. Le protestantisme qui rompt avec la transsubstantiation se divise au sujet de la présence réelle

a) Luther

b) Zwingli

c) Calvin

d) Calvin échoue à concilier les luthériens et les zwingliens

 e) L’équivoque : la présence de signe donnée comme présence réelle

 f) Le Christ aurait parlé en images

14. Est-il possible de garder la présence réelle en rejetant la transsubstantiation ?

15. « Dieu a tant aimé le monde qu'il lui a donné son Fils unique »

a) Est-ce en image ou en vérité ?

b) Le scandale de la prédication chrétienne

c) La révélation de l’Eucharistie n'est qu'un moment du mystère chrétien

16. Deux témoignages

a) Anne de Gonzague de Clèves

b) La Messe là-bas

CHAPITRE VIII - LA COMMUNION

1. La communion au Christ crée la communion entre ses membres

a) Le texte de l’apôtre : un seul pain, un seul corps

b) Communier, c'est s'associer au mouvement transsubstantiateur qui va du pain et du vin au Christ

2. Le signe sacramentel, et le signifié

a) Les espèces sont pur signe, le Christ est réalité et signe,le Corps mystique est pure réalité

b) Le Christ sacramenté est le bien commun de l’Église entière

c) Il est cause de l’unité de l’Église

d) Le réalisme sacramentel est garant du réalisme ecclésial, et réciproquement. La contre-épreuve protestante

3. Les trois manières de communier

a) La communion spirituelle et sacramentelle

b) La communion seulement sacramentelle des pécheurs

c) La communion seulement spirituelle par le désir

d) Ces trois manières de communier sont distinguées par le concile de Trente

e) Saint François d’Assise et l’Eucharistie

4. Le contact sensible avec les espèces et le contact spirituel avec le Christ

a) l’union fugitive par manducation est le symbole et la cause « ex opere operato » de l’union durable de charité

b) Rencontrer Jésus, c'est rencontrer la Trinité

5. l’incorporation au Christ par le Baptême et par l'Eucharistie

a) L’incorporation initiatique du Baptême

b) L’incorporation plénière de l’Eucharistie

c) Le caractère eschatologique de l’Eucharistie

d) Le désir de corédemption chez Marie de l’Incarnation et chez sainte Catherine de Sienne

e) Saint Jean de la Croix et saint Benoît-Joseph Labre

6. Le triple symbolisme de l’Eucharistie nous découvre ses effets

a) Le pain et le vin indiquent le corps et le sang du Christ

b) Le pain et le vin indiquent une nourriture et un réconfort

c) Le pain et le vin indiquent une union du multiple

d) l’Eucharistie donne la vie éternelle et efface le péché

e) Les raisons de l’institution de l’Eucharistie selon le concile de Trente

f) Les trois oraisons du Missel avant la communion

g) « Postcommunion »

7. La communion sous une ou deux espèces

a) La communion sous une seule espèce ne se justifie que dans la perspective de la présence réelle

b) Le symbolisme sacramentel est sauvegardé dans la communion sous une seule espèce

c) Dès lors la question relève non du droit divin, mais du droit ecclésiastique

d) Les diverses disciplines de l’Église

e) Les décisions du concile de Constance et du concile de Trente

f) Un texte de L. Duchesne

8. La sainte réserve

9. « Les voiles qui couvrent Dieu »

  10. l’Église se resserre instinctivement autour de la présence réelle

a) Deux inscriptions du IIe siècle

b) Deux saints médiévaux : Thomas d’Aquin et Nicolas de Flue

c) Les temps modernes : Thérèse d’Avila et Charles de Foucauld

d) Conclusion : la Croix et la gloire

CHAPITRE IX - LES CADRES DE LA MESSE

1. Les noms de la Messe

a) Les noms premiers : fraction du pain, eucharistie, sacrifice

b) Les noms secondaires : chose du Seigneur, liturgie, synaxe, messe

c) Le sens du mot Messe

2. Les cadres de la Messe aux premiers siècles

a) La première Cène et le cadre de la Pâque juive

b) Premières réunions eucharistiques : Nouveau Testament, Didachè, Ignace d’Antioche, Justin

c) l’anaphore d’Hippolyte

3. Rits et langues liturgiques

a) L’origine des rits liturgiques

b) La pluralité des rits dans l’unité de l’Église

c) Rit latin et rit byzantin

d) l’emploi des langues hiératiques en liturgie

e) Le latin et les langues modernes

4. Le cadre romain actuel du mystère de la Messe

a) La liturgie catéchétique de l’avant-messe

b) La liturgie sacrificielle de la Messe

5. La transcendance du mystère et les tensions liturgiques

a) Dilemmes liturgiques

b) Liturgie et dogme

c) Douceur du sacrifice non sanglant

6. Les églises

a) L’église maison du peuple chrétien

b) L’église plus encore maison du Christ

ANNEXE 1 - DEUX DOCUMENTS PONTIFICAUX

A. - l’ENSEIGNEMENT DE l’ENCYCLIQUE « MEDIATOR DEI » SUR LA NATURE ET SUR l’OFFRANDE DE LA MESSE

B. - ALLOCUTION DE S. S. PIE XII AU CONGRÈS INTERNATIONAL DE LITURGIE PASTORALE

1. La Liturgie et l’Église

2. La Liturgie et le Seigneur

ANNEXE II - APPROCHES THÉOLOGIQUES DU MYSTÈRE

1. L’ENQUÊTE MÉDIÉVALE

1. De Paschase Radbert à Pierre Lombard

    2. Pierre Lombard

    3. Albert le Grand

    4. Conclusion

Il. LA THEOLOGIE POSTTRIDENTINE : PRINCIPAUX TYPES DE SOLUTIONS

1e type. - Théories cherchant dans la Messe une destruction sacrificielle distincte de celle de la Croix : Bellarmin, Salmanticenses, De Lugo, Lessius.

2e type. - La Messe est un sacrifice numériquement et spécifiquement distinct du sacrifice de la Croix. Suarez

3e type. - La Messe, sacrifice de l’Église s'appropriant le Christ céleste . : De la Taille, Lepin

4e type. - l’offrande invisible du Christ glorieux sacramenté, jointe à un signe extérieur d’immolation, suffit à constituer un sacrifice propre et réel : Billot, Garrigou-Lagrange

5e type. - La Messe est une présence du sacrifice de la Croix par mode de représentation et d’application : Vonier, Lépicier, E. Masure, G. Rohner

 

 

Chaque fois que la commémoration de cette hostie est célébrée, l’oeuvre de notre rédemption s'accomplit.

MISSEL ROMAIN

La célébration de ce sacrement est appelée immolation du Christ en raison de l’effet de la Passion du Christ ; car par ce sacrement nous devenons participants du fruit de la Passion du Seigneur.

SAINT THOMAS d’AQUIN

Une unique hostie, offerte une seule fois sur la Croix, qui persévère par mode d’immolation, par la répétition quotidienne du rite institué par le Christ dans l’Eucharistie...

La Messe est célébrée non pour rien ajouter à l’offrande de la Croix, mais comme le véhicule de la rémission des péchés opérée par le Christ sur la Croix.

CAJETAN

Bien que l’offrande et l’immolation externe sanglante soit passée, cependant elle demeure dans l’acceptation de Dieu et garde perpétuellement sa vertu ; en sorte qu'elle n'est pas moins efficace aujourd'hui devant le Père qu'au jour où le sang du Christ s'est échappé de la plaie de son côté. Nous offrons donc avec le Christ l’hostie même de la Croix, tout comme ceux qui se tenaient au pied de la Croix.

MELCHIOR CANO

Un sacrifice... qui nous applique la vertu salutaire du sacrifice sanglant de la Croix, pour la rémission des péchés que nous commettons chaque jour.

CONCILE DE TRENTE

Ce n'est pas ici un supplément du sacrifice de la Croix ; ce n'en est pas une réitération, comme s'il était imparfait. C'en est, au contraire, en le supposant très parfait, une application perpétuelle... une célébration continuée.

BOSSUET

La disposition divine du Rédempteur a voulu que le sacrifice consommé en une fois sur la Croix fût perpétuel et ininterrompu.

LÉON XIII

Perpétuellement les hommes ont besoin du sang du Rédempteur pour détruire les péchés qui offensent la justice divine.

Le sacrifice de l’autel est comme l’instrument suprême par lequel les mérites de la Croix sont distribués aux fidèles.

                      ENCYCLIQUE MEDIATOR DEI

INTRODUCTION

 

La première donnée de la foi est que, sans préjudice des vérités, voire des vraisemblances, que peut recouvrir une vision évolutive du monde, il est néanmoins divinement certain que nous vivons non pas dans un univers de nature, mais dans un univers de rédemption. Toute l’histoire religieuse de l’humanité à partir du lendemain de la catastrophe originelle est réassumée, récapitulée dans le sacrifice que le Christ avec un grand cri et des larmes viendra offrir pour elle à Dieu sur la Croix. Ce sacrifice unique ne pourrait pas récapituler la destinée humaine s'il ne l’attirait en sa participation, d’abord par anticipation, pour les temps antérieurs à la Croix, ensuite plus intimement, plus mystérieusement, par dérivation, pour les temps postérieurs à la Croix

(Chapitre I).

Le sacrifice rédempteur est unique : l’Epître aux Hébreux y insiste. Mais voici que le Sauveur lui-même a prescrit de réitérer en mémoire de lui et jusqu'à ce qu'il revienne ce qu'il a fait à la Cène. Et qu'a-t-il fait ? Il a changé le pain en son corps donné pour nous, le vin en son sang répandu pour la multitude en vue de la rémission des péchés ; il a invité les apôtres à s'unir par la communion à ce corps donné, à ce sang répandu : à la manière, précisera saint Paul, dont Israël s'unit aux victimes offertes au vrai Dieu et les Gentils aux victimes offertes aux idoles. Il y avait donc à la Cène sacrifice, et union au sacrifice par la communion. Ainsi, la Croix offre un sacrifice unique ; la Cène offre un sacrifice vrai et propre. Ces deux affirmations de la foi sont-elles conciliables ? Voilà le problème. On peut le supprimer, dire qu'à la Cène il n'y a ni sacrifice ni communion au sacrifice, mais seulement promesse de rémission des péchés, et tout devient très simple. Mais si l’on veut garder les deux données scripturaires avec la profondeur de leur mystère, comment les concilier ?

(Chapitre II).

Le sacrifice rédempteur unique est commencé la nuit où le Sauveur est livré et où la Cène est instaurée. Les paroles transsubstantiatrices de la Cène instituent non un autre sacrifice, mais une autre présence de ce même sacrifice : il était présent naturellement, sous ses apparences propres, il devient en outre présent sacramentellement, sous les apparences étrangères du pain et du vin. La Cène est un sacrifice vrai et propre parce qu'elle rend présent, sous des apparences non sanglantes, le Christ avec la réalité même de son sacrifice sanglant

(Chapitre III).

A la Cène, le même prêtre, la même victime, le même acte sacrificiel sont deux fois présents, d’abord sous leurs apparences propres, ensuite sous des apparences empruntées. A la Messe, il y a pareillement, sous les espèces du sacrifice non sanglant, le concile de Trente le rappelle, le même prêtre et la même victime qu'à la Croix ; y a-t-il en outre aussi le même acte sacrificiel qu'à la Croix ? l’explication de la doctrine eucharistique a précisé que chaque hostie consacrée est le Christ parce que la transsubstantiation multiplie dans l’espace les présences réelles substantielles du Christ unique ; pourra-t-elle préciser proportionnellement que chaque Messe est un acte sacrificiel vrai et propre parce qu'elle multiplie dans le temps les présences réelles efficientes, opératives de l’unique sacrifice rédempteur ? De ce point de vue, voici comment les choses se présenteront. On dira qu'à la Messe c'est le Christ glorieux qui vient à nous, mais pour nous rencontrer à travers sa Croix. Les apparences sacramentelles nous apportent la présence réelle substantielle du Christ glorieux et la présence réelle opérative de son sacrifice sanglant. Le Christ glorieux ratifie éternellement au ciel l’unique sacrifice rédempteur par lequel il a voulu sauver tous les hommes, d’abord par anticipation, dans l’ancienne économie du salut, ensuite et plus intimement, par dérivation, dans la nouvelle économie. Quand il vient à nous au moment même où la transsubstantiation réitère le sacrifice non sanglant de la Cène, c'est pour nous toucher à travers la Croix, c'est pour valoriser et actualiser pour nous son unique sacrifice rédempteur, toujours présent et actuel au regard de Dieu, dans lequel sont précontenues toutes les grâces de la nouvelle économie du salut. Mais l’acte sacrificiel rédempteur n'est-il pas révolu ? S'il est toujours présent à l’éternité divine, peut-il nous être présent à nous qui sommes entraînés par le flux du temps ? La réponse est que cet acte est par rapport à nous, sous des aspects différents, à la fois révolu et présent, dans le temps et au-dessus du temps. Dans le temps : il est un moment irréversible, de la vie temporelle du Christ. Au-dessus du temps : touché par la divinité il est capable d’atteindre par sa vertu spirituelle, son contact, sa présence toute la suite des générations au fur et à mesure de leur arrivée à l’existence. Chaque consécration, renouvelant le sacrifice non sanglant de la Cène, rend présent substantiellement le Christ maintenant glorieux ; mais les espèces sacramentelles du pain et du vin, qui rappellent le corps du Christ donné pour nous et son sang répandu pour nous, manifestent et témoignent que la grâce cachée en chaque Messe est la grâce même de la rédemption, un rayon de la rédemption. Comme la Cène, la Messe est un sacrifice vrai et propre : non un autre sacrifice que l’unique sacrifice rédempteur, mais une autre présence à nous, une présence sacramentelle, de cet unique sacrifice, Le sacrifice non sanglant ni ne se juxtapose ni ne se substitue au sacrifice sanglant, il se subordonne à lui pour en véhiculer la vertu jusqu'à nous. Multiplier les Messes, c'est multiplier les points d’application parmi nous, les présences réelles opératives parmi nous de l’unique sacrifice rédempteur : « Chaque fois que la commémoration de cette hostie est célébrée, l’oeuvre de notre rédemption s'accomplit »

(Chapitre IV).

Si la Messe est, par la répétition du sacrifice non sanglant institué à la Cène, l’entrée existentielle plénière de l’Église, à chacun de ses moments, dans le sacrifice rédempteur sanglant de la Croix, où sa place est marquée d’avance, à la première question : Qui offre la Messe ? Il faut répondre en distinguant d’abord l’offrande primordiale, enveloppante, infinie du Christ, et l’offrande secondaire, enveloppée, finie de l’Église. Il faudra insister sur la distinction entre l’ordre du culte et l’ordre de la charité, tous deux nécessaires ici-bas ; et sur l’ordination du culte à la charité : « Quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien. » Dans l’ordre du culte, ou de la validité de l’offrande, se rencontrent d’abord le pouvoir ministériel hiérarchique des prêtres, qui seul est transsubstantiateur, puis le pouvoir ministériel non hiérarchique des baptisés et confirmés. Dans l’ordre de la charité, ou de la sainteté de l’offrande, qui est l’ordre suprême, tous les fidèles sont sollicités d’offrir, et les derniers peuvent être les premiers. l’Église du ciel, avec les anges et les saints, s'unit à sa manière à l’Église d’ici-bas. A la seconde question : Qu'est-ce qu'on offre à la Messe ? Il faut répondre que l’offrande suprême est le Christ lui-même, en qui le pain et le vin vont être transsubstantiés et qui, par la Croix où il a été élevé, attire à lui son Église et le monde entier (Chapitre V).

A chaque Messe, quelle que soit la sainteté du ministre, le Christ en gloire vient à nous pour nous toucher à travers sa Croix, cause universelle, surabondante, infinie du salut du monde. A chaque Messe l’Église entre elle-même dans le drame de la Passion rédemptrice, d’une manière finie et à proportion de sa foi et de son amour. A chaque Messe, en outre, l’Église, ainsi unie à la Passion du Christ, supplie pour le salut du monde : ce qu'elle obtient ainsi, ce qu'elle puise ainsi par sa prière, et qui retombe en bénédiction sur les hommes, voilà ce que les théologiens appellent les fruits de la Messe. On distinguera ici l’intention ou application générale de l’Église priant à chaque Messe pour tous les fidèles vivants et morts, et pour le salut du monde entier (fruit général) ; l’intention ou application du célébrant, considéré non comme simple particulier, ni comme ministre immédiat du Christ pour prononcer les paroles transsubstantiatrices, mais comme ministre immédiat des pouvoirs hiérarchiques pour accomplir la liturgie (fruit spécial) ; l’intention ou application personnelle soit du célébrant soit des fidèles (fruits particuliers) (Chapitre VI).

La présence corporelle du Christ alors passible a rassemblé les hommes autour du sacrifice rédempteur ; la présence corporelle du Christ maintenant glorieux continue de les rassembler autour de cet unique sacrifice valable pour tous les temps. C'est pourquoi avant de nous quitter pour « passer au Père », Jésus « la nuit où il fut livré prit du pain, et après avoir rendu grâces le rompit en disant : Ceci est mon corps, pour vous : faites ceci en mémoire de moi». Avant la consécration, c'était du pain ; après la consécration, ce qu'on voit, ce sont encore les mêmes espèces ou apparences du pain, ce qu'on croit, c'est le corps du Christ. Dès le principe l’Église accepte ce mystère, immédiatement révélé dans l’Écriture, de la présence réelle. Comment est-il possible ? Uniquement par transsubstantiation ; on ne le sait pas encore, il faudra le découvrir progressivement. Dans la notion de présence réelle est incluse nécessairement la notion encore cachée de transsubstantiation, un peu comme dans la définition du triangle sont incluses nécessairement toutes les propriétés du triangle qu'on découvrira plus tard. Prendre conscience de cette inclusion sera reconnaître que la notion de transsubstantiation était dès le début révélée, implicitement non explicitement, médiatement non immédiatement ; et qu'elle peut être dès lors définie comme telle par l’Église. La notion de contact, de présence, prise au sens propre et véritable, est, insistons-y, analogique, proportionnelle : Dieu est présent à toutes choses, un ange peut être présent dans le lieu où il agit, un corps est présent dans un Lieu. Même la présence corporelle peut être analogique : autre en effet la présence du pain avant la consécration, autre la présence du corps du Christ dans le même lieu après la consécration. Avant la consécration, la substance du pain, soutenant les apparences du pain, se trouve dans le lieu par manière de lieu et de dimension, chaque partie de son étendue propre étant coextensive à la partie correspondante du corps ambiant. Après la consécration, la substance du corps du Christ, avec le Verbe qui lui est uni personnellement, est contenue sous les mêmes apparences : non plus directement, en soutenant les apparences, mais indirectement en empruntant le voile de ces apparences ; non plus par manière de lieu et de coextensivité de ses dimensions avec celles du corps ambiant, mais d’une tout autre manière, le corps entier du Christ étant présent sous chaque parcelle des espèces ou apparences et chaque parcelle des espèces ou apparences se référant au corps entier du Christ : voilà ce qu'on appelle la présence dans le lieu par mode non de lieu mais de substance. Que la notion de transsubstantiation soit, comme nous le disions, nécessairement incluse dans la notion de présence réelle, la contre-épreuve se ferait en constatant que la négation de la première notion entraîne la négation de la seconde. Ceux qui refusent la transsubstantiation devront, en effet, supposer que, sous les apparences du pain, la substance du pain ou bien est annihilée, ou bien demeure. Dans les deux cas, il faudra songer à une adduction du corps du Christ. Deux voies semblent se présenter. Selon la première, il faudrait prêter au Christ autant de corps qu'il y a d’hosties consacrées, puis enfermer chacun de ces corps dans les dimensions d’une petite hostie. Selon la seconde voie, on assurera que le corps du Christ est unique, mais partout répandu, bien qu'il ne soit saisissable par nous que dans le pain consacré ; ou que le pain ajoute au Christ un nouveau corps. Les deux voies débouchent sur l’absurde. La seule issue sera dès lors d’éluder le mystère du jeudi saint : l’Évangile aurait parlé en image. d’autres viendront qui diront cela du mystère même de Noël (Chapitre VII).

L'incorporation à la Passion du Christ commence au Baptême et se consomme dans la communion eucharistique. Le Baptême est le sacrement de l’initiation chrétienne. La grâce qu'il communique est une participation de celle qui a poussé Jésus à la Passion, à la Mort, à la Résurrection. Elle précontient en elle, comme la graine la plante, les étapes ultérieures de la vie spirituelle. La communion eucharistique, sacrement de la consommation de la vie spirituelle, est une invitation plus immédiate à entrer dans le drame de la Passion, de la Mort, de la Résurrection. Le triple symbolisme de l’Eucharistie nous découvre ses effets. Les apparences du pain et du vin signifient que le Christ, maintenant glorieux, nous rencontre à travers son sacrifice sanglant auquel il faut s'unir non seulement par la foi et la charité mais encore par la manducation de la victime ; elles signifient la réfection et l’ivresse spirituelle qui vient à l’âme par le don de l’amour ; elles signifient l’unité de tous ceux qui communient à un même Pain : « Il sort du corps naturel de notre Sauveur une impression d’unité pour assembler et réduire en un tout le corps mystique. » A mesure que l’Église avance dans le temps, elle prend une conscience toujours plus explicite de la dispensation suivant laquelle Celui qui l’a fondée par sa présence corporelle veut l’accompagner de cette même présence corporelle, maintenant glorieuse, mais accessible sous les seuls signes de sa Passion. Dans le rapport de la Croix du Christ et de la gloire du Christ, elle apprend à déchiffrer le secret de sa destinée (Chapitre VIII).

Les travaux des historiens et des liturgistes permettent de donner en conclusion une vue des cadres de la Messe aux premiers siècles, d’introduire la question de la diversité des rits et des langues liturgiques, d’expliquer l’ordre des prières qui forment le cadre romain actuel de la Messe. Le mystère de la Messe est transcendant par rapport à ses expressions liturgiques. Si légitimes et nécessaires qu'elles soient, elles lui demeurent inadéquates. Elles ne représentent que des vérités partielles. Une tension va se créer entre elles. Elle reparaît à l’intérieur même de chacun des grands rits. Au regard du contemplatif, le mystère de la rédemption continué en chaque Messe est un, parfait, immuable, et les hommes, débordés par lui, s'agitent à son entour ; mais l’ordre de la discipline et du comportement social avance dans le temps et dans l’espace à la façon dont on marche, appuyant tour à tour sur les aspects divers du mystère unique

(Chapitre IX).

Sur deux points essentiels Luther, suivi de tout le protestantisme, brise avec la doctrine eucharistique traditionnelle : il nie le caractère sacrificiel de la Cène et de la Messe ; il nie la transsubstantiation du pain et du vin au corps et au sang, du Christ. Il entend néanmoins professer la doctrine évangélique et paulinienne de la présence réelle ; mais le rejet de la transsubstantiation entraîne de soi et aussitôt, dans la branche zwinglienne et calviniste, le rejet de la présence réelle.

Les doctrines de la transsubstantiation et de la présence réelle sont déjà parvenues à leur stade d’explicitation quand elles sont refusées par le protestantisme. La doctrine du caractère sacrificiel de la Cène et de la Messe, au contraire, bien que fermement enseignée et crue, est encore à son stade implicite. Le concile de Trente - constamment cité dans les pages qui suivent -, en définissant les deux premiers points, réassume donc pour l’essentiel une doctrine déjà précisée. En définissant le caractère sacrificiel de la Cène et de la Messe, au contraire, en peut dire que, tout en utilisant les élucidations théologiques antérieures - celles notamment du cardinal Cajetan - il doit procéder dans une certaine mesure à une première explicitation. Sur ce point la négation protestante agit comme un stimulant, elle fait progresser le développement doctrinal.

L'explicitation commencée par le concile de Trente ne semble point achevée. Elle appelle au travail les théologiens. Leur tâche est difficile. Si saint Thomas d’Aquin mourant demandait pardon à Celui qu'il appelait avec amour le « Prix de la rédemption de son âme», le « Viatique de sa pérégrination », de ce qu'il aurait pu dire contre lui par ignorance, et laissait tout à la correction de l’Église romaine, comment oseront-ils parler sans trembler de la méconnaître d’une révélation à la fois si proche et si cachée ?

Fribourg, soir de Pâques.

CHAPITRE PREMIER - L'UNIQUE SACRIFICE RÉDEMPTEUR

 

1. Un univers de rédemption

Nous ne vivons pas existentiellement dans un univers de nature, nous vivons existentiellement dans un univers de rédemption.

a) L’hypothèse d’un univers de nature

Ne peut-on regarder l’espèce humaine comme le point d’aboutissement naturel et suprême de l’élan ascensionnel qui fait apparaître dans l’univers des formes toujours plus hautes et plus spirituelles de la vie ?

En ordonnant dans un tableau d’ensemble ses données, ses découvertes, ses intuitions, ses conjectures, ses extrapolations, la science peut aujourd'hui esquisser les grands traits d’une genèse de la terre, de la vie, de l’humanité. Elle nous montre notre planète devenue capable après quelques milliards d’années d’accueillir la vie, puis la progression des formes végétales et animales, l’apparition successive des poissons, des amphibiens, des reptiles, des oiseaux, des mammifères, le développement cérébral qui s'accélère dans l’ordre des primates, surtout chez les anthropoïdes. C'est au milieu d’eux mais distinct d’eux qu'émergerait, sans qu'il nous soit possible de préciser comment, le groupe humain ; il représente d’emblée une source originale et sans cesse jaillissante de vie qui s'épanche successivement en vagues, en nappes, lesquelles s'extravasent et disparaissent : d’abord au quaternaire inférieur (100 mille ans avant notre ère) la vague du pithécanthrope et du sinanthrope [1] (feu et outils, ce serait déjà l’homo faber) ; puis au quaternaire moyen (50 mille ans) les vagues néandertaloïdes (sépultures) ; enfin au quaternaire supérieur ou âge du renne (30 mille ans) la vague de l’homo sapiens (art), de l’homme moderne, avec déjà les trois races blanche, noire, jaune. l’âge mésolithique (15 mille ans) et l’âge néolithique ou de la pierre polie donneront le spectacle de la naissance de la civilisation (agriculture, élevage, etc.) qui ouvrira des avenues indéfinies sur le progrès de l’humanité.

On pourrait apporter des raisons d’ordre scientifique qui ne sont pas sans valeur pour préciser que le groupe humain émerge des anthropoïdes à partir d’un point d’hominisation unique, en sorte que toute l’humanité peut bien être considérée comme issue d’un même phylum (monophylétisme). On ajoutera que la paléontologie ne saisissant les espèces qu'à l’état de groupes et ceci toujours assez loin de leur point de naissance, la question d’un couple originel unique (monogénisme) lui échappe, mais que des considérations d’un ordre supérieur pourront permettre de la résoudre positivement [2].

Supposons qu'en retraçant ainsi les étapes de la genèse de notre univers, nous marquions en outre avec force, comme l’exigerait une droite philosophie, les différences d’ordre irréductibles qui séparent les minéraux, les végétaux, les animaux, l’homme, que nous insistions notamment sur la création immédiate de chaque âme humaine par Dieu, que nous caractérisions l’homme comme étant dès l’éveil de sa vie psychique un animal religieux, serons-nous autorisés à dire que ce tableau, qui nous présente l’état concret et existentiel de l’humanité comme un fruit normal et naturel du développement de la vie sur notre planète, « une hominisation de la volonté de vivre universelle », et donc comme un état normal et naturel, est un tableau exact, véridique ?

A cette question, il faut répondre non.

b) La révélation d’un univers de rédemption

La vision de la naissance et des progrès de l’humanité que nous venons de rappeler contient sans aucun doute des données extrêmement précieuses, soit réellement scientifiques, soit hautement probables, soit simplement conjecturales et provisoires, dont il serait insensé de méconnaître la valeur et qui devront être recueillies avec soin, mais qui ne cesseront de fourvoyer, ne prendront leur juste signification et ne deviendront véritablement instructives que lorsqu'elles auront été transposées dans une autre perspective, réorganisées et réintégrées dans une vision beaucoup plus mystérieuse des origines humaines, qui jettera une clarté décisive et ineffaçable sur la condition concrète et existentielle de l’humanité.

A la perspective d’un univers de nature qui eût été possible, il faut substituer la perspective d’un univers de rédemption, seul réel, seul existentiel. L’homme, celui dont nous descendons tous, n'est pas apparu naturellement dans la série des êtres vivants. Dieu sans doute aurait pu le faire émerger avec sa seule essence d’animal raisonnable, comme « un horizon entre deux mondes » - c'est le mot de saint Thomas - le monde de la nature et le monde des esprits. Il aurait alors existé dans ce que les théologiens appellent l’état de nature pure, c'est-à-dire dans un état dramatique, éprouvant dès le début les conflits qui opposent l’âme et le corps, la raison et les passions, la personne humaine et le monde. Pourtant Dieu n'a pas agi ainsi.

Bien avant le temps où la paléontologie saisit les premiers rameaux déjà divergents de l’homo faber, tout à l’origine sans doute du « point d’hominisation de la vie », l’homme, le premier couple humain est apparu dans un état privilégié d’harmonie, revêtu de sainteté et de justice : la vie de la grâce, de la foi, de la charité l’introduisait dans l’amitié divine et faisait de lui un enfant de Dieu ; par surcroît, elle confortait en lui la triple domination de soi fragile de l’âme sur le corps, de la raison sur les passions, de la personne humaine sur la nature extérieure : en sorte qu'il n'éprouvait ni maladie ni mort, ni troubles passionnels, ni hostilité du monde environnant,

Cet état privilégié de justice originelle a été fugitif ; il a été ruiné par le premier péché ; il a passé comme l’éclair ; il est vain d’en chercher paléontologiquement les traces. Mais les conséquences de cette chute sont inscrites pour toujours dans la chair et dans le coeur de l’humanité [3]. Toute vision du monde qui présente la condition concrète et existentielle de l’humanité comme naturelle et normale, est radicalement aberrante. Elle est, au contraire, la condition concrète et existentielle d’un être qui a brisé en lui un don splendide, qui est déchu irréparablement de son premier état de sainteté et d’harmonie, qui trouve en retombant sur lui-même un état plus dramatique que ne l’eût été l’état de nature pure, où les conflits surgissent à tous les étages, entre l’âme et le corps, la raison et les passions, la personne humaine et l’univers, mais que viennent visiter tout de suite, pour l’aider à recommencer toute son histoire, les premières anticipations d’une grâce inconnue, extraordinaire, la grâce rédemptrice du Christ.

c) Catastrophe et rédemption : leur constante imbrication existentielle

Selon saint Paul, l’état concret et existentiel de l’humanité ne représente d’aucune manière un état naturel et normal, mais la catastrophe d’un état privilégié où l’homme était dans la grâce et hors des atteintes de la mort ; c'est donc un état non pas de simple « absence » de la grâce, mais de « privation » de la grâce, de péché, où la mort apparaît comme un châtiment : « Le salaire du péché, c'est la mort » (Rom., VI, 23a) ; non pas cependant un état désespéré, tout au contraire, mais un état où toute l’espérance de l’humanité est suspendue à la rédemption du Christ : « Le salaire du péché, c'est la mort ; mais le don gratuit de Dieu, c'est la vie éternelle dans le Christ Jésus notre Seigneur » (Rom., VI, 23).

Le péché d’Adam - celui auquel était attaché la mort : « Quant à l’arbre de la connaissance du bien et du mal... le jour où tu en mangeras, tu mourras de mort » (Genèse, 11, 17) -a passé à ses descendants et c'est en raison de cette transmission qu'ils meurent, non en raison de leurs péchés personnels, puisqu'ils mouraient même avant Moïse, quand aucune loi divine ne punissait de mort les péchés personnels : « De même que par un seul homme le péché est entré dans le monde et par le péché la mort, et qu'ainsi la mort a passé en tous les hommes du fait que tous ont péché ; -- car jusqu'à la Loi il y avait du péché (personnel) dans le monde, mais le péché n'est pas imputé (pour la mort) quand il n'y a pas de Loi (qui le punisse de mort) ; cependant la mort a régné d’Adam à Moïse même sur ceux qui n'avaient point péché d’une transgression semblable à celle d’Adam (et donc n'avaient point péché en transgressant une loi divine sanctionnée par la peine de mort), figure de Celui qui devait venir... » (Rom., v, 12-14). Et c'est encore en raison de cette transmission en eux du péché d’Adam, que meurent les petits enfants qui n'ont pas péché personnellement.

Eu égard à sa condition première, c'est une condition de catastrophe, une condition de péché et de mort, que l’humanité hérite du premier Adam. Mais le premier Adam est « figure » ou « type » du second : la catastrophe du premier Adam appelle la rédemption du second Adam. Celle-ci n'est pas un retour au premier état, mais une entrée dans un état beaucoup plus mystérieux, qui au total sera meilleur : « Mais il n'en va pas du don comme de la faute. Si par la faute d’un seul, la multitude est morte, à bien plus forte raison la grâce de Dieu et le don conféré par la grâce d’un seul homme, Jésus-Christ, se sont-ils répandus à profusion sur la multitude. Et il n'en va pas du don comme des conséquences du péché d’un seul : le jugement venant après un seul péché aboutit à une condamnation, l’oeuvre de grâce à la suite d’un grand nombre de fautes aboutit à une justification. Si en effet, par la faute d’un seul, la mort a régné du fait de ce seul homme, à bien plus forte raison ceux qui reçoivent avec profusion la grâce et le don de la justice régneront-ils dans la vie par le seul Jésus-Christ » (Rom., V, 15-17).

Loin de vivre dans une condition existentielle normale, l’humanité vit dans une condition existentielle mystérieuse, où coexistent et s'entrecroisent un mystère de faute et de condamnation, et un mystère de pardon et de justification : « Ainsi donc, comme la faute d’un seul a entraîné sur tous les hommes une condamnation, de même l’oeuvre de justice d’un seul procure à tous une justification qui donne la vie. Comme en effet par la désobéissance d’un seul homme la multitude a été constituée pécheresse, ainsi par l’obéissance d’un seul la multitude sera-t-elle constituée juste » (Rom., v, 18-19).

d) La survenance du péché permet l’apparition d’un monde au total meilleur

Selon saint Paul la faute d’Adam et la rédemption du Christ ne sauraient se répondre équivalemment, l’une restituant simplement ce que l’autre a saccagé. Dieu, en effet, ne laisse le mal se faire que pour en prendre occasion d’instaurer quelque bien imprévu et plus haut. La Promesse à Abraham a été suivie de la Loi de Moïse « intervenue pour que (en raison, hélas, de la perversité humaine) se multipliât la faute. Mais où le péché s'est multiplié, la grâce a surabondé ; afin que, de même que le péché a régné dans la mort, ainsi la grâce régnât par la justice pour la vie éternelle par Jésus-Christ notre Seigneur » (Rom., V, 20-21).

A la question : Pourquoi Dieu a-t-il permis, pourquoi a-t-il souffert la première catastrophe ? il n'y a qu'une réponse : Il savait qu'elle pourrait être compensée en surabondance par le drame de la Croix. Le chef de l’humanité de l’innocence n'était que le premier Adam ; le chef de l’humanité de la rédemption est le second Adam, le Verbe fait chair. Au total « l’état de la rédemption vaut cent fois mieux que celui de l’innocence [4]».

e) La grâce du Christ avant le Christ

Il est impensable que Dieu ait pu abandonner un seul instant à son sort l’humanité tombée. La catastrophe n'a pu être permise qu'en prévision de la rédemption. La grâce qui prévient secrètement l’homme dès après la chute, et qui l’accompagne sous les régimes que les théologiens appelleront la Loi de nature, puis la Loi mosaïque, est déjà christique. Elle est donnée par Dieu en considération de la Passion future du Christ. Elle est une première anticipation de la rédemption suprême qui s'opérera dans le sang de la Croix (Col., 1, 20), au seuil du régime de la Loi nouvelle.

Voilà l’univers de rédemption. C'est notre univers existentiel. Le chrétien, qu'il soit ou non savant ou philosophe, n'en connaît pas d’autre. C'est dans la perspective de cet univers que devront venir s'ordonner et s'intégrer toutes les données valables de la philosophie et des disciplines étudiant l’évolution du monde et de la vie, qu'il s'agisse de données éprouvées, scientifiquement établies, ou de vues hautement probables, ou même de simples conjectures [5].

L'univers de rédemption dépend dès sa naissance, tout au long de son histoire et jusqu'à la fin de cette histoire, de la Croix du Christ. Il est dominé par la Passion sanglante d’un Dieu fait homme et mourant pour les hommes.

2. Pourquoi le salut par la rédemption. ?

a) L’homme non seulement « sauvé » mais «racheté »

Après la faute originelle, qui détruisait définitivement la condition primitive de l’humanité, que pouvait faire Dieu, sinon pardonner [6] ? Et sans doute cela pouvait se faire de bien des manières. Il aurait pu, par exemple, feindre d’oublier l’offense du péché, et nous donner à nouveau, sans plus, la vie de la grâce. Mais alors cette première offense serait restée sans compensation, et il aurait été éternellement vrai que Dieu au total aurait reçu de sa création plus d’affront qu'elle ne lui rendrait jamais d’amour [7].

C'est ici qu'apparaît le dessein rédempteur. La chair ayant offensé Dieu, le Fils de Dieu se fera chair. Il prendra un corps dans le sein de la Vierge. Par lui pourront dès lors monter de la terre vers le ciel une adoration et un amour sans doute créés, d’une intensité inouïe, qui, en raison de la divinité de sa Personne, seront divino-humains, théandriques, revêtiront une valeur infinie et deviendront capables de compenser avec surabondance l’outrage de tous les péchés des hommes. Dès lors le monde, par le Christ qui lui emprunte une nature humaine, donne à Dieu plus d’honneur incomparablement qu'il ne lui cause d’offense. « Satisfaire pour une offense, c'est présenter à l’offensé une chose où il trouve autant et plus de joie qu'il n'éprouve de peine à l’offense. Or le Christ, par son amour et son obéissance en la souffrance, a donné plus à Dieu que ne l’exigeait la compensation de l’offense de tout le genre humain [8]. »

b) Pourquoi une telle souffrance du Christ ?

Mais au prix d’un drame indicible. Dans l’extraordinaire tableau du Prado, où le Greco a représenté la Rédemption, le Père semble bouleversé. On dirait qu'il découvre soudain l’excès des peines de son Fils et qu'il-~e repent de l’avoir envoyé à un tel martyre. Pourquoi fallait-il que la souffrance rédemptrice du Christ fût si terrible ?

A cela, il n'y a pas d’autre réponse que son amour. Il a voulu, pour épouser pleinement l’humanité, descendre au fond même de sa tragédie. Il n'est pas venu, à cette première parousie, pour éliminer notre détresse, mais pour l’assumer et l’illuminer. Il l’a prise tout entière sur lui : « Il a été éprouvé en tout, conformément à sa ressemblance avec nous, à l’exception du péché » (Hébr., iv, 15). Dieu, écrit saint Paul, « prouve son amour pour nous en ce que, lorsque nous étions encore pécheurs, le Christ est mort pour nous » (Rom., v, 8). Le Christ, écrit saint Jean, « nous a aimés et il nous a lavés (déliés) de nos péchés dans son sang » (Apoc., 1, 5). Lui-même avait dit : « Il n'est pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis » (Jean, xv, 13).

Comment aurions-nous pu supposer en Dieu un tel souci, un tel besoin de notre salut ? C'est devant l’abîme de l’agonie de Jésus que nous commençons à deviner ce qu'est l’amour de Dieu pour nous.

A l’objection que la plus grande marque d’amour que le Fils de Dieu aurait pu nous donner aurait été de s'incarner en tous les individus de la nature humaine, saint Thomas ne se contente pas de répondre que l’ordre naturel aurait alors été détruit : il ajoute : « La dilection de Dieu pour les hommes se manifeste non seulement en ce qu'il a assumé notre nature humaine, mais principalement, praecipue, en les souffrances qu'il a endurées en son humanité pour les autres hommes, selon Rom., v, 8 : Dieu prouve son amour pour nous en ce que, lorsque nous étions encore pécheurs, le Christ est mort pour nous ; ce qui n'aurait pas eu lieu, s'il avait assumé la nature humaine en tous les hommes [9]. »

c) Le contemplatif et la rédemption

Mais pour aller plus avant dans l’épaisseur, pour pénétrer en quelque sorte expérimentalement dans l’intelligence du dessein rédempteur, nul ne le pourra que dans la mesure où il sera lui-même brûlé du désir de sauver le monde pour Dieu. Béatrice le rappelle à Dante :

Ce décret, ô frère, est enseveli

aux yeux de tout homme dont l’esprit

dans la flamme d’amour n'est devenu adulte [10].

Tel sera l’enseignement de saint Jean de la Croix. Il explique que c'est à l’âme entrée dans le mariage spirituel que sont découverts, d’une manière encore inconnue, les secrets de l’Époux, c'est-à-dire les mystères de l’Incarnation et de la Rédemption [11]. Ils sont proprement insondables : « Tellement que quelques mystères et merveilles que les saints docteurs aient découverts et les saintes âmes aient entendus en l’état de cette vie, le principal leur est resté à dire et encore à connaître. [12] »

Si le vrai nom de la contemplation chrétienne, à la différence de la contemplation des philosophes, est « entrée dans les états de Dieu, de Dieu incarné [13] », comment donc devrait-elle tendre, sous couleur de mieux aimer Dieu, à écarter de son regard les mystères du Christ, de la Vierge, de l’Église ? Sainte Thérèse s'est élevée contre une si funeste illusion [14]. Ce qu'on peut dire ici, c'est qu'à la différence du chemin des commençants, qui monte de bas en haut et fait passer par le Christ jusqu'à Dieu (et c'est à bien des heures le chemin de toutes les âmes), le chemin privilégié des contemplatifs est de pouvoir parfois passer de Dieu au Christ ; il leur est donné alors de connaître les mystères de l’Incarnation rédemptrice, de la Vierge, de l’Église, un peu comme Dieu les voit, de haut en bas, en redescendant de la suprême simplicité divine vers la multiplicité de l’univers qui demandait à être secouru. l’Écriture nous montre les anges eux-mêmes « désirant plonger leur regard » dans les choses de l’Évangile (I Pierre, 1, 12) et les puissances célestes découvrant, au spectacle de l’Église, la sagesse infiniment variée de Dieu (Éphés., III, 10).

Et comment l’amour de Dieu, quand il est intense, ne retrouverait-il pas l’intention divine de sauver tous les hommes ? Le Père Élisée des Martyrs nous livre là-dessus la pensée de saint Jean de la Croix : « C'est une vérité évidente que la compassion pour le prochain croît d’autant plus que l’âme s’unit davantage à Dieu par amour : car, plus elle aime, plus elle désire que ce même Dieu soit aimé et honoré de tous. Et plus elle le désire, plus elle y travaille, aussi bien dans l’oraison que par tous les autres moyens nécessaires qui lui sont possibles. Et en ceux qui sont ainsi possédés par Dieu, la ferveur et la force de leur charité sont telles, qu'ils ne peuvent se rétrécir ni se contenter de leur propre et seul profit ; mais plutôt comme il leur paraît peu d’aller seuls au ciel, ils cherchent avec angoisses, avec un amour tout céleste et des diligences exquises, à emmener au ciel avec eux un grand nombre d’âmes. Et ceci naît du grand amour qu'ils ont pour leur Dieu ; c'est là le fruit propre et l’effet de l’oraison et de la contemplation parfaites [15]. »

L'acte suprême par lequel Jésus fonde l’univers de rédemption en mourant sur la Croix, il l’appelle lui-même son Heure.

3. l’Heure de Jésus

a) Jésus l’annonce

Toute la vie du Sauveur est dominée par la pensée de ce qu'il appelle « son Heure », l’Heure de sa Passion et de son passage au Père.

A Cana, « son Heure n'est pas encore venue » (Jean, 11, 4). S'il veut bien, à cause de la Vierge, avancer l’heure de sa manifestation publique, il sait qu'il avance du même coup l’heure de sa mort.

Cette Heure n'est pas en la puissance des hommes, elle dépend du Père : « Ils voulurent alors l’arrêter ; mais personne ne mit la main sur lui, parce que son Heure n'était pas encore venue » (VII, 30 ; cf VIII,. 20).

Elle marque l’entrée de Jésus par la mort dans une gloire où il attirera tous les siens : « La voici venue, l’Heure où le Fils de l’homme doit être glorifié. En vérité, en vérité je vous le dis, si le grain de blé ne tombe en terre et ne meurt, il reste seul... Maintenant mon âme est troublée. Et que dire ? Père, sauve-moi de cette Heure ? - Mais c'est pour cela que je suis arrivé à cette Heure D (XII, 23, 27) - « Père, l’Heure est venue, glorifie ton Fils, pour que ton Fils te glorifie et que, par le pouvoir sur toute chair que tu lui as conféré, il donne la vie éternelle à tous ceux que tu lui as donnés » (xvii, 1-2). C'est l’Heure de son passage au Père. « Avant la fête de la Pâque, Jésus sachant que son Heure était venue de passer de ce monde au Père... » (XIII, I).

b) Elle le préoccupe

Jésus connaît d’avance cette Heure. Il la prédit à ses disciples : « Vous savez que dans deux jours aura lieu la Pâque, et le Fils de l’homme sera livré pour être crucifié » (Mt., xxvi, 1-2).

Il en sait toutes les circonstances. Quand les disciples lui demandent où faire la Pâque, il répond : « Allez à la ville. Et vous rencontrerez un homme portant une cruche d’eau. Suivez-le, et où qu'il entre, dites au maître de la maison : - Le Maître dit : Où est ma salle où je dois manger la Pâque avec mes disciples ? Et il vous montrera une chambre à l’étage, grande, munie de tapis, toute prête » (Marc, xiv, 13-15).

Cette Heure le préoccupe. Elle teinte de son mystère ses actes antérieurs, les démarches de sa vie publique, et déjà le silence de sa vie cachée. Elle pèse sur le premier Noël. C'est le sens de Hébr., X, 4-9 : « Le sang des taureaux et des boucs est impuissant à enlever des péchés. C'est pourquoi, en entrant dans le monde, le Christ dit : - Tu n'as voulu ni sacrifice ni oblation ; mais tu m'as formé un corps... Voici que je viens, ô Dieu, pour faire ta volonté. »

Dès l’entrée du Christ dans le monde, sa Passion, son Heure, semble l’éblouir.

c) Elle résume sa vie temporelle

Toute la vie du Christ s'éclairait donc ainsi, par avance, des feux de sa Passion.

En retour, sa Passion est riche de toute sa vie antérieure. Elle condense, elle récapitule en elle la vertu de toutes ses actions passées. « Pour ce qui est du mérite et de la satisfaction, explique la théologie, il faut considérer la vie entière du Christ, bien qu'elle soit composée de plusieurs actions partielles, comme un acte total unique qui trouve son accomplissement dans la Passion. En effet, puisque le Christ venait racheter le péché d’Adam dont la conséquence était la mort (Rom., v, 12), il convenait qu'il apportât la pleine satisfaction du péché dans sa mort...

« Il serait insuffisant de dire que la Passion du Christ a eu simplement plus de valeur méritoire et satisfactoire que les actes précédents du Christ ; car c'est, au vrai, par elle seule que notre rédemption s'est accomplie. Aussi l’Écriture sainte attribue-t-elle toujours notre rédemption à la Passion : Dieu a constitué le Christ Jésus comme un instrument de propitiation par la foi dans son sang (Rom., iii, 15) ; nous avons été réconciliés à Dieu par la mort de son Fils (Rom., v, 10), etc.

« Si donc, en raison de la personne du Christ, chacun de ses actes avait de soi une valeur infinie, néanmoins effectivement chacun d’eux était offert comme une partie du tout que la Passion devait achever [16]. » Et plus ces actes antérieurs et ces mérites ont été précieux, plus riche et plus abondante a été la grâce rédemptrice finalement déversée sur le monde par la seule Passion.

d) Elle récapitule l’histoire du monde

Ce n'est pas la seule vie du Christ, ce sont tous les temps antérieurs, toute l’histoire du monde recommencée à partir de la chute originelle, que la Passion du Christ attire à elle et récapitule en elle.

Saint Irénée écrit : « Le Seigneur lui-même disait à ceux qui devaient verser son sang : - On redemandera tout le sang innocent répandu sur la terre, depuis le sang d’Abel le juste, jusqu'au sang de Zacharie, fils de Barachias, que vous avez tué entre le temple et l’autel ; oui, je vous le dis, tout cela retombera sur cette génération (Luc, XI, 50 ; Mt., XXIII, 35). Il signifiait par là que la RÉCAPITULATION de tout le sang des justes et des prophètes, versé depuis le commencement, s'accomplirait en lui-même, et que le sang serait redemandé par lui. Mais ces choses ne seraient pas redemandées si elles ne devaient être sauvées ; et le Seigneur n'aurait pas PU tout RÉCAPITULER en lui, s'il n'avait pas été fait dès le principe chair et sang, pour sauver à la fin en lui-même ce qui avait péri au commencement en Adam [17]. »

Même doctrine chez saint Jérôme : « Toute l’économie qui a précédé le monde et qui a été ensuite instaurée dans le monde pour les créatures tant invisibles que visibles annonçait la venue du Fils de Dieu... C'est donc dans la Croix du Seigneur et dans sa Passion qu'ont été RÉCAPITULÉES toutes choses, toutes choses ont été enveloppées dans cette RÉCAPITULATION [18]. »

e) Elle s'ouvre sur la Résurrection et l’Ascension

1. Toutefois, la Passion du Christ n'était que le terme de son pèlerinage, elle n'était pas le terme de sa vie. Elle était une mort précontenant la résurrection, une souffrance précontenant la félicité, une défaite apparente précontenant une victoire manifeste. Et c'est comme telle, c'est-à-dire comme unissant en elle toutes ces oppositions, qu'elle est cause de notre salut. Au vrai, la Passion, la Mort, la Résurrection, l’Ascension ont été, cette fois dans un sens très strict, les moments d’un acte unique, commencé dans la douleur et achevé dans la gloire, par lequel le Sauveur est descendu jusque dans les régions de l’humanité captive, pour l’entraîner dans les hauteurs [19]. La Passion résume en elle seule tout notre salut, mais en tant d’abord qu'elle renferme la vie antérieure du Christ, et en tant surtout qu'elle débouche sur la Résurrection et sur l’Ascension, qui nous atteignent à travers elle, et qui causent conjointement avec elle notre délivrance.

2. Pour l’apôtre, la Passion et la Résurrection sont comme l’avers et le revers d’un même mystère : « Il a été livré à cause de nos iniquités, et il est ressuscité à cause de notre justification » (Rom., IV, 25) ; « Nous avons été ensevelis avec lui par le baptême pour nous unir à sa mort, afin que, comme le Christ a été ressuscité des morts par la gloire du Père, nous marchons, nous aussi, dans une vie nouvelle » (Rom., VI, 4).

Il en va de même de la Passion et de l’Ascension : « Il est monté vers les hauteurs, il a emmené la foule des captifs... Or que signifie : il est monté, sinon qu'il était descendu auparavant dans les régions inférieures de la terre » (Éphés., II, 8-10).

La grâce de la Passion est une grâce de mort mais en vue de la résurrection, une grâce de crucifixion mais en vue de la transfiguration. Elle est destinée à éclore dans la gloire, et déjà eue le sait. Frères, dit l’apôtre, « je n'ai pas jugé bon de rien savoir parmi vous sinon Jésus-Christ et celui-ci crucifié » (I Cor., 11, 2) ; mais dans la même Épître, il leur annonce la gloire du Christ remettant à la fin le Royaume à Dieu et au Père [20].

3. l’ordre du Père, c'est que Jésus donne sa vie pour la reprendre (Jean, x, 18). Ce que le Sauveur lui-même appelle son Heure, c'est donc la Passion s'ouvrant sur la glorification et comme déjà confondue avec elle. « Quand judas fut sorti, Jésus dit : Maintenant le Fils de l’homme a été glorifié, et Dieu a été glorifié en lui » (Jean, XIII, 31).

f) Elle est dans le temps, mais domine le temps par voie soit d’anticipation soit de dérivation

l’Heure du Christ, où il glorifiera le Père par le pouvoir sur toute chair qui lui a été conféré (Jean, XIII, 2), est Meure solennelle du monde. Elle est dans le temps, mais domine tous les temps. La Croix du Christ étend ses bras sur le passé et sur l’avenir. Son ombre lumineuse la précède et remonte jusqu'aux premiers jours d’après la chute ; sa lumière cachée la suit et redescend jusqu'aux derniers jours du monde.

Elle sauve les âges antérieurs par anticipation : toutes les grâces données sous la Loi de nature et sous la Loi ancienne l’étaient en prévision de la Croix ; à la mort du Christ, son âme apporte aux âmes des justes retenues dans les Limbes la vision bienheureuse.

Elle sauve les âges postérieurs d’une manière plus intime, par application ou dérivation : toutes les grâces de la Loi nouvelle découlent de la Croix. « Sans effusion de sang, pas de rémission » (Hébr., IX, 22) ; cette loi continue de valoir : non du sang des taureaux et des boucs, mais du sang de l’Agneau. Si donc, après l’effusion de la Croix, faite une fois pour toutes, le péché recommence et continue à chacune des générations, il faudra que l’effusion de la Croix, unique du côté du Christ mais inépuisable du côté des hommes, recommence et continue de toucher chacune des générations.

Quand le temps cessera, le péché cessera, l’effusion du sang du Christ cessera, la réconciliation du monde cessera. Alors, c'est la seule gloire du Christ qui tombera sur le monde réconcilié. Le sacerdoce du Christ, achevé pour ce qui regarde son action rédemptrice, durera éternellement par ses fruits [21].

4. La médiation ascendante et la médiation descendante du Christ-Prêtre

Le Christ est Prêtre au sens souverain.

L'office propre du prêtre est de donner le peuple à Dieu et de donner Dieu au peuple [22].

Le Christ donne les hommes à Dieu en suscitant en leurs coeurs une offrande, une imploration qu'il attire et soulève jusqu'à lui, l’incorporant à son offrande, à son imploration théandrique, pour la présenter à Dieu. Voilà la médiation ascendante du Christ. Elle agit comme une cause morale, c'est-à-dire par voie de supplication. Elle procure notre salut par manière de mérite, de sacrifice, de satisfaction, de rédemption.

Et le Christ donne Dieu aux hommes. Car «ayant été exaucé à cause de sa révérence » (Hébr., V, 7), il attire sur lui, pour les déverser sur le monde, les suprêmes trésors de grâce que Dieu tenait en réserve pour nous depuis le commencement du monde. En signe de quoi, et en preuve qu'il nous a tout livré, il sort de son côté ouvert du sang et de l’eau (Jean, XIX, 34). Voilà la médiation descendante du Christ. Elle agit par manière de cause efficiente [23].

La Croix est le lieu de passage de toute la prière du monde vers Dieu, et de toute la réponse de Dieu au monde. Ce sont là deux aspects inséparables et complémentaires d’une unique médiation.

5. La médiation du Christ en Croix est simultanément un sacrifice et un acte d’amour

a) Sacrifice et acte d’amour

La Passion du Christ, qui a sauvé le monde, perdu depuis le premier péché, et instauré un univers de rédemption, est indissolublement un sacrifice et un acte d’amour.

Un sacrifice, un acte cultuel extérieur, une liturgie, mais en tant qu'enveloppant le plus pur et le plus intense amour qui soit jamais sorti d’un coeur humain. Un acte d’amour, mais en tant qu'enveloppé dans un sacrifice volontaire, un acte cultuel extérieur, une liturgie. l’Eglise chante l’Amour-Prêtre immolant son saint corps, Almique membra corporis Amor sacerdos immolat [24].

Elle est un acte sacrificiel : « Si le Père m'aime, c'est que je donne ma vie, pour la reprendre. On ne me l’ôte pas, je la donne de moi-même. J'ai pouvoir de la donner et pouvoir de la reprendre : tel est l’ordre que j'ai reçu du Père » (Jean, x, 17-18 [25]). C'est en raison du pouvoir absolument privilégié de sa volonté humaine sur sa nature même et sur toute nature que le Christ a pu faire de sa vie un sacrifice au sens propre, être à la fois dans ce sacrifice prêtre et victime, changer l’horrible mort de la Croix en sacrifice adorable [26]. Jésus est « victime de propitiation pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais aussi pour ceux du monde entier » (I Jean, II, 2). l’abrogation des sacrifices anciens par l’acte sacrificiel unique de la Croix est le thème central de l’Epître aux Hébreux : Le Christ n'est pas, comme les prêtres lévitiques, dans la nécessité d’offrir chaque jour des sacrifices, « il l’a fait une fois pour toutes en s'offrant lui-même » (VII, 27) ; « Ayant offert pour les péchés un unique sacrifice, il s'est assis pour toujours à la droite de Dieu » (x, 12).

Et la Passion est un acte d’amour : « Avant la fête de la Pâque, Jésus sachant que son heure était venue de passer de ce monde au Père, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu'à la fin », jusqu'à la fin de l’amour (Jean, XIII, 1). « Comme le Père m'a aimé, moi aussi je vous ai aimés » (xv, 9 ; Cf. XVII 23). « Il n'est pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis » (xv, 13). « Voici à quoi nous avons l’Amour : il a offert sa vie pour nous » (I Jean, 111, 16).

Ces deux actes, celui du sacrifice et celui de l’amour, n'en font qu'un : « Suivez la voie de l’amour à l’exemple du Christ qui vous a aimés ; et il s'est livré lui-même pour nous en offrande et sacrifice à Dieu, comme une senteur parfumée » (Éphés., V, 2). On ne présente pas l’eau seule, ni le vase seul, disait sainte Catherine de Sienne, mais l’eau dans le vase : le vase c'est le sacrifice, l’eau c'est l’amour. Les deux ici-bas sont inséparables.

Mais le contenu est plus précieux que le vase, et l’amour que le sacrifice : « Quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien » (l Cor., XIII, 3). Un jour le vase se brisera : le sacrifice ne franchira pas le seuil de la Patrie, il n'y aura pas de temple dans la cité sainte, « c'est le Seigneur, le Dieu tout puissant qui est son temple, et l’Agneau » (Apoc., XXI, 22). Mais le contenu demeurera : « La charité jamais ne passe » (I Cor., XIII, 8).

b) Le Christ consacré comme Prêtre dans la ligne du culte et comme Saint dans la ligne de l’amour

Assumée par la personne du Verbe, l’humanité du Sauveur s'enrichissait, en effet, d’une double consécration en vue d’une double mission.

Elle était consacrée dans la ligne de la validité cultuelle, ayant mission d’instaurer le sacrifice nouveau demandé par Dieu : « Ce n'est pas le Christ qui s'est attribué lui-même la gloire de devenir Grand Prêtre, mais il l’a reçue de Celui qui lui a dit, Ps., 11, 7 : - Mon Fils, c'est toi ; moi-même aujourd'hui je t'ai engendré ; comme il dit encore ailleurs, Ps., CX (CIX), 4 : - Tu es prêtre pour l’éternité, selon l’ordre de Melchisédech » (Hébr., v, 5-6).

Et elle était consacrée dans la ligne de la sainteté de l’amour, ayant mission de répandre sur le monde une effusion inouïe et suprême de grâce : « je suis venu jeter un feu sur la terre, et que désiré-je sinon qu'il soit déjà allumé ? » (Luc, XII, 49). « je leur ai donné la gloire que tu m'as donnée... pour que le monde sache que tu m'as envoyé et que je les ai aimés comme tu m'as aimé... je leur ai révélé ton nom et le leur révélerai pour que l’amour dont tu m'as aimé soit en eux et moi en eux » (Jean, XVII, 22-23 et 26).

La consécration et la mission cultuelles sont au service de la consécration et de la mission de l’amour.

6. Les quatre fins du sacrifice de la Croix

Le Christ en Croix était un avec le Père à qui le sacrifice était offert, il se faisait un avec ceux pour qui le sacrifice était offert, il était lui-même celui qui offrait et ce qui était offert [27]. Le sacrifice du Christ ne pouvait être qu'annoncé et préfiguré par ce qu'il y avait de pur dans les sacrifices de la Loi de nature et de la Loi mosaïque. Étant théandrique, il est seul à réaliser d’une manière parfaite les quatre fins du sacrifice : latreutique, propitiatoire, eucharistique, impétratoire.

1. Le sacrifice de Jésus en Croix est d’abord adoration, il est latreutique. l’obéissance qui, en soumission au décret divin éternel, conduit Jésus jusqu'au don de sa vie, est la conséquence, la manifestation, l’expression de l’acte d’adoration le plus humble, le plus anéantissant, le plus amoureux, qui soit jamais monté de la terre vers le ciel.

« Si le Père m'aime, c’est que je donne ma vie... On ne me l’ôte pas, je la donne de moi-même. J'ai pouvoir de la donner et pouvoir de la reprendre : tel est l’ordre que j'ai reçu de mon Père » (Jean, x, 17-18). « Il s'est anéanti en prenant la forme d’esclave ayant paru en la ressemblance des hommes... Il s'est abaissé lui-même en se faisant obéissant jusqu'à la mort, à la mort même de la Croix » (Phil., 11, 8).

L'holocauste est le sceau de l’adoration.

2. Le sacrifice de Jésus en Croix est propitiatoire. Il apaise Dieu irrité par le péché, sollicite son pardon, provoque sa miséricorde : « Nous avons un avocat auprès du Père, Jésus-Christ le juste. Il est lui-même une victime de propitiation pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais aussi pour ceux du monde entier » (I Jean, 11, 2). La Passion du Christ, contrebalançant le péché, nous rachète et nous réconcilie : « Ce n'est point par des choses périssables, de l’argent ou de l’or, que vous avez été rachetés..., mais par le sang précieux, comme d’un agneau sans défaut et sans tache, du Christ » (I Pierre, 1, 18-19). « Nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils » (Rom., v, 10). « Dieu réconciliant le monde avec lui-même dans le Christ, n'imputant pas aux hommes leurs offenses... » (II Cor., v, 19). Il a plu à Dieu de « réconcilier par lui toutes choses, en les ramenant vers lui, les ayant pacifiées par le sang de sa Croix » (Col., 1, 20).

3. Le sacrifice de Jésus en Croix est eucharistique. Il est une suprême action de grâces, avant tout pour le dessein. qu'a formé Dieu de faire miséricorde au monde. Au moment où Jésus lui-même institue la mémoire de son sacrifice, il le fait en rendant grâces, en eucharistiant le pain et le vin (Luc, xXII, 19 ; Mt., XXVI, 27).

4. Le sacrifice de Jésus est impétratoire. Il est une suprême demande, un suprême appel aux largesses de la bonté divine : Le Christ « dans les jours de sa chair, ayant offert des prières et des supplications à celui qui pouvait le sauver de la mort, avec un grand cri et des larmes, fut exaucé à cause de sa révérence » (Hébr., V, 7).

Si les fins du sacrifice, qui est un acte cultuel, sont d’adorer Dieu, d’implorer son pardon, de lui rendre grâces, de solliciter ses dons, elles seront obtenues à proportion de la charité, vivifiant le sacrifice. Or il n'est pas de charité comparable à celle de Jésus en Croix.

7. Le sacrifice rédempteur est offert une fois pour toutes, mais pour être sans cesse actualisé

1. Le sacrifice rédempteur est offert en une fois, pour sauver, pour récapituler, tous les temps. Il n'occupe lui-même qu'un moment du temps ; mais, étant le sacrifice d’un Dieu, il est habité par l’éternité divine qui, en le touchant, le rend capable par sa vertu d’illuminer tous les temps : le passé par manière d’anticipation, le futur par manière de dérivation. « Quand je serai élevé de terre », dit le Sauveur, « j'attirerai tous les hommes d moi. Il signifiait par là de quelle mort il allait mourir » (Jean, XII, 33). « Le Christ... est entré une fois pour toutes dans le sanctuaire, non avec le sang des boucs et des taureaux, mais avec son propre sang, après nous avoir acquis une rédemption éternelle » (Hébr., viii, 12). « Il s'est manifesté maintenant, à la consommation des siècles, une seule et unique fois pour abolir le péché par le sacrifice de lui-même » (IX, 26). « Après s’être offert une seule fois pour enlever les péchés d’un grand nombre, il se montrera une seconde fois, non plus pour expier le péché, mais pour donner le salut à ceux qui l’attendent » (IX, 27 C'est pourquoi, en entrant dans le monde, le Christ dit : - Tu n'as voulu ni sacrifice ni oblation, mais tu m'as formé un corps... Voici que je viens, ô Dieu, pour faire ta volonté... Et c'est en vertu de cette volonté que nous sommes sanctifiés par l’oblation du corps de Jésus-Christ, une fois pour toutes » (x, 5-10). « Ayant offert pour les péchés un sacrifice unique, il s'est assis pour toujours à la droite de Dieu » (x, 12). « Par une oblation unique, il a rendu parfaits pour toujours ceux qu'il sanctifie » (x, 14).

2. La conclusion est que « là où les péchés sont remis, il n'y a plus d’oblation pour le péché » (x, 18 [28]). Et si pourtant, avec la succession des générations, les péchés doivent continuer, ils ne pourront être remis que par la présence, l’application, l’actualisation, continuée à chaque génération, de cette unique oblation du Christ. Sur le mot de saint Paul : « Chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez la coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu'à ce qu'il vienne » (I Cor., XI, 26), saint Ambroise écrira : « Si nous annonçons la mort du Seigneur, nous annonçons la rémission des péchés. Si chaque fois que son sang est répandu, il est répandu pour la rémission des péchés, je dois toujours le recevoir, pour que toujours il me remette mes péchés. Moi qui pèche toujours, je dois avoir toujours un remède [29] » Pas d’autre oblation pour le péché ; mais présence, application, actualisation de cette unique oblation. C'est ainsi qu'est annoncée vraiment la mort du Seigneur jusqu'à ce qu'il revienne.

8. Le Christ, Prêtre selon l’ordre de Melchisédech Le sacerdoce et le sacrifice du Christ effacent le sacerdoce et les sacrifices de la Loi ancienne

1. Jésus, explique l’Ëpître aux Hébreux, « est devenu, selon l’ordre de Melchisédech, Grand Prêtre pour toujours » (vi, 20). Le sacerdoce imparfait de la Loi ancienne s'efface devant le sacerdoce parfait du Christ.

Le Christ est appelé prêtre «selon l’ordre de Melchisédech non selon l’ordre de la Loi ancienne. Il y a plusieurs raisons à cela : 1° Le mystère qui entoure Melchisédech, dont on ne nous dit pas la généalogie (Genèse, xiv, 18), figure le mystère du Fils de Dieu, qui est sans généalogie, et qui dès lors est désigné prêtre non par voie de succession charnelle, mais par décret divin (Hébr., VII, 3). 2° Puis nous voyons Abraham, de qui est issu le sacerdoce lévitique, offrir la dîme, tel l’inférieur au supérieur, à Melchisédech, roi de Salem et prêtre du Très-Haut (Genèse, XIV, 20). 3° Enfin Melchisédech allant au devant d’Abraham apportait du pain et du vin (Genèse, xiv, 18), préfigurant ainsi le sacrifice de la Cène et de la Messe. Déjà le Psaume cx (CXI), 4, cité par l’Ëpître aux Hébreux, v, 6, avait salué le Messie comme Prêtre à jamais, à l’exemple de Melchisédech.

C'est en opposant le sacerdoce de la Loi ancienne selon l’ordre d’Aaron, au sacerdoce nouveau du Christ selon l’ordre de Melchisédech, que le concile de Trente inaugure son enseignement sur le sacrifice de la Messe : « l’Ancien Testament ne pouvant, comme en témoigne l’apôtre Paul (Hébr., VII, II et 19), en raison de l’imperfection du sacerdoce lévitique, aboutir à la consommation, il fallait, suivant la disposition de Dieu le Père des Miséricordes, que se levât un autre Prêtre, selon l’ordre de Melchisédech, notre Seigneur Jésus-Christ, qui pourrait amener à leur consommation et à leur perfection tous ceux qui devaient être sanctifiés (Hébr., x, 14 [30]). » C'est pourquoi on verra, à la Cène, le Christ, « se déclarant lui-même Prêtre établi pour l’éternité, offrir à Dieu son Père, son corps et son sang sous les espèces du pain et du vin [31] ».

2. A la manière dont le sacerdoce du Christ efface l’ancien sacerdoce, le sacrifice du Christ efface les anciens sacrifices : « Le sang des taureaux et des boucs est impuissant à enlever des péchés. C'est pourquoi, en entrant dans le monde, le Christ dit ; - Tu n'as voulu ni sacrifice ni oblation ; mais tu m'as formé un corps... Voici que je viens, ô Dieu, pour faire ta volonté. Il abroge par conséquent le premier régime pour fonder le second » (Hébr., x, 4-9).

Une question se pose ici. Le culte des âges antérieurs a-t-il été abrogé totalement ? N'a-t-il été sauvé d’aucune manière ?

9. l’unique sacrifice rédempteur récapitule en ce qu'elle a de valable l’offrande des hommes de tous les temps

a) Récapitulation rétrospective

1. l’économie cultuelle de la Loi ancienne exprimait, secrètement et obscurément, la foi en un Sauveur qui devait venir, qui cultus erat in fide venturi ; et sous cet aspect, elle devenait caduque à l’avènement du Sauveur, jam veniente eo qui venturus erat. Sous un autre aspect, cependant, elle s'achevait et s'accomplissait en la Loi nouvelle, la figure faisant place à la vérité [32].

Quand donc on dit que le sacerdoce et le sacrifice du Christ abrogent le sacerdoce et les sacrifices de la Loi mosaïque - et ceux de la Loi de nature, tels les sacrifices d’Abel (Genèse, iv, 4), de Noé (VIII, 2o), d’Abraham (XII, 8 ; XXII, 1-4), etc. - c'est quant à la forme cultuelle encore figurative et imparfaittde ces sacerdoces et de ces sacrifices. Mais le sacerdoce et le sacrifice du Christ n'abrogent pas, ils accomplissent au contraire, ils récapitulent, les sacerdoces et les sacrifices anciens quant à ce qu'ils pouvaient annoncer et contenir de vérité [33]. Le sacrements de la Loi ancienne, disait d’un mot saint Augustirn annonçaient le Christ ; à sa venue, ils ont été abrogés parce qu'accomplis, ideo ablata quia impleta [34].

2. Au lendemain de la chute, la Croix est déjà levée sur l’horizon de l’histoire, et c'est en considération de la Passion future de son Fils que Dieu envoie aux hommes l’inspiration secrète, interior instinctus [35], leur suggérant le culte qu’ils ont à lui rendre. Qu'ils se fassent dociles à cette impulsion divine - hélas, ils pourront la pervertir, la faire dévier, même horriblement, le diable s'emploiera à les y aider - et déjà leurs offrandes, leurs sacrifices seront christiques, obscurément sans doute mais réellement, tirant du Christ par anticipation leur puissance de supplication et leur vertu salutaire. En sorte que lorsque le Christ sera élevé de terre (Jean, XII, 32), ce sera pour avoir soulevé le désir - et pour avoir porté le poids des âges antérieurs et des millénaires de la préhistoire. Selon saint Irénée, nous l’avons vu, la « récapitulation » de tout le sang des justes et des prophètes, versé en Abel et depuis le commencement du monde, « s'accomplit » quand est versé le sang de Jésus [36]. Pareillement, saint Thomas voit, dans l’effusion du sang de tous les justes qui ont vécu depuis les origines, que le Christ visitera aux Limbes, « une préfiguration l’effusion du sang du Christ [37] ».

b) Récapitulation prospective

l’unique offrande rédemptrice suscite d’avance, assume, récapitule plus mystérieusement, plus intimement, plus plénièrement encore, l’offrande des temps à venir, par manière, cette fois-ci, d’application, de dérivation : en signe de quoi il sort du côté ouvert de Jésus « du sang et de l’eau » (Jean., xix., 34) : le sang du sacrifice étant au principe d’un épanchement inouï du fleuve de l’Esprit : « car il n'y avait pas encore d’Esprit, parce que Jésus n'avait pas encore été glorifié » (Jean, VII, 39 [38]). Et c'est pour assurer l’intégrité de cette application et de cette dérivation inconnues des âges antérieurs, que sera institué le rite sacrificiel de la Cène.

10. Le sacrifice de la Croix ne va pas sans participation de l’humanité

Si, selon la pensée d’Irénée, le Christ récapitule et redemande (exquirit), pour le sauver, le sang des justes des âges antérieurs, où l’ombre seulement de sa Croix s'étendait sur le monde ; si, en outre, par l’institution d’une nouvelle économie, il récapitule d’avance la supplication des âges ultérieurs, où se perpétuera, jusqu'à ce qu'il revienne, le mémorial de sa mort ; si, en un mot, la Croix est l’arbre où se change en sang ce qu'il y a de valable dans l’offrande humaine de tous les temps, il faut bien dire que le sacrifice rédempteur, l’offrande du Christ pour le salut du monde, n'est pas l’offrande du Christ seul, isolé des hommes, mais l’offrande du Christ s'incorporant l’offrande des hommes. Le sacrifice de la Croix ne va pas sans participation de l’humanité. Elle est appelée à s'y plonger : pour être rachetée ; pour offrir elle aussi le Christ rédempteur, le suivre dans l’offrande qu'il fait de lui-même ; pour s'efforcer, en lui et par lui, d’être corédemptrice. Pour autant, l’humanité constitue à chacune de ses étapes l’Église, qui est le Corps du Christ.

11. La participation de la Vierge et de saint Jean au sacrifice de la Croix [39]

1. Le Christ est Tête, l’Église est son Corps. Il n'évacue pas l’Église, il l’entraîne dans son sillage. Ce qu'il fait souverainement comme Tête, elle doit le faire en dépendance de lui, vivifiée par lui, portée par lui, comme étant son Corps.

a) La Vierge et saint Jean figurent l’Église alors au pied de la Croix. A son offrande théandrique, infinie, le Christ unit leur offrande créée, finie. Il l’enveloppe, la soutient, la promeut ; un peu comme I'Être infini enveloppe, soutient, promeut les êtres finis. « Car le Christ étant Tête de l’Église, la grâce lui a été donnée non seulement comme à une personne particulière, mais en vue de refluer sur ses membres, en sorte que les oeuvres du Christ valent pour lui et pour ses membres, comme les oeuvres d’un homme qui a la grâce valent pour lui-même [40]. »

Non certes que l’offrande de la Vierge et de saint Jean puisse rien à ajouter intensivement à l’offrande du Christ ; mais elle peut être elle-même élargie, approfondie, vivifiée, sanctifiée par ce contact. Elle représente, unie à la supplication de Jésus, la détresse inénarrable de créatures très aimantes, déchirées par le spectacle du mal qui semble alors submerger le monde. Elle peut, dès lors, devenir corédemptrice pour le monde. Sans doute à des degrés divers. Pour la Vierge, son offrande est corédemptrice de tout ce dont le Christ est Rédempteur ; son intercession est universelle. Celle de saint Jean est plus restreinte.

b) En même temps qu'il les entraîne actuellement dans l’acte d’offrande de sa médiation ascendante, le Christ fait descendre actuellement sur la Vierge et saint Jean, c'est-à-dire sur le coeur de l’Église de ce temps-là, les richesses d’une grâce définitive et pleinement christoconformante, « La nature humaine du Christ, dit saint Thomas, est l’instrument de la divinité ; en conséquence toutes les actions et passions du Christ agissent instrumentalement, sous la motion de la divinité, pour procurer le salut des hommes. La Passion du Christ est ainsi cause efficiente. de notre salut [41] », à mesure de notre venue à l’existence.

2. Au moment donc où s'achève sur la Croix le drame de la rédemption du monde, le Christ veut que l’Église, l’Église de ce temps-là, dans la mesure où elle en est capable, y soit engagée. La participation à l’oblation à la fois liturgique, sanglante et amoureuse de la Croix se fait alors par un contact immédiat, c'est-à-dire sans recours aux signes sacramentels et au rite non sanglant.

A la Cène, au contraire, et à la Messe, c'est sous les signes sacramentels et le rite non sanglant que l’entrée dans le drame sacrificiel est proposée, d’abord aux apôtres, puis aux chrétiens des âges futurs.

On doit donc reconnaître deux manières pour l’Église de participer plénièrement au drame rédempteur : l’une passagère, par contact immédiat avec le sacrifice sanglant ; c'est celle de l’Église au pied même de la Croix, celle de la Vierge et de saint Jean ; l’autre permanente, nous apportant le sacrifice sanglant dans l’enveloppe du sacrifice non sanglant, institué à la Cène par le Sauveur pour être reproduit par ses disciples ; c'est celle de l’Église attendant le retour du Christ.

CHAPITRE II - LA PRÉSENCE NON SANGLANTE OU SACRAMENTELLE A LA CÈNE ET A LA MESSE DE L’UNIQUE SACRIFICE RÉDEMPTEUR DOCTRINE RÉVÉLÉE ET INNOVATION PROTESTANTE

 

Au sujet des rapports, d’une part du sacrifice de la Croix et d’autre part du sacrifice non sanglant de la Cène et de la Messe, on peut rappeler la mystérieuse révélation de l’Écriture, signaler sa réaffirmation et son explicitation par le concile de Trente, marquer la signification de l’innovation luthérienne.

1. L’enseignement de l’Écriture : l’événement du sacrifice sanglant et l’institution du sacrifice non sanglant

Le sacrifice de la Croix est un événement unique ; le sacrifice de la Cène est une institution permanente. Entre la Croix et la Cène, entre l’événement et l’institution, faudra-t-il donc choisir ? Le protestantisme va-t-il retenir le sacrifice-événement, et le catholicisme le sacrifice-institution ?

a) Unicité et non réitérabilité du sacrifice rédempteur

l’Écriture nous révèle l’unicité et la non-réitérabilité du sacrifice rédempteur. C'est le grand thème de l’Épître aux Hébreux : « Par une oblation unique, le Christ a rendu parfaits pour toujours ceux qu'il sanctifie » (x, 14).

L'insistance de l’Épître aux Hébreux à opposer l’unité du sacrifice rédempteur à la multiplicité des sacrifices sanglants de la Loi ancienne s'explique suffisamment par la nature des choses et par l’importance de la révolution qui instaure un nouvel âge cultuel.

Elle s'éclaire exégétiquement d’un jour supplémentaire si l’on suppose que cette, épître est adressée - peut-être par Apollos - à un groupe d’anciens prêtres venus à la foi du Christ (Act., VI, 7), chassés de Jérusalem par la persécution qui suivit la mort d’Étienne, réfugiés dans une ville de la côte, comme serait Césarée ou Antioche, et supportant difficilement la privation des activités multiples et spectaculaires de l’ancien culte et de ses sacrifices : « Accoutumés aux splendeurs du culte lévitique, et réduits à l’état laïque, ces prêtres sont tentés de revenir au judaïsme et à la liturgie mosaïque. l’Épître aux Hébreux répond à cette psychologie en justifiant le caractère tout spirituel et intérieur de la religion nouvelle, mais qui ne fournit plus guère d’appui à la sensibilité. Avant leur conversion, par exemple, ces prêtres avaient le droit de manger une part des victimes immolées ; désormais, ils sont écartés des autels dont leurs anciens confrères se nourrissent encore. En réalité, ils ont un autel, le Christ en personne, mais dont on ne participe que par la foi (XIII, 10). Le libellé de la phrase oppose deux catégories de prêtres, ceux qui restent fidèles au droit coutumier lévitique, ceux qui en sont exclus. Le truisme de Hébr., x, 18, qui conclut l’argumentation doctrinale de l’Épître : Là où il y a rémission, il n'y a plus d’offrande pour les péchés, s'entend parfaitement, dans sa formulation absolue [42], s'il s'adresse à des prêtres judéo-chrétiens gardant la nostalgie de leur ancien ministère. Il n'y a plus d’immolation à accomplir, de sacrifices à présenter. Le sacerdoce de Jésus-Christ a pourvu une fois pour toutes à la rémission de tous les péchés [43]. »

b) Nécessité de réitérer le sacrifice non sanglant institué à la Cène

1. Et l’Écriture nous révèle, avec non moins de force, l’obligation de reproduire le sacrifice non sanglant de la Cène. Voici trois passages.

1° Tout d’abord le récit même de la première Cène. Elle est un sacrifice : elle contient, mais sous une enveloppe sacramentelle et non sanglante, le Christ en tant même qu'il est actuellement offert et immolé. Et c'est telle quelle qu'il faudra la reproduire : « Et ayant pris du pain et rendu grâces, il le rompit et le leur donna, en disant : - Ceci est mon corps, donné pour vous ; faites ceci en mémoire de moi » (Luc, xXII, 19 ; I Cor., XI, 24). « Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang ; faites ceci en mémoire de moi toutes les fois que vous en boirez » (I Cor., XI, 25).

En mémoire de Jésus, quelque chose devra donc être non seulement dit, mais fait. Quoi donc ? Ce que lui-même vient de faire. Il vient (ici les luthériens voient) de rendre son corps présent dans l’Eucharistie. Plus précisément encore (ici les luthériens cessent de voir), ce qu'il vient de rendre présent dans l’Eucharistie, c'est, dit saint Luc, mon corps donné pour vous, et saint Paul mon corps pour vous ; c'est, disent saint Marc (XIV, 24) et saint Matthieu (XXVI, 28), son sang, le sang de l’Alliance, répandu pour la multitude : et déjà, en effet, la Passion est commencée, elle est en train de s'accomplir [44]. Les disciples devront donc, en souvenir du Christ, en commémoration du Christ, rendre présents dans l’Eucharistie son corps en tant que donné pour nous, son sang en tant que répandu pour la multitude. Saint Matthieu ajoute ici que ce sang est répandu en vue de la rémission des péchés, ce qui accentue encore le caractère sacrificiel et propitiatoire de la Cène. En bref, ils devront rendre présent dans l’Eucharistie le Christ en tant qu'il s'offre et s'immole pour la rémission des péchés.

Il y aura donc, selon la volonté du Christ, multiplicité des oblations et immolations sacramentelles et non sanglantes, des sacrifices non sanglants, contenant l’unique sacrifice sanglant. Comme la Pâque ancienne, la Pâque nouvelle sera un mémorial sacrificiel, non le simple souvenir d’un sacrifice, mais un vrai sacrifice : non certes par l’impossible réitération du sacrifice unique, mais par la réitération de la présence sous le rite non sanglant de ce sacrifice unique.

2° Le second passage ne concerne plus l’instauration de la Cène. Il nous transporte à l’an 55. Que fait-on dans l’Église de Dieu qui est à Corinthe ? Saint Paul parle d’une table qui est un autel ; d’un pain qui est le corps du Seigneur, d’une coupe qui est le sang du Seigneur ; d’une union des fidèles à ce corps et à ce sang par manducation, à la manière dont les Juifs participaient aux sacrifices de la Loi mosaïque et les Gentils aux sacrifices d’idoles. Mais ni les sacrifices des Gentils ni les sacrifices d’Israël ne sont plus permis, sous peine de provoquer la jalousie du Seigneur. Les chrétiens ont aujourd'hui leur sacrifice où ils entrent en buvant le calice du Seigneur, en participant à la table du Seigneur. Voici le texte : « La coupe de bénédiction que nous bénissons, n'est-elle pas communion au sang du Christ ? Le pain que nous rompons n'est-il pas communion au corps du Christ ? Puisqu'il y a un seul pain, nous sommes, nous tous, un seul corps, car tous nous participons au pain unique. Considérez l’Israël selon la chair ; ceux qui mangent les victimes ne sont-ils pas en communion avec l’autel ? Qu'est-ce à dire ? Que la viande sacrifiée aux idoles soit quelque chose ? Ou que l’idole soit quelque chose ? Non ; mais ce qu'on sacrifie, c'est à des démons qu'on le sacrifie et à ce qui n'est pas Dieu. Or je ne veux pas que vous entriez en communion avec les démons. Vous ne pouvez boire à la coupe du Seigneur et à la coupe des démons ; vous ne pouvez partager la table du Seigneur et la table des démons. Ou bien voudrions-nous provoquer la jalousie du Seigneur ? Serions-nous plus forts que lui ? » (I Cor., x, 14-22).

Notons le parallélisme de l’opposition entre :

 les victimes offertes en Israël et les viandes immolées aux idoles

le pain que nous rompons, la coupe que nous bénissons

l'autel d’Israël et la table des démons

la table du Seigneur

 ceux qui mangent soit les victimes de l’autel en Israël, soit les idolothytes.

ceux qui mangent de la table du Seigneur et boivent de sa coupe.

 Si le « pain » et la « coupe » du Christ n'étaient pas offerts à Dieu en sacrifice, dit Cajetan [45], toute l’argumentation de Paul s'écroulerait.

3° Il faut rapprocher ce passage du chapitre xi, où, après avoir rapporté la mystérieuse institution de la Cène, saint Paul déclare que celui qui s'approchera indignement de ce banquet sera «coupable du corps et du sang du Seigneur», à savoir, cela est clair, du Christ en tant qu'immolé (27).

Il avait dit immédiatement auparavant : « Chaque fois qu vous mangez ce pain et que vous buvez le calice, vous annoncerez la mort du Seigneur, jusqu'à ce qu'il revienne » (26). Parce qu'elle contient le corps et le sang du Christ, c'est-à-dire le Christ venant à nous sous les signes de son immolation, I'Eucharistie annonce et rend présente au long du temps la mort du Seigneur survenue une fois dans le temps pour sauver tout le temps, jusqu'à ce qu'il revienne pour juger tout le temps. Elle doit se renouveler avec les générations, qui ont besoin d’être plongées dans le sang du Christ au fur et à mesure qu'elles existent Son rôle rédempteur ne cessera qu'à la fin de l’histoire, quand le Christ viendra en gloire pour transfigurer l’univers.

2. Que conclure ? Si l’Écriture est la règle de notre foi, faut croire, sur son autorité, d’une part l’absolue perfection de l’unique sacrifice sanglant, du sacrifice-événement de La Croix, d’autre part la nécessité de reproduire jusqu'à la fin des temps le sacrifice non sanglant, le sacrifice-institution de la Cène.

2. La nécessité de reproduire le sacrifice de la Cène est-elle compatible ou incompatible avec la perfection de l’unique sacrifice de la Croix ?

a) Deux conceptions adverses des rapports de la Croix et de la Messe

1. Quand l’Écriture nous enseigne d’une part que le sacrifice rédempteur est unique, offert une fois pour toutes, parfait, d'autre part qu'il est nécessaire de reproduire le sacrifice non sanglant de la Cène, nous savons bien qu'elle ne nous jette pas à la contradiction, mais qu'elle nous ouvre un mystère, ce mysterium fidei que nomme la liturgie. Entre le sacrifice de la Croix et le sacrifice de là Cène, entre le sacrifice-événement et le sacrifice-institution, nous ne choisissons pas, nous gardons toute l’Écriture. Le sacrifice-institution, à nos yeux, ne multiplie pas le sacrifice-événement ; il multiplie les présences réelles du sacrifice-événement.

2. Mais d’autres - ce seront les protestants - posent en principe que, si l’offrande, si le sacrifice de la Croix est parfait, il ne peut être question sous aucun prétexte d’un sacrifice, d’une offrande, soit à la Cène, soit à plus forte raison à la Messe. Le Christ a sauvé les fidèles par un sacrifice unique, comment pourraient-ils mettre leur confiance dans un autre sacrifice ?

C'est donc l’interprétation des textes de l’Écriture concernant la Cène qu'on entreprendra d’abord de changer : ils ne pourront signifier à aucun titre un sacrifice ou une offrande du Christ.

Puis viendront les violences contre la Messe. C'est un « scandale » ' écrit Luther, de penser « que la Messe est, comme on le croit partout, un sacrifice offert à Dieu [46] ». Pour Calvin, seul Satan a pu aveugler « quasi tout le monde de cette erreur pestilentielle, qu'on crût la Messe être sacrifice et oblation pour impétrer la rémission des péchés... Il ne dressa jamais une plus forte machine pour combattre et abattre le règne de Jésus-Christ [47]».

b) La Messe juxtaposée à la Croix

i. Quelle est la raison immédiate d’une rupture aussi brutale ?

Elle nous est fournie par les Réformateurs eux-mêmes. Ils juxtaposent délibérément dans leur esprit, au sacrifice unique de la Croix, la notion du sacrifice non sanglant de la Cène et de la Messe. Celle-ci ne peut dès lors apparaître que comme la notion d’un autre sacrifice, rival du premier, faisant injure au premier. Entre le sacrifice sanglant et les sacrifices non sanglants, ,on serait contraint de choisir ; et dès lors le choix est fait.

C'est ainsi que Calvin entreprend de prouver que la Messe, quoiqu'elle soit « parée et fardée », fait très grand déshonneur à Jésus-Christ, opprime et ensevelit la Croix, met en oubli sa mort, nous ôte le fruit qui nous en provenait [48]. A la Messe, d'après lui, un prêtre mortel se substitue au Prêtre éternel, un autre sacrifice s'ajoute à celui de la Croix considéré comme imparfait, une nouvelle rédemption et une autre rémission que celle de la Croix nous sont proposées [49].

2. De ce point de vue, on cesse d’entendre que, ce que le Christ a lui-même rendu présent à la Cène, c'était son corps donné, pour nous, son sang répandu pour la multitude, en vue de la rémission des péchés.

On oublie que les chrétiens de Corinthe opposaient, aux sacrifices tant des juifs que des Gentils, un sacrifice où ils entraient en buvant à la coupe du Seigneur et en partageant la table du Seigneur ; qu'il leur fallait annoncer la mort du Seigneur en communiant à son corps et à son sang.

On innove enfin une exégèse destinée à effacer de l’Écriture l’idée, préalablement défigurée, du sacrifice non sanglant. On nie que, par les paroles Faites ceci en mémoire de moi, le Christ ait pu instituer prêtres les apôtres, ni ordonner, à eux et aux prêtres, « d’offrir son corps et son sang », et que la Messe puisse être « l’offrande à Dieu d’un sacrifice vrai et propre ». S'il arrive qu'on parle à propos de la Messe d’offrande du Christ., « c'est simplement que son corps y est donné en nourriture » ; elle n'est rien de plus « qu'une pure commémoration, nuda commemoratio » non sacrificielle du sacrifice accompli sur la Croix, etc. [50].

Voilà les raisons par lesquelles on offusque, tant chez les luthériens que chez les calvinistes, le profond mystère évangélique et paulinien de la Cène et de la Messe.

3. Les Réformateurs, cela est clair, ne conçoivent qu'une façon de comparer le sacrifice non sanglant, soit de la Cène soit de la Messe, au sacrifice sanglant de la Croix : la juxtaposition, l’addition, la concurrence, la substitution. Ils ne songent pas, ou ne veulent accorder aucune attention à l’idée de subordination. A la faveur d’un tel préjugé, il leur est loisible, bien sûr, de trouver dans l’Épître aux Hébreux la condamnation du sacrifice de la Cène et de la Messe. Mais c'est justement ce préjugé qui leur ferme l’intelligence même du sacrifice non sanglant et fait dévier leur exégèse, que nous leur reprochons d’abord [51].

c) La Messe subordonnée à la Croix

C'est folie, à nos yeux, de voir dans le sacrifice de la Cène ou de la Messe un sacrifice pouvant entrer en concurrence avec le sacrifice de la Croix, un sacrifice juxtaposé, ajouté, substitué au sacrifice de la Croix. Toute la substance de l’enseignement de l’Église sur ce point, l’intuition fondamentale qu'elle proclame contre le protestantisme, c'est, au contraire, que la Messe est par essence un sacrifice dépendant du sacrifice de la Croix, tout subordonné et tout référé au sacrifice de la Croix, destiné uniquement à perpétuer, à prolonger jusqu'à nous le sacrifice parfait, offert sur la Croix une fois pour toutes. La répétition du sacrifice non sanglant multiplie les présences réelles parmi nous du sacrifice sanglant ; la répétition du sacrifice-institution multiplie les présences réelles parmi nous du sacrifice-événement.

Nous ne voyons aucune contradiction à croire que le sacrifice rédempteur - achevé en un coup du côté du Sauveur qui est la Tête, le Chef, mais inachevé du côté des hommes qui sont ses membres, aussi longtemps qu'il en reste à sauver, à incorporer aux souffrances et à la mort de leur Chef - continue par la Messe de s'accomplir, de se compléter non pas sans doute intensivement, mais extensivement, jusqu'à ce que soit pleinement édifié le Corps du Christ, qui est l’Église.

Telle sera, dans sa substance, la doctrine du concile de Trente.

3. La doctrine du concile de Trente sur l’identité essentielle et la différence modale du sacrifice à la Croix et à la Messe

a) Vue d’ensemble

Le concile de Trente [52] commence par rappeler la doctrine de l’Épître aux Hébreux, suivant laquelle le Christ, en s'offrant une fois pour toutes sur la Croix, nous a obtenu une rédemption éternelle. Mais, selon la même Épître, le sacerdoce du Christ ne saurait être annulé [53]. l’unique sacrifice sanglant de la Croix devra donc être actualisé pour chacune des générations. Ce sera le rôle du sacrifice non sanglant, d’abord institué à la Cène, pour être ensuite reproduit dans chaque Messe,

Au sujet de ce sacrifice non sanglant, le concile affirme deux choses. La première, c'est qu'à la Cène, le Christ offrit à Dieu son Père son corps et son sang sous les espèces du pain et du vin [54] : ce qui signifie que la dernière Cène fut - les Réformateurs ne le verront pas - une offrande, un sacrifice. La seconde, c'est qu'aujourd'hui, à la Messe, un sacrifice propre et véritable est offert à Dieu [55].

S'il n'y a qu'un seul sacrifice rédempteur dans la nouvelle Alliance, celui de la Croix, comment la dernière Cène pouvait-elle être un sacrifice ? Il n'y aura qu'une réponse : la Cène n'était pas un autre sacrifice que le sacrifice de la Croix, elle était le sacrifice même de la Croix, déjà commencé à cette heure et rendu présent, comme il devait l’être par la suite, sous les apparences du pain et du vin.

Et s'il n'y a qu'un seul sacrifice rédempteur dans la nouvelle Alliance, celui de la Croix, comment la Messe peut-elle être un vrai sacrifice ? Il n'y a encore qu'une réponse : la Messe n'est pas un autre sacrifice que celui de la Croix. Le sacrifice, ici et là, est identique substantiellement, essentiellement ; car, ici et là, le prêtre est identique, la victime est identique. Il ne diffère qu'accidentellement, modalement, à savoir quant au mode de présentation ; car, d’un côté, le Christ, présent sous ses apparences naturelles ou propres, s'offrait d’une manière sanglante, et sans utiliser aucun ministère ; et, de l’autre, le Christ, présent sous des apparences sacramentelles ou étrangères, s'offre d’une manière non sanglante, en utilisant le ministère des prêtres [56]. Il est impossible que le sacrifice de la Messe entre en concurrence avec celui de la Croix, toute l’oeuvre de la Messe étant de nous représenter, de nous rendre présent le sacrifice sanglant, et de nous en appliquer la vertu salutaire pour la rémission des péchés que nous commettons chaque jour [57]. C'est par le moyen de l’oblation non sanglante que sont perçus avec abondance les fruits de l’oblation sanglante [58].

b) Les textes

Voici les textes mêmes du concile concernant les rapports du sacrifice de la Croix et du sacrifice de la Messe.

« Bien qu'il dût s’offrir une seule fois, lui-même, sur l’autel de la Croix par la mort », le Christ, pendant la dernière Cène, « offrit à Dieu son Père son corps et son sang sous les espèces du pain et du vin », en vue de laisser à l’Église son Épouse « un sacrifice visible, propre à représenter le sacrifice sanglant qui allait s'accomplir une fois pour toutes sur la Croix et à en perpétuer la mémoire jusqu'à la fin des siècles, ainsi qu'à en appliquer la vertu salutaire à la rémission des péchés que nous commettons chaque jour [59] ».

« Et parce que, dans ce divin sacrifice qui s'accomplit à la Messe, ce même Christ est contenu et immolé d’une manière non sanglante, qui s'est offert lui-même une seule fois sur l’autel de la Croix d’une manière sanglante, le saint concile enseigne que ce sacrifice est vraiment propitiatoire, et que, par lui, il se fait que, si nous nous approchons de Dieu avec un coeur sincère et une foi droite, avec crainte et révérence, nous obtenons miséricorde et trouvons grâce, pour une aide opportune (Hébr., iv, 16). Car, apaisé par cette oblation, le Seigneur, moyennant la grâce et le don de la pénitence, remet des crimes et des péchés même énormes [60]. »

A la Croix et à la Messe, « c'est en effet a) une seule et même Hostie, b) le même Jésus offrant maintenant par le ministère des prêtres, qui s'offrit alors lui-même sur la Croix, c) la seule différence étant dans la manière d’offrir, sola offerendi ratione diversa [61]. »

« De cette oblation sanglante, disons-nous, nous recevons en abondance les fruits, par l’oblation non sanglante, per hanc incruentam ; tant s'en faut que celle-ci déroge en aucune façon à celle-[62]. »

c) Conclusion

Telle est la doctrine que le concile de Trente, s'élevant d’un coup d’aile au-dessus du tumulte des opinions théologiques de l’époque et désenveloppant la révélation évangélique initiale, oppose à pinnovation fatale de la Réforme et propose solennellement à la foi catholique. Elle suffit à nourrir le regard de la contemplation amoureuse qui n'en touchera d’ailleurs jamais le fond ;,elle débouche, en effet, sur le mystère même du sacrifice rédempteur : d’une part de son unicité et de sa perfection intrinsèque infinie,' d’autre part de la nécessité de sa présence et de son actualisation à chacune des générations successives. Car la Messe n'est pas un autre sacrifice que celui de la Croix, et qui viendrait se juxtaposer à lui. Elle n'est sacrifice qu'en s'identifiant à lui quant au contenu, à savoir le Christ, prêtre et victime ; et en se subordonnant à lui quant à son enveloppe sacramentelle et non sanglante, destinée au cours du temps à le représenter, à en perpétuer la mémoire, à en appliquer la vertu salutaire.

Ce que la Réforme était en train de ne plus entendre, c'est que le sacrifice non sanglant de la Messe est le moyen par lequel l’unique sacrifice sanglant de la Croix entre en contact direct et plénier avec les générations ultérieures, et touche, pour la purifier, toute la succession du temps.

4. La signification générale de l’innovation luthérienne

a) La Messe n'est-elle qu'une promesse, pareille à celles de l'Ancien Testament, mais plus parfaite ?

1. Luther affirme comme nous que Dieu, qui pouvait sauver le monde du haut du ciel, l’a sauvé cependant par le contact de sa Passion sanglante. Où il innove, c'est quand il assure qu'il suffit que le sacrifice rédempteur soit entré jadis en contact avec le monde ; qu'il est inutile qu'il touche, par le moyen d’un rite non sanglant, les hommes de tous les pays et de tous les temps ; que c'est assez qu'il leur soit rappelé par la prédication. La doctrine de la présence réelle et perpétuée du sacrifice même de la Croix par voie de contact : voilà ce qu'il faut nier ; la Messe n'est qu'une prédication, elle rappelle la promesse que Dieu a faite de pardonner le péché (à la manière luthérienne, sans l’ôter, mais en ne l’imputant pas).

« La Messe, écrit Luther dans son Prélude à la captivité babylonique de l’Église, est le bienfait de la promesse divine proposé à tous les hommes par la main des prêtres. Il n'y a dans la Messe que ces deux choses : la promesse divine et la foi humaine, celle-ci recevant ce que celle-là promet.

« La Messe n'est pas autre chose que la promesse divine, ou le testament du Christ, mis en valeur par le sacrement du corps et du sang. La Messe, selon sa substance, n'est proprement rien d’autre que les paroles du Christ : - Prenez et mangez, etc. Comme s'il disait : - Voici, ô homme pécheur et damné, à cause de la pure et gratuite charité dont je t'aime, et par la volonté du Père des miséricordes, je te promets par ces paroles, avant tout mérite et souhait de ta part, la rémission de tous tes péchés et la vie éternelle. Et pour te rendre très certain de ma promesse irrévocable, je donnerai mon corps et je répandrai mon sang, confirmant ma promesse par la mort, et te laissant l’un et l’autre en signe et mémorial de cette promesse.

« Peu de gens le savent : la Messe n'est qu'une promesse, comme les promesses faites à Adam, à Noé dans l’arc-en-ciel, à Abraham, à Moïse, mais plus parfaite que ces dernières, car elle promet non les biens temporels, mais la rémission des péchés. Elle n'est pas un sacrifice. Rien n'y est offert à Dieu. Si l’on n'accorde cela, ajoute Luther, c'est tout l’Évangile qui est perdu. »

2. Est-ce vrai ? Relisons les textes : « Cette coupe est la nouvelle Alliance dans mon sang » (Luc, xXII, 20 ; I Cor., xi, 25 [63]). La coupe est l’Alliance, le Testament, parce qu'elle contient le sang du Christ, parce qu'en elle est présent le prix de la rédemption du monde. Les deux autres évangélistes emploient le tour direct : « Ayant pris une coupe... il leur dit : - Ceci est mon sang de l’Alliance, répandu pour la multitude » (Marc, XIV, 23-24) « en vue de la rémission des péchés » (Mt., xxvi, 29). Ce qui est présent à la Cène, c'est le sang du Christ ayant la vertu d’opérer la rédemption du monde, le sang du Christ avec son effet qui est la rémission des péchés de la multitude. Le corps et le sang sont alors vraiment offerts, ils sont alors vraiment donnés à Dieu pour nous, s'il est vrai qu'à ce moment le sacrifice rédempteur est déjà commencé. Le corps et le sang qui sont présents sous les apparences sacramentelles sont le corps et le sang déjà engagés dans le sacrifice sanglant qui se terminera sur la Croix. L’Évangile le dit expressément : « Ceci est mon corps, donné, MOT EN GREC[p1] , pour vous » (Luc, xXII, 19) ; « Ceci est mon sang... répandu, MOT EN GREC[p2] , pour plusieurs », c'est‑à‑dire pour la multitude (Marc, XIV, 24 et Matthieu, XXVI, 28). Et si la Cène doit se renouveler, voilà ce qu'elle apportera chaque fois, à chaque génération. Si l'on n'accorde cela, c'est l’Écriture elle‑même qui est détruite.

b) Le sacrifice rédempteur est‑il rejoint comme présent par voie de contact, ou comme absent par voie de souvenir ?

1. On mesure l'importance de l'innovation de Luther. L'Église annonce un sacrifice rédempteur unique, mais dont la vertu salvatrice se répercute d'âge en âge pour atteindre et tirer à soi tous les hommes à venir. Luther veut enfermer ce sacrifice rédempteur dans le passé, le couper de tout contact avec les âges postérieurs, le prêcher comme une chose entière­ment révolue, que la foi doit saisir comme absente : à ce prix seulement, pense‑t‑il, le sacrifice rédempteur sera unique.

Luther ne va pas plus loin. Mais ce qu'il vient de dire contre la permanence au milieu de nous du sacrifice de la Croix, d'autres commenceront le de dire contre la permanence au milieu de nous du Christ lui‑même. Quand Zwingli soutiendra que la présence corporelle du Christ doit être repoussée tout entière dans le passé, qu'elle ne nous est pas continuée sous les voiles sacramentels, qu'elle ne nous servirait d'ailleurs de rien, qu'elle doit être prêchée comme un pur fait de l'histoire, non comme un fait contemporain distinct de la foi que nous en avons, il entraînera derrière lui la majorité du protestantisme. C'est en vain que pour défendre la présence eucharistique, Luther lui opposera les textes de l'Ecriture qu'il tenait pour inébranlables.

2. Suivant la conception traditionnelle, le drame de l'Incarnation rédemptrice s'est produit au principe de l’Alliance nouvelle, afin de se perpétuer tout le long de sa durée, jusqu'à ce que le Christ vienne en gloire ; et Dieu qui a tant aimé le monde qu'il lui a donné la présence corporelle de sa Passion sanglante, a assez aimé le monde pour lui laisser cette présence et ne pas la lui arracher : c'est le sens du mystère de la première Cène et de la Messe, où nous est révélée la plénitude de l'amour de Dieu pour les hommes de notre temps.

Suivant la conception nouvelle au contraire, le drame de l'Incarnation rédemptrice s'est produit au principe du chris­tianisme pour être aussitôt retiré dans les cieux et ne laisser dans l'histoire que le plus grand des souvenirs, la plus solennelle des promesses : la Cène et la Messe ‑ quand on les gardera ‑ se réduiront bien vite à n'être qu'un pur symbole commémoratif. Dès lors, tout ce qui prétendait perpétuer la présence corporelle du Christ ou de son sacrifice rédempteur apparaît comme une imposture, une invention de Satan. Il faut défendre la pureté de la Croix contre l'impureté de la Messe.

c) Méconnaissance du changement apporté par la Loi nouvelle dans l'économie du salut

i. La foi des anciens justes qui nous sont proposés en exemple dans le chapitre xi de l'Épître aux Hébreux, la foi d'Abel, de Noé, d'Abraham, d'Isaac, de Jacob, de Joseph, de Moïse est sans aucun doute de même nature, de même espèce que la foi du Nouveau Testament. Elle s'en distingue pourtant par son état, par quelque chose qui demeure extérieur à elle, et qui tient à la condition historique différente des croyants [64].

Les anciens justes attendaient la venue au milieu des hommes d'une Réalité encore absente et qui ne leur était proposée que sous de purs signes, de pures figures, capables tout au plus de la promettre, mais incapables de la recéler ; dans le Nouveau Testament, les disciples croient une Réalité présente au milieu d'eux, non pas certes à découvert comme au ciel, mais cachée sous le voile des signes et des figures. Les anciens, par la foi, touchaient en esprit le Christ corporellement distant et absent ; dans le Nouveau Testament, les disciples, par la foi, touchent en esprit le Christ corporellement présent au milieu d’eux, d’abord sous ses apparences naturelles puis sous les apparences sacramentelles. Cette présence corporelle du Christ, qui fait la différence foncière entre l’Ancien et le Nouveau Testament, est une faveur inexprimable : « En vérité, je vous le dis, beaucoup de prophètes et de justes ont désiré voir ce que vous voyez et ne l’ont point vu, entendre ce que vous entendez et ne l’ont point entendu (Mt., XIII, 16).

2. C'est de la Croix, où il est élevé, que le Christ tire à lui tous les hommes (Jean, XII, 32). Mais diversement : par anticipation pour les temps antérieurs, où la grâce était donnée en prévision de la Passion future du Christ ; par dérivation pour les temps postérieurs, où la grâce est donnée comme s'épanchant du côté ouvert du Christ en Croix. Les sacrements de la Loi ancienne n'étaient que de simples signes pratiques de la grâce, désignant les sujets à qui Dieu la donnait directement, et en raison de la Passion future ; les sacrements de la Loi nouvelle sont, en plus, des instruments dont le Christ se sert pour conduire avec abondance en chaque âme la grâce de sa Passion passée [65].

3. De ce point de vue, le protestantisme, qui tente d’en appeler au « contact par la foi » en la Promesse rédemptrice, pour déclarer inutile le « contact corporel » de la Passion rédemptrice, apparaît comme une méconnaissance de la nature même du Nouveau Testament, comme une inconsciente nostalgie de la Loi ancienne, comme un retour au passé, comme un recul devant les exigences de la Loi de l’Incarnation. Et le protestantisme libéral, qui finit par prendre en horreur le mystère même du Verbe fait chair, devra passer non pas pour une forme imprévue du protestantisme, mais pour sa forme extrême et pour son éternelle tentation.

4. d’un point de vue supérieur, le chrétien devra finalement convenir que les grandes erreurs et les grandes scissions sont permises pour quelque mystérieux progrès, dans le monde, de la vérité et de l’unité ; d’où le mot troublant du Maître : « Il est nécessaire qu'arrivent des scandales, mais malheur à l’homme par qui le scandale arrive » (Mt., XVIII, 7), auquel l’apôtre fait écho . « Il faut bien qu'il y ait des sectes parmi vous, pour révéler ceux qui parmi vous surmontent l’épreuve » (I Cor., xi, 19).

La déviation protestante a donné lieu à une prise de conscience plus explicite de l’enseignement révélé sur le sacrifice non sanglant, soit de la Cène, soit de la Messe. En nous plaçant dans l’axe de la doctrine du concile de Trente, nous essaierons de préciser quelques points concernant d’abord la Cène, puis la Messe.

5. L’Église confesse dès le début le mystère de l’unité du sacrifice à la Croix, à la Cène, à la Messe

Mais auparavant, il sera utile de présenter dans l’ordre chronologique quelques textes où paraît la conviction intérieure de l’Église primitive, antérieurement à toute élaboration théologique.

Quand le concile de Trente définit que la Messe est un sacrifice vrai et propre, il pense confesser ce que l’Ecriture a révélé et ce que l’Église a toujours cru. Les doctrines contemporaines adverses affirmaient, au contraire, qu'on déroge au sacrifice de la Croix et qu'on substitue une invention humaine à l’Evangile en voyant dans la Messe un sacrifice, qu'on n'y saurait offrir le corps et le sang du Christ, qu'on y commémore simplement sa mort, que les Pères ne l’ont appelée sacrifice qu'à la faveur d’une métaphore.

Voici donc quelques témoignages des Pères.

a) Justin et Irénée

1. A Tryphon, qui est juif, saint Justin (+ vers 165), essaie d’expliquer que l’offrande de froment faite dans l’Ancien Testament pour la purification des lépreux était « la figure (le type) du pain de l’action de grâces (de l’eucharistie) que Jésus‑Christ notre Seigneur nous a prescrit de faire, en com­mémoration de sa Passion », subie pour purifier la lèpre du péché. « Nous rendons grâces à la fois à Dieu d'avoir créé pour nous le monde avec tout ce qu'il renferme, de nous avoir libérés du mal où nous étions, d'avoir détruit définitivement les prin­cipautés et les puissances du mal par Celui qui a souffert selon sa volonté. » Pour les sacrifices offerts autrefois au Temple, continue Justin, Dieu a dit par la bouche de Malachie, I, 10-11, qu'il ne les accepterait plus ; « au contraire, pour les sacrifices que nous, les nations, lui offrons en tout lieu, à savoir le pain de l'action de grâces et pareillement la coupe de l'action de grâces, il les a annoncés d'avance, disant que nous glorifions son Nom que vous profanez [66] ». Ainsi le sacrifice de la Passion est commémoré par le sacrifice du pain et du vin' sacrifice d'action de grâces, qui accomplit et abolit les sacrifices anciens. Dans ce texte, l'action de grâces ou eucharistie et le sacrifice sont une même chose ; et sans doute toute action de grâces n'est pas au sens propre un sacrifice, mais tout vrai sacrifice est ordonné à l'action de grâces.

2. Saint Irénée (fin du ne siècle) rappelle que Dieu, qui ne se plaisait pas aux sacrifices de l'Ancien Testament, « donne à ses disciples le conseil de lui offrir des prémices, provenant de sa création, non qu'il en ait besoin, mais pour qu'eux-mêmes ne soient ni stériles ni ingrats. Aussi, ayant pris le pain qui provient de sa création, et ayant rendu grâces, il dit : ‑ Ceci est mon corps. Et semblablement, ayant pris la coupe, qui provient de la création dont nous sommes, il la déclare son sang, instituant l'oblation du Nouveau Testament. L'Église l'a reçue des apôtres, et dans le monde entier elle l'offre à Dieu, de qui nous vient toute nourriture. Telles sont dans la Loi nouvelle les prémices de ses dons. Le prophète Malachie, i, io‑ii, avait annoncé cette offrande, et marqué qu'au temps où le peuple d'abord choisi cesserait ses sacrifices, un sacrifice pur serait offert en tous lieux à Dieu, dont le nom est glorifié parmi les Gentils [67] ». Ainsi, suivant Irénée, les sacrifices de l'Ancien Testament sont abolis, mais le sacrifice n'a pas cessé : le corps et le sang du Seigneur sont offerts par l'Église dans le monde entier.

b) Hippolyte de Rome et Cyprien de Carthage

1. La Tradition apostolique (vers 215‑220) d'Hippolyte de Rome parle ainsi de l'ordonnance de l'Eucharistie : « Tandis qu'il (Jésus‑Christ) se livrait volontairement à la souffrance pour détruire la mort et rompre les chaînes du diable, fouler aux pieds l'enfer, éclairer les justes, établir le testament et manifester sa résurrection, il prit du pain et vous ayant rendu grâces, il dit : ‑ Prenez, mangez, ceci est mon corps qui es~ brisé pour vous. Il prit de même la coupe et dit : ‑ Ceci est mon sang qui est répandu pour vous. Quand vous faites cela, vous faites mémoire de moi. Nous souvenant donc de sa mort et de sa résurrection, nous vous offrons, ô Dieu, le pain et le vin, en vous rendant grâces de ce que vous nous avez jugés dignes de nous tenir devant vous et de vous servir [68]. » L'offrande commen­cée par le Christ à la Passion peut, après le rite de la Cène, être continuée dans chacune de nos Messes.

2. A Carthage, saint Cyprien (+ 258), dans sa Lettre à Cécilius, affirme d'abord le caractère sacrificiel de la Cène : « Qui en effet fut plus prêtre du Très‑Haut que notre Seigneur Jésus‑Christ, qui offrit un sacrifice à Dieu son Père, le même que Melchisédech avait offert, à savoir le pain et le vin, c'est‑à‑dire son corps et son sang [69] ? »

L'Église doit continuer d'offrir le sang du Christ et de célébrer le sacrifice du Seigneur qui répond à la Passion : « La veille de sa Passion, le Seigneur, prenant la coupe, la bénit et la donna à ses disciples en disant : ‑ Buvez‑en tous. Ceci est le sang du Testament, qui sera offert pour la multitude en rémis­sion des péchés... On voit par là que la coupe que le Seigneur offrit était mêlée [70], et que ce qu'il appela sang avait été du vin.

Il s'ensuit que le sang du Christ n'est pas offert si le vin manque dans la coupe, et que le sacrifice du Seigneur n'est pas régulièrement célébré, si notre oblation et notre sacrifice ne répondent pas à la Passion [71]. » Le sacrifice du Seigneur, saint Cyprien l’appelle au même endroit « le sacrifice de Dieu le Père et du Christ ».

C'est le sacrifice même par lequel le Christ nous a rachetés qui se continue parmi nous : « Comme le Christ nous portait tous, qu'il portait nos péchés, nous voyons que l’eau figure le peuple, le vin le sang du Christ. Quand donc dans la coupe l’eau se mêle au vin, c'est le peuple qui se mêle avec le Christ, et la foule des croyants qui se joint et s'unit à celui en qui elle croit. Ce mélange, cette union du vin et de l’eau dans la coupe du Seigneur, est indissoluble. Ainsi l’Église, c'est-à-dire le peuple qui est dans l’Église et qui fidèlement, fermement, persévère dans la foi, ne pourra jamais être séparée du Christ, toujours elle adhérera à lui, et toujours demeurera la dilection qui les unifie [72]. »

L'unité du sacrifice du Christ et de ses prêtres est affirmée avec force : « Si le Christ Jésus notre Seigneur et notre Dieu est lui-même le Grand Prêtre de son divin Père, et s'est offert lui-même le premier à ce Père en sacrifice, s'il a prescrit que cela même se fasse en mémoire de lui, à coup sûr le prêtre remplit le rôle du Christ qui fait ce que le Christ a fait, et il n'offre à Dieu le Père, dans l’Église, la vérité et la plénitude du sacrifice, qu'autant qu'il l’offre comme il voit que le Christ l’a offert [73]. »

Par quels textes plus nets la vérité du sacrifice du Christ à la Passion, à la Cène, à la Messe, pourrait-elle être confessée ?

c) Cyrille de Jérusalem

Les Catéchèses de saint Cyrille de Jérusalem datent des années 348-350. La vingt-troisième parle, dans un passage célèbre que nous traduisons intégralement, de la conversion du pain et du vin, du sacrifice non sanglant, de l’offrande pour les vivants et pour les morts : « Après nous être sanctifiés

par ces hymnes spirituelles (la Préface de la Messe), nous conjurons le Dieu amoureux des hommes d’envoyer l’Esprit saint sur les dons déposés sur l’autel, pour faire du pain le corps du Christ et du vin le sang du Christ. Car absolument tout ce que touche l’Esprit saint est sanctifié et transmué (XXXX[p3] )

» Le sacrifice spirituel, le culte non sanglant (WWWWWW[p4] ) accompli, nous supplions Dieu, sur cette hostie de propitiation, pour obtenir la paix commune des Églises ; pour le bon ordre du monde, les empereurs, les soldats et leurs alliés ; pour les malades, les infirmes, les affligés ; d’une manière générale, nous prions et nous offrons cette hostie pour tous ceux qui ont besoin de secours.

» Nous faisons ensuite mémoire de tous ceux qui se sont endormis : d’abord des patriarches, des prophètes, des apôtres, des martyrs, peur que, par leur intercession et par leurs prières, Dieu daigne accueillir les nôtres ; puis pour les ancêtres décédés saintement, les évêques, et tous ceux qui nous ont précédés dans la mort. Nous croyons qu'un très grand secours est accordé aux âmes pour lesquelles nous faisons cette prière, en présence même de la sainte et redoutable victime [74]. »

d) Grégoire de Nazianze et Jean Chrysostome

1. Vers 383, saint Grégoire de Nazianze écrit à Arnphiloque, évêque d’Iconium : « 0 pieux adorateur de Dieu, n'omets pas d’être en prière et en ambassade pour nous, quand, par un verbe, tu attires le Verbe, et quand, usant de la parole comme d’un glaive, tu divises, par une division non sanglante, le corps et le sang du Seigneur [75]. »

2. Saint Jean Chrysostorne (344-407) parle à plusieurs reprises du sacrifice eucharistique. Dans le De sacerdotio (vers 391-385), on lit : « Quand tu vois le Seigneur immolé et étendu, et le prêtre incliné sur le sacrifice et en prière, et tout le peuple rougi par ce sang si précieux, penses-tu être encore parmi les hommes sur la terre ? N'es-tu pas plutôt transféré dans les cieux, ayant déposé toute pensée charnelle, pour contempler ce qui se fait, avec l’âme nue et l’esprit purifié ? 0 miracle, ô divine philanthropie ! Celui qui est assis près du Père est à ce moment même dans les mains de tous, il se donne à toucher et à prendre à ceux qui le veulent ; et tous le font avec les yeux de la foi [76]. »

Dans la huitième homélie de l’Épître aux Romains, où il recommande aux chrétiens la charité mutuelle, le saint docteur s'écrie : « Révérez donc, révérez cette table, à laquelle nous participons tous, et, placé sur elle en sacrifice, le Christ immolé pour nous [77]. »

Et voici un texte qui sera le bien commun des théologiens du moyen âge et dont nous trouverons l’écho dans saint Thomas : « Le Christ s'est offert une fois pour toujours... Mais n'offrons-nous pas chaque jour ? Oui, nous offrons, mais pour commémorer la mort du Christ. Elle est unique, non multiple. Elle a, en effet, été offerte une seule fois. Le grand prêtre pénétrait une fois l’an dans le Saint des Saints : il y a là une figure, avec ce qui lui correspond. C'est la même victime que nous offrons toujours, non pas aujourd'hui une brebis et demain une autre ; mais la même victime toujours. C'est pourquoi le sacrifice est un. Si le Christ est offert en plusieurs lieux, est-ce à dire qu'il y ait plusieurs Christs ? Non, le Christ unique est partout, il est tout entier ici et là, ayant un corps unique. Et comme celui qui est offert en des lieux multiples est un seul corps et non plusieurs corps, ainsi le sacrifice est unique. Notre Pontife a offert le sacrifice qui nous purifie. Et nous offrons maintenant encore ce même sacrifice offert jadis, et qui ne peut être détruit. Nous le faisons en mémoire de ce qui a été fait. Nous n'offrons pas un autre sacrifice, comme faisait le grand prêtre, mais toujours le même ; ou plutôt, c'est une commémoration du sacrifice que nous faisons [78]. »

e) Ambroise

Saint Ambroise (+ 397) rapporte, dans le De sacramentis, un texte d’anamnèse presque identique à celui de notre canon romain : « Nous rappelant donc sa très glorieuse Passion, sa Résurrection des enfers et son Ascension au ciel, nous vous offrons cette hostie sans tache, cette hostie spirituelle, cette hostie non sanglante, ce pain sacré et le calice de la vie éternelle, et nous vous demandons et vous prions d’accepter cette offrande par les mains de vos anges sur votre autel céleste, comme vous avez daigné accepter les dons de votre serviteur le juste Abel, le sacrifice de notre père Abraham, et celui que vous a offert le grand prêtre Melchisédech. »

Aux mots de l’apôtre, I Cor., XI, 26 : « Chaque fois que vous mangez ce pain... vous annoncez la mort du Seigneur», Ambroise ajoute ces lignes est renfermé tout le mystère de la Messe : « Si nous annonçons la mort du Seigneur, nous annonçons la rémission des péchés. Si chaque fois que son sang est répandu, il est répandu pour la rémission des péchés, je dois toujours le recevoir, pour que toujours il me remette mes péchés, Moi qui pèche toujours, je dois toujours avoir un remède [79]. »

Dans ces textes, séparés par le temps et le lieu, s'exprime une même certitude, une même foi, antérieure à toute théologie, et qui ne se perdra pas : c'est le sacrifice accompli en une seule fois sur la Croix, que le Sauveur a renfermé dans le rite non sanglant de la Cène, pour qu'il fût porté successivement à chacune des générations.

 

CHAPITRE III - LE SACRIFICE NON SANGLANT DE LA CÈNE

 

1. Deux économies du monde, selon que le sacrifice rédempteur est attendu ou possédé

L'Heure suprême du monde, celle du sacrifice rédempteur, partage le temps en deux économies : l’une, celle des anticipations, qui monte vers la Croix ; l’autre, celle des dérivations, qui découle de la Croix et prépare le monde à la rencontre suprême de la Parousie.

Dans l’ancienne économie, le sacrifice rédempteur est désigné en figures et attendu par un obscur pressentiment [80]. Dans la nouvelle économie qu'il inaugure, le sacrifice rédempteur demeure présent sous les voiles du sacrifice non sanglant. Le sacrifice non sanglant est instauré à la Cène par le Christ, pour être reproduit à la Messe par ses disciples.

2. Le sacrifice sanglant de la Croix est commencé quand la Cène est instaurée

Le sacrifice sanglant qui se terminera sur la Croix à la neuvième heure est déjà commencé quand Jésus institue la Cène.

1. l’Heure de Jésus est venue : « Avant la fête de Pâques, Jésus sachant que son heure était venue de passer de ce monde au Père, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu'à la fin », jusqu'à la fin de l’amour (Jean, XIII, i).

Suit le récit du lavement des pieds (2 et suiv.), puis l’annonce de la trahison de Judas (21 et suiv.). Au moment où elle est décidée, Jésus est déjà livré, sa Passion est déjà commencée, et sa glorification sur laquelle s'ouvre la Passion : « Aussitôt la bouchée prise, Judas sortit. Il faisait nuit. Quand il fut sorti, Jésus dit : - Maintenant le Fils de l’homme a été glorifié, et Dieu a été glorifié en lui. Si Dieu a été glorifié en lui, Dieu aussi le glorifiera en Lui-même, et il le glorifiera bientôt » (30-32).

2. Saint Paul rapproche pareillement le moment de l’institution de la Cène et celui de la Passion : «Pour moi, en effet, j'ai reçu du Seigneur ce qu'à mon tour je vous ai transmis, à savoir que le Seigneur Jésus, la nuit où il fut livré, prit du pain et, après avoir rendu grâces, le rompit en disant Ceci est mon corps pour vous... » (I Cor., XI, 23-24).

3. De même, suivant le récit évangélique, le corps du Christ est déjà donné à la Cène, son sang est déjà répandu, ce qui veut dire que l’acte par lequel il les offre est déjà posé : « Et ayant pris du pain et rendu grâces, il le rompit et le leur donna, en disant : - Ceci est mon corps donné pour vous ; faites ceci en mémoire de moi. Et ayant pris la coupe de la même manière, après le repas, il la leur donna en disant : - Cette coupe est la nouvelle Alliance dans mon sang répandu pour vous » (Luc, XXII, 19-20). « Ceci est mon sang, le sang de l’Alliance répandu pour la multitude en vue de la rémission des péchés » (Mt., XXVI, 28).

Ainsi, selon l’Écriture, l’unique sacrifice rédempteur est en acte de se dérouler quand Jésus institue la Cène.

3. La Cène multiplie, non le sacrifice sanglant, mais son mode de présence

1. Au moment où le pain et le vin sont changés au corps et au sang du Christ par transsubstantiation, c'est-à-dire par un changement affectant non pas le Christ, mais uniquement la substance du pain et du vin dont les espèces demeurent, ce n'est pas le Christ qui est dédoublé, mais la présence du Christ. Il n'y a pas deux Christs distincts, mais deux présences distinctes du même et unique Christ : d’une part une présence naturelle sous ses apparences propres et normales, d’autre part une présence sacramentelle sous des apparences étrangères et empruntées.

La présence sacramentelle se réfère tout entière, premièrement et immédiatement, à la présence naturelle. Si le Christ est naturellement dans sa gloire, il sera sacramentellement dans sa gloire ; s'il est naturellement dans un état de sacrifice et d’immolation, il sera sacramentellement dans le même état de sacrifice et d’immolation. Si l’unique sacrifice rédempteur est en acte de se dérouler quand Jésus institue la Cène, c'est l’unique sacrifice rédempteur qui sera présent sous les apparences sacramentelles.

2. Il n'y a pas à la Cène deux sacrifices juxtaposés, mais deux présences distinctes d’un unique sacrifice : d’une part, une présence sous ses apparences naturelles qui sont sanglantes ; d’autre part, une présence sous les apparences sacramentelles qui sont non sanglantes. Sous ces deux présences, l’une manifeste, l’autre secrète, le sacrifice rédempteur est numériquement un, identique. Le sang de la Croix, qui nous acquiert une rédemption éternelle (Hébr., viii, 12) est celui même qui remplit la coupe de la nouvelle Alliance (Luc, xXII, 20).

4. La Cène est un sacrifice au sens vrai et propre

1. La Cène était-elle une offrande, un sacrifice ?

Les Réformateurs, nous l’avons dit, l’ont nié, de peur, d’une part, de déroger à l’unité du sacrifice de la Croix ; et, d’autre part, de devoir concéder que la Messe, où la Cène est répétée, est, elle aussi, une offrande, un sacrifice.

Mais comment cela ferait-il question pour ceux qui ont compris que la grande offrande sanglante, où le Christ offre, s'offre lui-même au Père, et nous incorpore à son offrande, commence avec cette Pâque sacrificielle qu'il a grand désir, la nuit où il est livré, de manger avec ses disciples ; et que, par la transsubstantiation, par le changement du pain et du vin en son corps et en son sang, ce qui devient présent sous les espèces sacramentelles et non sanglantes du pain et du vin, c'est précisément le Christ à l’instant où il entre dans l’unique oblation rédemptrice sanglante qui s'achèvera sur la Croix ? Ainsi s'explique qu'en instituant la Cène le Christ parle de son corps donné pour nous, de son sang répandu pour la multitude, en vue de la rémission des péchés. Il n'y a pas alors, redisons-le, deux offrandes, deux oblations, deux sacrifices distincts et juxtaposés ; il y a deux présences distinctes, l’une naturelle, sanglante, manifeste, l’autre sacramentelle, non sanglante, cachée ou mystique, de l’unique sacrifice sanglant.

2. La Cène est un sacrifice du Christ au sens vrai et propre. On peut parler d’un sacrifice du Christ au sens propre et au sens impropre. Au sens propre, le sacrifice du Christ est l’unique sacrifice rédempteur. Au sens impropre, métaphorique, on appellerait sacrifices du Christ tous les actes intérieurs d’adoration, de louange, d’offrande de sa vie temporelle. Si nous voulons éviter l’équivoque, il faut distinguer avec soin ces deux sens.

Si le sacrifice non sanglant de la Cène contient sacramentellement la réalité du Christ et de son sacrifice sanglant déjà commencé, il faut dire, pour cette raison même, qu'il est un sacrifice propre et véritable : non pas un autre sacrifice que le sacrifice unique, mais une autre présence de ce sacrifice unique. A parler formellement, ce qui est analogique, c'est la notion de présence, ici naturelle, là sacramentelle, du sacrifice unique ; ce n'est pas la notion du sacrifice du Christ, ce sacrifice est univoque. Il faudra parler de la Messe comme de la Cène : elle est un sacrifice vrai et propre, si elle est une présence réelle du Christ et de son sacrifice unique.

On dira pareillement : si chaque hostie consacrée est le Christ parce qu'elle contient vraiment, réellement, substantiellement le Christ, c'est la notion de présence du Christ, naturelle au ciel, sacramentelle au tabernacle, qui est analogique ; ce n'est pas la notion toujours univoque du Christ.

5. Le témoignage de saint Cyprien : on offre dans l'Église le sacrifice de la Cène et de la Passion

Qu'il y ait à la Cène un sacrifice, celui même de la Passion, saint Cyprien, nous l’avons vu [81], en témoigne dans sa Lettre LXIII à Cécilius. On est frappé par l’insistance avec laquelle il identifie à la Passion le sacrifice non sanglant de l’Eglise.

Son propos est tout pratique : rappeler qu'on doit observer « dans la consécration du calice du Seigneur » ce que Jésus « auteur et docteur de ce sacrifice » a observé (i, i).

La « veille de sa Passion» il bénit le calice. On doit, dès lors, dans le calice, offrir du vin, car ci ce que le Seigneur appela sang avait été du vin ». « Le sang du Christ n'est pas offert..., le sacrifice du Seigneur n'est pas légitimement célébré, si notre oblation et notre sacrifice ne répondent pas à la Passion, nisi oblatio et sacrificium nostrum responderit Passioni », c'est-à-dire à la Cène, toute mêlée à la Passion, inséparable de la Passion, et qui nous apporte la Passion. Comment boire le fruit de la vigne dans le ciel « si dans le sacrifice de Dieu le Père et du Christ nous n'offrons pas du vin ? » (X, 2 et 3). C'est le sacrifice de Dieu et du Christ, et c'est nous qui l’offrons.

Si le Christ-Jésus « est lui-même le Grand Prêtre de son divin Père, et s'est offert lui-même le premier au Père en sacrifice, s'il a prescrit qu'on fît cela en mémoire de lui, à coup sûr le prêtre remplit le rôle du Christ, qui reproduit ce que le Christ a fait, ille sacerdos vice Christi vere fungitur qui id quod Christus fecit imitatur ; et il offre à Dieu le Père, dans l’Église, la vérité et la plénitude du sacrifice, sacrificium verum et plenum tunc offert in Ecclesia Deo Patri, s'il commence d’offrir comme il voit que le Christ lui-même a offert » (XIV, 4).

« Et parce que nous faisons mention de sa Passion dans tous nos sacrifices, - la Passion du Seigneur est en effet le sacrifice que nous offrons, Passio est enim Domini sacrificium quod offerimus - nous ne devons rien faire d’autre que ce qu'il a fait » (xvIi, i).

Ce n'est pas un éclaircissement théologique qu'il faut demander à ces textes de Cyprien, mais quelque chose de plus foncier, de plus précieux. Ils portent témoignage d’une certitude de foi et d’un enseignement magistériel. l’évêque de Carthage sait et proclame que l’on continue d’offrir dans l’Église un sacrifice qui est celui même de la Cène, et celui même de la Passion.

6. Le sacrifice non sanglant est, à la Cène, l’effet exclusif du Christ ; à la Messe, l’effet principal du Christ et ministériel des prêtres

On peut comparer le rôle du Christ et des disciples, d’une, part à la Cène, et d’autre part à la Messe.

1. A la Cène le Christ agit seul, à l’exclusion des disciples, pour transsubstantier le pain et le vin en son corps et en son sang et rendre son sacrifice rédempteur présent sous les signes sacramentels. Que font les disciples ? Ils communient au corps et au sang du Christ. Ils entrent alors par ce moyen dans le drame même de son sacrifice sanglant. Et c'est la manière dont peuvent le faire aujourd'hui à la Messe tous les baptisés. Ils font un avec le Christ pour offrir et être offerts par lui, avec lui, en lui : « Considérez l’Israël selon la chair, Ceux qui mangent les victimes ne sont-ils pas en communion avec l’autel ? » (I Cor., x, 16 et 18.)

2. A la Messe, les choses sont, sur un point, différentes. Le rite non sanglant de consécration du pain et du vin qu'il accomplit seul à la Cène, le Christ donne à ceux de ses disciples qui seront prêtres le pouvoir de le célébrer ministériellement, avec le secours de sa toute-puissance, pour le bien de la communauté tout entière « en mémoire de lui » (Luc, xXII, 19), « jusqu'à ce qu'il revienne » (I Cor., XI, 26). Le pouvoir des prêtres à la Messe est un pouvoir purement ministériel, instrumental, dépendant. C'est le Christ qui, dans chaque transsubstantiation, continue d’agir, non plus seul comme à la Cène, mais comme agent principal sans la motion duquel le pouvoir des ministres serait totalement inefficace.

7. La transsubstantiation est une offrande non sanglante faite à la Cène par le Christ seul ; à la Messe par le Christ et ses prêtres

1. l’offrande rédemptrice, déjà présente et actuelle sous ses apparences naturelles et propres, est en outre, à la Cène, rendue présente par la transsubstantiation sous les apparences sacramentelles et empruntées du pain et du vin.

La transsubstantiation a pour effet une nouvelle présence non sanglante de l’offrande sanglante ; c'est pourquoi on l’appelle offrande non sanglante.

Le Christ s'offrait d'une manière sanglante ; il s'offre en outre d’une manière non sanglante ; non par une autre offrande, mais par une autre modalité, par une autre présence, de la même offrande.

2. Le concile de Trente enseigne qu'à la Cène le Christ « a offert son corps et son sang sous les espèces du pain et du vin à Dieu, son Père [82] ».

Et qu'à la Messe, « il sera lui-même immolé, par l’Église, moyennant les prêtres, sous des signes visibles [83] » ; qu'il s'offre alors lui-même « par le ministère des prêtres », dans une « offrande non sanglante [84] ».

8. La Cène ordonnée à la Messe

Ainsi le rite non sanglant de la Cène est institué pour contenir, et perpétuer ultérieurement, l’unique sacrifice rédempteur de la Croix, multipliant, chaque fois qu'il sera répété, non ce sacrifice unique, mais sa présence au milieu de nous : « Chaque fois, dit la Liturgie, que la commémoraison de cette hostie est célébrée, l’oeuvre de notre rédemption s'accomplit, quoties hujus hostiae commemoratio celebratur, opus nostrae redemptionis exercetur [85]. » En sorte que le Sauveur ne quittera pas l’Église, son Épouse bien-aimée, sans lui laisser un sacrifice : non pas un sacrifice invisible, un sacrifice au sens seulement spirituel et métaphorique, mais un sacrifice au sens propre, un sacrifice qui soit, comme le demande la nature humaine, visible.

9. La doctrine du concile de Trente sur la Cène

Voici la doctrine du concile de Trente sur la Cène -. « Ainsi donc, bien que notre Dieu et Seigneur dût s'offrir une seule fois, lui-même, sur l’autel de la Croix, par la mort, à Dieu le Père, afin d’obtenir pour ceux qui devaient être sanctifiés une rédemption éternelle [86], cependant, parce que son sacerdoce ne devait pas s'éteindre par la mort (Hébr., vii, 24, 28), pen4et la dernière Cène, la nuit même où il fut livré -, en vue de laisser à son Épouse bien-aimée l’Église, comme le demande la nature humaine, un sacrifice visible... -, se déclarant Prêtre établi pour l’éternité selon l’ordre de Melchisédech (Ps., CIX, 4) :

» il offrit à Dieu son Père son Corps et son Sang sous les espèces du pain et du vin ;

» il les distribua sous ces mêmes symboles, pour être consommés, aux apôtres (qu'il constituait alors prêtres du Nouveau Testament) ;

» puis - ainsi que l’Église catholique l’a toujours compris et enseigné - par ces mots : Faites ceci en mémoire de moi (Luc, xXII, 19 ; I Cor., XI, 24), il leur prescrivit, à eux et à leurs successeurs dans le sacerdoce, de les offrir [87]. »

10. Pâque juive, Pâque chrétienne, Pâque céleste

La volonté de Jésus est que la Cène et sa Passion tout entière coïncident avec la Pâque : « Le premier jour des Azymes, où l’on immolait la Pâque, ses disciples lui dirent : - Où veux-tu que nous préparions ce qu'il faut pour que tu manges la Pâque ? » (Marc, xiv, 12). Et, le soir venu, il leur dit : « J'ai désiré d’un grand désir manger avec vous cette Pâque avant de souffrir » (Luc, xXII, 15). Manifestement, Jésus veut surimposer à la Pâque juive une autre Pâque, dont elle n'était que la figure, et qui sera plus mystérieuse et plus solennelle.

1. La Pâque juive commémorait la nuit où les Israélites immolèrent l’agneau dont le sang devait les préserver de la mort (Exode, XII) et quittèrent le pays de la servitude pour s'acheminer vers la Terre promise. On immolait à nouveau un agneau, on mangeait du pain sans levain, on bénissait la coupe. Ce n'était pas une pure commémoration ; c'était la commémoration d’un premier sacrifice typique par un sacrifice similaire.

2. Elle figurait - mais quel amour pouvait alors le deviner ?une autre Pâque :

a) l’Agneau y serait le Sauveur immolé : « Le Christ, notre Pâque, a été immolé » (I Cor., v, 7), dont les os, comme ceux de l’agneau pascal, ne seraient pas rompus (Jean, XIX, 36), et qui se donnerait à manger sous les apparences du pain et de la coupe (Luc, xXII, Ig-20) ;

b) La mission de l’Agneau serait de nous préserver d’une autre mort que de la mort corporelle. Le Baptiste, qui d’abord l’annonçait comme un juge terrible (Mt., 111, 11-12), s'écriera en le voyant : « Voici l’Agneau de Dieu, qui ôte le péché du monde » (Jean, 1, 29 [88]). Il faudra chanter un « cantique nouveau» en son honneur : « Tu as été immolé, et tu as racheté pour Dieu par ton sang des hommes de toute tribu, de toute langue, de tout peuple, de toute nation » (Apoc., v, 9) ;

c) Le « passage » de cette Pâque nouvelle serait d’abord celui de Jésus à son Père (Jean, XIII, i) ; puis de ceux qu'il tire à lui du péché à la grâce. Car le passage mémorable des Israélites de la servitude à la Terre promise, si prodigieux qu'il ait été en lui-même, et si chargé de sens spirituels qu'il ait paru aux meilleurs d’entre eux - qui savaient déjà que « l'objet de Dieu n'était pas de faire naître tout un peuple d’Abraham pour ne l'introduire que dans une terre grasse » -, était plus encore, saint Paul nous le révèle, l’annonce messianique, la figure, le « type » du passage plus solennel de l’humanité tout entière de l’état de condamnation à l’état de rédemption (I Cor., X, 1-11).

3. Le concile de Trente a rapproché lui aussi la Pâque juive de la Pâque chrétienne : « En effet, après avoir célébré la Pâque ancienne, que la multitude des enfants d’Israël immolait en mémoire de la sortie d’Égypte (Exode, XII, i), le Christ a institué la Pâque nouvelle, où lui-même serait immolé par l’Église, moyennant les prêtres, sous des signes visibles, en mémoire de son passage de ce inonde au Père, lorsqu'il nous racheta par l’effusion de son sang, nous arracha à la puissance des ténèbres et nous transféra dans son royaume (Col. 1, 13) [89]. »

4. La Pâque chrétienne, célébrée sous les signes sacramentels dans l’exil de la foi, annonce à son tour la Pâque céleste de l’au-delà, le festin du royaume eschatologique où les signes sacramentels se seront évanouis pour faire place au rassasiement de la vision et à l’ivresse de l’amour béatifiques : « je ne mangerai plus cette Pâque, jusqu'à ce qu'elle soit accomplie dans le royaume de Dieu... je ne boirai plus désormais du

fruit de la vigne, jusqu'à ce que le royaume de Dieu soit venu » (Luc, xXII, 16, 18).

11. La Pâque chrétienne, mystère messianique et eschatologique

1. En comparant ainsi la Pâque juive, la Pâque chrétienne, la Pâque du ciel, on rejoint saint Thomas parlant de l’économie de la Loi ancienne, de la Loi nouvelle, de la Patrie : « Le statut de la Loi nouvelle est intermédiaire entre d’une part le statut de la Loi ancienne, dont les figures viennent s'accomplir dans la Loi nouvelle, et d’autre part le statut de la gloire, où la vérité tout entière se manifestera à découvert et pleinement : aussi n'y aura-t-il plus alors de sacrements. Mais maintenant, où nous connaissons par miroir et en énigme, c'est par des signes sensibles que nous accédons aux choses spirituelles, et telle est la raison des sacrements [90]. »

Prise entre la promesse messianique et la plénitude eschatologique, l’économie du Nouveau Testament est, pour parler avec le Poète : « Cette heure qui est entre le printemps et l’été - Entre ce soir et demain l’heure seule qui est laissée - Sommeil sans aucun sommeil avant que ne renaisse le Soleil... [91]»

2. En tant qu'annoncée dans la Loi mosaïque [92] et pressentie même dans la Loi de nature [93], la Pâque chrétienne, la Cène, la Messe est un mystère messianique. Et en tant qu'elle annonce à son tour ce qui doit venir, et donne sous les symboles la plénitude et l’ivresse de la Patrie, elle est un mystère eschatologique. Elle est instaurée au seuil du dernier âge du monde, pour colorer du sang du Christ le fleuve du temps avant qu'il ne débouche dans l’éternité.

L'immense espérance qui avait soulevé l’Ancien Testament, la venue trop brève du Messie n'a fait que l’enflammer davantage, et la porter à un point d’intensité qui la rend consumante au coeur des saints. Ils appellent la seconde parousie plus ardemment que les prophètes n'attendaient la première : «Le Revertere de l’Épouse, c'est le vrai cantique de l’Église, comme ces autres mots : Venez, approchez, montrez-vous, percez les nues, sont le cantique de la Synagogue. Celle-ci ne l’a pas encore vu ; mais l’Église l’a vu, l’a ouï, l’a touché, et il s'en est allé tout à coup. Elle avait tout quitté pour lui. Voilà, dit l’apôtre saint Pierre, que nous avons tout quitté pour vous suivre. Jésus ensuite l’avait épousée, prenant sa pauvreté et son dépouille ment pour sa dot. Aussitôt après l’avoir épousée, il meurt. Et s'il ressuscite, c'est pour retourner d’où il est venu. Il laisse sa chaste Épouse sur la terre, jeune veuve désolée, qui demeure sans soutien. Que peut-elle faire autre chose, sinon de crier sans cesse : Revertere, revertere. Retournez, retournez, ô divin Époux ; hâtez ce retour que vous nous avez promig ! C'est pour cela que toutes les entrailles de l’Épouse ne cessent de soupirer après le second avènement de Jésus-Christ [94]. »

 

CHAPITRE IV - LE SACRIFICE NON SANGLANT DE LA MESSE

 

1. Vue de foi et question théologique

a) Vue de foi

L'enseignement du concile de Trente relatif à la Messe s'ouvrait, on s'en souvient, sur le mystère même du sacrifice rédempteur : d’une part, de son unicité, car, étant parfait, il a été offert une fois pour toutes ; d’autre part, de la nécessité de son actualisation à mesure que recommence le péché des hommes : annoncer la mort du Seigneur, c'est, pour saint Ambroise, répandre son sang : « Si chaque fois que son sang est répandu, il est répandu pour la rémission des péchés, je dois toujours le recevoir, pour que toujours il me remette mes péchés [95]. »

La Messe est précisément cette actualisation sans cesse recommencée de l’unique sacrifice rédempteur. Elle n'est sacrifice qu'en s'identifiant à lui par le contenu ; on se rappelle le mot de saint Cyprien : « La Passion du Seigneur est, en effet, le sacrifice que nous offrons [96]. » Elle n'en diffère que par le mode d’offrande : le sacrifice sanglant de la Croix ne se répète pas ; le mode non sanglant de l’offrir se répète, non pour se substituer au sacrifice sanglant, mais pour se subordonner à lui, et nous l’apporter tout entier sous l’enveloppe où le Christ l’a caché à la Cène.

Cette vue suffit, disions-nous, pour ouvrir à la contemplation un océan de mystère où elle pourra s'abîmer.

b) Question théologique

1. A la Cène, le sacrifice non sanglant enveloppe le sacrifice sanglant. Ce qui est contenu sous les espèces sacramentelles, c'e~t le Christ, prêtre et victime, qui s'offre lui-même, qui donne son corps et répand son sang pour la rédemption du monde, le Christ dans l’acte même d’accomplir son sacrifice rédempteur. Le même prêtre, la même victime, le même acte sacrificiel sont deux fois présents, d’abord sous leurs apparences propres, ensuite sous des apparences empruntées.

2. A la Messe, il y a pareillement, sous les espèces du sacrifice non sanglant, le concile de Trente le rappelle, le même prêtre, la même victime qu'à la Croix. Y a-t-il encore le même acte sacrificiel qu'à la Croix ?

En d’autres mots, l’unité de la Messe et de la Croix résulte-t-elle de la seule identité ici et là du Prêtre et de la Victime, l’acte sacrificiel étant autre ? Ou bien y a-t-il unité numérique du sacrifice, de l’acte sacrificiel rédempteur à la Messe et à la Croix ?

La difficulté vient de ce que le Christ, rédempteur sur la Croix, est entré maintenant dans sa gloire, Est-il présent à la Messe avec son acte rédempteur, ou sans son acte rédempteur ? Dans le premier cas, le mot du concile de Trente parlant, à la Messe, d’une application de la vertu salutaire du sacrifice sanglant de la Croix, pour la rémission des péchés que nous commettons chaque jour [97]. prendra toute sa valeur. Une application de la vertu du sacrifice de la Croix, c'était en effet, dans la pensée de saint Thomas [98], un contact quotidien avec nous du sacrifice sanglant de la Croix, une présence réelle quotidienne à nous du sacrifice sanglant de la Croix [99].

A chaque Messe le Christ en gloire vient à nous, avec toute la vertu de sa Croix, prêt à nous l’appliquer, à nous la rendre présente à proportion de l’intensité de notre désir.

3. Qu'on le comprenne bien, ce n'est point pour porter une main téméraire et sacrilège sur le mystère que le théologien pose ces questions ; c'est crainte, faute d’attention, de manquer de rejoindre le point d’explicitation - on est sûr qu'il existe -d'où le mystère de la Messe apparaîtrait à la fois approfondi et simplifié, et d’où l’on verrait par surcroît toutes les fausses obscurités se dissiper. l’explicitation de la doctrine eucharistique a précisé que chaque hostie consacrée est le Christ, parce que la transsubstantiation multiplie dans l’espace les présences réelles substantielles du Christ unique ; pourra-t-elle préciser pareillement que chaque Messe est un acte sacrificiel vrai et propre, parce qu'elle multiplie dans le temps les présences réelles efficientes, opératives, de l’unique sacrifice rédempteur ?

2. Présence substantielle du Christ prêtre et victime et présence opérative de son acte sacrificiel

a) Présence substantielle et présence opérative

Dès le début de ce quatrième chapitre il faut en appeler à une vérité première - qui éclairera de même plus loin la question de la transsubstantiation et de la présence réelle -et dont la méconnaissance, ou simplement la mise entre parenthèses, serait funeste, à savoir que la notion de contact ou de présence est non pas univoque, mais analogique, proportionnelle [100].

Fixons, pour le moment, notre attention sur deux formes de présence qu'il importe de caractériser avec netteté, la présence substantielle et la présence efficiente ou opérative. Le mot de présence est pris dans les deux cas, non pas au sens métaphorique, mais au sens vrai et propre. Et cependant, ici et là, la signification du mot présence n'est d’aucune façon univoque ; elle est essentiellement différente et proportionnellement semblable, c'est-à-dire analogique. Les deux présences sont comparables entre elles suivant un rapport, une proportion : ce que la présence substantielle est pour l’être, et dans l’ordre ontologique, la présence opérative l’est pour l’agir, et dans l’ordre dynamique.

b) Présence substantielle et présence opérative de Dieu

1. On peut parler à propos de Dieu de Présence substantielle et de présence virtuelle ou opérative,

En tant qu'il soutient immédiatement dans l’existence l’être substantiel des choses, par une action conservatrice qui est comme la continuation de son action créatrice [101], Dieu est présent à elles par son essence, par sa substance.

En tant qu'il donne aux choses non seulement d’être, mais encore d’agir comme des causes secondes, et tout ce qu'il y a de réalité dans leur action, Dieu est présent à elles par sa puissance, par sa vertu. Ces deux présences sont proportionnelles : de même que dans l’ordre ontologique l’Être de Dieu est pr~ ! sent à l’être substantiel des choses, ainsi dans l’ordre dynamique l’Agir de Dieu est présent à leur activité.

2. La présence de Dieu aux choses du temps est un mystère [102].

Comparées entre elles, les choses du temps sont réellement, les unes par rapport aux autres, passées, présentes, futures ; et Dieu les voit comme étant réellement, les unes par rapport aux autres, passées, présentes, futures.

Mais considérées par rapport à Dieu, toutes lui sont également présentes, toutes coexistent à son éternité. Si l’on pouvait imaginer dans l’éternité divine des moments successifs, hier coexisterait à un premier de ces moments, aujourd'hui à un second, demain à un troisième. Mais précisément l’éternité divine exclut toute succession ; hier, aujourd'hui, demain coexistant à la simultanéité de son unique et immuable instant. Hier, qui est pour nous un souvenir, n'est pas un souvenir pour Dieu, mais une vision ; demain qui est pour nous une prévision, n'est pas une prévision pour Dieu, mais une vision. Toutes choses qui pour nous ont été, sont ou seront, il les connaît dans leur présentialité, dans l’actualité de l’instant où elles sont existantes [103]. Et c'est de toute éternité qu'il leur donne, mais seulement pour le moment et le temps où elles accèdent et sont à l’existence, l’être par sa présence substantielle, l’agir par sa présence opérative.

3. l’acte sacrificiel rédempteur du Christ en Croix, où le monde est donné à Dieu et Dieu donné au monde, est donc, lui aussi, de toute éternité, connu de Dieu dans sa présentialité.

Il est en lui-même transitoire et immergé dans le temps : il apparaît au terme de l’ancienne économie du salut, au seuil de la nouvelle.

Une question se posera : la toute puissance divine, en touchant cet acte transitoire du Christ, en l’utilisant comme instrument, pourra-t-elle en étendre l’application, la vertu spirituelle, le contact, la présence, non seulement aux contemporains immédiats, mais encore à toute la suite des générations de la nouvelle économie du salut ?

c) Présence substantielle et présence opérative du Christ en tant qu'homme

1. Le Christ en tant qu’homme était présent substantiellement dans la maison de Simon le Pharisien où la pécheresse vient se jeter à ses pieds (Luc, VII, 36-50). Mais il était présent efficiemment seulement, et sans y entrer, par son action et sa puissance, dans la maison du centurion dont il guérit le serviteur (Luc, vii, 1-10). Entre ces deux présences propres et véritables de Jésus, l’une substantielle, l’autre efficiente, opérative, il y a non pas univocité, mais analogie.

2. Au Calvaire, Jésus comme homme est présent substantiellement sur la Croix où il est cloué. Et il est présent efficiemment, spirituellement, par son action et -,a puissance, dans le coeur de la Vierge et de saint Jean pour les attirer dans le sillage de son offrande et répandre en eux la grâce rédemptrice. Il est 'distant de la Vierge et de saint Jean par sa présence substantielle ; il est intérieur à la Vierge et à saint Jean par sa présence virtuelle.

A la Cène, le Christ est présent substantiellement deux fois : d’abord, naturellement et sous ses apparences propres, et c'est ainsi qu'il est au milieu de ses disciples ; puis, en outre, sacramentellement et sous les apparences étrangères du pain et du vin, sous lesquelles il donne son corps à manger et son sang à boire. Ces deux présences substantielles propres et véritables du corps du Christ, l’une naturelle, l’autre sacramentelle, ne sont pas univoques entre elles, nous aurons à y insister au chapitre vii, mais analogues. Et le Christ à la Cène ,est encore présent efficiemment, spirituellement, par son action et sa puissance dans l’âme des apôtres, les attirant mystérieusement dans le drame de sa Passion commencée ; ce qui se passait alors en eux, les disciples d’Emmaüs nous le laisseront deviner : « Notre coeur n'était-il pas tout brûlant au-dedans de nous quand il nous parlait en chemin et qu'il nous expliquait les Écritures ? » (Luc, XXIV, 32). Voilà donc pour la Cène deux ordres de présences du Christ au monde : l’une substantielle, soit naturelle, soit sacramentelle ; l’autre opérative, spirituelle, par l’action où il rejoint ses disciples pour les unir à son sacrifice.

A la Messe, il y a, sous les apparences du pain et du vin, présence substantielle du Christ maintenant glorieux. Et il y a, sous les mêmes apparences, présence efficiente, opérative, de son unique sacrifice rédempteur. Ce n'est pas sans raison que le Christ, maintenant glorieux, vient à nous sous les apparences de son corps donné pour nous, de son sang répandu pour la rémission des péchés ; c'est pour signifier qu'il vient à nous avec l’application, le contact, la vertu, la présence de son unique sacrifice rédempteur.

d) Présence opérative de l’unique acte sacrificiel rédempteur à la Croix, à la Cène, à la Messe

A la Croix, à la Cène, à la Messe, le même Christ, prêtre et victime, est présent au monde substantiellement.

A la Croix et à la Cène, il est clair en outre que le Christ est présent au monde en tant que prêtre et victime, dans l’acte même de s'offrir à Dieu et de sauver le monde ; il est clair, en d’autres mots, qu'il y a, pour les fidèles contemporains, outre la présence substantielle du Christ, la présence opérative de l’unique sacrifice rédempteur : c'est précisément le temps où cet acte sacrificiel rédempteur du monde s'accomplit dans sa réalité transitoire.

Mais à la Messe ? Le Christ est glorieux : peut-il nous être présent en tant même que prêtre et victime ? l’acte sacrificiel rédempteur unique est pour nous passé, comment pourrait-il nous être présent efficiemment, comme il l’était pour les apôtres à la Cène, pour la Vierge et saint Jean à la Croix ? Voilà le problème.

S'il est résolu [104], la Messe sera, comme la Cène, un sacrifice vrai et propre, nous apportant, sous les apparences sacramentelles non sanglantes, à la fois la présence substantielle du Christ et l’application, le contact, la présence opérative de son acte sacrificiel rédempteur.

La Messe ne sera pas un autre sacrifice que l’unique sacrifice rédempteur, mais une autre présence, une présence opérative - quand il s'agit, non d’une substance, mais d’un acte, la présence opérative est la seule qui puisse être en cause - de l’unique sacrifice rédempteur ; une présence sacramentelle et non sanglante de l’unique sacrifice sanglant. On dira : de même que chaque hostie consacrée est substantiellement le Christ, parce qu'elle multiplie les présences réelles substantielles du Christ unique, ainsi et proportionnellement, chaque Messe est un acte sacrificiel vrai et propre, parce qu'elle multiplie les présences réelles opératives de l’unique sacrifice rédempteur.

3. Le Christ à la Messe est dans son état glorieux

Le changement de la transsubstantiation n'affecte en rien le Christ. Il se fait à partir du pain et du vin pour aboutir au Christ préexistant et inchangé.

De ce fait, le Christ est rendu présent sous les espèces sacramentelles selon l’état où il est en lui-même [105]. Et comme il est entré maintenant dans sa gloire, c'est, premièrement, immédiatement, dans son état glorieux que la transsubstantiation qui se fait à chaque Messe nous le rend sacramentellement présent.

On ne comprendra dès lors le rôle du Christ à la Messe que si l’on comprend son rôle au ciel.

4. Le sacerdoce éternel du Christ céleste

a) Les textes scripturaires

Le Christ céleste continue d’intercéder pour nous : « Qui accusera les élus de Dieu ? C'est Dieu qui justifie ! Qui les condamnera ? Le Christ est mort ; bien plus, il est ressuscité, il est à la droite de Dieu, et il intercède pour nous ! » (Rom., VIII, 34). « Si quelqu'un a péché, nous avons un avocat auprès du Père, Jésus-Christ le juste. Il est lui-même une victime de propitiation pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais aussi pour ceux du monde entier » (I Jean, 11, 1-2).

Jésus est « Grand Prêtre pour toujours » (Hébr., vi, 20), « Prêtre pour l’éternité selon l’ordre de Melchisédech » (Hébr., VII, 17). Les prêtres de la loi ancienne « ont été prêtres en grand nombre, parce que la mort les empêchait de durer ; mais lui, du fait qu'il demeure pour l’éternité, a un sacerdoce intransmissible. d’ il suit qu'il est capable de sauver pour toujours ceux qui par lui s'approchent de Dieu, étant toujours vivant pour intercéder en leur faveur » (Hébr., VII, 23-25)- « Survenu comme Grand Prêtre des biens à venir..., il entre une fois pour toutes dans le sanctuaire... après nous avoir acquis une rédemption éternelle » (Hébr., ix, 11-12).

L'Apocalypse nous montre près de Celui qui est assis sur le trône « un Agneau, debout, comme égorgé, ayant sept têtes et sept yeux qui sont les sept esprits de Dieu, envoyés par toute la terre » (Apoc., v, 6). Et dans le cantique nouveau à la louange de l’Agneau, il est dit « Tu es digne de prendre le livre et d’en ouvrir les sceaux car tu as été immolé, et tu as racheté pour Dieu dans ton sang des hommes de toute tribu, de toute langue, de tout peuple et de toute nation ; et tu as fait d’eux pour notre Dieu un royaume et des prêtres, et ils régneront sur la terre » (v, 9-10).

b) Trois manières dont le sacerdoce du Christ est éternel

Le sacerdoce du Christ est éternel sous trois aspects.

1° d’abord en ce sens que les biens suprêmes qu'il peut nous obtenir sont, non pas les biens présents, mais les biens futurs (Hébr., ix, ii), qui sont éternels. Le sacerdoce du Christ est donc éternel en son résultat, en ses fruits, en sa consommation [106].

2° Il est éternel en outre en ce sens que, tant que se continue le déroulement de notre temps historique, le Christ, qui est toujours vivant, continue d’intercéder pour nous (Hébr., VII, 25), d’être notre avocat auprès du Père (I Jean, 11, 1-2).

Comment intercède-t-il ? Serait-ce en réitérant sa Passion et sa mort ? Non, l’oblation rédemptrice, étant parfaite, ne peut être qu'unique (Hébr., x, 14). « Le Christ ressuscité des morts ne meurt plus, la mort n'a plus de pouvoir sur lui » (Rom., vi, 8).

Serait-ce qu'il vit perpétuellement dans un état sacrificiel ? Non. l’Apocalypse (v, 6) ne dit pas que l’Agneau est égorgé, mais « comme égorgé » ; et cela signifie, précise-t-elle, qu'il «a été égorgé », qu'il « a racheté par son sang » (9) des hommes de toute tribu. La figure de l’Agneau « comme égorgé, ayant sept têtes et sept yeux, qui sont les sept esprits de Dieu, envoyés par toute la terre » répond au trait johannique du sang et de l’eau sortant du côté de Jésus (Jean, XIX, 34), c'est-à-dire de la Rédemption, seule source pour le monde de l’effusion de l'Esprit [107]. Dans la pensée de Jean, l’Esprit est symbolisé par l’eau et donné par le sang : « Il y en a trois à témoigner : l’Esprit, l’eau, le sang, et ces trois sont en accord» (I Jean, V, 7-8).

L'amour du Christ céleste n'est plus, comme l’amour du Christ voyageur, un amour méritoire, satisfactoire, rédempteur ; le mérite cesse avec l’état de voie. l’intercession du Christ céleste consiste à présenter au Père [108] l’acte sacrificiel unique par lequel s'est accomplie en une fois la rédemption et la salvation du monde entier, et à dispenser au monde les richesses de cette unique rédemption [109].

Le sacerdoce du Christ est donc éternel, au second sens, par la continuation, tant que dure le monde, de sa fonction médiatrice d’intercession et de dispensation.

3° Le sacerdoce du Christ céleste ne saurait consister à présenter à Dieu un autre sacrifice que celui de la Croix. Il n'y en a pas d’autre. Dieu voit éternellement ce sacrifice dans sa présentialité et ne saurait l’oublier.

Or la vertu méritoire, satisfactoire, rédemptrice, la vertu d’efficience aussi, du sacrifice de la Croix,est, par rapport à nous, sans limites : elle peut suffire, et au-delà, à toutes les générations humaines [110]. Le Christ céleste n'a donc pas à substituer pour nous, à l’offrande sacrificielle de la Croix, une autre offrande sacrificielle. Il confirme cette unique offrande par un acte éternel. Son intercession et sa médiation consistent à vouloir éternellement ce qu'il a voulu sur la Croix, à savoir sauver tous les hommes par cette unique Croix.

En ce troisième sens le sacerdoce du Christ est éternel il ratifie, il valorise progressivement au cours du temps le sacrifice unique de la Croix dont la vertu, inépuisable, est, de ce fait, éternelle.

C'est le second et surtout le troisième aspect du sacerdoce éternel du Christ qui vont retenir notre attention.

5. Le Christ glorieux est présent à la Messe avec son acte rédempteur

Nous avons dit qu'à la Messe le Christ est rendu présent sous les espèces sacramentelles par la transsubstantiation, premièrement et immédiatement tel qu'il est en lui-même, c'est-à-dire dans son état glorieux.

Mais s'il continue, au ciel, de vouloir nous sauver, comme il l’a voulu une fois pour toutes, par l’acte même de sa Passion et de sa mort, c'est tout pareillement qu'il nous sera rendu présent à la Messe. Il y viendra dans son état glorieux, certes ; non cependant pour nous toucher par sa gloire, mais pour nous « annoncer sa mort », pour actualiser à notre intention l’acte unique de la rédemption. Il y viendra avec son acte rédempteur. Entre sa gloire et notre péché il interposera sa Croix sanglante.

Et puisque son intercession céleste et sa volonté de nous sauver par l’unique sacrifice rédempteur ne saurait déroger à cet unique sacrifice rédempteur, mais a pour seule fin de le valoriser sans cesse, cette même intercession céleste, rendue sacramentellement présente à la Messe par la transsubstantiation, ne dérogera pas davantage à l’intercession rédemptrice de la Croix, et toute sa fin sera de la valoriser, de l’actualiser au milieu de nous. « A la manière, dit Cajetan, dont, selon l’Épître aux Hébreux, le Christ est entré dans les cieux par son propre sang, et continue d’être prêtre à jamais, intercédant pour nous, ainsi continue-t-il d’être avec nous par l’Eucharistie sous un mode immolatoire, intercédant pour nous. Et comme la souveraine suffisance et efficacité du sacrifice offert sur l’autel de la Croix n'exclut pas dans les cieux la continuité de la fonction d’intercession du Christ pour nous, ainsi n'exclut-elle pas davantage la présence avec nous sous un mode immolatoire du Christ intercédant pour nous [111]. »

L'efficacité du sacrifice de la Croix, étant souveraine, n'a pas à être complétée, mais appliquée, actualisée, au cours du temps par le Christ céleste.

6. l’interposition de la Croix

C'est le Christ céleste et glorieux qui, par le changement du pain et du vin en son corps et en son sang, est rendu présent substantiellement à la Messe sous les espèces sacramentelles. Mais il vient nous y annoncer, nous y appliquer sa mort.

Quel mystère ! Notre désir irrépressible, dès que nous apprenons qu'il nous a précédés dans les cieux pour nous préparer une place (Jean, XIV, 3), c'est d’entrer dans sa gloire sans avoir à passer par la Croix ni la mort. Nous voudrions, c'est le cri de saint Paul, non pas nous défaire de la demeure terrestre de notre corps, « non pas nous dépouiller, mais être revêtu par-dessus, afin que ce qui est mortel soit englouti par la vie » (II Cor., V, 4). Puisque le Christ est mort pour nous, pourquoi nous faut-il encore mourir nous-mêmes ? Pourquoi ne nous donne-t-il pas tout de suite cette gloire qu'il a demandée pour nous avec tant d’amour à son Père qui ne lui refuse rien ?

Quand, à la Messe, Jésus est présent devant nous, avec sa gloire, dans la petite hostie et que nous savons qu'il n'y a que l’épaisseur des apparences sacramentelles pour nous séparer de son Paradis, nous voudrions nous jeter à ses pieds pour les tenir embrassés comme la Madeleine au matin de Pâques dans le petit jardin de la Résurrection, et le supplier de nous prendre contre lui, de mettre fin soudainement à nos tentations, à nos conflits, à nos duplicités, d’abolir en plus pour nous par son contact la mort et ses agonies. Hélas, ce n'est pas encore pour nous le temps de la vision dans la patrie, mais le temps de la foi et de la voie, le temps pour nous comme pour la Madeleine du Noli me tangere. Le mot mystérieux de Jésus jette une ombre dans notre coeur ; nous pensons avec Pascal « Il me semble que Jésus-Christ ne laisse toucher que ses plaies après sa résurrection [112]. »

Jésus, maintenant glorieux, ne vient à nous que par sa Croix et il n'y a pas d’autre chemin pour passer à lui, que la Croix. Il interpose sa Croix entre lui et nous, et plus fort il nous serre sur son coeur, plus profondément elle pénètre en notre chair pour nous crucifier : « je suis crucifié avec le Christ » (Gal., II, 19).

Cette Croix C'est l’actualisation pour nous de l’acte rédempteur.

7. Actes éternels et actes transitoires du Christ

1. Jésus, comme Dieu, possède la connaissance et la charité incréées, infinies, par lesquelles Dieu se connaît et s'aime depuis toujours, par un acte en lui-même rigoureusement éternel, sans commencement, ni succession, ni fin, identique à sa propre substance.

Jésus, comme homme, possède en outre une connaissance et une charité créées. Dès le premier instant de l’Incarnation, son intelligence et sa volonté, surélevées par la grâce divine, entrent en contact immédiat avec l’essence divine, par un acte de vision et par un acte d’amour béatifiques. Ces deux actes initiaux ne s'éteindront plus jamais dans l’âme du Christ ; ils sont supérieurs à toutes les vicissitudes de sa vie temporelle, ils ne sont pas touchés lors de l’agonie et de la mort en Croix ils continuent de subsister ininterrompus dans le Christ en gloire. Ce sont, en ce sens, des actes en eux-mêmes éternels.

Au-dessous de ces deux actes d’ordre immédiatement théologal, il y a dans la sainte âme du Christ un acte d’adoration, de dépendance, d’offrande, lui aussi en lui-même ininterrompu et éternel. Mais cet acte ne saurait être regardé au sens propre comme un acte sacrificiel.

2. l’acte sacrificiel, l’offrande sacrificielle, survient au moment appelé par le Christ son Heure, où il donne effectivement sa vie par sa Passion rédemptrice et sa mort en Croix. Cet acte sacrificiel est animé et vivifié par les actes éternels dont nous venons de parler, et dont la flamme brûle sans cesse au coeur du Christ ; mais il n'est pas en lui-même un acte éternel du Christ, un acte fait pour durer et s'éterniser dans la vie même du Christ. Il n'a duré qu'un moment. En ce sens, l'acte sacrificiel rédempteur est un acte transitoire. d’autres actes transitoires l’ont précédé (le travail de Nazareth, les prédications, les miracles), et d’autres l’ont suivi (les apparitions à Madeleine et aux apôtres).

8. Comment l’acte sacrificiel rédempteur de la Croix est à la fois dans le temps et au-dessus du temps

a) Il est dans le temps et au-dessus du temps

1. Le mystère de l’acte rédempteur de la Croix se résume dans une vue simple et profonde.

Par rapport à Dieu, nous l’avons dit, l’acte rédempteur de la Croix est non point passé, mais toujours présent ; il subsiste perpétuellement dans l’acceptation divine, non à l’état de souvenir, mais à l’état d’objet actuel de vision ; Dieu, de toute éternité, le connaît dans sa présentialité [113].

Par rapport à nous et aux choses du monde, l’acte rédempteur est simultanément, sous deux aspects différents, dans le temps et au-dessus du temps. Dans le temps, si l’on regarde à sa réalité sensible : il est un moment transitoire de la vie du Christ. Au-dessus du temps, si l’on regarde à sa vertu spirituelle rédemptrice : d’où sa puissance de racheter et de réconcilier par son contact non seulement le monde qui lui était contemporain, mais encore tous les temps à venir.

2. Le Christ est venu, selon le mot de saint Grégoire le Grand, par bonds successifs : du ciel dans le sein d’une Vierge, puis dans une crèche, puis sur la Croix, puis au tombeau, pour regagner le ciel. Sa mission s'est consommée par sa Passion sur la Croix. C'est ce dernier et court espace de temps qu'il appelle son Heure. Elle est un moment, le moment suprême, de son voyage parmi nous. Sous cet aspect, elle est dans le temps, elle est passée et irréversible.

3. Mais comment serait-elle entraînée tout entière par le fleuve du temps ? Elle est touchée et habitée par l’éternité divine. Et de ce fait, elle est au-dessus du temps, elle demande à valoir, à être actualisée pour tous les temps à venir. Elle survient dans le temps, mais pour l’ébranler et, comme une pierre dans un lac, y soulever des ondes infinies. Elle récapitule d’avance en elle, elle précontient tout ce qui passera ultérieurement de grâce jusqu'au monde. Le drame qui s'est accompli en une fois dans le Christ., qui est la Tête, elle a le pouvoir de le communiquer, au fur et à mesure que les générations se succéderont, à son Corps qui est l’Église.

4. On voit ce qui différenciera l’ancienne et la nouvelle économie du salut.

Dans l’ancienne économie du salut, la Passion du Christ était déjà présente, mais par anticipation : toutes les grâces étaient alors offertes et données par Dieu immédiatement, mais en prévision des mérites de la Passion future. La Passion ne pouvait, en effet, agir dans le temps avant d’exister dans le temps : « A la différence de la cause finale, dit précisément à ce propos saint Thomas, la cause efficiente ne peut mouvoir avant de venir à l’existence [114]. »

Dans la nouvelle économie du salut, la Passion est présente par dérivation : toutes les grâces, méritées par la Passion, nous sont en outre données par et moyennant la Passion.

Le mot immense du Sauveur : « Quand je serai élevé de terre, j'attirerai tous les hommes à moi » (Jean, XII, 32) COUVre les deux économies du salut. Entre elle§"deux, il y a non pas univocité, mais rapport d’analogie. Avant ie Christ, c'est l’ombre 'de la Croix qui est sur le monde ; après le Christ, c'est la lumière de la Croix.

b) L’acte rédempteur récapitule d’avance l'économie nouvelle

1. Le Christ mourant sur la Croix pour racheter rétrospectivement les âges antérieurs et pour inaugurer un nouvel âge du salut, connaissait, en les voyant dans le Verbe par la science bienheureuse, toutes les choses qui le concernaient, omnia quae ad ipsum spectan [115]', c'est-à-dire toute l’existentialité du monde, omnia existentia secundum quodcumque tempus, y compris les pensées secrètes des hommes [116]. Le mot de Pascal est vrai : « je pensais à toi dans mon agonie, j'ai versé telles gouttes de sang pour toi [117]. » La science du Christ portait le poids non seulement des âges passés, mais encore de toute la nouvelle économie du monde.

2. Et le Christ mourant sur la Croix pouvait, au seuil de cette nouvelle économie, atteindre, pour leur communiquer sa grâce, tous les temps et tous les lieux à venir. De même que la cause principale surélève l’instrument pour lui faire joindre des fins qui le dépassent et auxquelles elle le proportionne, ainsi la divinité pouvait se servir de la nature humaine du Sauveur, de son intelligence, de sa liberté, de sa sensibilité, comme d’un organe, comme d’un instrument conjoint, instrumentum conjunctum, pour transmettre la grâce au monde [118]. Il s'ensuit que par la vertu divine, qui est au-dessus de l’espace et au-dessus du temps, la sainte humanité du Christ, en cette Heure même de sa Passion, pouvait, bien qu'elle fût dans un lieu., atteindre instrumentalement par son contact tous les lieux, et, bien qu'elle fût dans un temps, atteindre instrumentalement par son contact tous les temps, le temps présent et les temps futurs . « La Cause principale du salut des hommes est Dieu. Mais, du fait que l’humanité du Christ est l’instrument de la divinité, il s'ensuit que toutes les actions et les passions du Christ opèrent instrumentalement en vertu de la divinité pour le salut de l’humanité. En ce sens, la Passion du Christ est la Cause efficiente du salut de l’humanité [119]. »

c) La Messe est l’entrée existentielle d’une génération dans le drame de la Passion, où sa place était marquée d’avance

Ainsi toutes les grâces de la nouvelle économie sont précontenues dans la Passion du Christ.

Elles viendront, selon les modes, les degrés, la mesure prévus par le Christ et indiqués par lui, toucher une à une chacune des générations. Tout de suite, la génération immédiatement contemporaine : les apôtres à la Cène, la Vierge et saint Jean au pied de la Croix. Puis, tour à tour, chacune des générations ultérieures.

Elles auront pour effet de les éveiller et de les agréger au drame du Calvaire : d’une part, en les intégrant à l’acte d’offrande unique du Christ, où leur place était marquée d’avance (voilà pour la médiation ascendante du Christ) ; d’autre part, en les ouvrant à l’effusion unique de charité, obtenue quand s'ouvre le côté du Christ, mais pour être dispensée progressivement (voilà pour la médiation descendante du Christ).

La Messe, où, chaque fois qu'annonçant la mort du Christ, maintenant glorieux, nous le rendons présent sous les espèces sacramentelles, c'est la vertu de la Croix prête à s'épancher sur une génération pour la faire entrer existentiellement, avec toute sa foi et tout son amour, dans, le drame de la Passion, où sa place était marquée d’avance.

d) Deux présences au sacrifice de la Croix, l’une temporelle, l’autre de contact spirituel

A la Messe, nous entrons dans le drame rédempteur, nous lui devenons présents.

Mais peut-on parler d’une présence rigoureuse et réelle de nous à un sacrifice offert en une seule fois, il y a vingt siècles ? Nous en gardons le souvenir : n'est-ce pas la seule manière pour nous de le rejoindre ?

1. C'est ici que nous distinguons, en opposition au pur souvenir, deux sortes de présences, l’une temporelle, l’autre spirituelle.

La première est celle de tous les contemporains rassemblés autour de la Croix . de la Vierge et de saint Jean, certes ; mais aussi des acteurs et des spectateurs du drame. C'est une présence de coexistence dans le temps, une présence de contemporanéité.

La seconde présence est le privilège de la Vierge et de saint Jean. Ils sont touchés par la vertu spirituelle qui descend de la Croix ; ils adhèrent au mystère qui s'accomplit sous leurs yeux. Ils entrent par l’intelligence de la foi et l’élan de leur charité dans l’intériorité du sacrifice rédempteur : d’un part, pour s'unir actuellement à l’offrande théandrique du Christ, d'autre part, pour s'ouvrir actuellement aux grâces qu'il désire verser sur le monde. Voilà la présence de contact spirituel.

2. Il est clair que la présence de contemporanéité est pour nous exclue : il est contradictoire que nous coexistions avec ce qui pour nous est passé depuis deux mille ans. Mais précisément cette présence, commune aux amis et aux ennemis du Christ, n'importe pas ici. La seule présence qui compte est celle qui constituait le privilège de la Vierge et de saint Jean, la présence du contact spirituel. Et rien ne s'oppose à ce qu'elle s'étende jusqu'à nous. Le rayon de la Croix sanglante, qui touchait la Vierge et saint Jean, se déplace avec la succession des générations, pour venir, à chaque Messe, nous toucher à notre tour : il nous introduit dans l’intériorité de ce sacrifice rédempteur, où notre place est marquée d’avance, pour que nous puissions supplier avec le Christ, et être bénis et comblés dans le Christ.

e) La présence spirituelle est enveloppée dans le rite non sanglant

1. l’extrême condescendance qui préside depuis la chute à l’économie du salut veut que Dieu apporte aux hommes les choses spirituelles dans l’enveloppe des choses corporelles, qui leur sont connaturelles et qui trop souvent les séduisent [120]. Il a commencé de nous enseigner ses mystères dans les images du langage humain ; il viendra lui-même personnellement à nous en s'incarnant dans une nature humaine ; enfin, il nous signifiera et nous communiquera ses grâces dans les sacrements.

2. Si donc le Christ glorieux ratifie éternellement dans les cieux l’acte rédempteur unique par lequel il a voulu nous sauver, s'il décide de l’actualiser, de le valoriser sans cesse pour nous, il faudra, conformément à sa loi de condescendance, que le rayon spirituel de sa Croix sanglante nous parvienne dans une enveloppe sensible, capable à la fois de le signifier et de le transmettre.

D'où le rite du sacrifice non sanglant institué à la Cène les espèces sacramentelles du pain et du vin, qui rappelleront le corps du Christ donné pour nous et son sang répandu pour la rémission des péchés, manifestent et témoignent que la grâce cachée dans chaque Messe est la grâce même de la Rédemption, que chaque Messe est une présence opérative, une présence propre et véritable de la Rédemption : « Chaque fois que la commémoration de cette hostie est célébrée, l’oeuvre de notre rédemption s'accomplit [121]. »

9. Le sacrifice non sanglant ne se substitue pas, mais se subordonne au sacrifice sanglant ; il multiplie non ce sacrifice, mais ses présences

Le sacrifice non sanglant ne se substitue pas au sacrifice sanglant. Il se subordonne à lui.

Le rite non sanglant de la Messe est, comme le rite non sanglant de la Cène, un sacrifice propre et véritable, parce que le Christ et son sacrifice même de la Croix y sont non seulement figurés, mais encore proprement et véritablement rendus présents.

En vertu des paroles transsubstantiatrices, le Christ lui-même, maintenant glorieux, est présent à nous substantiellem4it. Mais il nous signifie, par les apparences sacramentelles de son corps donné et de son sang répandu, qu'il ne vient que pour nous toucher à travers sa Croix, que pour nous appliquer, nous rendre présente, comme aux disciples à la Cène, la vertu même de son sacrifice sanglant. En sorte que la Messe nous apporte, en propre et véritablement, sous les espèces non sanglantes, la présence substantielle du Christ glorieux, et la présence efficiente de son sacrifice sanglant

Si chaque hostie consacrée est vraiment et proprement le Christ, parce que la transsubstantiation multiplie, non le Christ unique, mais les présences réelles substantielles du Christ unique, ainsi chaque Messe est vraiment et proprement l’acte sacrificiel du Christ, parce que la transsubstantiation multiplie, non l’unique acte sacrificiel du Christ, mais les présences réelles opératives de l’unique acte sacrificiel du Christ.

C'est pour multiplier non pas le sacrifice suprême, mais les présences parmi les hommes du sacrifice suprême que Jésus, la nuit où il fut livré, ayant pris du pain et l’ayant rompu en disant : « Ceci est mon corps donné pour vous », ajouta : « Faites ceci en mémoire de moi » ; et qu'ayant pris ensuite le calice en disant : « Ce calice est la nouvelle Alliance dans mon sang », il ajouta : « Faites ceci chaque fois que vous en boirez en mémoire de moi ». l’Église a donc reçu puissance de renouveler le rite non sanglant du jeudi saint, capable non seulement de figurer mais encore de nous rendre présente - de la seule manière dont elle puisse nous être rendue présente, à savoir opérativement - l’unique immolation sanglante. « C'est une unique Hostie, et non plusieurs, écrit saint Thomas, que le Christ a offerte et que nous offrons à notre tour, parce que le Christ ne s'est offert qu'une seule fois [122]

La sacrifice rédempteur, achevé en un coup du côté du Sauveur, qui est le Chef, mais inachevé du côté des hommes qui sont les membres tant qu'il en reste à sauver, à incorporer aux souffrances et à la mort de leur Chef, continue par la Messe de « s'accomplir », de s'incorporer les générations successives jusqu'à ce que soit pleinement édifié le corps du Christ, qui est l’Église.

10. La Messe et les sacrements

On a distingué plus haut [123] , dans la médiation sacerdotale du Christ, deux mouvements distincts mais inséparables, un mouvement ascendant par lequel il donnait le monde à Dieu, et un mouvement descendant, par lequel il donnait Dieu au monde.

Ce double mouvement se retrouve, mais d’une manière différente et inégale, dans la Messe et dans les sacrements.

a) Médiation ascendante et supplication

1. Dans l’ordre de la médiation ascendante, la Messe seule agit proprement à la manière d’un sacrifice d’adoration, d’expiation, d’impétration, d’action de grâces. Elle nous donne, sous les voiles du sacrifice non sanglant, le Christ maintenant glorieux, mais venant à nous pour nous associer à l’acte même de son sacrifice rédempteur.

De ce fait, elle constitue une présence incomparable, une supplication d’une valeur infinie. Tout le rôle de l’Église sera, dans la mesure du possible, de s'approprier cette supplication, de la faire sienne, de s'agglutiner à elle, de s'engouffrer en elle.

Même dans le cas où le ministre serait indigne, cette présence suppliante et rédemptrice du Christ ne saurait être annulée.

Et, de ce point de vue, on dira que le sacrifice de la Messe est efficace ex opere operato, c'est-à-dire indépendamment des dispositions bonnes ou mauvaises de celui qui en est le ministre [124].

La Messe, selon le concile de Trente, est « l’offrande pure, qui ne peut être souillée ni par l’indignité ni par la malice de ceux qui l’offrent, et dont le Seigneur a prédit par Malachie, 1, 11, qu'on l’offrirait pure, en tout lieu, à son Nom, qui serait grand parmi les nations [125] ».

2. Dans ce même ordre, que représentent les sacrements de la Loi nouvelle ? Ils sont institués par le Christ. Ils portent les signes de sa Passion, qui était, en propre, sacrificiel, méritoire, satisfactoire, propitiatoire [126].

S'en approcher, accepter et accomplir les actes du culte nécessaire pour les recevoir, c'est en quelque sorte se revêtir des marques de la Passion, se présenter au Père au nom même de son Fils, et l’incliner pour autant à accorder son pardon.

Il y a dès lors, dans les sacrements de la Loi nouvelle, une prière, une supplication. Pourtant, si valable qu'elle soit, cette manière d’implorer, propre aux sacrements, et que les théologiens modernes ont appelée la causalité morale des sacrements, ne représente qu'une participation indirecte et affaiblie à l’imploration immédiatement sacrificielle de la Messe. On pourra donc, sur ce plan même de la supplication, introduire une distinction radicale entre l’Eucharistie considérée comme sacrifice et l’Eucharistie considérée comme sacrement.

b) Médiation descendante et bénédiction

1. La Messe nous apporte la Passion du Christ. Or la Passion du Christ opère notre salut non seulement par mode de supplication mais encore par mode d’efficience : « La Cause principale de notre salut est Dieu. Mais, du fait que l’humanité du Christ est l’instrument de la divinité, toutes les actions et passions du Christ opèrent instrumentalement : ' en vertu de la divinité, pour accomplir le salut du genre humain. En ce sens la Passion du Christ est cause efficiente de notre salut [127]. » Cette efficience de la Passion est infaillible. Et elle nous est, elle aussi, apportée à la Messe, non pas certes indépendamment des dispositions de ceux qu'elle sauve, mais indépendamment des dispositions de sainteté du ministre.

Il faut bien entendre cette efficience de la Passion : c'est l’efficience d’une Source qui demande à s'épancher. Il faudra se l’approprier par la foi et les sacrements. Saint Thomas compare la Passion à un remède, composé par un médecin, mais qui exige d’être appliqué à chaque cas particulier [128]. La Passion du Christ, dit-il encore, doit précéder, « étant la cause universelle de la rémission des péchés, ut causa quaedam universalis remissionis peccatorum ; il faudra de plus qu'elle soit apportée en particulier à chacun pour l’abolition de ses propres péchés, necesse est quod singulis adhibeatur ad deletionem propriorum peccatorum ; cela se fait par le Baptême, la Pénitence, et les autres sacrements, qui tirent leur vertu de la Passion du Christ [129]. »

2. Comment entendre, par rapport à celle de la Messe, l’efficience des sacrements de la Loi nouvelle ? «Nous disposons, dit saint Thomas, de deux sortes d’instruments : l’un séparé de nous, comme le bâton ; l’autre joint à nous, comme la main. Le premier est mû par le second, comme le bâton par la main. La Cause efficiente principale de la grâce est Dieu, l’humanité du Christ est instrument conjoint (à la divinité), les sacrements sont des instruments séparés. Ainsi la vertu sanctifiante dérive à nous de la divinité du Christ, par son humanité, dans les sacrements [130]. » Mais le Christ nous a sauvés par sa Passion. « Il est donc clair que les sacrements de l’Église tiennent leur vertu spécialement de la Passion du Christ. La vertu de la Passion nous est en quelque manière conférée par la réception des sacrements : en signe de quoi, du côté de Jésus suspendu à la Croix, ont coulé l’eau et le sang, signes du Baptême et de l’Eucharistie, c'est-à-dire des deux principaux sacrements [131]. » Saint Paul enseigne que nous avons été baptisés « dans la mort du Christ » (Rom., vi, 3).

On le voit, l’application générale, totale, indivisée, de la Passion, qui se fait à la Messe, à chaque célébration du rite non sanglant, diffère essentiellement de l’application personnelle, déterminée, particularisée, procurée par chacun des sacrements de la Loi nouvelle. On retrouve, mais cette fois sur le plan de la médiation descendante, la distinction entre l’Eucharistie considérée comme sacrifice et l’Eucharistie considérée comme sacrement de la Loi nouvelle.

11. Nécessité d’une présence permanente du sacrifice de la Croix [132]

1. Lorsqu'il parut comme « Grand Prêtre des biens nouveaux », le Christ fit « une fois pour toutes l’oblation de son corps » et nous « obtint une rédemption éternelle » (Hébr., Ix, Il, 12 ; X, 10). C'est dans l’offrande prédestinée d’un moment que furent réconciliés le Dieu éternel et le déroulement encore inachevé des siècles. La Croix sanglante reste pour jamais plantée au centre de la religion vraie.

Elle ranime les âmes périssantes, elle dispense la vie, elle fond la dureté des coeurs : -voici, disait Iahvé par son prophète, que « je répandrai sur la maison de David et sur les habitants de Jérusalem un esprit de grâce et de miséricorde, et ils regarderont vers moi ; et celui qu'ils auront transpercé, ils pleureront sur lui comme on pleure sur un bien-aimé ». Elle purifie du péché : « En ce temps-là, il y aura une source ouverte pour la maison de David et pour les habitants de Jérusalem, en vue du péché et de la souillure » (Zach., XII, 10 ; XIII, i). Elle est la fontaine d’Eden des douceurs et des douleurs qui fleurissent dans le jardin de l’Église. Il faut qu'elle soit présente.

2. « Seigneur, si vous aviez été présent, mon frère ne serait pas mort. » Et Jésus ne dit pas non. Il avait même dit aux disciples quelque chose de semblable : « Lazare est mort, et je me réjouis à cause de vous de n'avoir pas été présent, afin que vous croyiez. » Mais quand vinrent à lui, l’une après l’autre, les deux soeurs, quand Marie fut à ses pieds, et qu'il « la vit pleurer, elle et les juifs qui l’accompagnaient », alors « il frémit en son esprit, et il se troubla lui-même, et il dit : « Où l’avez-vous mis ? » (Jean, xi). C’est qu'il y a des supplications auxquelles on résiste à distance, mais auxquelles on ne résiste plus de près. Marthe et Marie le savaient. Dieu le sait aussi. C'est même pour cela que le Verbe s'est fait chair et qu'il a habité parmi nous. Et c'est pour cela qu'étant monté sur la Croix avec le dessein de tirer tous les hommes à lui, il désira que la Croix elle-même ne leur fût point distante, mais présente, et qu'elle fût comme portée sur le fleuve du temps. Ayant donc attendu que le sacrifice suprême fût commencé, il fonda la mystérieuse institution qui permettrait de le véhiculer et d’en perpétuer la vertu.

La liturgie du Jeudi saint, que les disciples devront reproduire « en mémoire de lui », apportera vraiment, en effet, aux générations successives son corps « donné pour nous », et le sang « de la nouvelle Alliance » « répandu pour nous » (Luc, xXII, Ig-20) «en vue de la rémission des péchés » (Mt., xxvi, 28). Ceux qui « mangent ce pain et boivent ce calice annoncent la mort du Seigneur » (I Cor., XI, 26) jusqu'à ce qu'il vienne substituer, à ce repas où les réalités demeurent voilées sous les signes sacramentels, le repas où elles deviendront manifestes et où ses fidèles boiront le vin de l’amour au calice sans mélange « dans le royaume de son Père » (Mt., XXVI, 29).

En résumé le sacrifice sanglant est conduit jusqu'à nous par le renouvellement du rite non sanglant institué lors de la Cène, et autour duquel se noue l’Église.

12. La pensée de saint Thomas d’Aquin

a) Deux voies : Pour ou contre l’efficience continue de l’acte rédempteur

1. Faut-il dire que le Christ glorieux, présent substantiellement, soit au ciel sous ses apparences propres, soit à la Messe sous les apparences sacramentelles, continue de vouloir atteindre les hommes qui vivent dans le temps à travers l’acte, transitoire en lui-même mais permanent par ses effets, de la rédemption ; et que l’acte rédempteur peut nous devenir présent par sa vertu et nous toucher ?

Dès lors, la Messe s'explique tout entière. Elle est la présence réelle sous les voiles sacramentels de l’unique sacrifice rédempteur maintenant consommé, comme la Cène était la présence réelle sous les mêmes voiles sacramentels de l’unique sacrifice rédempteur en voie d’accomplissement.

Telle est la pensée de saint Thomas. Elle nous découvre du même coup, dans leurs dernières profondeurs, les mystères de la rédemption, de la Messe, de la nouvelle économie du salut.

A la difficulté que la Passion, étant passée, ne peut plus opérer dans le présent, la réponse sera que la motion de Dieu qui est éternel peut agir sur toute la succession ultérieure du temps par un instrument transitoire, telle la Passion du Christ.

2. Faut-il au contraire reculer devant cette doctrine de la présence au monde du sacrifice sanglant sous le voile du sacrifice non sanglant ? Faut-il mettre une contradiction là où saint Thomas voit un mystère, déclarer sa pensée irrecevable, chercher des solutions faciles ?

On dira alors, avec de nombreux théologiens de l’époque baroque ou même moderne, que la Passion du Christ n'existant plus en elle-même ne saurait continuer d’agir sur les générations humaines, et que nous sommes sauvés, non pas comme le dit saint Thomas par la Passion, la mort, la résurrection mêmes du Christ, mais par le Christ glorieux qui autrefois a souffert, est mort, est ressuscité.

Tout dès lors va paraître simple. Il ne sera plus question de voir dans la Messe la présence même de l’acte rédempteur. La Messe ne sera pas un sacrifice du fait qu'elle nous apporterait le sacrifice de la Croix ; on conviendra sans doute qu'elle nous l’applique, qu'elle nous en communique la vertu ; mais cette application, cette vertu auront cessé d’apparaître pour ce qu'elles sont réellement, à savoir une présence véritable de l’acte sacrificiel rédempteur de la Croix. Dès lors la Messe ne pourra devenir un sacrifice qu'en vertu d’un autre acte, d’un acte sacrificiel du Christ glorieux et de l’Église s'unissant à lui. Mais c'est ici précisément que commenceront les difficultés [133].

b) La Passion du Christ nous touche malgré la distance des temps par un contact spirituel

1. On connaît les grands textes de l’Écriture : « Par une oblation unique le Christ a rendu parfaits pour toujours ceux qu'il sanctifie » (Hébr., x, 14). « Ceci est mon sang, le sang de l'Alliance, répandu pour la multitude, en vue de la rémission des péchés » (Mt., XXVI, 28). Jésus-Christ « nous a aimés et il nous a lavés (déliés) de nos péchés dans son sang (Apoc., 1, 5). Dieu par le Christ a réconcilié toutes choses « en faisant la paix par le sang de sa Croix » (Col., 1, 20). « Le Christ alors que nous étions encore pécheurs est mort pour nous » (Rom., v, 8). Dieu a ressuscité « d’entre les morts Jésus-Christ notre Seigneur, livré pour nos péchés et ressuscité pour notre justification » (Rom., IV, 24-25) ; etc.

Si l’on veut donner à ces révélations toute leur profondeur, pense saint Thomas, il faut dire que puisque Dieu, suivant le dessein de l’Incarnation, voulait utiliser la sainte humanité du Christ pour nous communiquer la grâce, c'est par une vertu sortie du drame rédempteur unique, de la Passion même du Sauveur, de sa mort, annonciatrice de sa résurrection, que nous continuons d’être sauvés et qu'un jour nous ressusciterons. C'est vraiment par un rayon parti de sa Passion sanglante que le Christ a voulu sur la Croix, et continue de vouloir maintenant dans les cieux, toucher tous les hommes dès l’instauration de l’économie de la nouvelle Alliance.

2. Transcrivons trois textes de saint Thomas concernant la Passion, la mort, la résurrection du Sauveur.

« La Passion du Christ a-t-elle opéré notre salut par manière d’efficience [134] ? » - Voici la réponse - « La Cause principale du salut est Dieu. Mais du fait que l’humanité du Christ est l’instrument de la divinité, il s'ensuit que toutes les actions et les passions du Christ opèrent instrumentalement en vertu de la divinité pour le salut de l’humanité. En ce sens, la Passion du Christ est la cause efficiente du salut de l’humanité, et secundum hoc Passio Christi efficienter causat salutem humanam. »

Si l’on objecte qu'un agent corporel n'agit efficiemment que par contact et que la Passion du Christ n'a pu toucher tous les hommes ni opérer efficiemment leur salut, sed Passio Christi non potuit contingere omnes homines, ergo non potuit efficienter operari salutem'omnium hominum, saint Thomas répond que « bien qu'elle soit corporelle, la Passion du Christ reçoit une vertu spirituelle de la divinité qui lui est unie, en sorte qu'elle exerce son efficience par un contact spirituel, et ideo per spiritualem contactum efficaciam sortitur, c'est-à-dire par la foi et les sacrements de la foi, selon Rom., M, 25 -Dieu a destiné le Christ à être propitiateur par la foi en son sang [135] ». Les derniers mots de saint Thomas sont expliqués ailleurs : « La vertu de la Passion nous rejoint par la foi et par les sacrements. Ce sont là deux manières distinctes. La continuité par la foi suppose un [simple] acte de l’âme ; la continuité par les sacrements suppose [en outre] l'usage des choses extérieures... Il convenait que, de la Passion du Christ, cause de la justification des hommes., dérive une vertu justifiante dans les sacrements de la Loi nouvelle, mais non dans les sacrements de la Loi ancienne, manifestum est quod a Passione Christi, quae est causa humanae justificationis, convenienter derivatur virtus justificativa ad sacramenta novae Legis, non autem ad sacramenta veteris Legis [136]. »

2° « La mort du Christ a-t-elle en quelque manière opéré notre salut [137] ? » - La réponse distingue l’acte de tendre vers la mort, mors in fieri, et l’état de mort, mors in facto esse.

De l’acte transitoire de mourir, il faut dire qu'il est, comme la Passion, cause méritoire et cause efficiente de notre salut.

Quand la mort est survenue, le corps « ne peut causer notre salut par voie de mérite, mais bien par voie d’efficience..., car tout ce qui s'est dans la chair du Christ, quidquid contigit circa carnem Christi, même séparée de son âme, nous a été salutaire par la vertu de la divinité qui lui restait conjointe. Cajetan écrit ici : « Du fait que la Déité se servait du corps du Christ comme d’un instrument, il s'en est ensuivi qu'elle s'est servie de son corps privé de vie comme d’un organe pour causer en nous la destruction de notre double mort de l’âme et du corps, selon ce qui est dit : Il a détruit notre mort par la sienne, Qui mortem nostram moriendo destruxit. »

3° « La résurrection du Christ est-elle cause de la résurrection (finale) des corps [138] ? » - Voici la réponse : « Le Verbe de Dieu confère d’abord la vie immortelle au corps qui lui était uni naturellement, et par lui opère la résurrection dans tous les autres corps. »

Serait-il ici question immédiatement du Christ ressuscité, mais non pas du Christ ressuscitant, de sa résurrection ? Voyons la suite du texte. La troisième objection soutient que la résurrection du Christ ne peut être cause effective de la nôtre « car la cause efficiente n'agit que par contact, ou spirituel ou corporel ; mais il est manifeste que la résurrection du Christ ne peut avoir, avec les morts qui ressusciteront, ni contact corporel, puisqu'elle en est séparée par le temps et par le lieu, propter distantiam temporis et loci ; ni,,contact spirituel par la foi et la charité, puisque les infidèles et les pécheurs ressusciteront ». A quoi saint Thomas répond : « De même que les diverses choses que le Christ a faites ou souffertes dans sa nature humaine nous sont salutaires en vertu de sa divinité : ainsi la résurrection du Christ est la cause efficiente de notre résurrection, grâce à la vertu divine, dont le propre est de vivifier les morts, et qui atteint dans leur présentialité tous les lieux et tous les temps [139], et ce contact de vertu suffit à sauver la raison d’efficience, quae quidem virtus praesentialiter attingit omnia loca et tempora, et talis contactus virtutis sufficit ad rationem hujus ëfficientiae. »

La première objection de ce même article portait que, si la résurrection du Christ était cause de celle des hommes, tous les morts seraient revenus à la vie en même temps que le Christ. Saint Thomas répond que la résurrection du Christ opère ses effets le long du temps, selon le décret de la volonté divine : « La résurrection du Christ est la cause de notre résurrection par la vertu du Verbe qui lui est uni, et agit par volonté. Elle donnera son effet non pas nécessairement tout de suite, mais selon la disposition du Verbe de Dieu, qui est d’abord de nous conformer au Christ souffrant et mourant dans cette vie passible et mortelle, et de nous amener plus tard à participer la ressemblance de sa résurrection [140]. »

c) La Messe nous fait entrer dans le drame de la Passion et de l’immolation sanglante du Christ

A la fin du traité de l’Eucharistie, saint Thomas demande . « Le Christ est-il immolé dans ce sacrement [141] ? » Il pose, on le voit, la question brûlante. Il serait étrange que sa réponse, si succincte qu'elle soit, passe à côté du sujet et qu'il faille chercher ailleurs sa vraie pensée.

1. Trois objections sont signalées : 1°, selon Hébr., x, 14, l’oblation, c'est-à-dire l’immolation du Christ est unique ; 2° l’immolation de la Croix était une crucifixion, mais le Christ ne peut être crucifié à nouveau ; 3° à la Croix le Christ est prêtre et victime, à la Messe paraît un autre prêtre.

En sens contraire, quelques mots - ceux que nous soulignons - d’un passage où saint Augustin explique que le signe prend souvent le nom du signifié ; ne disons-nous pas par exemple : demain est le jour de la Passion, c'est-à-dire

le jour où nous fêtons l’anniversaire de la Passion ? « Le Christ n'a-t-il pas été immolé une fois seulement en lui-même, in seipso, et pourtant il est immolé pour les peuples dans le sacrement, in sacramento, non seulement à chaque fête de Pâques, chaque jour ; et il ne ment pas celui qui, interrogé, répond : il est immolé [142]. »

2. La réponse de saint Thomas est double.

1° La célébration du sacrement, du mystère eucharistique, est appelée une immolation du Christ en ce sens qu' « elle est comme une image représentant la Passion du Christ, qui est une vraie immolation. » Cette réponse est destinée à donner une première justification de certains textes patristiques, tel un texte attribué à saint Ambroise et que cite ici saint Thomas [143], ou tel le texte de saint Augustin que nous avons rapporté. Elle n'est pas, pour saint Thomas, une réponse suffisante : l’image d’un vrai sacrifice n'est pas encore un vrai sacrifice. A en rester là, on pourrait dire tout aussi bien que les figures de l’Ancien Testament, par exemple l’immolation de l’Agneau pascal, étaient déjà des immolations du Christ.

2° Voici maintenant la réponse propre : « Quant à l’effet de la Passion du Christ, la célébration de ce sacrement est une immolation du Christ ; car par ce sacrement nous sommes rendus participants du fruits de la Passion du Seigneur. Aussi est-il dit dans une prière secrète dominicale [144] : Chaque fois que la commémoration de cette hostie est célébrée, l’oeuvre de notre rédemption s'accomplit [145]. »

Ainsi le Christ est immolé à la Messe parce que la Messe nous apporte l’effet de sa Passion, actualise pour nous sa Passion, nous rend participants des fruits de cette Passion, accomplit à chaque fois l’oeuvre de notre rédemption [146]. Qu'on y prenne garde. C'est la pensée, et même les expressions que nous avons rencontrées chez saint Thomas quand il enseignait que la Passion du Christ, en tant qu'instrument de la divinité, a opéré notre salut par manière d’efficience, qu'elle exerce son efficience par un contact spirituel malgré la distance des temps et des lieux, qu'elle peut atteindre tous les temps dans leur présentialité, dans leur existentialité. Où la Passion du Christ est réellement présente, l’immolation du Christ est réellement présente. Voilà la réponse directe de saint Thomas à la question directe qu'il a posée.

En d’autres mots, la Messe nous apporte non seulement la présence substantielle du Christ dans son état glorieux, mais encore la présence opérative de son acte sacrificiel rédempteur. Le Christ veut maintenant, et jusqu'à la fin du monde, il le voulait sur la Croix, que le rayon de sa Croix sanglante vienne toucher, et racheter par ce contact, chacun des moments du temps.

d) Elle nous communique le sacrifice unique du Christ

La doctrine indiquée par saint Thomas n'étant pas entièrement explicitée, les réponses qu'il donne aux objections gardent un caractère assez général. Il nous faudra tenter de les préciser.

A l’objection tirée de Hébr., x, 14, sur l’unicité de l’oblation et de l’immolation du Christ, saint Thomas répond par un texte qu'on attribuait à saint Ambroise [147] : « l’hostie que le Christ a offerte et celle que nous offrons est une, et non multiple, car le Christ ne s'est offert qu'une fois, dans un sacrifice qui est le modèle (exemplum) du nôtre. De même que ce qui est offert partout est un seul corps et non plusieurs corps, ainsi est-ce un seul sacrifice. » Précisons : de même que l’Eucharistie multiplie non le corps du Christ, mais les présences substantielles du corps du Christ, ainsi la Messe multiplie non le sacrifice du Christ, mais les présences opératives du sacrifice du Christ.

A la deuxième objection, à savoir que le Christ ne peut être immolé ni crucifié à nouveau, on répond qu'à la Messe le sacrifice sanglant n'est pas renouvelé mais représenté : l’autel, où la mort du Christ est signifiée par les apparences sacramentelles, représente la Croix où le Christ a été immolé sous ses apparences propres. Il faudrait ajouter, et ce serait la réponse décisive, que le sacrifice sanglant nous y est alors en outre appliqué, rendu présent, et que la Messe multiplie non ce sacrifice unique, mais les présences réelles de ce sacrifice unique.

A la troisième objection, à savoir qu'à la Croix le Christ était prêtre et victime, on répond qu'à la Messe aussi le Christ est non seulement la victime offerte, mais aussi le prêtre qui offre : « C'est en son nom, en effet, et par sa vertu, que les prêtres qui le représentent prononcent les paroles de la consécration. » Ajoutons que le sacrifice non sanglant, accompli par le ministère des prêtres, est destiné à nous appliquer et à nous rendre présent le sacrifice sanglant où le Christ s'offre et nous offre.

Ainsi, comme le dit ailleurs saint Thomas, « c'est le vrai sacrifice du Christ qui est communiqué aux fidèles sous les espèces du pain et du vin [148] ».

e) La voie ouverte par saint Thomas et la voie divergente

Les deux aspects de la Messe signalés par saint Thomas, à savoir qu'elle représente la Passion et nous en applique les fruits sont repris par le concile de Trente [149].

Là-dessus, l’accord est fait.

Mais, ou bien l’on voit dans cette application une présence réelle de la Passion et du sacrifice rédempteur de la Croix, et alors saint Thomas a répondu au problème posé. Toute la doctrine du saint docteur sur la valeur infinie du sacrifice de la Messe viendra confirmer cette vue.

Ou bien l’on voit dans la doctrine de la présence de la Passion à tous les temps et à tous les lieux une impossibilité, et alors . a) saint Thomas s'est trompé en enseignant cette doctrine dans son traité de la rédemption ; b) il a laissé sans réponse, à propos de la Messe, la question qu'il avait si bien posée ; c) il faudra donc trouver pour la Messe un autre acte sacrificiel que celui dont parle l’Épître aux Hébreux, et qui sera cependant, selon les exigences du concile de Trente : 1° un vrai sacrifice du Christ, et non seulement la représentation rituelle et sacramentelle d’un vrai sacrifice du Christ ; 2° une offrande du Christ sacrificielle au sens propre, et non seulement au sens impropre ; 3° un sacrifice vraiment satisfactoire et propitiatoire [150] ; d) enfin il faudra regarder l’application des fruits de la Passion qui se fait à la Messe, comme une conséquence de ce nouvel acte sacrificiel du Christ.

13. Analyse de la doctrine de Cajetan

Les luthériens, s'ils rejetaient la transsubstantiation, demeuraient néanmoins fidèles à confesser la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie. Mais ils prenaient occasion de l’Épître aux Hébreux pour nier que la Cène, et à plus forte raison la Messe, fût un vrai sacrifice, une vraie offrande à Dieu. C'est pour dissiper leurs objections que Cajetan va rappeler la doctrine catholique sur la nature de la Messe, au chapitre vi de son opuscule De Missae sacrificio [151], daté de Rome, 3 mai 1534 et donc antérieur de trente et un ans à la Session xXII du concile de Trente traitant Du très saint sacrifice de la Messe, 17 septembre 1562 [152]. En plus de précisions intégrées dans l’enseignement même du concile, son exposé apporte des suggestions du plus haut prix.

a) La même hostie est offerte sous des modes différents, l’un sanglant, l’autre non sanglant, à la Croix et à la Messe.

« Le fondement, écrit-il, qui explique et permet d’entendre les divers passages de l’Écriture sainte relatifs au sacrifice et au sacerdoce du Nouveau Testament est l’unité de l’hostie, d’une part immolée absolument, simpliciter et absolute, en une seule fois, sur la Croix, par le Christ, selon qu'il est lui-même, et d’autre part immolée d’une certaine manière, secundum quid, chaque jour, dans son Église, par le Christ, moyennant des ministres.

» En sorte qu'il y a dans le Nouveau Testament une hostie sanglante et une hostie non sanglante.

» l’hostie sanglante, c'est Jésus-Christ offert sur l’autel de la Croix, une seule fois, pour les péchés du monde entier ; l’hostie non sanglante, instituée par le Christ, c'est son corps et son sang sous les espèces du pain et du vin.

» Cependant l’hostie sanglante et l’hostie non sanglante ne sont pas deux hosties, niais une seule hostie ; car la chose qui est hostie, res quae est hostia, est une et la même. Le corps du Christ sur notre autel n'est pas autre, en effet, que le corps du Christ offert sur la Croix, et le sang du Christ sur notre autel n'est pas autre que le sang du Christ versé sur la Croix.

Mais la manière d’immoler, modus immolandi, cette hostie une et la même, est différente.

» En effet, le mode d’immolation unique, substantiel, primitif, ille unicus substantialis ac primaevus immolandi modus, a été sanglant : c'est sous ses apparences propres que le sang a été versé sur la Croix par la fraction du corps ; tandis que le mode d’immolation quotidien, externe, adventice, iste vero quotidianus externus accessoriusque modus, est non sanglant : il représente, sous les espèces du pain et du vin et par mode d’immolation, immolatitio modo, le Christ offert sur la Croix. »

b) Le mode non sanglant ne se juxtapose pas, mais se subordonne au mode sanglant ; d’où l'unicité du sacrifice à la Croix et à la Messe

« Ainsi l’hostie sanglante et l’hostie non sanglante du Nouveau Testament est unique quant à la chose offerte, ex parte rei oblatae ; et pour ce qui est du mode d’offrir, ex parte modi offérendi, il y a diversité.

» Pourtant ce mode non sanglant est institué non pas pour lui-même, secundum seipsum, comme un mode disparate d’immoler [153], mais uniquement comme se référant à l’hostie sanglante de la Croix, ut refertur ad cruentam in Cruce hostiam.

» Dès lors, pour tous les esprits qui comprennent et pénètrent qu'une chose qui n'est que pour une autre ne fait qu'un avec elle, ubi unum nonnisi propter alterum, ibi unum dumtaxat est il est évident qu'on ne saurait affirmer l’existence dans le Nouveau Testament de deux sacrifices, de deux hosties, de deux oblations, de deux immolations, - quelque nom qu'on emploie -, du fait que l’hostie sanglante est le Christ en Croix, et l’hostie non sanglante, le Christ sur l’autel [154]. Mais il y a une unique hostie, offerte une seule fois sur la Croix, qui persévère par mode d’immolation, par la répétition quotidienne du rite institué par le Christ dans l’Eucharistie, sed esse unicam hostiam, semel oblatam in Cruce, perseverantem modo immolatitio, quotidiana repetitione ex institutione Christi in Eucharistia.

» La permanence de l’hostie offerte sur la Croix est figurée sur notre autel ; elle est possédée du fait de l’identité de la chose offerte sur la Croix et sur l’autel. Si le corps du Christ, un et le même, est offert sur la Croix et sur l’autel, il est clair que l’hostie n'est pas autre sur l’autel et sur la Croix ; et que la même hostie offerte une fois sur la Croix, persévère mais d’une autre manière sur l’autel. Le Christ ayant dit : - Faites ceci en mémoire de moi, cela même qui était alors rompu et répandu, persévère maintenant sous l’apparence du pain et du vin, en mémoire du Christ. »

c) Le sacrifice n'est pas répété, mais persévère par la répétition du rite non sanglant

Ces principes rappelés, Cajetan examine quelques difficultés.

1° l’Épître aux Hébreux oppose l’oblation unique de la Croix à la multiplicité numérique des sacrifices anciens. Si chacune de nos Messes supposait un sacrifice distinct de celui de la Croix, la multiplicité au moins numérique des sacrifices réapparaîtrait dans le Nouveau Testament. Voici la réponse : - « Il n'y a pas, dans le Nouveau Testament, répétition du sacrifice ou de l’oblation, non repetitur sacrificium seu oblatio, mais le sacrifice unique, offert une fois pour toutes, persévère par mode d’immolation, sed perseverat immolatitio modo unicum sacrificium semel oblatum. La répétition intervient dans le mode, modus, sous lequel il persévère, non dans la chose, res, qui est offerte ; et ce mode concourt au sacrifice non pour lui-même, propter se, mais pour commémorer de manière non sanglante l’oblation de la Croix. »

Quand l’Épître aux Hébreux déclare que le Christ est entré dans le ciel « non pour s'offrir lui-même à plusieurs reprises, comme le Grand Prêtre, qui entre chaque année dans le sanctuaire avec un sang étranger », il est clair, ajoute Cajetan, que c'est la répétition du sacrifice sanglant qu'elle veut exclure, et cela paraît aussitôt par ce qui suit : « Dans ce cas, en effet, il aurait dû souffrir plusieurs fois depuis la fondation du monde » (Hébr., IX, 25-26).

2° l’offrande du Christ n'aurait-elle donc pas été plus que suffisante ? - Que d’une part « le Christ en une fois ait versé son propre sang sur la Croix avec surabondance et supersuffisance », et que d’autre part « cette unique et supersuffisante effusion sanglante de la Croix persévère dans l’Eucharistie par mode d’immolation », cela n'est aucunement incompatible.

3° C'est parce que les sacrifices pour le péché étaient insuffisants qu'ils devaient être répétés dans l’Ancien Testam~nt. Mais cela ne convient plus. - « Qu'il ne convienne pas, dans le Nouveau Testament, de parler d’une hostie-pour-les-péchés qu'on doit répéter, quam oportet repetere, nous concédons tout cela, à parler proprement ; car à la Messe l’hostie n'est pas répétée, non repetitur in Missa hostia, mais l’hostie même offerte sur la Croix et persévérant par, mode d’immolation, y est commémorée. »

4° Le sacrifice du Christ a suffi pour les péchés du monde entier. On lui fait injure en lui juxtaposant une autre hostie pour le péché. - « Que les fidèles se gardent de penser que la Messe est célébrée pour suppléer ce qui manquerait à l’efficience de l’hostie offerte sur la Croix ! Elle est célébrée, en effet, comme le véhicule de la rémission des péchés opérée par le Christ sur la Croix, tanquam vehiculum remissionis peccatorum per Christum in Cruce facta. Et comme elle n'est pas une autre hostie, elle n'apporte pas une autre rémission des péchés, quemadmodum non est alia hostia, ita non aliam affert remissionem peccatorum. »

5° « Là où les péchés sont remis, il n'y a plus d’oblation pour le péché » (Hébr., x, 18). - Il est clair, par l’Épître aux Hébreux elle-même, que la suffisance et l’efficace souveraines du sacrifice de la Croix n'excluent pas l’intercession céleste du Christ ; et donc pas davantage son intercession eucharistique par mode d’immolation.

Cette dernière réponse, commune parmi les catholiques, apporte certes une lumière. Mais elle ne résout pas le problème. En effet, l’intercession céleste du Christ est-elle un sacrifice vrai et propre ? l’intercession eucharistique du Christ à la Messe est très certainement, au contraire, un sacrifice vrai et propre [155].

d) Conclusions

La grande doctrine du concile de Trente est annoncée dans cet opuscule. Quelques précisions théologiques l’accompagnent.

1° l’unité numérique du sacrifice à la Croix et à la Messe est affirmée avec force.

2° En effet, le mode d’offrir non sanglant ne multiplie pas le sacrifice ; car a) il se subordonne comme « accessoire » au mode sanglant qui est « substantiel » ; b) il ne vaut pas pour lui-même, mais réfère à l’hostie sanglante de la Croix.

3° Il n'y a pas à la Messe renouvellement, répétition du sacrifice, de l’hostie, de l’oblation, de l’immolation de la Croix ; c'est le rite non sanglant, institué par le Christ, qui seul est répété ; et par cette répétition, le sacrifice de la Croix persévère.

4° La Messe est le véhicule de la rémission des péchés opérée par le Christ sur la Croix ; elle nous apporte cette rémission, non une autre.

On voit dans quel sens s'oriente la pensée de Cajetan. Il semble qu'il y ait très peu à faire pour la pousser jusqu'au bout. Nous le ferons en posant deux questions : a) La répétition du rite non sanglant, qui fait persévérer parmi nous le sacrifice, l’hostie, l’oblation, l’immolation de la Croix, nous apporte-t-elle non seulement la présence substantielle du Christ maintenant glorieux, mais aussi le contact, la présence opérative de l’acte sacrificiel rédempteur de la Croix ? b) La Messe qui véhicule jusqu'à nous la rémission des péchés obtenue sur la Croix, nous met-elle en contact direct avec la Croix, est-elle une présence opérative et réelle du sacrifice même de la Croix ?

A ces deux questions, les principes exposés par saint Thomas nous permettent de répondre affirmativement.

14. La vision centrale de Melchior Cano

On peut signaler, sans avoir à entrer dans le détail de son exposé, le point central de la doctrine eucharistique de Melchior Cano (1509- i56o) dans son De locis theologicis, livre XII, chapitre 12 [156].

« Si l’on regarde à l’effet qui en résulte, le sang du Christ est versé au sacrifice de l’autel, comme s'il l’était maintenant sur la Croix ; et son corps est brisé comme s'il l’était maintenant pour nous sur la Croix [157]. »

« Si le corps du Christ est vivant dans l’Eucharistie et uni au sang, cependant il n'est pas offert par nous comme vivant et uni au sang : le corps est offert comme immolé, le sang comme versé sur la Croix... Bien que l’offrande et l’immolation externe sanglante soit passée, cependant elle demeure dans l’acceptation de Dieu et garde perpétuellement sa vertu ; en sorte qu'elle n'est pas moins efficace aujourd'hui devant le Père qu'au jour où le sang du Christ s'est échappé de la plaie de son côté. Nous offrons donc avec le Christ l’hostie même de la Croix, tout comme ceux qui se tenaient au pied de la Croix. La différence est qu'ayant sous les yeux la réalité vivante, ils n'avaient pas besoin d’un symbole ; tandis que, pour nous, la même hostie nous est rendu présente sous le sacrement. Mais le signe et le sacrement n'empêchent en rien que ce que nous offrons maintenant soit ce même sang que le Christ. a versé sur la Croix, comme s'il y était maintenant versé visiblement [158]. »

« Les Pères appellent non sanglante cette immolation pareille à nulle autre et sans précédent, par laquelle, si l’on regarde à l’effet qui en résulte, le Christ est immolé pour nous comme il l’a été jadis pour ceux qui étaient au pied de la Croix. S'ils l’ont appelée non sanglante, c'est parce qu'elle se fait non par une effusion sanglante visible, mais par une application du sang versé une fois pour toutes [159]. »

« Cette commémoration n'est ni une vanité ni une ombre, mais opère ce qu'elle signifie. Nous ne mettons pas à mort le Christ ressuscité, qui ne meurt plus ; mais nous appliquons la mort du Christ comme si elle nous était contemporaine. Cette application se fait non seulement par la foi et les paroles, mais par les symboles sacramentels [160]. »

« La puissance du Christ et de son Évangile est telle, qu'il a pu attacher aux signes et aux symboles sacramentels la vertu même qu'auraient les réalités signifiées si elles s'accomplissaient en ce moment même [161]. »

15. Un texte de Bossuet

Préoccupé, en sa charge épiscopale, de prêcher la grande doctrine commune de l’Église plus que d’expliciter lui-même conceptuellement les richesses encore cachées qu'elle contient, Bossuet, pour répondre aux attaques protestantes contre le sacrifice de la Messe, utilise tour à tour, au besoin, les diverses explications proposées par les écrivains postérieurs au concile de Trente' en sorte que son enseignement théologique sur l’essence même du sacrifice demeure éclectique. Il est cependant un passage où il rencontre spontanément la vue simple et profonde que nous croyons être celle de saint Thomas.

Il écrit dans son Explication de quelques difficultés sur les prières de la Messe, dédiée A un nouveau catholique : « Ce n'est donc pas ici, comme vos ministres vous le faisaient croire, un supplément du sacrifice de la Croix ; ce n'en est pas une réitération, comme s'il était imparfait. C'en est au contraire, en le supposant très parfait, une application perpétuelle semblable à celle que Jésus-Christ en fait tous les jours au ciel aux yeux de son Père, ou plutôt c'en est une célébration continuée : de sorte qu'il ne faut pas s'étonner si nous l’appelons en un certain sens un sacrifice de rédemption, conformément à cette prière que nous y faisons : Accordez-nous, ô Seigneur, de célébrer saintement ces mystères ; parce que toutes les fois qu'on fait la commémoration de cette hostie, on exerce l'oeuvre de la rédemption [162] ; c'est-à-dire qu'en l’appliquant on la continue et on la consomme [163]. »

16. La Messe est un « renouvellement » du sacrifice non sanglant de la Cène, et une « perpétuation » du sacrifice sanglant de la Croix

1. Si l’on regarde au rite ou sacrifice non sanglant, il faut dire qu'il est institué par le Christ à la Cène pour être répété, réitéré, renouvelé à chaque génération, jusqu'à ce que vienne la Parousie.

Il y a répétition, réitération, renouvellement, donc multiplicité numérique : io des sacrifices non sanglants ; 2 à générations auxquelles les sacrifices non sanglants appliquent l’unique sacrifice sanglant. En ce sens « la pluralité des Messes multiplie l’oblation du sacrifice [164]».

Il est donc rigoureusement exact de dire que la Messe multiplie - numériquement, non spécifiquement -, répète, réitère, renouvelle le sacrifice non sanglant de la Cène.

2. Mais elle ne multiplie pas le sacrifice sanglant de la Croix.

A la Cène le rite non sanglant rendait présent aux disciples, d’une manière sacramentelle et non sanglante, le sacrifice sanglant commencé. A la Messe le rite non sanglant rend présent aux générations postérieures, d’une manière sacramentelle et non sanglante, le sacrifice sanglant accompli.

La Cène n'était donc pas, numériquement, un autre sacrifice que celui de la Croix, mais une présence numériquement et spécifiquement distincte, non plus naturelle mais sacramentelle, du sacrifice sanglant. Pareillement la Messe n'est pas numériquement un autre sacrifice que celui de la Croix, mais une présence numériquement et spécifiquement distincte, non plus naturelle mais sacramentelle, du sacrifice sanglant.

Le sacrifice sanglant de la Croix, numériquement un et le même, est caché sous l’enveloppe des espèces sacramentelles, soit à la Cène soit à la Messe.

A parler en propre, le sacrifice sanglant de la Croix n'est donc aucunement multiplié, répété, réitéré, renouvelé à la Messe.

3. Mais la Messe, en réitérant et renouvelant le sacrifice non sanglant de la Cène, réitère et renouvelle les présences du sacrifice sanglant de la Croix.

Cela permettra, si l’on veut, mais en un sens dérivé, matériel, impropre, et en usant d’un trope, de dire que la Messe multiplie, réitère, renouvelle le sacrifice sanglant de la Croix [165].

Cela voudra dire simplement . a) que le rite non sanglant qui le rend présent est sans cesse réitéré, renouvelé ; b) que les générations auxquelles il devient présent sont sans cesse réitérées, renouvelées.

5. En termes propres, Léon XIII parle de la perpétuité et de la pérennité du sacrifice de la Croix dans le sacrifice eucharistique : « l’expiation offerte sur la Croix pour les mortels a été parfaite et absolue. Ily a, dans le sacrifice eucharistique, non pas une autre expiation, mais celle-là même. Comme il fallait qu'un rite sacrificiel accompagnât la religion dans toute la suite des temps, la disposition divine du Rédempteur a voulu que le sacrifice consommé en une fois sur la Croix fût perpétuel et ininterrompu. La raison de cette perpétuité se trouve dans la très sainte Eucharistie, qui nous apporte non pas seulement une vaine figure ou un pur souvenir de la Croix, mais sa vérité même, bien que sous des apparences dissemblables et c'est pourquoi l’efficacité de ce sacrifice, soit pour supplier soit pour expier, découle tout entière de la mort du Christ [166]. »

Quoi qu'il en soit, c'est là une manière de parler matérielle et impropre.

4. L’Encyclique Mediator Dei de Pie XII, 20 novembre 1947, s'exprime d’une manière propre, soit d’une part à propos de la Cène et du rite non sanglant, soit d’autre part à propos du sacrifice de la Croix.

a) La Cène est renouvelée -. «Le point culminant et comme le centre de la religion chrétienne est le mystère de la très sainte Eucharistie, que le Christ, Souverain Prêtre, a jadis instituée, et qu'il veut voir perpétuellement renouvelée dans l’Église par ses ministres, quamque per suos administros perpetuo in Ecclesia renovari jubet [167]. » «Chaque fois, in effet, que le peuple renouvelle ce que le divin Rédempteur a accompli à la dernière Cène, le sacrifice est vraiment consommé [168]. »

b) Le rite non sanglant est réitéré -. La transsubstantiation rend présents le corps et le sang du Christ, et les espèces eucharistiques sous lesquelles ils se trouvent, figurent la séparation sanglante du corps et du sang. «Ainsi la représentation commémorative de sa mort, memorialis demonstratio ejus mortis, qui fut réelle au Calvaire, est réitérée, iteratur, en tout sacrifice de l’autel ; puisque la distinction des espèces signifie et désigne le Christ Jésus en état de victime [169]. »

c) Le sacrifice de la Croix est manifesté -. Le sacrifice de l’autel, « bien loin de diminuer la dignité du sacrifice sanglant, en découvre au contraire et en rend plus manifestes la grandeur et la nécessité, comme l’assure le concile de Trente. Du fait qu'il est chaque jour immolé, dum quotidie immolatur, il nous rappelle qu'il n'y a pas d’autre salut que dans la Croix de notre Seigneur Jésus-Christ ; et si Dieu a voulu que la continuation de ce sacrifice (de l’autel) fût assurée du levant au couchant, c'est pour que jamais ne cesse l’hymne de louange et d’action de grâces que les hommes doivent au Créateur : ils ont en effet sans cesse besoin de son aide, et pour effacer les péchés qui provoquent sa justice, ils ont besoin du sang du divin Rédempteur [170]. »

[171]

17. Sur un texte de Marguerite de Veni d’Arbouze

1. Nous avons rappelé plus haut la doctrine de saint Thomas [172]suivant laquelle Dieu connaît les choses du temps comme réellement passées, présentes, futures les unes par rapport aux autres : il serait contradictoire qu'il connût comme présent à nous ce qui nous est passé ou futur. Mais par rapport à lui, il connaît les choses passées non comme passées (il n'y a pas de passé en lui) et les choses futures non comme futures (il n'y a pas de futur en lui) ; il connaît les unes et les autres comme coexistant, dans leur réalité existentielle fugitive, à l’instant unique de son éternité, ou, si l’on veut, comme coexistant à l’un des instants supposés que l’imagination peut nombrer dans l’unique et indivisible instant existentiel de l’éternité, lequel contient, en les débordant, tous les instants du temps, étant pour eux comme une mesure non pas « adéquate » mais «excessive » [173].

Nous avons dit aussi que, dans cette perspective, Marguerite de Veni d’Arbouze aimait à considérer la Passion du Christ non seulement dans son rapport à nous, à qui elle apparaît irrévocablement un événement du passé, mais aussi dans son rapport à Dieu, à qui elle ne cesse d’apparaître comme existante et dans sa présentialité ; et c'est ainsi qu'elle apparaît perpétuellement au Christ lui-même, à qui il est donné, par la vision béatifique, de le voir dans le regard de Dieu. l’âme, disait-elle, regardant ce mystère de la Passion en Dieu, « le voit en acte devant lui, qui nous donne son Fils par amour, le livrant, pour l’expiation de nos péchés, à la mort de la Croix [174] ».

2. Mais saint Thomas, en plus de cette profonde perspective, en a ouvert une seconde. La Passion du Christ, ce moment suprême de l’histoire du monde, ce temps que Jésus appelle son Heure, est trop haute pour être immergée tout entière dans un moment de la durée pareil aux autres, juxtaposé aux autres, entraîné comme les autres par le flux irréversible du temps ; mais touchée par la vertu divine transcendante - à l’espace et au temps et qui use d’elle comme d’un organe, elle peut atteindre efficiemment comme présentes, par son contact spirituel, toutes les générations de la nouvelle économie du monde, déjà partiellement par les sacrements de la Loi nouvelle, et pleinement dans la Messe : « Passio Christi per spiritualem contactum efficaciam sortitur... Quae quidem virtus attingit omnia loca et tempora. »

Dès lors, pour qui essaie de contempler par la foi ce que Dieu voit du sein de son éternité, et qu'il découvre à la vision béatifique de son Christ et des élus, la Passion du Sauveur apparaît non plus seulement comme toujours présente, en son existentialité, en sa réalité concrète et transitoire, à l’instant unique de l’éternité divine et comme subsistant perpétuellement dans l’acceptation divine non à l’état de souvenir, mais à l’état d’objet actuel de vision ; elle apparaît encore comme présente, par son efficience et son contact spirituel, à chaque moment des temps qui la suivent. Le rayon qui s'échappe de la Croix sanglante touchée par la divinité, vient frapper tour à tour chacune des générations de la nouvelle économie du salut, à mesure qu'elles accèdent à l’existence. On peut dès lors relire, en leur surimposant un sens nouveau, lui aussi emprunté de saint Thomas, mais relatif cette fois-ci à la perpétuité par rapport à nous de la présence du sacrifice de la Croix, les mots de Marguerite de Veni d’Abouze sur la Passion : « Regardant ce mystère en Dieu, l’âme le voit en acte devant lui, qui nous donne son Fils par amour, le livrant, pour l’expiation de nos péchés, à la mort de la Croix. » l’âme voit Dieu continuant par amour de donner son Fils, de le livrer à la mort de la Croix, puisque désormais chacune des générations, à mesure qu'elle accède à l’existence, peut entrer mystérieusement dans le drame de la Rédemption sanglante.

A chaque Messe le Christ en gloire vient à nous avec l’acte même de son sacrifice rédempteur, prêt à nous l’appliquer, à nous le rendre présent selon l’intensité de notre désir.

 

CHAPITRE V - L'OFFRANDE DE LA MESSE

On divisera ce chapitre en deux sections : (I) Qui offre la Messe ? (II) Ce qu'on offre à la Messe.

1e SECTION - QUI OFFRE LA MESSE ?

1. La Messe sacrifice du Christ ou sacrifice de l'Église ?

La Messe est-elle un sacrifice du Christ ou un sacrifice de l’Église ? C'est la première question que l’on rencontre quand on demande qui offre la Messe.

Et la réponse est de récuser d’emblée ce dilemme capable d’égarer [175].

Le choix entre sacrifice du Christ et sacrifice de l’Église ne s'impose ni à la Croix, ni à la Cène, ni à la Messe. Dans les trois cas il y a sacrifice du Christ et sacrifice de l’Église : sacrifice du Christ assumant l’Église, sacrifice de l’Église assumée par le Christ.

Il est vrai que la part de l’Église est plus large, sinon plus intense, à la Messe qu'à la Cène et à la Croix. Mais la Messe reste néanmoins d’abord le sacrifice du Christ, et secondairement, dépendamment, le sacrifice de l’Église. Si le Christ est à la Messe, selon le concile de Trente, prêtre et victime, c'est la première place qu'il y tient, et son Église la seconde place. Aucune considération ne saurait prévaloir contre cet ordre des valeurs [176].

Essayons de voir la part de l’Église dans le sacrifice du Christ, à la Croix, à la Cène, à la Messe.

2. La participation de l’Église au sacrifice sanglant de la Croix [177]

Quand son Heure est venue, le Christ, avons-nous dit, sauve le monde par un sacrifice, un culte, une liturgie enveloppant l’acte de son suprême amour, - ou par l’acte de son suprême amour enveloppé dans un sacrifice, un culte, une liturgie. Le contenu est meilleur que le contenant, l’amour que le sacrifice.

La médiation sacrificielle rédemptrice de la Croix peut être considérée, dès lors, sous l’aspect précis de la validité cultuelle, et sous l’aspect de l’amour rédempteur.

1. Dans la ligne cultuelle, le Christ est seul capable d’offiir et d’instaurer sur la Croix le sacrifice rédempteur qui accomplit et abroge à la fois le culte et les sacrifices de la loi ancienne.

Seul, en effet, il est consacré prêtre suprême selon l’ordre nouveau de Melchisedech (Hébr., vii, i) ; seul il a pouvoir sur sa propre vie pour la donner et la reprendre (Jean, x, 18), offrant ainsi à Dieu un sacrifice théandrique, dont la valeur est infiiiie. Torcular calcavi solus, et de gentibus non est vir mecum [178].

2. Mais ce sacrifice est l’enveloppe de l’amour rédempteur qui demande à redescendre sur les hommes pour faire d’eux lel membres et le corps même du Christ. Dans cette ligne, lé Christ en Croix répand autour de lui les premières effusions des grâces salvatrices dérivant de sa Passion. Il attire à lui notamment, l’ayant pénétrée de sa charité, l’offrande de la Vierge et de saint Jean. Elle devient ainsi par lui, avec lui, en lui - pleinement en la Vierge, partiellement en saint Jean -corédemptrice de ce monde dont il est l’unique Rédempteur.

Ce que la Vierge et saint Jean, portés par l’offrande théandrique du Christ, offrent alors par lui, avec lui, en lui, ce n'est pas seulement leur propre vie, car une telle offrande ne constitue jamais, hors le cas du Christ, un sacrifice au sens propre [179] ; c'est avant tout cela même qu'offre le Christ, le sacrifice sanglant de la Croix. Ils participent, par leur amour corédempteur, à tout le oui que prononce à Dieu sur la Croix l’Amour rédempteur. Par un contact immédiat, un pur contact spirituel d’amour, ils entrent, aussi profondément qu'il est possible à des membres du Christ, dans l’intérieur de l’oblation liturgique, sacrificielle, sanglante, et amoureuse de la Croix.

C'est ici la suprême entrée de l’Église dans la Passion rédemptrice du Christ. Elle restera jusqu'à la fin du monde le type, le modèle toujours inégalé de toutes les entrées dans la Passion du Christ par quoi se définissent suprêmement nos Messes.

3. La participation de l’Église au sacrifice non sanglant de la Cène

Que se passe-t-il à la Cène ? l’Heure de Jésus est venue. Le sacrifice rédempteur est inauguré.

1. Dans la ligne cultuelle, Jésus est seul pour engager sa vie dans ce drame sanglant que les hommes semblent conduire, mais quil a puissance de changer en un sacrifice s'achevant à la Croix.

Toujours dans la ligne du culte, Jésus agit seul, à l’exclusion des disciples, pour transsubstantier le pain et le vin en son corps et en son sang. Par là le sacrifice rédempteur, déjà commencé sous ses apparences propres et sanglantes, devient en outre présent sous les apparences sacramentelles et non sanglantes. La transsubstantiation est, à la Cène, un sacrifice vrai et propre, un sacrifice non sanglant, non en multipliant le sacrifice rédempteur, mais en multipliant la présence réelle du sacrifice rédempteur : le vrai corps du Christ y est donné, le vrai sang du Christ y est répandu, sous des apparences sacramentelles et non sanglantes.

Ainsi Jésus est seul actif au Cénacle dans la ligne cultuelle, qu'il s'agiser soit de l’offrande sanglante, soit de l’offrande non sanglante.

2. Dans la ligne de la charité, il y a, en cette heure solennelle de la Cène, participation profonde des disciples au sacrifice rédempteur. d’une part, l’institution du rite non sanglant, qui leur permet la communion sacramentelle par mode de manducation, manifeste l’intention expresse du Sauveur de les attirer dans le drame de sa Passion sanglante. d’autre part, leur désir de suivre Jésus est évident ; qu'on se rappelle le lavement des pieds : « Tu ne me lave ras pas les pieds, lui dit Pierre. Non, jamais ! Jésus lui répondit : - Si je ne te lave pas les pieds, tu n'as pas de part avec moi. - Alors, Seigneur, lui dit Simon Pierre, pas les pieds seulement, mais aussi les mains et la tête. » (Jean, XIII, 8-9).

3. La Cène est ainsi l’entrée toute vive des -apôtres par l’amour dans le coeur même du sacrifice rédempteur, sans qu'ils aient à intervenir dans la célébration cultuelle soit du sacrifice sanglant soit du sacrifice non sanglant.

4- Ce qu'est la Messe

1. La Messe est, par la répétition du sacrifice non sanglant institué à la Cène, l’entrée existentielle plénière de lÉglise, à chacun de ses moments, dans le sacrifice rédempteur sanglant de la Croix, où sa place est marquée d’avance.

Elle nous donne le Christ, maintenant dans son état glorieux, qui ne cesse d’attirer à lui son Église moyennant l’acte rédempteur de sa Passion sanglante sans doute localisé et transitoire en lui-même, mais universalisé et perpétué par la vertu divine qui le pénétrait et véhiculé jusqu'à nous dans l’enveloppe du rite non sanglant.

Et elle nous présente lÉglise en tant même qu'attirée dans cette offrande du Christ ; détachée de cette offrande suprême, qui la suscite et la soutient, l’offrande de l’Église perdrait du coup toute sa vertu et son intelligibilité.

2. l’offrande du Christ est chargée de trop de richesses pour n'être pas complexe.

Elle vaut, avons-nous dit [180], dans l’ordre de la validité cultuelle et dans l’ordre de l’amour rédempteur.

En outre, l’offrande rédemptrice sanglante à été enveloppée par le Christ dans un rite non sanglant destiné à nous l’apporter en se répétant.

Il faudra montrer, à chacun de ces plans, quelle est la part du Christ et la part de l’Église.

3. l’important sera de n'oublier jamais que tout l’ordre de la validité cultuelle, si divin et rigoureusement nécessaire qu'il soit, est pour l’ordre de la charité rédemptrice, plus divine encore et plus nécessaire ; que le sacrifice cultuel est pour la manifestation de l’amour rédempteur, et le culte de l’Eglise pour la charité de l’Église : « Quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien » (I Cor., XIII, 3).

5. Qui offre la Messe dans la ligne cultuelle ?

a) Sacrifice sanglant et sacrifice non sanglant

Demeurons tout d’abord dans la perspective strictement rituelle, liturgique, cultuelle, où le culte chrétien est envisagé sous l’aspect immédiat, non de sa sainteté, mais de sa validité. Et considérons successivement le sacrifice sanglant et le sacrifioe non sanglant qui l’enveloppe et le rend présent.

1. Si l’on regarde au sacrifice rédempteur sanglant de la Croix, rendu présent à chaque Messe, le Christ a été seul à pouvoir l’offrir, étant seul à pouvoir donner sa vie et la reprendre. Il n'y a pas ici de participation de l’Église, ni à la Croix, ni à la Cène, ni à la Messe.

2. Il en va différemment si l’on regarde au sacrifice non sanglant de la Messe, qui est un sacrifice vrai et propre, non en multipliant l’unique sacrifice rédempteur, mais en multipliant sa présence réelle. Ce sacrifice non sanglant, où le pain et le vin sont transsubstantiés au corps et au sang du Christ, est offert dans la ligne du culte, simultanément mais sur des plans essentiellement différents, par le Christ, par les prêtres, par les fidèles.

b) La part du Christ dans l’offrande cultuelle non sanglante

1. En tant que Dieu, le Christ est la Cause première, en tant qu'homme, la « cause instrumentale conjointe », sans lesquelles aucune transsubstantiation n'aurait lieu, aucun sacrifice non sanglant ne serait offert. Il est, de ce fait, souverainement Prêtre, avec le privilège d’un « sacerdoce intransmissible D (Hébr., VII, 24), tant au sacrifice sanglant qu'au sacrifice non sanglant. Le Christ, Prêtre à la Croix, l’est aussi à la Messe, dit saint Thomas, « car c'est en son nom et par sa puissance, in cujus persona et virtute » que sont prononcées les paroles de la consécration [181].

A l’objection que, le Christ étant le Prêtre unique, la succession des prêtres, propre à l’Ancien Testament, ne devrait pas recommencer dans le Nouveau (Hébr., VII, 23-24), Cajetan répondra pareillement qu 1 e % le Christ, Prêtre unique du Nouveau Testament, est présent à l’autel ; car ce n'est pas en leur propre nom, in personis propriis, mais au nom du Christ, in persona Christi, que les ministres consacrent le corps et le sang du Christ, comme l’attestent les paroles de la consécration ; en sorte qu'ils offrent comme représentants du Christ, vices Christi agentes offerunt. Le Prêtre ne dit pas, en effet : Ceci est le corps du Christ, mais : Ceci est mon corps, rendant présent au nom du Christ, in Christi persona, sous l’espèce du pain, le corps du Christ, selon le commandement du Christ [182]».

C'était déjà l’enseignement de saint Ambroise dans un texte célèbre du De sacramentis : « Par quels mots se fait donc la consécration et de qui en sont les paroles ? Du Seigneur Jésus. En effet tout ce qui précède est dit par le prêtre : on offre à Dieu des louanges, on prie pour le peuple, pour les rois, pour les autres. Dès qu'on en vient à produire le vénérable sacrement, le prêtre cesse de se servir de ses propres paroles, il se sert des paroles du Christ. C'est donc la parole du Christ qui produit ce sacrement. Quelle parole du Christ ? Eh bien, celle par laquelle tout a été fait... Tu vois comme elle est efficace la parole du Christ. Si donc il y a dans la parole du Seigneur Jésus une si grande force que ce qui n'était pas a commencé d’être, combien est-elle plus efficace pour faire que ce qui était existe et soit changé en autre chose... Avant la consécration, ce n'était pas le corps du Christ, mais après la consécration, je te dis que c'est désormais le corps du Christ [183]. »

Cette grande vue de la priorité, dans l’offrande même du sacrifice non sanglant, de l’initiative du Christ sur celle de son Église, est enseignée par le concile de Trente. A propos du sacrifice de la Messe, qu'il compare au sacrifice de la Croix, il oppose le Christ aux prêtres comme le principal à l’instrumental : « C'est le même [Christ] qui offre maintenant par le ministère des prêtres, qui s'offrit alors lui-même sur la Croix, idem nunc offerens, sacerdotum ministerio, qui seipsum tunc in Cruce obtulit [184]. »

2. A voir les choses avec des yeux de chair, il pourrait sembler que la première initiative de la transsubstantiation vient du prêtre, qui disposerait à son gré des interventions du Christ ; mais à les voir avec le regard de la foi, il est manifeste que la première initiative de la transsubstantiation vient du Christ, qui connaît dès le principe, par sa science béatifique, toute la suite des temps, et de qui dépendent la vie et la mort de tous les prêtres avec le rayonnement de leurs activités.

« Le prêtre, à la vérité, est le ministre de Dieu, se servant de la parole de Dieu, par ordre et institution de Dieu ; mais Dieu est ici le principal Auteur et l’invisible Agent, à qui tout ce qu'il veut est soumis, à qui tout obéit quand il commande [185]. »

c) La part de lÉglise et de ses prêtres dans l’offrande cultuelle non sanglante

Dans l’offrande cultuelle non sanglante, l’Église intervient par ses prêtres sur deux plans essentiellement distincts, selon qu'elle est porteuse de la voix de l’Époux, ou qu'elle fait entendre sa propre voix d’Épouse.

1. A la transsubstantiation, l’Église agit par ses prêtres, in persona Christi, au nom même du Christ [186]. C'est la voix de l’Époux qu'elle fait entendre, non sa propre voix à elle. Les paroles de la consécration, saint Ambroise le rappelait, à la différence de celles qui précèdent et qui suivent, sont prononcées au nom même du Christ. Le prêtre ne dit pas : « Ceci est le corps du Christ, ceci est le sang du Christ » ; il offre en tenant le rôle du Christ, vices Christi agens offert, son rôle s'efface devant le rôle du Christ, il dit : « Ceci est Mon corps, ceci est Mon sang ». Le caractère sacramentel de l’ordre, explique saint Thomas, est une puissance spirituelle instrumentale, potentia spiritualis instrumentalis [187] ; le prêtre, au moment de la consécration, est dans les mains du Christ comme un pur instrument, capable de transmettre la vertu élevante

qui vient de l’agent principal, mais incapable d’agir par lui seul [188].

Il est clair que « célébrer », au sens de transsubstantier, est un privilège du seul prêtre ; mais ce privilège, il faut toujours le rappeler, est un service. Il est clair aussi que « concélébrer », au sens de prononcer validement avec le prêtre les paroles transsubstantiatrices, comme le font les nouveaux prêtres au jour de leur ordination, est pareillement le privilège exclusif des prêtres.

2. Avant et après la transsubstantiation, l’Église agit par ses prêtres en son propre nom, in propria persona. C'est sa propre voix d’Épouse qu'elle fait entendre quand, par l’instance de son pouvoir canonique prudentiellement assisté - et soutenu, pour ce qui touche à l’enseignement révélé, par l’instance supérieure infaillible et absolue du pouvoir déclaratif -, elle dispose les prières et les cérémonies de la Messe. Elle agit alors comme une cause seconde, sans doute divinement assistée, mais sous sa responsabilité propre. Les prêtres ne sont plus ici, comme précédemment, les ministres, c'est-à-dire

les purs instruments du Christ, qui est l’Époux ; ils sont les ministres, c'est-à-dire les serviteurs de l’Église, qui est l’Épouse et qui leur en sera reconnaissante [189]. Ce nouveau privilège, s'il est moindre, reste grand ; il est lui aussi, comme tous les privilèges dans l’Église, ordonné aux fins communes de la charité.

d) La part de lÉglise et de ses fidèles dans l'offrande cultuelle non sanglante

1. Les caractères sacramentels du Baptême et de la Confirmation sont eux aussi des participations au pouvoir sacerdotal du Christ [190]. Ils donnent aux fidèles d’accomplir validement certains actes du culte chrétien. Le caractère de la Confirmation les consacre en vue de continuer ce témoignage à la Vérité qui est un des aspects du sacerdoce du Christ [191]. Le caractère baptismal les rend aptes, d’une part à recevoir validement les autres sacrements, et d’autre part à contracter un mariage sacramentel ; ou encore à s'unir au prêtre pour offrir avec lui le sacrifice non sanglant de la Messe : dans la primitive Église, les catéchumènes étaient renvoyés après l’avant-messe, et les baptisés demeuraient seuls à participer au sacrifice.

2. Comment caractériser cette participation cultuelle des baptisés à l’offrande de la Messe ? Disons que le Baptême, à la différence de l’Ordre, ne confère d’aucune manière le pouvoir d’intervenir sous la motion divine dans l’acte même de la transsubstantiation ; mais que, s'il donne le pouvoir d’intervenir après la transsubstantiation, pour recevoir validement le corps et le sang du Christ, il doit donner parallèlement le pouvoir d’intervenir avant la transsubstantiation, pour participer rituellement aux prières d’offrande qui la préparent ; d’où les mots du Canon romain : Hanc igitur oblationent servitutis nostrae, sed et cunctae familia tuae [192]..., servitus et familia signifient « le célébrant et l’assistance, ou mieux encore l’Église [193] », le clergé et l’ensemble des chrétiens [194].

3. La participation liturgique et cultuelle des fidèles à l’offrande non sanglante est décrite dans l’encyclique Mediator Dei. Pie XII signale plusieurs passages de l’Ordinaire de la Messe où le prêtre s’unit au peuple pour prier et offrir : « Priez, mes frères, pour que mon sacrifice, qui est aussi le vôtre, puisse être agréé par Dieu le Père tout-puissant » ; « Souvenez-vous, Seigneur, de vos serviteurs et de vos servantes... pour qui nous vous offrons, ou qui vous offrent ce sacrifice de louange... » « Cette offrande donc, que nous vous présentons, nous vos serviteurs et avec nous votre famille entière, nous vous prions, Seigneur, de l’agréer avec bienveillance... » « C'est pourquoi, nous vos serviteurs, et avec nous votre peuple saint, nous présentons à votre glorieuse Majesté, offrande choisie parmi les biens que vous nous avez donnés la victime pure, la victime sainte, la victime sans tache... » En outre, c'est par un dialogue solennel entre le peuple et le célébrant que s'ouvre la Préface.

Le souverain pontife ajoute : « Il n'est pas étonnant que les chrétiens soient élevés à cette dignité. Par le bain du Baptême, en effet, les chrétiens, en vertu d’une prérogative qui leur est commune, deviennent, dans le Corps mystique, membres du Christ prêtre, membra Christi sacerdotis ; le caractère qui est comme gravé dans leur esprit, les ordonne au culte divin ; en sorte qu'ils participent, selon leur condition, au sacerdoce du Christ même [195]. »

e) Peut-on parler d’une « concélébration des fidèles » ?

Pourra-t-on, dès lors, parler d’une « concélébration des fidèles » ?

1. Oui, si l’on veut dire que les fidèles, en vertu de leur caractère baptismal, peuvent contribuer à préparer l’offrande cultuelle et liturgique du sacrifice non sanglant, que le prêtre, en vertu du caractère sacramentel de l’Ordre, peut seul accomplir.

De ce point de vue le Père Clérissac pouvait écrire : « Membre du Corps mystique du Christ, tout baptisé devient concélébrant de l’unique Sacrifice, avec l’Église et le Christ : Unde et memores nos servi tui sed et plebs tua sancta (c'est pourquoi, nous souvenant, nous vos serviteurs, et avec nous votre peuple saint...). Cette participation au sacerdoce de l’Église... fait désormais sa véritable royauté : Gens sancta, regale sacerdotium (race sainte, sacerdoce royal, I Pierre, 11, 9) [196]. »

2. Non, si concélébrer veut dire participer à la consécration même du pain et du vin au corps et au sang du Christ, prononcer validement avec le prêtre les paroles transsubstantiatrices. Pie XII condamne avec force, dans l’encyclique Mediator Dei, l’erreur de ceux qui estimeraient que «les membres de l’Église accomplissent le rite liturgique visible de la même manière que le prêtre lui-même [197] » ; prétendraient « que le peuple jouit d'un véritable pouvoir sacerdotal, vera perfrui sacerdotali potestate [198], et que le prêtre agit seulement en vertu d’une fonction qui lui est déléguée par la communauté, solummodo agere ex delegato a commutîitqte munere » ; concluraient « que le Sacrifice eucharistique est, au sens propre, une concélébration, veri nominis concelebrationem ; qu'il serait donc préférable que les prêtres, au lieu d’offrir le sacrifice en privé et en l’absence du peuple, se mêlent au peuple pour concélébrer en union avec lui, ut sacerdotes, una cum populo adstantes concelebrent [199] ».

Pratiquement, il conviendra donc d’écarter l’expression de « concélébration des fidèles » ou de n'y recourir qu'avec des précisions qui rendront chaque fois l’équivoque impossible.

6. Qui offre la Messe dans la ligne de l’amour rédempteur ?

a) L’union cultuelle est ordonnée à l’union sanctifiante

Le rite transsubstantiateur non sanglant n'est sacrifice que parce qu'il nous apporte le Christ, maintenant glorieux, mais persistant à vouloir nous sauver à travers l’acte unique de sa Passion sanglante, qui inaugurait un culte nouveau et manifestait son suprême amour.

Le culte valide et la brûlure de l’amour, le contenant et le contenu, sont inséparables dans le sacrifice de la Messe ; mais le rite est pour l’amour, non l’inverse. Plus que l’aspect de la validité cultuelle, c'est l’aspect de la charité rédemptrice qui donc importera ; et dès lors, selon le renversement évangélique des valeurs, les derniers pourront être les premiers, et les plus humbles dans le culte, les plus élevés dans l’amour.

Sous cet aspect, qui est principal, la Messe est, par la répétition du sacrifice non sanglant, l’entrée existentielle de chacune des générations de l’Église dans le drame de la charité rédemptrice elle-méme présente en Source, et où sa place était marquée d’avance.

b) l’ordre de supplication et l’ordre de bénédiction

1. Ce qui dans l’ordre de supplication s'est passé à la Cène pour les apôtres, et à la Croix pour la Vierge et saint Jean, quand le Christ - ayant accompli seul et à l’exclusion des hommes ce qui, dans la ligne de la validité, tenait au rite sacrificiel soit sanglant soit non sanglant - attirait l’amour de l’Église commençante dans le feu de son amour rédempteur du monde, se reproduit toutes proportions gardées en la Messe, à chaque moment de la durée de l’Église ; car chaque Messe s'ouvre, en effet, sur l’acte par lequel le Christ, maintenant glorieux, a voulu « tirer à lui » en une fois unique l’amour de toutes les générations, pour le moment où elles émergeraient dans l’existence.

A l’offrande qu'il a faite alors de sa vie, le Christ a en effet incorporé cette offrande prévue de lui, par laquelle nous nous unirions solennellement à lui, avec toutes les puissances de notre foi, participant à notre tour, par une dispensation mystérieuse mais véritable, à son sacrifice sanglant [200].

2. Le rayon de bénédiction qui sortait de la Croix sanglante pour tomber sur la Vierge et sur saint Jean, était précontenu dans la même Source et était de même nature que le rayon de bénédiction qui, à chaque répétition du rite non sanglant, tombe aujourd'hui sur nous.

On se souvient que, selon la doctrine de saint Thomas, la Passion opère officiemment par son contact spirituel le salut de tous les hommes ; que la vertu divine qui la traverse peut atteindre dans leur présentialité tous les temps et tous les lieux ; que ce contact spirituel par lequel nous sommes rendus participants des fruits de lfa Passion du Seigneur est tel qu'il faut dire que l’immolation sanglante du Christ nous est ellemême rendue présente, ou plutôt que d’est nous qui lui devenons présents.

Si la Vierge et saint Jean avaient fermé les yeux au pied de la Croix, et si nous les fermons au moment de la consécration, *st de part et d’autre la même présence réelle de la Passion sanglante ; mais tandis qu'ils pouvaient lever les yeux sur les apparences propres et sanglantes du sacrifice rédempteur accompli par le Christ passible, nous les levons sur les apparences sacramentelles et non sanglantes de ce même sacrifice rédempteur, que le Christ en gloire ne cesse de revaloriser pour nous.

Par cette dialectique de la supplication et de la bénédiction, de la montée vers Dieu de notre charité et de la descente vers nous de la charité de Dieu, la Messe entraîne l’Église dans l’intérieur du mystère de la Passion du Christ.

c) Les derniers dans le culte peuvent être les premiers dans l’amour

1. Moîse avait seul le privilège de frapper le rocher, mais c'était pour en faire jaillir une souce où le peuple et lui-même viendraient boire. Pareillement, dans la célébration ministérielle du rite sacramentel non sanglant, les prêtres ont une part privilégiée. Mais cette célébration est un service. En rendant présent sacramentellement le sacrifice naturel sanglant, eue ouvre la porte par où les fidèles baptisés et avec eux les prêtres peuvent entrer librement dans le drame sacrificiel et amoureux de la Passion sanglante, selon la mesure de l’intensité de leur supplication.

2. Dans cette ligne de l’ardeur de la charité et de la corédemption du monde, il arrivera que l’offrande des fidèles, celle surtout des « amis de Dieu » dispersés dans le monde ou cachés dans les cloîtres, puisse, en rejoignant l’offrande personnelle du prêtre, la soutenir, la soulever, la dépasser. Ils pourront peut-être, plus qu'il ne sait le faire, suivre Jésus dans le mystère rendu présent de son agonie en Croix, descendre dans l’intelligence de la tragédie de leur époque et prendre sur eux la détresse illimitée de l’humanité pour en -charger l’hostie même qu'il tient dans ses mains. Ils sembleront en quelque sorte la lui ravir pour la présenter moins indignement que lui au Père céleste et l’élever plus haut vers le ciel.

3. C'est une doctrine de Tauler que plus la charité est ardente, plus elle soulève au-dessus de leur propre valeur les oeuvres qui sont faites par d’autres avec un moindre amour, leur prêtant une vie et un éclat nouveaux ; en sorte que ces ceuvres sont plus à ceux qui aiment davantage qu'à ceux qui les ont faites, et que Dieu les reçoit davantage de leurs mains que des mains de leurs auteurs. « Dès lors, écrit Tauler, que j'aime plus le bien de mon frère qu'il ne l’aime lui-même, ce bien est plus vraiment à moi qu'à lui [201]. »

Grâce à ces amis de Dieu, grâce à ces âmes transformées, par qui et en qui l’Aglise tout entière est souverainement I'Êpouse [202], aucune Messe dans la chrétienté ne sera jamais privée d’amour. « Ah, continue Tauler, combien il y a de psautiers et de nocturnes récités, de messes basses et chantées, de grands sacrifices accomplis, dont le bénéfice ne va aucunement à celui qui pose ces actes, mais est attribué complètement à celui qui a la charité dont nous parlons ; tout ce bien, il l’entasse, lui, dans son vase. Rien dans le inonde ne peut lui échapper... l’amour absorbe aussi tout le bien qui se trouve au ciel dans les anges et dans les saints, les souffrances des martyrs ; il attire en soi tout ce qu'ont de bon en elles toutes les créatures du ciel et de la terre, dont une si grande part se perd ou du moins semble se perdre ; la charité ne le laisse pas perdre... C'est ainsi que la mesure des coeurs débordants se répand sur toute l’Église, sur les bons et les méchants ; ils rapportent dans le Fond (divin) tout ce qui s'ést jamais fait de bien. Ils ne laissent rien perdre de ce qui s'est jamais fait, du plus petit comme du plus grand, pas la moindre petite prière, ni la moindre idée pieuse, ni le moindre acte de foi ; il rapportent tout à Dieu avec un amour agissant, et offrent tout au Père du ciel... Mes enfants, si nous n'avions pas ces hommes, nous serions en bien mauvaise posture [203]. »

Tauler dit encore : « Il n'y a que des hommes qui puissent consacrer ou bénir le corps sacré de Jésus ; et personne d’autre. Mais d’une manière spirituelle... une femme peut offrir ce sacrifice aussi bien qu'un homme, et cela quand elle le veut, la nuit ou le jour. Elle doit alors pénétrer dans le Saint des Saints et laisser dehors tout le vulgaire. Elle doit entrer seule, c'est-à-dire entrer en soi-même, avec un esprit recueilli, et là, ayant laissé au-dehors toutes les choses sensibles, elle doit offrir au Père du ciel le tout aimable sacrifice, son Fils bien-aimé, avec toutes ses oeuvres, ses paroles, avec toutes ses souffrances et sa sainte vie ` pour tout ce qu'elle désire et à toutes ses intentions, elle doit, avec une grande dévotion, englober dans cette prière tous les hommes, les pauvres pécheurs, les justes et les prisonniers du Purgatoire [204]. »

4. Dans la perspective de la charité, le souci de chaque fidèle peut s'étendre à toute l’Église ; et il est vrai, comme l’explique Tauler, que toute l’Église peut être, plus ou moins intensément, renfermée dans chaque coeur, portée par chaque coeur.

Mais il est vrai aussi que l’Église, qui est l’Épouse, emportée vers la Parousie par le souffle de Pentecôte, enveloppe tous ses enfants, et le monde entier' et qu'elle est plus sainte – eux-mêmes le savent - que ses plus grands saints.

d) Le rôle personnel et le rôle ministériel du prêtre dans l’offrande sanctifiante

1. Son rôle personnel -. A chaque Messe le Christ, maintenant glorieux, vient infailliblement à nous, prêt à nous attirer, comme il l’a fait pour la Vierge et saint Jean, dans le mouvement de son offrande rédemptrice, afin que nous devenions par lui et en lui corédempteurs du monde qui nous est contemporain. Et il nous prévient, nous pressant intérieurement de consentir à son invitation par le don de notre coeur.

Dans cet ordre de l’amour qui est suprême ici-bas et où le dialogue avec Dieu est immédiat, le prêtre n'est que l’un d’entre les fidèles, le premier des invités dans la multitude de ceux qui viennent au festin.

2. Son rôle ministériel -. Mais le prêtre officiant est en outre mandaté par l’Église, c'est-à-dire par les pouvoirs hiérarchiques, pour prononcer les prières liturgiques composées et disposées par ces mêmes pouvoirs, et reconnues par eux aptes à exprimer les sentiments d’offrande, d’adoration, de supplication, d’action de grâces de l’Église entière, qui est l’Épouse, au moment où le Christ viendra la visiter.

Il agit alors lui-même dans la ligne du culte, mais pour guider la dévotion intérieure des fidèles, orienter leur foi, leur contemplation, leur amour. Il est clair qu'alors le prêtre est ministre : non plus immédiatement du Christ, comme au moment où il prononce les paroles transsubstantiatrices de la consécration ; mais immédiatement de lÉglise, qui est l’Épouse, douée de tous ses pouvoirs hiérarchiques. Il est serviteur de l’Église qui prescrit et dispose les prières liturgiques pour le bien du peuple chrétien [205].

e) Un texte de l’encyclique « Mediator Dei »

La commune offrande d’amour des fidèles) dirigée par la prière liturgique que prqiionce le prêtre, on peut croyons-nous la reconnaître dans le passage où l’Encyclique Mediator Dei décrit la part que les fidèles prennent au sacrifice en offrant, non plus par les mains du prêtre comme au moment de la transsubstantiation [206], mais en même temps que le prêtre : « Le peuple offre avec le prêtre même, una cum ipso sacerdote..., quand, rassemblant ses désirs de louange, d’impétration, d’expiation et d’action de grâces, il les unit aux voeux et aux intentions spirituelles du ministre et, par-delà, du Prêtre suprême en personne. Son dessein est alors de les présenter à Dieu le Père enveloppés dans l’oblation de la victime et le rite sacrificiel extérieur. Le rite extérieur du sacrifice doit en effet manifester par sa nature le culte intérieur. Mais précisément, le Sacrifice de la Loi nouvelle signifie l’hommage suprême où l’honneur et la vénération dus à Dieu lui sont rendus par le principal offrant qui est le Christ, et avec lui et en lui, par tous ses membres mystiques [207]. »

7. « ... En mémoire de moi »

a) La mémoire du culte et la mémoire de l’amour

1. La parole solennelle du Sauveur à la Cène : « Faites ceci en mémoire de moi » donnait aux disciples le commandement, et donc le pouvoir, de faire ce qu'il venait de faire, à savoir de changer le pain et le vin en son corps et en son sang, en mémoire de lui, jusqu'à ce qu'il revienne à la Parousie. Elle vaut donc tout d’abord dans l’ordre de la validité cultuelle.

2. Et elle vaut encore, d’une manière non moins mystérieuse et essentielle, dans l’ordre de la charité corédemptrice. Les paroles transsubstantiatrices ont été prononcées par le Christ à la Cène dans l’acte du suprême

amour qui le portait à livrer sa vie pour la gloire de son Père et le salut du monde : « Avant la fête de la Pâque, Jésus sachant que son Heure était venue de passer de ce monde au Père, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu'à la fin » (Jean, XIII, i) ; « J'ai désiré d’un grand désir de manger cette Pâque avec vous avant de souffrir » (Luc, xXII, 15) ; « Il n'est pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis » (Jean, xv, 13) ; « je me sacrifie moi-même, afin qu'ils soient eux aussi consacrés en vérité » (Jean, xvii, ig).

Ce que Jésus a fait avec tant d’amour il demande qu'on le fasse « en mémoire de lui », c'est-à-dire avec un désir pareil au sien, autant qu'il est possible, de la gloire de son Père et du salut des hommes. Il attend que les paroles transsubstantiatrices soient prononcées par les prêtres et écoutées par les fidèles avec des coeurs accordés à son coeur. Quelle invitation pressante, exigeante, redoutable ! Elle est comprise des plus aimants, prêtres ou fidèles. Mais elle est adressée à tous. Tous les chrétiens sont invités, à la Messe, à «avoir en eux les mêmes sentiments qui étaient dans le Christ Jésus, lequel, existant en la forme de Dieu, n'a pas regardé l’égalité avec Dieu comme une proie à ne pas q1uitt~r. ; mais il s'est dépouillé lui-même, en prenant une forme de serviteur, et devenant semblable aux hommes ; et, ayant paru comme homme, il s'est humilié lui-même, se faisant obéissant jusqu'à la mort, la mort même de la Croix » (Philip., 11, 5-8). Tous doivent pouvoir à chaque Messe s'humilier dans leur coeur jusqu'à la Croix et à la mort ; tous doivent pouvoir prononcer dans leur coeur à chaque Messe l’une des sept paroles infinies du Christ en Croix.

Si la Messe nous apporte, sous le voile des apparences non sanglantes, la réalité même de la Passion sanglante, comment nous en approcher sans la crainte d’entendre à notre tour le reproche de Jésus : « Ainsi, vous n'avez pas pu veiller une heure avec moi ? » (Mt., XXVI, 40).

b) l’Encyclique « Mediator Dei »

Que la Messe n'aille pas sans union d’amour des fidèles au sacrifice de la Croix, c'est l’enseignement même de l’Encyclique Mediator Dei : « Certes le Christ est Prêtre, mais pour nous, non pour lui, car c'est au nom de tout le genre humain qu'il présente au Père éternel des désirs et des actes de religion. De même il est Victime, mais pour nous, puisqu'il se met lui-même à la place de l’homme coupable. l’exhortation de l’Apôtre : Ayez en vous les mêmes sentiments qui étaient dans le Christ Jésus (Philip., 11, 5) demande donc de tous les chrétiens de reproduire en eux, autant qu'il est humainement possible, les sentiments dont était animé le divin Rédempteur lorsqu'il s'offrit lui-même en sacrifice, à savoir ses sentiments d’humilité et de soumission d’esprit, d’adoration, de vénération, de louange, d’action de grâces à l’égard de la souveraine Majesté de Dieu. Elle leur demande encore de prendre en quelque sorte la condition de victime, de se renoncer eux-mêmes conformément aux préceptes de l’Évangile, de s'adonner spontanément et amoureusement à la pénitence, de détester et d’expier leurs propres fautes. Elle demande enfin à tous de mourir mystiquement sur la Croix, en union avec le Christ, en sorte que nous puissions faire nôtre la maxime même de l’Apôtre, Gal., II, 19 : Je suis crucifié avec le Christ [208]. »

c) Un texte contemporain

« Les personnes qui reviennent de la Messe parlent et rient ; elles croient qu'elles n'ont rien vu d’extraordinaire. Elles ne se sont doutées de rien parce qu'elles n'ont pas pris la peine de voir. On dirait qu'elles viennent d’assister à quelque chose de simple et de naturel, et cette chose, si elle ne s'était produite qu'une fois, suffirait à ravir en extase un monde passionné.

» Elles reviennent du Golgotha et elles parlent de la température.

» Cette indifférence empêche qu'elles ne deviennent folles.

» Si on leur disait que Jean et Marie descendirent du Calvaire en parlant de choses frivoles., elles diraient que c'est impossible. Cependant elles-mêmes n'agissent pas autrement.

» Elles viennent d’assister à une exécution capitale ; au bout d’im instant elles n'y songent plus. Ce manque d’imagination empêche qu'elles ne soient prises de vertige et qu'elles ne meurent.

« On dirait que ce que les yeux ne voient point n'a pas d’importance ; en réalité il n'y a que cela qui en ait, et il n'y a que cela qui existe.

» Elles ont été vingt-cinq minutes dans une église sans comprendre ce qui s'y passait... Quelques-unes sont restées assises.

» Il y en a qui se tiennent debout pendant l’élévation et je ne sais quelle est la plus merveilleuse, de l’élévation même ou de l’attitude de ceux qui la voient.

» Si cette élévation n'était qu'un symbole de la vérité ! mais c'est la vérité même présentée sous un aspect qui est à proportion de la faiblesse humaine. Les juifs ne pouvaient souffrir l’éclat du visage de Moïse, et Moïse n'était qu'un homme. Manué craignait de mourir pour avoir vu la face de son Créateur, juges, XII, 22, Mais il n'avait vu qu’un Anqe.

Qu'y a-t-il de caché sous les espèces du pain et du vin ? Plus qu'un Ange et plus que Moïse certainement. Un des caractères les plus étonnants de la Messe, c'est qu'elle ne tue pas les personnes qui y assistent.

» Elles entendent là Messe tranquillement, sans larmes, sans commotion intérieure ; c'est admirable. Que faudrait-il donc pour les émouvoir ? Quelque chose de commun.

» Pour voir à quel point elles sont pauvres de coeur, il faut examiner ce qui s'est fait à cause d’elles, ce qui se fait tous les jours, dans toutes les parties du monde, pour sauver leurs âmes inattentives. Leur pauvreté de coeur n'est ni grande ni petite ; elle est infinie. Puissances, Trônes et Dominations sont moins fortes que cette imbécillité d’âme.

» Si elles pouvaient s'étonner, elles seraient sauvées, mais elles font de leur religion une de leurs habitudes, c'est-à-dire quelque chose de vil et de naturel, C'est l’habitude qui damne le monde. [209]»

8. l’Église du ciel

C'est non seulement l’Église terrestre, mais encore toute l’Église céleste des anges et des élus que le Christ invite à participer, suivant le mode qui leur est propre, à l’offrande qu'à chaque Messe il fait de lui-même à Dieu pour le salut des hommes.

a) Les anges

1. Il est le Seigneur des anges. Il siège à la droite de Dieu dans les cieux « au-dessus de toute Principauté, Puissance, Vertu, Domination, et de tout nom qui se puisse dire, non seulement dans ce monde-ci, mais encore dans le monde à venir » (Ephés., 1, 20-21). Il dispose de leurs légions (Mt., XXVI, 53), les intéresse aux destinées temporelles de son Royaume, leur confie la garde des petits enfants (Mt., xviii, io) ; ils sont présents à son agonie (Luc, XXII, 43) et à sa résurrection (Mt., xxviii, 2) ; ils viendront dans sa gloire avec lui (Mt., XVI, 27), pour séparer les bons d’avec les mauvais (Mt., XIII, 41, 49)- Comment ne s'uniraient-ils pas à la plus solennelle des prières qui se rassemblent autour de la Croix pour Monter de la terre vers le ciel ?

Non qu'ils puissent au sens propre cosacrifier avec nous, cooffrir avec nous le sacrifice même de la Messe. Leur prière, en effet, n'est plus méritoire ; et elle n'a jamais été ni satisfactoire ni expiatoire. Mais ils peuvent intercéder pour nous qui cheminons dans la nuit du temps, demander et obtenir que notre offrande soit plus intensément méritoire, satisfactoire, expiatoire, corédemptrice, et que nous participions avec un coeur plus magnanime à la Passion du Sauveur.

2. A la Préface, l’Église terrestre unit son action de grâces à la louange que toutes les armées célestes rendent, par le Christ, au Dieu tout puissant et éternel.

Un peu avant, au Per intercessionem, elle a demandé que, par l’intercession de l’archange Michel et des élus, subordonnée à l’intercession majeure du Christ, Dieu veuille bénir et agréer l’encens, symbole de la prière qu'elle fait monter vers lui.

Un peu après, au Supplices te rogamus pensant aux prières des saints qui, selon l’Apocalypse, viii, 3-4, montent des mains de l’Ange vers le trône de Dieu, elle va demander, encore par l’intercession majeure du Christ, que les offrandes, c'est-àdire ce même Christ, voilé sous les espèces du pain et du vin déjà transsubstantiés, soient portées par la main de l’ange sur l’autel céleste, c'est-à-dire soient acceptées de Dieu, non pas séparées de nous, comme on sépare le pur de l’impur, mais jointes à nous, qui savons trop mal prier et offrir [210].

Pour entendre le fond de cette prière, écrit Bossuet, « il faut toujours se souvenir que ces choses dont on y parle, sont à la vérité le corps et le sang de Jésus-Christ ; mais qu'elles sont ce corps et ce sang qteç nous tous, et avec nos voeux et nos prières, et que tout cela ensemble compose une même oblation, que nous voulons rendre en tout point agréable à Dieu, et du côté de Jésus-Christ qui est offert, et du côté de ceux qui l’offrent, et qui s'offrent aussi avec lui. Dans ce dessein, que pouvait-on faire de mieux que de demander de nouveau la société du saint ange qui préside à l’oraison, et en lui de tous les saints compagnons de sa béatitude ; afin que notre présent monte promptement et plus agréablement jusqu'à l’autel céleste, lorsqu'il sera présenté en cette bienheureuse compagnie [211] ? »

b) Les saints

1. C'est encore par le Christ que l’Église terrestre demande soit avant la consécration, au Suscîpe sancta Trinitas et au Communicantes, soit après, au Libera nos quaesumus, que Dieu veuille bien lui tenir compte, pour purifier sa propre offrande, des mérites passés et des prières présentes de la Vierge, des apôtres et des martyrs.

Il faut entendre, dit encore Bossuet, « qu'à la vérité il y a au ciel des intercesseurs qui prient et offrent avec nous ; mais qu'ils ne sont écoutés eux-mêmes que par le grand intercesseur et médiateur Jésus-Christ, par qui seul tous ont accès, et autant les anges que les hommes, autant les saints qui règnent que ceux qui combattent [212]. »

2. Ainsi le Christ qui, au moment de la Messe, met en action le ciel et la terre pour les réconcilier dans le sang de sa Croix, suscite dans son Église céleste le désir d’intervenir, par une offrande improprement dite, en intercédant pour l’Église du temps ; et dans celle-ci, qui offre au sens propre, le besoin d’implorer le secours des anges et des saints.

IIe SECTION - CE QU'ON OFFRE A LA MESSE

1. Multiplicité et unité de l’offrande

On n'offre à la Messe qu'une seule et unique chose ; le Christ nous admet alors, comme jadis la Vierge et saint Jean, à offrir avec lui sa propre vie, que lui seul pouvait donner.

Et on y offre en quelque sorte toutes choses ; la seule et unique offrande que fait de lui le Christ en Croix, et qu'il nous rend présente à la Messe, tire à elle toutes choses : d’abord et immédiatement ce qui est requis pour la préparation, la célébration, l’accomplissement du rite non sanglant ; ensuite et par-delà tout ce qui à chaque moment du temps sera sauvé pour le ciel. « Quand je serai élevé de terre, je tirerai tous les hommes à moi » (Jean, XII, 32). « Dieu s'est plu à faire habiter en lui toute la Plénitude, et par lui à réconcilier tous les êtres pour lui, aussi bien sur la terre que dans les cieux, en fàisant la paix par le sang de sa Croix » (Col., i, Ig-20).

Mais la multiplicité des choses offertes ne multiplie pas le sacrifice. l’Église offre le pain et le vin, elle offre le Christ, elle s'offre elle-même ; il n'y a pas trois offrandes indépendantes, trois sacrifices distincts, l’un du pain et du vin, l’autre du Christ, l’autre de l’Église. Le pain et le vin ne sont offerts que pour être changés au corps et au sang du Christ, lequel en s'offrant rassemble autour de lui son Église, qui est son Corps [213].

Il n'y a qu'une offrande suprême, celle du Christ, dans laquelle s'engouffre l’Église avec tout ce qui dépend d’elle.

2. Tout monte vers l’offrande du Christ ou descend d’elle

a) L’offrande du pain et du vin

1. Le premier sens du mot offrandes, oblata, dans les prières liturgiques, se rapporte au pain et au vin. Il en est ainsi, du moins assez fréquemment, dans les prières secrètes de l’offertoire, et dans le Te igitur, par lequel débute le Canon de la Messe : « Père très tléiiicnt, nous vous prions humblement et nous vous demandons par Jésus-Christ votre Fils, notre Seigneur, d’accepter et de bénir ces dons, ces présents, ces offrandes saintes et sans tache. »

2. Au début, la préparation du pain et du vin n'est pas encore un acte rituel. l’Église naissante semble alors soucieuse de s'opposer aux rites sacrificiels trop matériels des Gentils et des juifs ; son regard glisse sur le pain et le vin pour passer tout de suite à l’offrande suprême. Mais à partir de la fin du second siècle, avec saint Irénée, on sent le besoin d’insister, contre le faux spiritualisme de la gnose, sur la valeur de la création terrestre : elle est le point de départ du don céleste. « Le mouvement vers Dieu par lequel sont offerts le corps et le sang du Seigneur commence aussi à se communiquer au offrandes matérielles ; ces offrandes prennent place dans l’action liturgique. Tertullien nous apprend que les fidèles apportaient des dons, et il emploie pour ce geste le mot offerre, offrir à Dieu. De même chez saint Hippolyte de Rome... le pain et le vin que les diacres apportent à l’évêque avant l’Eucharistie sont déjà nommés oblatio, du nom donné aux offrandes déjà consacrées, oblatio sanctae Ecclesiae... [214] »

3. Mais, le Quam oblationem du Canon de la Messe va le préciser, on n'offre le pain et le vin qu'en passant aussitôt par-delà jusqu'au Christ, à qui ils feront place : « Cette offrande, daignez, vous, notre Dieu, la bénir, l’agréer et l’approuver pleinement, la rendre parfaite et digne de vous plaire ; et qu'elle devienne ainsi pour nous le Corps et le Sang de votre Fils bien-aimé, notre Seigneur Jésus-Christ. »

b) L’offrande du Christ

1. C'est alors que viennent les paroles de la consécration. Elles réitèrent le rite où le Christ à la Cène rend présent Sacramentellement sous les apparences non sanglantes du pain et du vin son propre sacrifice sanglant :

« Celui-ci, la veille de sa Passion, prit du pain dans ses mains saintes et vénérables, et les yeux levés au ciel [215] vers vous, Dieu, son Père tout puissant, vous rendant grâces, il le bénit, le rompit et le donna à ses disciples en disant : PRENEZ ET MANGEZ-EN TOUS, CAR CECI EST MON CORPS. De même après le souper, il prit ce précieux calice dans ses mains saintes et vénérables, vous rendit grâces encore, le bénit et le donna à ses disciples en disant : PRENEZ ET BUVEZ-EN TOUS, CAR CECI EST LE CALICE DE MON SANG, LE SANG DE PALLIANCE NOUVELLE ET ÉTERNELLE - LE MYSTÈRE DE LA FOI [216] - QUI SERA VERSÉ POUR VOUS ET POUR LA MULTITUDE DES HOMMES, EN RÉMISSION DES PÉCHÉS.

» Toutes les fois que vous ferez cela, vous le ferez en mémoire de moi. »

Désormais, dès le Unde et memores, le pain et le vin ont fàit place au corps et au sang du Christ : « C'est pourquoi, en mémoire, Seigneur, de la bienheureuse Passion du Christ votre Fils, notre Seigneur, de sa Résurrection du séjour des morts, et aussi de sa glorieuse Ascension dans les cieux, nous, vos serviteurs (le clergé) et avec nous votre peuple saint, nous présentons à votre glorieuse Majesté - offrande choisie parmi les biens que vous nous avez donnés-, la victime parfaite, la victime sainte, la victime sans tache, le pain sacré de la vie éternelle et le calice de l’éternel salut. »

2. Les prières du Supra quae et du Supplices te, où l’on continue de demander que ces offrandes soient agréés comme jadis les sacrifices d’Abel, d’Abraham, de Melchisédech, et les bénédictions qu'on continue de faire sur elles, concernent ces offrandes, non pas certes en tant qu'elles sont maintenant le Christ, mais en tagit, qu"elles sont présentées par des coeurs aussi pauvres que les nôtres.

Il est clair, écrit Bossuet, qu'on veut comparer ici « non pas le don avec le don [217], puisque constamment l’Eucharistie, en quelque manière qu'on la puisse prendre, est bien au-dessus des anciens sacrifices, mais les personnes avec les personnes, et c'est pourquoi on ne nomme que les plus saints de tous les hommes : Abel, le premier des justes ; Abraham, le père commun de tous les croyants ; et on réserve en dernier lieu Melchisédech, qui était au-dessus de lui, puisque lui-même il lui a offert la dîme de ses dépouilles, et en a reçu en même temps, avec le pain et le vin, les prémices du sacrifice de l’Eucharistie [218] ».

Les bénédictions et signes de Croix qui continuent de se faire après la consécration sur le corps et le sang du Christ, s'expliqueront de la même manière : « Lorsqu'on bénit les dons, c'est-à-dire le pain et le vin, avant la consécration, cette bénédiction a deux effets, et envers le sacrement même qu'on veut consacrer, et envers l’homme qu'on veut sanctifier par le sacrement. Mais, après la consécration, la bénédiction déjà consommée par rapport au sacrement ne subsiste que par rapport à l’homme, qu'il faut sanctifier par la participation du mystère. C'est pourquoi les signes de croix qu'on fait après la consécration sur le pain et le vin consacrés se font en disant cette prière : Afin, dit-on, que nous tous, qui recevons de cet autel le Corps et le Sang de votre Fils, soyons remplis en Jésus-Christ de toute grâce et bénédiction spirituelle ; où l’on voit manifestement que ce n'est point ici une bénédiction qu'on fasse sur les choses déjà consacrées, mais une prière où l’on demande quétant saintes par elles-mêmes elles portent la bénédiction et la grâce sur ceux qui en seront participants [219]. » Disons que la bénédiction des signes de croix est, à double sens : avant la consécration elle descend du ciel vers l’hostie ; après la consécration, elle remonte de l’hostie vers nous.

Si l’on distingue, comme nous le ferons plus loin, dans le Canon de la Messe quatre moments principaux : l’action de grâces, le récit de l’institution, l’anamnèse ou commémoraison de cette institution, l’épiclèse, au sens large d’invocation pour la communauté [220], c'est à ce dernier moment que se réfèrent les prières et les bénédictions dont il vient d’être question.

c) L’offrande de l’Église

L'invocation de la bienveillance divine sur la communauté qui s'unit au Christ pour offrir le Christ est en même temps une invitation faite à cette même communauté de s'offrir elle-même avec le Christ, en le Christ, par le Christ.

Comment le Christ, attirant l’Église dans sa propre offrande, ne la provoquerait-il pas du même coup à se donner elle-même ? « Il sort du corps naturel de notre Sauveur une impression d’unité pour assembler et réduire en un tout le corps mystique ; et on accomplit le mystère du corps de Jésus-Christ, quand on unit tous ses membres pour s'offrir en lui et avec lui. Ainsi l’Église fait elle-même une partie de son sacrifice ; de sorte que ce sacrifice n'aura jamais sa perfection tout entière, qu'il ne soit offert par des saints [221]. »

L'oraison secrète de la Messe de la Trinité demande à Dieu qu'en agréant le pain et le vin pour les changer au corps et au sang du Christ, il transforme en outre son Église elle-même en offrande : « Sanctifiez, nous vous en prions, Seigneur notre Dieu, par l’invocation de votre saint Nom, l’hostie que nous vous offrons ; et, par elle, faites de nous tous, pour vous, un don éternel, et per eam nosmetipsos tibi perfice munus aeternum. »

A la Croix, dit Augustin, le Christ Jésus est prêtre : « Il est lui-même celui qui offre, il est lui-même l’offrande. Et il a voulu que le sacrifice de l’Eglise fût le sacrement quotidien de cette réalité. I’Êglise, Corps dont le Christ est la Tête, apprend à s'offrir elle-même Par lu" se'Psam per ipsum discit offerre [222] ».

Ainsi le pain et le vin ne sont offerts qu'en vue du sacrifice du Christ, autour duquel se rassemble l’Église et tout ce qui sera sauvé dans le monde : « Quand je serai élevé de terre je tirerai tous les hommes à moi » (Jean, XII, 32).

b) Un texte de Leibniz

On lit dans le Système théologique de Leibniz : « Comme Dieu est infini et que tout ce qui vient de nous n'a aucune proportion avec son infinie perfection, l’on ne pouvait trouver de victime capable de l’apaiser, que Celle qui possède elle-même une perfection infinie. Or il arrive, par un moyen admirable, que le Christ, se donnant toujours à nous de nouveau dans ce sacrement toutes les fois que se fait la consécration, peut aussi toujours être offert de nouveau à Dieu, et qu'ainsi il représente et confirme l’efficacité perpétuelle de son premier sacrifice sur la Croix. Car il n'y a pas, dans ce sacrifice de propitiation sans cesse répété [223], pour la rémission des péchés, une nouvelle efficacité ajoutée à celle de la Passion ; mais toute sa vertu consiste dans la représentation, l’application de ce premier sacrifice sanglant qui a tout consommé, une seule fois pour toutes [224], et dont le fruit est la grâce divine accordée à tous ceux qui, assistant à ce redoutable sacrifice, s'unissent au prêtre pour offrir dignement cette sainte oblation.

« De plus, comme, outre la rémission de la peine éternelle et l’application des mérites du Christ pour la vie éternelle, nous pouvons encore demander à Dieu bien d’autres choses salutaires pour nous et pour d’autres ; vivants ou morts ; surtout solliciter l’adoucissement de ce châtiment paternel dû à tout péché, même après que le pénitent est rentré en grâce ; il est manifeste et certain qu'il n'est rien dans tout notre culte de plus précieux et de plus efficace pour obtenir de telles faveurs, que le sacrifice de ce divin sacrement où le corps même du Seigneur se rend présent à nous. Nulle offrande de notre part n'a plus prix aux yeux de Dieu et ne monte devant son trône comme un parfum de plus agréable odeur qu'un coeur pur, humilié au pied de l’autel où lui-même descend [225]. »

 

CHAPITRE VI - LA VALEUR INFINIE DE LA MESSE

 

1. La source est infinie, la participation est finie

Le contenu de ce chapitre se résume en deux lignes. La valeur de la Messe, qui n'est autre que celle de la Croix, est de soi infinie. Néanmoins, chaque Messe n'apporte en fait qu'un secours limité par la dévotion, d’une part, de ceux qui, à un titre quelconque, contribuent à l’offrir, et d’autre part, de ceux pour qui elle est offerte.

2. La doctrine de saint Thomas

a) La Passion, Cause universelle du salut, doit être cependant appliquée par la foi et les sacrements

Dans l’ordre de la médiation ascendante, la Passion du Christ, étant celle d’un Dieu, fait monter vers le ciel une supplication dont la valeur est infinie. Dans l’ordre de la médiation descendante, elle marque le moment où le Christ, principe universel de toutes les grâces [226] et dont la grâce est en ce sens infinie [227], répand sur les hommes les suprêmes réserves de son coeur. La Passion du Christ nous a donc pleinement libérés du péché [228]. Pourquoi, dès lors, est-il nécessaire de recourir à la foi, et aux sacrements de la Loi nouvelle ?

A cette question, saint Thomas répond que la Passion du Christ apporte la rémission des péchés à la manière d’une Cause universelle, ut causa quaedam universalis remissionis peccatorum. Mais cette Cause universelle du salut doit être appliquée à chacune des personnes individuelles pour la destruction de ses propres péchés [229]. Cette application se fait de deux manières, dont la seconde vient parfaire la première : d’abord par la foi aimante, vivifiée par la charité [230], selon le mot de saint Paul : « Dieu l’a destiné (le Christ Jésus) à être, par son sang, propitiation, moyennant la foi. » (Rom., 111, 25) ; ensuite par les sacrements de la Loi nouvelle [231] : « Ignorez-vous que, baptisés dans le Christ Jésus, c'est dans sa mort que tous nous avons été baptisés ? » (Rom., VI, 3)

« La Passion du Christ a été une satisfaction suffisante et surabondante pour les péchés de tout le genre humain, sufficiens et superabundans satisfactio pro peccatis totius humani generis... La Passion du Christ obtient son effet en ceux à qui elle est appliquée par la foi et la charité et par les sacrements de la foi, sortitur effectum suum in illis quibus applicatur per fidem et charitatem, et per fidei sacramenta [232]. »

Un peu plus loin, saint Thomas écrira pareillement : « La vertu de la Passion du Christ nous est apportée (cepulatur nobis) par la foi et les sacrements, mais différemment : car l’application (continuatio) qui ressortit à la foi se fait par un acte (intérieur) de l’âme ; tandis que l’application qui ressortit aux sacrements se fait par recours à un rite extérieur, continuatio autem quae est per sacramenta, fit per usum exteriorum rerum [233] » : les sacrements de la Loi nouvelle conférant la grâce dépendamment des dispositions du sujet, mais au-delà de ces dispositions, et proportionnellement à ces dispositions, en sorte que qui s'approche d’eux avec deux ou trois, reçoit quatre ou six. Ainsi la Passion du Christ est infinie, mais elle est participée par lÉglise d’une manière finie, selon l’intensité de sa foi et de son amour.

b) Il faut parler de la Messe comme de la Passion : elle est infinie, mais participée d’une manière finie

1. Si nous avons interprété jusqu'ici exactement la pensée de saint Thomas sur l’essence même du sacrifice de la Messe, si le rite non sanglant de la Messe est sacrificiel parce qu’il nous apporte le Christ, maintenant glorieux, à travers l’acte de son sacrifice sanglant, si chaque nouvelle Messe est une nouvelle présence parmi nous de l’unique sacrifice de la Croix, il faudra parler de la Messe comme on parle de la Croix, et dire que dans la ligne de la médiation ascendante et dans celle de la médiation descendante, la valeur de la Messe est infinie, mais qu'elle n'est participée par l’Église que d’une manière finie, selon l’intensité de son amour, à tel moment du temps, et qu'elle est appliquée à chaque génération par la médiation de la foi et des sacrements, dans le cas présent du sacrement de l’Eucharistie, institué par le Christ à cette fin. Telle sera, en effet, la doctrine de saint Thomas.

2. Parlant, dans la Somme, des effets de l’Eucharistie, saint Thomas distingue le sacrifice et le sacrement. Le sacrifice se réfère à ceux qui l’offrent ou pour qui il est offert ; le sacrement à ceux qui le reçoivent.

Quels sont les effets du sacrifice ? « l’Eucharistie en tant que sacrifice a valeur satisfactoire. Mais, dans la satisfaction, l’affection de celui qui offre importe plus que la grandeur de l’offrande : le Seigneur dit de la veuve qui donne deux petites pièces qu'elle a donné plus que tous les autres (Luc, XXI, 3). Ainsi, bien que cette offrande, à regarder sa valeur, ex sui quanti . tate, suffise à satisfaire pour toute peine, elle n'est effectivement satisfactoire envers ceux qui l’offrent ou pour qui elle est offerte que selon l’intensité de leur dévotion, secundum quantitatem suae devotionis [234]. »

La valeur de la Messe, comme celle de la Croix, est infinie, mais elle n'est captée par l’Eglise que selon l’intensité de sa dévotion : « De même que la Passion du Christ peut suffire à tous les hommes pour la rémission de leurs péchés et l’obtention de la grâce et de la gloire, prodest omnibus quantum ad sufficientiam, niais qu'elle ne produit son effet qu'en ceux qui se joignent à elle par la foi et la charité ; ainsi ce sacrifice, mémorial de la Passion du Seigneur, ne produit son effet qu'en ceux qui se joignent à ce sacrement par la foi et la charité... Et c'est plus ou moins qu'il les secourt, selon l’intensité de leur dévotion, illis tamen prodest plus vel minus secundum modum devotionis eorum [235]

Nous disions : A chaque Messe le Christ vient avec toute sa Croix, prêt à nous l’appliquer, à nous la rendre présente, selon la mesure de notre désir.

3. Efficacité de la Messe quant à la validité

a) Le Christ se rend présent à la Messe malgré l’indignité du ministre ; considérée par rapport au ministre, la Messe est donc efficace « ex opere operato »

Lors de la transsubstantiation, le Christ, maintenant en gloire, et qui ratifie éternellement ce qu'il a voulu jadis sur la Croix, se rend présent à l’autel pour actualiser et valoriser envers nous l’acte unique de sa Passion sanglante, par lequel il a réellement sauvé en une fois tous les hommes.

Cette venue mystérieuse du Christ glorieux au milieu de nous pour nous unir à sa Passion, s'accomplit chaque fois qu'un prêtre, quoi qu'il en soit de sa sainteté personnelle, répète validement le rite non sanglant de la Cène. Si donc l’on appelle efficace ex opere operato le rite dont la validité reste indépendante des disposition de sainteté du ministre, l’on dira que l’offrande de la Messe agit ex opere operato [236]. C'est en pensant aux dispositions du prêtre comme ministre dans la célébration du rite non sanglant qu'il faut lire ce texte de saint Bellarniin : « Le sacrifice de la Messe, en tant qu'il est offert par le Christ, est efficace ex opere operanti,, mais infailliblement : car il plaît à Dieu en raison de la sainteté du Christ qui l’offre, laquelle est suprême et ne peut être ni diminuée ni accrue. Mais, en tant qu'il est offert par un homme, il est efficace ex opere operato : car il plaît à Dieu, même quand celui qui l’offre lui déplaît [237]. »

b) La Messe est une offrande pure et sans souillure, quel qu'en soit le ministre (jer sens). Texte du concile de Trente sur la prophétie de Malachie

Au sujet de la Messe, le concile de Trente peut' dès lors déclarer « qu'elle est cette offrande pure, qui ne peut être souillée ni par l’indignité ni par la malice de ceux qui l’offrent, et dont le Seigneur a prédit, par Malachie, qu'on l’offrirait pure, en tout lieu, à son Nom, qui serait grand parmi les nations [238] ».

4. Efficacité de la Messe quant à la sainteté : 1° médiation ascendante

Le Christ, à la Messe, vient pour actualiser envers nous l’acte de sa Passion sanglante, tant dans la ligne de la médiation ascendante que dans la ligne de la médiation descendante.

a) Le Christ actualise à la Messe l’offrande qu'il a faite de nous sur la Croix

Dans la ligne de la médiation ascendante, où elle est un sacrifice latreutique, eucharistique, impétratoire, propitiatoire, la Passion du Christ agit à la manière d’une Cause universelle, suffisante, surabondante, en vue du salut du monde. Le Christ unit alors à son offrande rédemptrice théandrique, divinohumaine, infinie, l’offrande qui montera de toutes les générations futures, à mesure de leur arrivée à l’existence, pour la purifier, l’élever, la rendre corédemptrice.

Quand, à la Messe, il vient à nous, c'est précisément pour susciter de notre part l’offrande qui nous fera entrer actuellement à notre tour, comme autrefois la Vierge et saint Jean, dans son offrande sanglante de la Croix, où elle a sa place marquée d’avance ; afin, selon le grand mot de l’apôtre, de compléter en notre chair « ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps, qui est l’Église » (Col., 1, 24).

Notre participation à l’offrande du Christ en Croix peut se faire soit seulement par la foi et la charité, soit en outre par les sacrements, c'est-à-dire, dans le cas présent, par la communion eucharistique.

b) Participation à l’offrande de la Messe par la foi et la charité de l’Église intercédant pour les justes et les pécheurs : l’efficacité est dite « ex opere operantis Ecclesiae »

1. La première participation, à savoir par la foi et la charité, se fera selon la profondeur de la foi et de la charité, non seulement de ceux qui offrent immédiatement, mais encore de l’Église entière. C'est la charité de toute l’Église militante, en effet, qui, par la Messe, entre dans le sacrifice de la Croix afin de l’offrir, à chaque moment du temps, pour le salut du monde dont elle est contemporaine. Et la bienfaisance de cette offrande étant proportionnelle à l’intensité et à la ferveur de la foi et de l’amour de ceux qui, prêtres ou fidèles, offrent avec le Christ, dans le Christ, par le Christ, on dira qu'elle est efficace en raison de la dévotion de l’Église, ex opere operantis Ecclesiae.

2. Elle est efficace de cette manière non seulement pour ceux qui, étant dans la grâce, l’offrent par voeu explicite ou implicite, mais encore pour les pécheurs du monde entier, dont elle implore la conversion. « En tant qu'elle est un sacrifice, dit saint Thomas, l’Eucharistie obtient son effet non seulement envers ceux qui l’offrent mais aussi envers ceux pour qui elle est offerte. En ces derniers, ce qu'elle préexige, ce n'est pas une présence en acte, mais une présence en puissance de la vie spirituelle. En sorte que, si elle les trouve disposés, elle leur obtient la grâce, en vertu de ce vrai sacrifice d’où toute grâce a découlé jusqu'à nous. Il s'ensuit qu'elle détruit en eux les péchés mortels, non à la manière d’une cause prochaine, mais en sollicitant pour eux la grâce de la contrition. Dès lors, continue saint Thomas, quand on dit que la Messe n'est offerte que pour les membres du Christ, cela signifie qu'on ne l’offre pour les pécheurs qu'afin qu'ils deviennent membres du Christ [239]. »

Il faut sans hésiter préférer cette vue personnelle des Sentences à celle plus anonyme de la Somme rapportant l’opinion suivant laquelle on ne prierait pas dans le Canon de la Messe pour ceux qui sont hors de l’Eglise [240]. On connaît, en effet, la prière d’offrande du calice : « Nous vous offrons., Seigneur, le calice du salut et supplions votre Clémence qu'il s'élève tel un parfum pénétrant devant la face de votre divine Majesté, pour notre salut et celui du monde entier, pro nostra et totius mundi salute. » Or cette supplication, antérieure au Canon proprement dit, lui reste sous-jacente. Et elle annonce la consécration même du calice, et le sang versé « pour vous et pour la multitude en rémission des péchés, pro vobis et pro multis in remissionem peccatorum [241]

3. Ce que saint Thomas dit des effets de l’Eucharistie comme sacrifice rejoint et même éclaire le texte du concile de Trente enseignant « que ce sacrifice est vraiment propitiatoire, et que, par lui, si nous nous approchons de Dieu avec un coeur sincère et une foi droite, avec crainte et révérence, contrits et pénitents, nous obtenons miséricorde et trouvons grâce, pour une aide opportune (Hébr., iv, 16). Car apaisé par cette offrande, le Seigneur, accordant la grâce et le don de la pénitence, remet des crimes et des péchés même énormes, crimina et peccata etiam ingentia dimittit [242]. »

c) Cette participation est variable mais infaillible

L'efficacité de l’offrande, à la Messe, du sacrifice même de la Croix par la charité de l’Église, ex opere operantis Ecclesiae, est variable mais infaillible.

1. Elle est variable, puisqu'elle est à chaque moment du temps proportionnelle à l’intensité de cette charité. Elle s'élève quand il y a dans l’Église davantage d’espérance, davantage de souffrance corédemptrice, davantage d’âmes entrées dans l’union transformante et par lesquelles l’Église tout entière mérite au sens fort le nom d’Épouse du Christ. Elle n'a jamais été si haute qu'aux jours de l’Église naissante, quand la Vierge assistait à la Messe des apôtres, soulevant leur offrande par l’élan de son désir ; et l’on a fait remarquer qu'il faut chercher de ce côté, pour une part, la cause de la diffusion extraordinaire de la première prédication évangélique.

2. Mais elle est infaillible. l’Église militante est, non pas sans pécheurs, mais sans péché. Elle est «sans tache ni ride ni rien de semblable, mais sainte et immaculée » (Éphés., v, 27). Jamais elle ne manquera d’amour, jamais elle ne cessera d’être au sens fort l’Epouse, jamais les Portes de l’Enfer ne prévaudront contre elle. En conséquence, jamais l’offrande valide d’aucune Messe, même célébrée par le plus misérable des prêtres, devant l’assistance la plus incompréhensive et la plus fermée aux choses spirituelles, en quelque point que ce soit du temps et de l’espace, ne tombera dans le néant. Toujours elle sera reprise, vivifiée dès ses racines, par le grand amour collectif de l’Église. « l’amour, dit Tauler, tire tout à lui : toutes les bonnes oeuvres, toute vie, toute souffrance ; il amène dans son vase tout ce qui se fait de bien dans le monde, de la part de tous les hommes, bons ou mauvais. Si ta charité, en effet, est plus forte que la charité de celui qui fait quelque bien, ce bien, en vertu de ta charité, t'appartiendra plus qu'à celui qui le fait... La mesure des coeurs débordants se répand sur toute l’Église... Ils ne laissent rien perdre de ce qui s'est jamais fait, du plus petit bien comme du plus grand, pas la moindre petite prière, ni la moindre idée pieuse, ni le moindre acte de foi ; ils rapportent tout à Dieu avec un amour agissant, et offrent tout au Père du ciel [243]. »

d) La Messe est une offrande pure et sans souillure, en tant qu'offerte par lÉglise sans tache (2e sens).

De ce point de vue, on peut reprendre, en leur donnant un sens nouveau, plus mystérieux, plus vaste, plus profond, les paroles où le concile de Trente [244]. citant la prophétie de Malachie, montre dans la Messe « une offrande pure, qui ne peut être souillée ni par l’indignité ni par la malice de ceux qui l’offrent [245] »

e) Participation à l’offrande de la Messe par la communion sacramentelle ; considérée par rapport à ceux qui communient, l’efficacité est dite « ex opere operato »

Notre entrée dans l’offrande du Christ en Croix peut se faire en outre par la communion sacramentelle.

Sa mesure alors n'est pas uniquement celle de notre foi et de notre amour. Les sacrements de la Loi nouvelle, en effet, nous apportent la grâce : 1° certes dépendamment de nos dispositions ; 2° non à la seule mesure, mais au-delà de ces dispositions ; 3° et cependant proportionnellement à elles, en sorte que, qui s'approche avec deux ou trois, reçoit quatre ou six.

Voilà ce qu'on entend quand on dit, en pensant cette fois-ci non plus au ministre qui les confère, mais aux sujets qui les reçoivent, que les sacrements de la Loi nouvelle agissent ex opere operato pour communiquer la grâce [246].

5. Efficacité de la Messe quant à la sainteté : 2° médiation descendante

La Passion du Christ n'est pas seulement cause. méritoire et satisfactoire de notre salut dans la ligne de la médiation ascendante. Elle est encore cause efficiente de notre salut dans la ligne de la médiation descendante. Ce sont là deux aspects distincts niais inséparables d’une même médiation, dont les effets interdépendants s'appellent et s'enchainent mutuellement.

Le Christ, exaucé sur la Croix, obtient alors que la plénitude de grâce inépuisable qui est en lui se déverse sur les générations futures à mesure qu'elles viendront à l’existence ; en signe de quoi, de son coeur ouvert, sortent l’eau et le sang.

Là encore, la Passion du Christ, que la Messe nous rend présente, agit à la manière d’une Cause universelle, suffisante, surabondante de salut, dont la vertu devra nous être communiquée par la foi et par les sacrements.

Nous sommes, à la Messe, devant la Source de toutes les grâces descendantes, comme la Vierge et saint Jean au pied de la Croix sanglante.

La valeur efficiente de la Messe est infinie. l’application qui en est fàite à l’Église est infaillible . le Christ, maintenant glorieux, venant à son Église avec sa Croix, ne la trouvera jamais insensible à ses bontés. Mais cette application est variable et finie ; elle est proportionnelle à la foi et l’amour de l’Église à chaque moment du temps, et à la ferveur avec laquelle elle s'approche de la communion sacramentelle.

6. La terminologie de Cajetan : l’effet de la Messe est infini quant à la suffisance « ex opere operato » ; il est fini quant à l’application « ex opere operantis »

Dans son opuscule De Missae celèbratione [247] Cajetan, fidèle à saint Thomas, affirme avec force dans un beau texte que la valeur de la Messe est infinie, mais que nous ne nous en emparons jamais que d’une manière finie.

1. « Considéré absolument, dit-il, le sacrifice de la Messe est l’immolation même de Jésus-Christ, la chose offerte étant Jésus-Christ. Il s'ensuit que la valeur impétratoire, méritoire et satisfactoire de ce gaçiifice est infinie. l’effet du sacrifice de la Messe est infini, comme celui de la Passion. La Messe est plus aimée de Dieu que sont détestés de lui tous les péchés du monde. Mais, de même que l’effet de la Passion est infini, en ce sens qu'il suffit à racheter tous les hommes, non en ce sens qu'il rachète en fait tous les hommes, infinitas. secundum sufficientiam et non secundum efficaciam ; de même encore que l’effet de la Passion agit à la manière d’une Cause universelle, c'est-à-dire indéterminée, non à la manière d’une cause déterminée à tel individu particulier, secundum naturam causae universalis, indeterminatae scilicet, et non determinatae ad hunc aut illum ; ainsi, le sacrifice de la Messe est, de sa nature, d’une suffisance infinie et d’une efficacité indéterminée, infinitae sufficientiae et indeterminatae efficaciae... Il s'ensuit que le sacrifice de la Messe considéré en lui-mème, ex solo opere operato, n'a pas d’effet particulier à l’égard d’un homme quelconque ; il est agréable à Dieu, il lui rend grâces, il est un mémorial, etc. »

2. « Mais si l’on considère le sacrifice de la Messe en tant qu'appliqué à tel ou tel, son effet est fini. » Il est mesuré par notre dévotion. l’Église ne puise dans la vertu infinie de la Messe que selon l’intensité nécessairement finie de son désir. Elle touche par son amour le sacrifice rédempteur présent à la Messe, et, à proportion de cet amour, elle en fait jaillir une clarté qui l’inonde elle-même et se répand sur le monde entier. Le saint curé d’Ars disait : « Quand notre Seigneur est sur l’autel pendant la sainte Messe, dès qu'on le prie pour les pécheurs, il lance vers eux des rayons de lumière pour leur découvrir leurs misères et les convertir [248] ». Mais cette application reste finie. l’Église entre dans le mystère de la Messe comme dans un soleil qui la déborde de toutes parts [249].

7. Application et fruits de la Messe

A chaque Messe, le Christ en gloire vient à nous, pour nous toucher à travers sa Croix, et actualiser envers nous sa Passion rédemptrice, Cause universelle, surabondante, infinie, du salut du monde.

A chaque Messe, lÉglise entre dans le drame de la Passion rédemptri~e à proportion de sa foi et de son amour. Voilà l’application première, la participation directe du sacrifice de la Croix, procurée par la Messe. Cette application, cette participation est immense mais finie. Elle se fait infailliblement.

A chaque Messe, l’Église, unie par sa foi et son amour à la Passion du Christ, supplie pour le salut du monde. Ce qu'elle obtient ainsi par sa supplication, ce qu'elle puise ainsi dans la Passion du Christ et qui retombe en bénédiction sur les hommes, est une application seconde, une participation indirecte, finie elle aussi, du sacrifice de la Croix. Voilà ce que les théologiens appellent les fruits de la Messe.

La question : quels sont les fruits de la Messe ? répond à la question : pour qui la Messe est-elle offerte ?

8. Quels sont les fruits de la Messe, ou pour qui la Messe est-elle offerte ?

a) La Messe peut être appliquée sur trois plans

En entrant par la Messe dans le sacrifice de la Croix, l’Église, à chaque moment du temps, peut l’offrir par le Christ, avec le Christ, dans le Christ, en suppliant principalement pour la rédemption du monde qui lui est contemporain. Dans cette perspective, elle sera exaucée, nous l’avons dit, à proportion de l’intensité de son désir ; mais il lui sera permis de préciser ses intentions.

On distinguera l’intqn#on, de l’Église militante elle-même, qui prie à chaque Messe pour tous les fidèles vivants et morts, et pour le salut du monde entier : voilà l’effet que les théologiens appelleront le fruit général de la Messe ; l’intention du prêtre en tant que ministre de l’Église : voilà le fruit spécial de la Messe, mentionné dans la condamnation des erreurs du concile de Pistoie enfin l’intention personnelle soit du prêtre, soit des fidèles voilà les fruits particuliers de la Messe.

b) Offrande de l’Église pour une intention universelle

1. l’Église elle-même puise d’abord dans le trésor infini de chaque Messe tout ce que lui permet de capter l’intensité de son amour d’Épouse, afin de le reverser sur le monde. Elle prévoit que toute Messe sera célébrée expressément et avant tout pour tous les fidèles qui sont ici-bas ou en purgatoire [250], et pour le salut du monde entier. Voilà le fruit général de la Messe.

2. Les prières de la Messe manifestent clairement l’universalité des intentions corédemptrices de l’Église.

En offrant le pain que par avance il voit transsubstantié, le prêtre dit : « Recevez, Père saint, Dieu éternel et tout-puissant, cette offrande sans tache que moi, votre indigne serviteur, je vous présente à vous mon Dieu vivant et vrai, pour mes péchés, offenses et négligences sans nombre, pour tous ceux qui m'entourent, ainsi que pour tous les fidèles vivants et morts, sed et pro omnibus fidélibus Christianis atque defunctis : qu'elle serve à mon salut et au leur pour la vie éternelle. »

En offrant le calice, son intention s'élargit jusqu'aux confins du monde : « Nous vous offrons, Seigneur, le calice du salut et supplions votre Clémence qu'il s'élève tel un parfum pénétrant devant la face de votre divine Majesté, pour notre salut et celui du monde entier, pro nostra et totius mundi salute. »

Et si le Christ est vraiment mort pour tous les hommes, comment, dans les paroles de la consécration du calice mentionnant « le sang de la nouvelle et éternelle Alliance, versé pour vous et pour la multitude en rémission des péchés », se retenir de penser que les mots pour vous désigne ceux qui ont reçu l’Évangile, et les mots pour la multitude tous ceux qui l’ignorent encore [251] ? l’offrande de la Messe passe la frontière des mondes . « Quand le prêtre célèbre, il honore Dieu, réjouit les anges, édifie l’Église, aide les vivants, procure le repos aux trépassés [252]. »

3. Suivant le concile de Trente, même « les Messes où seul le prêtre communie sacramentellement doivent être regardées comme communautaires (communes), parce que le peuple y communie spirituellement, et parce qu'elles sont célébrées par le prêtre en tant que ministre public de l’Église non seulement pour lui, mais pour tous les fidèles qui appartiennent au Corps du Christ [253] ». Ajoutons : que cette appartenance soit déjà en acte, ou qu'elle soit encore en puissance.

4. l’application de la Messe est mesurée, d’abord par la ferveur de ceux qui, par le Christ, avec le Christ, dans le Christ, supplient pour le salut du monde. Mais elle est conditionnée en outre, dans une certaine mesure, par les dispositions de ceux mêmes pour qui l’on supplie : par leurs dispositions présentes, s'fis sont vivants, par leur piété antérieure, s'ils sont morts [254]. «Souvenez-vous, Seigneur », dit l’Église au Memento des vivants, « de vos serviteurs et de vos servantes... dont la foi vous est manifeste et la dévotion connue. »

c) Offrande du prêtre en tant que ministre de l’Église pour une intention spéciale

Indépendamment de cette offrande générale de la Messe pour le monde entier, que l’Église fait en son propre nom d’Épouse du Christ, le prêtre lui-même, considéré non pas en tant que simple particulier porté par sa seule dévotion personnelle, ni non plus en tant que ministre immédiat du Christ, comme au moment où il prononce les paroles transsubstantiatrices de la consécration, mais en tant que ministre immédiat de l’Église [255], mandaté par les pouvoirs hiérarchiques pour accomplir la liturgie prévue par eux, peut offrir librement la Messe en faveur de ceux qui le lui demandent, ou lui font une aumône à cette occasion.

Ce que l’Église a puisé par l’intensité de son amour dans les profondeurs infinies de la Messe, elle peut en attribuer une part au prêtre, en tant précisément qu'il est son ministre, lui laissant la liberté de l’appliquer selon son intention à des fins de sanctification. Cette intention constitue lefruit spécial de la Messe, car elle est spécialement prise en charge par l’Église.

Il faut tenir sans hésiter, avec Pie VI condamnant le synode de Pistoie, qu'une telle offrande, lorsqu'elle ne rencontre pas d’obstacle, procure à ceux pour qui elle est faite une application spéciale, finie elle aussi, de la vertu infinie de la Messe [256].

Suivant l’intention proposée au prêtre, cette application finie sera faite tout entière en faveur d’une personne, ou sera divisée entre plusieurs.

d) Offrande de chaque prêtre ou fidèle pour une intention particulière

1. Enfin la dévotion personnelle du prêtre et des fidèles, soit qu'ils offrent ou contribuent à quelque titre à offrir le sacrifice de la Messe, soit qu'ils s'y unissent par la foi ou par la communion sacramentelle, constitue une troisième manière de participer à la vertu infinie de la Messe. Les effets qu'on y puisera, et qui constituent les fruits particuliers de la Messe, seront eux aussi répartis suivant les intentions qu'on se sera proposées.

2. Ainsi chaque Messe est offerte d’abord par l’Église, qui, selon toute l’intensité de sa dévotion, supplie en général pour le monde entier ; puis par le prêtre en tant que ministre de l’Église, et dont l’Église prend en charge l’intention spéciale ; puis à titre personnel par les prêtres et les fidèles dont les intentions pourront être particulières. C'est chaque fois le sang de la Croix qui retombe en pluie sur le monde.

9. Un texte des « Provinciales » sur la différence entre la Messe et la Croix

1. La Messe est la participation, la présence de l’Église, moyennant le sacrifice non sanglant, à l’immolation même de la Croix.

Le sacrifice sanglant de la Croix est de valeur infinie et il est offert pour tous les hommes.

L'entrée de l’Église dans ce sacrifice, sa participation et sa présence à ce sacrifice, en d’autres termes l’application qui lui est faite de ce sacrifice, est finie ; d’une part, intensivement : elle correspond à la dévotion de l’Église à ce momentlà ; d’autre part, extensivement : elle engage l’Église de ce moment-là. Et c'est pourquoi cette participation, cette présence de l’Église au sacrifice de la Croix, cette entrée de l’Église dans le sacrifice de la Croix doivent être sans cesse réitérées.

Mais, nous y avons insisté, l’Église entre chaque fois dans le sacrifice de la Croix en suppliant spécialement pour le monde entier qui lui contemporain. Lopinion qui veut qu'elle ne prie que pour ceux qui sont dans sa communion doit être écartée ; elle est fondée sur une extension indue d’un texte de saint Augustin.

2. Dès lors, bien que la doctrine de Port-Royal sur la présence réelle et la transsubstantiation exposée dans la Seizième Provinciale soit exacte, il ne l’est pas à nos yeux d’écrire :

« Et qu'encore que ce sacrifice soit une commémoration de celui de la Croix, toutefois il y a cette différence, que celui de la Messe n'est offert que pour lÉglise seule et pour les fidèles qui sont dans sa communion, au lieu que celui de la Croix a été offert pour tout le monde, comme l’Écriture parle [257]. »

La vraie différence entre la Messe et la Croix est que la Messe est une participation finie, une présence finie de toute l’Église et par elle de tout le monde qui lui est contemporain, à la Croix infinie. Les Messes multiplient non la Croix, mais les participations finies à la Croix unique et infinie.

10. Les Messes en l’honneur des saints

1. On n'offre pas la Messe pour les saints du ciel, ils sont dans la béatitude, ce sont eux qui l’offrent avec nous pour nous [258]. Mais on peut la célébrer en leur honneur « pour honorer leur mémoire, dit Bossuet, et remercier Dieu de la gloire qu'il leur a donnée. Car pour qui est-ce en effet que Jésus-Christ s'est offert, si ce n'est pour nous mériter la gloire ? Que pouvonsnous donc offrir à Dieu en action de grâces pour les saints, si ce n'est la même victime par laquelle ils ont été sanctifiés [259] ? » Le concile de Trente disait : « Bien que l’Église ait coutume de célébrer parfois des Messes en l’honneur et en mémoire des saints, elle enseigne que le sacrifice est offert non à eux mais à Dieu seul qui les a couronnés [260]. »

2. C'est par le Christ, avec le Christ dans le Christ qu'on rend grâces à Dieu pour les saints. Ils sont les membres dociles du Christ, sans défense contre lui, qui, jusque dans les Profondeurs de leur inconscient, ont fiIii par ne lui dire jamais non. Es sont sa gloire et sa couronne. C'est lui qu'on honore en eux.

La Passion du Christ est en effet le principe de toute sainteté, de tout martyre : « Dans cette mort précieuse de vos justes, déclare l’Église, ce que nous vous offrons, Seigneur, cest ce Sacrifice même, d’où le martyre tire tout son principe [261]. » La mort volontaire des chrétiens ressemble en effet à la mort du Christ, leur martyre ressemble à son sacrifice, ce qu'il advient des membres ressemble à ce qu'il est advenu de la Tête. Les Primitifs français peignaient la décapitation de saint Denys au pied d’un grand Christ en Croix. l’esprit du Christ s'épanche dans ses martyrs. Saint Étienne ne cherche pas à imiter les dernières paroles du Christ ; mais l’amour qui descend du Christ vers lui, lui fait retrouver en lui-même deux de ces paroles. Ce sont des paroles de pardon.

Offiir la Messe en l’honneur des saints, c'est encore offrir la Messe pour demander de les aimer plus vraiment, plus tendrement ; d’aimer plus vraiment, plus tendrement en eux le Christ auquel ils sont configurés (Rom., viii, 29) et avec lequel ils sont crucifiés (Gal., 11, 20), et le Dieu d’Amour qui fait resplendir en eux un rayon de sa pureté.

11. Les aumônes de Messe

Elles valent comme un témoignage du don intérieur des fidèles, un signe de leur désir de se dépouiller de quelque chose pour participer plus étroitement au sacrifice du Sauveur en Croix.

Essaiera-t-on de s'élever, avec les mauvais réformateurs du synode de Pistoie, contre l’usage de ces aumônes ou honoraires de Messe [262] ? Mais c'est appuyée sur les plus hautes autorités qui soient -~- Celle du Seigneur, envoyant les disciples en mission sans leur laisser rien prendre avec eux « car l’ouvrier a droit à sa nourriture » (Mt., x, id), et celle de saint Paul rappelant aux Corinthiens le droit des apôtres : « Si nous avons semé pour vous les biens spirituels, est-ce beaucoup que nous moissonnions vos biens charnels ?... Ne savez-vous pas que les ministres du culte sont nourris par le temple, que ceux qui servent à l’autel ont part à l’autel ? Ainsi le Seigneur a disposé, pour ceux qui annoncent l’Évangile, de vivre de l’Évangile » (I Cor., ix, ii et 13-14) - que l’Église a cru pouvoir approuver un usage permettant à « ceux qui donnent le spirituel de recevoir le temporel [263] ». Si, comme le veut l’Église, ses ministres sont vraiment des ouvriers de l’Évangile, s'ils ne vivent de l’autel que juste assez pour être crucifiés sur l’autel chaque jour avec le Christ, il n'y aura pas de scandale, sinon pour les pharisiens.

12. Les abus

1. Si la Messe, qui est une perpétuation du sacrifice de la Croix, fait appel au ministère et à la participation des hommes, est-il surprenant que leur légèreté, leur négligence, leur sacrilège même, y puissent paraître ?

Les désordres ont commencé de bonne heure, au temps même de saint Paul, et la conclusion qu'il en tirait n'était pas qu'on dût abolir ce mystère : « Que chacun, disait-il, s'éprouve soi-même, avant de manger de ce pain et de boire à cette coupe ; car quiconque mange et boit, sans discerner le Corps, mange et boit sa propre condamnation D (I Cor., XI, 28-29).

2. La Messe demande à être célébrée par le prêtre et entourée par les fidèles dignement. Cela ne veut pas dire - comment pourrions-nous le croire ? - qu'un mystère si sublime soit jamais célébré ou entouré par des prêtres ou des fidèles qui en seraient dignes. Avant la commun on, chacun, prêtre ou fidèle, éprouve le besoin irrésistible de confesser son indignité : « Si j'ose, moi indigne, recevoir votre Corps, Seigneur Jésus-Christ, que cela n'entraîne pour moi ni jugement ni condamnation... » Seuls les saints pourraient s'en approcher sans trembler, et plus que personne ils se sentent écrasés par le voisinage de tant d’amour. Les autres hommes y paraissent avec leurs incompréhensions, leurs distractions, leurs étroitesses, leur froideur. « Ils redescendent du Calvaire en parlant de choses frivoles... » Faudra-t-il, à cause de ces misères, supprimer l’institution divine ?

Était-ce même ici la raison que Luther avait de renverser la Messe ? Non. Il l’a, dès le principe, attaquée dans son essence, pour des raisons plus secrètes, que lui soufflaient les Anges noirs.

CHAPITRE VII - LA TRANSSUBSTANTIATION

 

On rappellera brièvement le discours sur le pain de vie, où est promis le mystère eucharistique, le récit de son institution, la doctrine de la transsubstantiation et de la présence réelle.

1. La promesse de l’Eucharistie

a) Le récit de saint Jean est centré sur l’institution future de la Cène

Saint Jean n'a pas repris le récit direct de l’institution de l’Eucharistie, qui se trouvait déjà noté soit dans saint Paul, soit dans les Évangiles synoptiques, mais le chapitre vi de son Évangile, avec le discours sur le pain de vie, a pour fin première d’annoncer le moment précis où Jésus, alors entré réellement dans le sacrifice sanglant de sa Passion, le rendra en outre présent sacramentellement sous les apparences du pain et du vin, afin que ses fidèles y puissent participer par la manducation, à la manière dont les juifs, s'unissaient par la manducation aux sacrifices qu'ils offraient à Dieu. Le discours sur le pain de vie ne nous devient pleinement intelligible que lu dans la clarté rétrospective du récit de l’institution de la Cène, et il atteint son sommet aux verset 51 à 58, OÙ sont prédits, d’une part, le sacrifice sanglant : « Le pain que je donnerai, c'est ma chair pour la vie du monde» (5 1), et, d’autre part, la manière dont il deviendra possible d’y participer : « Si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme ni ne buvez son sang, vous n’aurez pas la vie en vous » (53)- Il restait mystérieux pour ceux qui l’entendirent dans la synagogue de Capharnaüm ; il ne pouvait être pour eux qu'un avertissement, un premier coup à la porte de leur coeur ; ce qui leur était demandé c'était, comme jadis à Abraham, l’acceptation sans réserve de la révélation divine dans la nuit de la foi, quelque incompréhensible qu'elle pût leur paraître : « Seigneur, dira Pierre, à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle » (68).

b) Les miracles de la « Pâque du Pain de vie » annoncent le miracle de la dernière Pâque

L'Évangéliste note que « la fête juive de la Pâque était proche » (4), et que Jésus, ayant pris les pains, « rendit grâces » (11) avant de les multiplier. Il nous contraint ainsi à rapprocher cette « Pâque du Pain de vie [264] » de la Pâque suprême, où Jésus, ayant pris du pain, et « rendu grâces » en vue d’un miracle plus secret, le donnera aux disciples « en disant : Ceci est mon corps donné pour vous » (Luc, xXII, 19).

« Jésus dit à Philippe : Où achèterons-nous des pains pour que ces gens mangent ? Il disait cela pour l’éprouver, car il savait, lui, ce qu'il allait faire » (Jean, VI, 5-6). Il semble que Jésus, de peur que le miracle ne leur échappe, veuille attirer l’attention des disciples sur la nécessité d’une intervention de la toute-puissance divine.

Le second miracle de Jésus venant à eux en marchant sur la mer atteste pareillement qu'il possède en lui la toute-puissance, et qu'il faut s'abandonner à lui comme on s'abandonne à Dieu.

Les miracles de la Pâque du Pain de vie annoncent de loin le miracle de la dernière Pâque, un peu comme le miracle de la conception de Jean Baptiste annonce, en saint Luc, le miracle de la conception de Jésus.

c) Le Pain de vie est le Dieu d’Amour qui s'incarne, se sacrifie et nous invite à participer à son sacrifice par la foi et la manducation

Jésus, ayant multiplié les pains, en prendra occasion d’élever ceux qui l’entourent de la préoccupation du pain de la vie du corps à celle du pain de la vie de l’âme ; comme il avait conduit naguère la Samaritaine du désir de l’eau qui désaltère à celui de l’eau qui étanche les soifs de l’âme.

Le Pain du ciel, sans lequel l’âme défaille et ne peut vivre ni maintenant ni plus tard , c'est Dieu, le Dieu qui «est Amour » (I Jean, IV, 8). Il faudra s'en saisir, s'en nourrir par la foi et l’amour. Voilà une première étape.

Il faudra s'attacher si fort à lui qu'on veuille de plus acquiescer à toutes les folies que son Amour lui fera entreprendre pour sauver le monde.

La première est le mystère de l’Incarnation. « l’Amour de Dieu a été manifesté envers nous en ce que Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde, afin que nous vivions par lui » (I Jean, IV, 9). Avec Jésus le Pain du ciel paraît sur la terre : « En vérité, en vérité, je vous le dis, ce n'est pas Moïse qui vous a donné le Pain du ciel ; c'est mon Père qui vous le donne, le Pain du ciel, le vrai ; car le Pain de Dieu, c'est celui qui descend du ciel, et qui donne la vie au monde. Ils lui dirent alors : - Seigneur, donne-nous toujours de ce pain-là ! Jésus leur répondit : - C'est moi le Pain de vie. Qui vient à moi n'aura jamais faim, qui croit en moi n'aura jamais soif. Mais je vous l’ai dit, vous me voyez et vous ne croyez pas... Vos pères ont mangé la manne au désert et sont morts ; ce Pain est celui qui descend du ciel pour qu'on le mange et ne meure pas. C'est moi, le Pain vivant descendu du ciel ; qui mangera ce Pain vivra éternellement » (Jean, VI, 32-36 ; 49-51). Venir à lui, croire en lui, c'est manger et s'approprier le Pain de vie, n'avoir plus ni faim ni soif. Voilà la seconde étape.

La seconde folie de l’Amour divin est le mystère de sa mort sacrificielle sur la Croix : « En ceci consiste son Amour : ce n'est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c'est lui qui nous a aimés et qui a envoyé son Fils en victime de propitiation pour nos péchés » (I Jean, iv, 10). « C'est lui qui est venu, par l’eau et le sang, Jésus-Christ ; non avec l’eau seulement, mais avec l’eau et avec le sang » (I Jean, v, 6). Et voici la même affirmation dans le discours sur le Pain de vie : « C'est moi, le Pain vivant, descendu du ciel. Qui mangera ce Pain vivra éternellement. Et le Pain que je donnerai, c'est ma chair, pour la vie du monde » (Jean, vi, 51). Il faudra le suivre jusque-là, s'approprier l’Amour crucifié, le manger, s'en nourrir par la foi et par l’amour. Mais il s'offrira en sacrifice de propitiation pour nos péchés ; et comme on s'unissait aux sacrifices anciens, non seulement par la foi et par l’amour, mais encore en s'identifiant à la victime par la manducation pour ne faire qu'un avec elle [265], ainsi le Christ, entrant dans sa Passion rédemptrice - c'est le récit de la Cène qui nous l’apprendra - voudra se rendre en outre sacramentellement présent sous les apparences du pain et du vin, pour qu'on puisse s'unir à lui non seulement par la foi et par l’amour, mais encore par cette mystérieuse manducation où chacun reçoit plus qu'il n'apporte, et proportionnellement pourtant à ce qu'il apporte. Ce sera la troisième étape [266].

D'où les solennelles instances du discours sur le Pain de vie, qui suivent immédiatement l’annonce du sacrifice rédempteur : « En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme ni ne buvez son sang, vous n'aurez pas la vie en vous.

» Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle et je le ressusciterai au dernier jour.

» Car ma chair est vraiment une nourriture et mon sang vraiment une boisson.

» Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, et moi en lui.

» De même que moi, envoyé par le Père, qui est vivant, je vis par lui, ainsi celui qui me mange vivra par moi.

» Voici le Pain descendu du ciel ; il n'est pas comme celui qu'ont mangé nos pères : eux sont morts ; qui mangera ce Pain vivra éternellement.

» Il donna cet enseignement à Capharnaüm, dans la synagogue » (Jean, vi, 53-59).

d) Jésus achemine ses disciples vers une révélation dont l’explicitation aurait alors été prématurée

Ces paroles qui, dans la perspective de l’institution de la Cène s'illuminent, restaient impénétrables à ceux qui les entendaient pour la première fois. Elles annonçaient un mystère qui sans doute s'expliciterait plus tard - celui de Meure de Jésus et du sens de son sacrifice rédempteur - qu'ils ne pouvaient pas encore porter, mais auquel il fallait penser déjà à les préparer, et qu'il leur était maintenant demandé d’accepter implicitement dans la nuit, sur la seule autorité de Jésus,

Certains murmuraient : « Cette parole est dure, et qui peut l’entendre ! » (60). d’autres hésitaient. Jésus lui-même tente de les persuader. Ils s'étaient scandalisés de ce qu'il s'était dit « descendu du ciel » (41). Qu'ils veuillent bien lui faire confiance : à l’Ascension, quand ils le verront « monter là où il était auparavant » (62), ils comprendront quel est et qui est le Pain du ciel.

Il leur faut dépasser les apparences auxquelles s'arrête la chair, et entrer par la foi en les profondeurs d’une vie où seul l’Esprit de Dieu peut introduire notre esprit : « C'est l’Esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien. Les paroles que je vous ai dites sont esprit et elles sont vie [267] » (63).

« Dès lors,nombre de ses disciples se retirèrent et ils n'allaient plus avec lui. Jésus dit alors aux Douze : - Voulez-vous partir, vous aussi ? Simon Pierre lui répondit : - Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle. Nous croyons, nous, et nous savons que tu es le Saint de Dieu » (66-69).

e) « La chair ne sert de rien ... »

1. Le sens charnel, qui s'oppose à l’esprit de foi, ne peut saisir le mystère, il ne sert de rien. Voilà la signification directe des paroles de Jésus. Elle est développée par saint Jean Chrysostome : « La chair ne sert de rien. Dit-il cela de sa propre chair ? A Dieu ne plaise ! Mais de ceux qui entendent charnellement ses paroles. Et qu'est-ce donc qu'entendre charnellement ? C'est ne voir que l’immédiat et ne rien imaginer au-delà : voilà le charnel. Or ce n'est pas ainsi qu’il faut juger de ce qu'on voit. Ce qu'il faut, c'est contempler tous les mystères avec les yeux intérieurs : voilà le spirituel. Si celui qui ne mange pas la chair de Jésus et qui ne boit pas son sang, n'a pas la vie en soi-même, comment serait-il vrai que cette chair, sans laquelle personne n'a la vie, ne sert de rien ? Tu vois donc que La chair ne sert de rien signifie, non la chair de Jésus, mais leur manière charnelle d’écouter [268]. »

2. Les comm ntai es de saint Cyrille d’Alexandrie et de saint Augustin sur ce passage sont plus théologiques qu'exégétiques ; ils introduisent l’un et l’autre dans le mystère de l’Incarnation. Voici celui de saint Cyrille : « Vous n'avez pas tort de dénier à la chair la vertu de vivifier. Prise ' à part, en effet, elle ne saurait être vivificatrice... Mais si vous scrutez le mystère de l’Incarnation et quel est celui qui habite en cette chair, vous conviendrez, sous peine d’offenser l’Esprit divin, qu'elle peut vivifier : bien que, prise seule, la chair ne serve absolument de rien... Vos pensées que je devine sont insensées : vous imaginez que> selon moi, le corps tiré de la terre est par nature vivifiant... La chair, par sa nature, ne rend pas l’Esprit vivifiant, mais l’Esprit, par sa puissance, rend le corps vivifiant... La chair est, par nature, incapable de vivifier ; mais qu'on ne croie pas que, dans le Christ, elle se trouve seule et isolée, elle y est jointe au Verbe qui, par nature, est Vie [269]. »

Antérieur d’une dizaine d’années, le commentaire de saint Augustin développait en Occident la même pensée : « La chair ne sert de rien, si elle est seule. Que l’esprit se joigne à elle, comme la charité peut se joindre à la science, et elle sert de beaucoup. Car si la chair ne servait de rien, le Verbe ne se serait pas fait chair pour habiter parmi nous. Si le Christ nous a secourus beaucoup en s'incarnant, comment la chair ne sert-elle de rien ? Mais l’Esprit a travaillé à notre salut par la chair. La chair a été le vase : considère ce qu'elle contenait, non ce qu'elle était... C'est l’Esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien : ma chair, que je donne à manger, ce n'est pas la chair telle qu'ils la concevaient [270].

3. « La chair ne sert de rien... » De s'être emparé de cette parole - qui se trouve dans l’Évangile du Verbe fait chair pour venir parmi nous - afin de refuser tout sens à cette même chair du Christ restant parmi nous dans l’Eucharistie, cela demeurera sans nul doute l’un des plus mémorables contresens en l’histoire de l’exégèse.

2. l’institution de l’Eucharistie

L'institution de l’Eucharistie, à laquelle se référait en pensée saint Jean, est rapportée dans les trois Synoptiques et dans saint Paul.

a) Les textes évangéliques

L'Heure de Jésus est venue, celle de la dernière Pâque : « Il leur dit : - J'ai désiré d’un grand désir manger avec vous cette Pâques avant de souffrir ! Car, je vous le dis, je ne la mangerai plus jusqu'à ce qu'elle soit accomplie dans le Royaume de Dieu. Et ayant pris une coupe et rendu grâces, il dit : - Prenez ceci et partagez entre vous ; car, je vous le dis, je ne boirai plus désormais du fruit de la vigne jusqu'à ce que soit venu le Royaume de Dieu » (Luc, xXII, 14-18).

Puis le moment décisif : « Et ayant pris du pain, après avoir rendu grâces, il le rompit et le leur donna, en disant : - Ceci est mon corps, donné pour vous ; faites ceci en mémoire de moi. Et ayant pris de même la coupe, après le souper, il la leur donna, en disant : - Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang, répandu pour vous » (Luc, xXII, 19-20).

Saint Marc emploiera pour la bénédiction de la coupe, le tour direct : « Et pendant qu'ils mangeaient, ayant pris du pain et l’ayant béni, il le rompit et le leur donna, et dit : Prenez, ceci est mon corps. Et ayant pris la coupe, et rendu grâces, il la leur donna. Et ils en burent tous. Et il leur dit : Ceci est mon sang, le sang de l’Alliance, répandu pour la multitude. En vérité, je vous le dis, je ne boirai plus de ce fruit de la vigne, jusqu'à ce jour-là où je le boirai à nouveau, dans le Royaume de Dieu » (Marc. XIV, 22-25).

De même, saint Matthieu : « Or, pendant qu'ils mangeaient, Jésus, ayant pris du pain et l’ayant béni, il le rompit, et l’ayant donné aux disciples, il dit : - Prenez et mangez, ceci est mon corps. Et ayant pris la coupe, et rendu grâces, il la leur donna, disant - - Buvez-en tous, car ceci est mon sang, le sang de l’Alliance, répandu pour la multitude, en vue de la rémission des péchés. Je vous le dis, je ne boirai plus désormais de ce fruit de la vigne, jusqu'à ce jour-là, où je le boirai avec vous., à nouveau, dans le Royaume de mon Père » (Mat., XXVI, 26-29).,

b) Le texte de saint Paul

Voici le récit de saint Paul : « Pour moi, j~ai reçu [comme venant] du Seigneur ce qu'à mon tour je vous ai transmis . c'est que le Seigneur Jésus, la nuit où il fut livré, prit du pain, et après avoir rendu grâces, le rompit, en disant : - Ceci est mon corps, qui est pour vous ; faites ceci en mémoire de moi. De même, après le repas, il prit la coupe en disant : - Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang ; faites ceci, chaque fois que vous en boirez, en mémoire de moi. Chaque fois, en effet, que vous mangez ce pain et que vous buvez la coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu'à ce qu'il vienne. En sorte que quiconque mange le pain et boit la coupe du Seigneur indignement aura à répondre du corps et du sang du Seigneur. Que chacun donc s'éprouve soi-même, et qu'ainsi il mange de ce pain et boive de cette coupe ; car celui qui mange et qui boit, mange et boit un jugement contre lui-même, s'il ne discerne pas le Corps » (I Cor., XI, 23-29).

c) Les textes de la tradition liturgique

« Le coeur de l’action eucharistique et par là de la Messe entière est, dans toutes les liturgies connues, le récit de l’institution contenant les paroles consécratoires. Ce qui nous frappe ici surtout, c'est de constater que les textes de ce récit - et ce trait est d’une netteté particulière dans les plus anciens, qu'ils aient été transmis jusqu'à, nous ou qu'ils aient été restitués grâce aux études comparatives - ne reproduisent jamais purement et simplement l’un des textes de l’Écriture. Ils remontent à une tradition antérieure à l’Écriture. Nous touchons ici une conséquence du fait que l’eucharistie fut célébrée longtemps avant que Paul et les évangélistes aient pris la plume... Nous avons manifestement en eux des vestiges de la vie liturgique de la première génération [271]. »

Le même fait rend compte des variantes que l’on peut relever dans les récits scripturaires de l’institution. Elles doivent provenir des différentes pratiques liturgiques où ces textes étaient employés. Chez Luc et Paul, les paroles sur le pain et sur le vin sont encore séparées par un repas ; chez Matthieu et Marc, elles ont été jointes, sans doute par la pratique du milieu liturgique [272].

On peut noter encore que la donnée liturgique fondamentale sera le point de départ d’une évolution qui s'orientera dans trois directions : 1° ou bien l’on tendra à rendre plus parfaitement symétriques les deux parties concernant respectivement le pain et le vin ; 2° ou bien l’on s'efforcera de rejoindre le plus possible les textes scripturaires 30 ou bien l’on introduira quelques précisions soit concrètes « ... il prit du pain dans ses mains saintes et vénérables, et les yeux levés au ciel », etc. ; soit théologiques [273] : « Le sang de l’Alliance nouvelle et éternelle, le mystère de la foi » (Liturgie romaine) ; « La nuit où il fut livré, ou plutôt où il se livra lui-même » (Liturgie dite de saint Jean Chrysostome) ; « La nuit où il se livra lui-même pour la vie du monde » (Liturgie dite de saint Basile) [274].

3. La divination de l’Êglise

L'Église n'ajoute rien au sens de ces paroles. Elle l’accepte en sa plénitude. Le Christ qui lui parle au-dehors est le Christ même qui, vivant en elle, lui fait désirer et en quelque sorte deviner ses révélations.

S'il est vrai que Dieu a tant aimé le monde qu'il lui a donné la présence corporelle de son Fils unique, elle pense qu'il pourra l’aimer assez, si cela n'est pas de soi impossible, pour lui laisser la présence corporelle de ce même Fils unique.

Et s'il a fallu la présence corporelle du Christ, alors passible, pour rassembler les hommes autour de son sacrifice rédempteur à accomplir, elle pense que, si cela n'est pas de soi impossible, la présence corporelle du Christ, maintenant glorieux, ne serait ni moins nécessaire ni moins efficace pour rassembler les hommes autour de son sacrifice rédempteur- accompli, jusqu'à ce qu'il revienne pour la seconde Parousie.

Mais puisque le Christ, au jour de l’Ascension, nous a quittés pour monter au ciel, où il est sous ses apparences propres et naturelles, il est clair qu'il ne pourrait éventuellement nous être présent corporellement ici-bas, que d’une manière mystérieuse, sous des apparences étrangères aux siennes et empruntées.

L'Êglise devine obscurément ces choses, qui sont folles à vues humaines, plutôt qu'elle ne les conçoit. Mais, quand elle ouvre soudain l’Écriture aux endroits où il est noté que « Jésus, avant la fête de la Pâque, sachant que son heure était venue de passer de ce monde au Père, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, ils les aima jusqu'à la fin » (Jean, XIII, i), et que « la nuit où il fut livré, il prit du pain et après avoir rendu grâces, il le rompit, en disant : - Ceci est mon corps, qui est pour vous ; faites ceci en mémoire de moi » (I Cor., xi, 24), comment ne ressentirait-elle pas un coup au coeur, et comment ne l’entendrait-on pas murmurer tout bas : C'est ce que j'avais pressenti ; c'est plus encore que je n'avais pressenti 1

Le miracle de la continuation de la présence corporelle du Christ au milieu de nous est appelé par le contexte de la religion du Verbe fait chair.

4. De la présence,, réelle ou corporelle du Christ à la transsubstantiation

a) La connaissance des apôtres est plus parfaite que la connaissance, initiale de l’Église

Quand on parle de développement dogmatique, il faut distinguer le sens qu'avait le dépôt révélé dans la pensée des apôtres, et celui qu'il prenait dans la pensée de l’Église primitive.

Les apôtres ont connu le mystère du Christ d’une manière exceptionnelle, dans la lumière prophétique incommunicable d’une révélation (apocalypsis). C'est dans cette lumière qu'ils formaient et lisaient eux-mêmes les énoncés transmis par eux aux fidèles de leur temps. Ils en pénétraient toute la richesse ; ils auraient pu, devant une mise en demeure, expliciter, formuler, exprimer ce qui s'y trouvait renfermé d’une manière encore informulée, inexprimée.

Il n'en va pas ainsi de l’Église primitive. Elle reçoit des apôtres le dépôt intégral de l’Évangile, par voie de transmission, orale et écrite (paradosis). Mais elle n'hérite pas des apôtres la lumière prophétique infuse de révélation dont Dieu les avait dotés. Les énoncés apostoliques sont pour elle comme des principes. Ils offrent un sens explicite, déterminé, clair.

Niais quelle que soit l’intensité de son adhésion à ces énoncés, elle est incapable de lire en eux tout ce qu'ils contiennent encore d’implicite, d’informulé, d’inexprimé. Devant son intelligence et sa foi, les richesses cachées dans ces énoncés sont explicitables non point, comme devant l’intelligence et la foi des apôtres, immédiatement, mais seulement progressivement. Il faudra beaucoup d’événements et de temps pour en développer les virtualités. Le progrès se fera, non par de nouvelles révélations, mais par de nouvelles explicitations de la révélation

évangélique, donnée tout entière en une fois par le Christ et les apôtres. On ne parlera pas de progrès de la « révélation », mais de progrès du « dogme ». Il suffira, pour guider ce progrùs, d’un magistère infailliblement assisté par l’Esprit saint [275].

b) l’intuition-mère initiale de l’Église d'où sortira tout le dogme eucharistique

Le point de départ du développement dogmatique, ce sont donc les énoncés révélés sortis de la bouche ou de la plume des apôtres, tels qu,ils sont compris par I’Ëglise primitive.

Dans le cas de l’Eucharistie, il y a un regard initial de l’intelligence et de la foi de l’Église qui, tombant sur la révélation apostolique de la dernière Cène, son annonce prophétique, le récit de son institution, le précepte de la communion, y rencontre d’emblée une vérité si profonde qu'elle inclut d’avance, sans doute à l’état obscur, préconceptuel, enveloppé, tout ce qui, au cours des siècles, sera manifesté conceptuellement de ce mystère ; et qui exclut d’avance tout ce qui au cours des siècles apparaîtra comme en étant une méconnaissance ou une mutilation.

Comment décrirons-nous cette donnée fondamentale, cette vérité-mère ? Disons qu'elle est la certitude immédiate, irrépressible d’une présence corporelle du Christ, qui veut être au milieu de nous jusqu'au jour de la Parousie, caché sous les apparences du pain et du vin pour nous permettre de communier, comme les disciples à la Cène, à son sacrifice sanglant de la Croix.

c) Comment se fera le développement de ce dogme

L'Êglise conservera dans son coeur, vivante et inaltérée, cette vérité-mêre. Avec le progrès du temps, des questions se poseront des réponses y seront faites par les docteurs. C'est en restant fidèle à sa certitude intérieure que l’Église les écoutera : tantôt pour les approuver, tantôt pour les écarter. Une doctrine eucharistique s'explicitera.

Il se pourra, au cours de cette prise de conscience, qu'un énoncé apparaisse au magistère si nécessairement exigé par la révélation première qu'elle s'écroulerait si l’on venait à le nier. Il sera dès lors évident que la donnée initiale précontenait véritablement et réellement cet énoncé, et qu'il peut être défini comme révélé.

En le déclarant tel, l’Église pourra ajouter en toute vérité qu'elle l’a toujours tenu et cru, non certes d’une manière explicite, conceptuelle, formulée, mais d’une manière implicite, préconceptuelle, préformulée : on ne l’a pas introduit du dehors, on a simplement pris conscience qu'il était véritablement et réellement inclus dans la révélation initiale ; à la façon dont, en un tout autre domaine, les propriétés du cercle ou du triangle sont véritablement et réellement incluses, avant même que nous en prenions connaissance, dans la définition du cercle ou du triangle.

d) En quel sens ce dogme a-t-il toujours été cru ?

Le concile de Trente entendra «livrer au sujet du sacrement vénérable et divin de l’Eucharistie, la doctrine que l’Église catholique, instruite par Jésus-Christ lui-même, notre Seigneur, et par ses apôtres, et enseignée par l’Esprit saint lui suggérant au cours des âges toute la vérité, a toujours reçue et qu'elle conservera jusqu'à la fin des siècles [276] ».

Il enseignera que « l’Église de Dieu a toujours cru, semper haec fides in Ecclesia Dei fuit, qu'aussitôt après la consécration, le vrai corps de notre Seigneur et son vrai sang existent sous l’espèce du pain et du vin, conjointement avec son âme et sa divinité » ; il précise même que le corps et le sang sont présents l’un sous les espèces du pain, l’autre sous les espèces du vin, directement en vertu des paroles consécratoires ; que l’âme y est présente en vertu de sa naturelle connexion et concomitance avec le corps ; et la divinité, en vertu de l’union hypostatique [277]. Il est évident que c'est implicitement, non explicitement, que l’Église a « toujours cru » ces précisions.

Il présentera la doctrine de la transsubstantiation comme « une conviction constante dans l’Église, persuasum semper in Ecclesia Deifuit [278] », bien qu'il ait fallu des siècles pour l’expliciter, la conceptualiser, la formuler.

L'intention du concile est d’affirmer par ces textes l’identité foncière au cours du temps de la foi eucharistique de l’Église. Elle s'est sans doute explicitée davantage avec les siècles, mais dans la même ligne et par un progrès homogène, conformément au voeu du premier Commonitorium [279], de saint Vincent de Lérins (434), que le concile du Vatican [280] fera sien : «Que croissent donc, que progressent largement et intensément l’intelligence, la science, la sagesse de chacun et de tous, tant celle de l’homme particulier que celle de l’Église entière, à chaque période des âges et des siècles ; mais qu'elles croissent exclusivement selon leur genre, c'est-à-dire à l’intérieur du même dogme, à l’intérieur du même sens, à l’intérieur de la même pensée, in codem scilicet dogmate, eodem sensu, eademque sententia. »

5. Les cinq premiers siècles de lÉglise

C'est au cours d’un développement doctrinal homogène que l’Église, prenant progressivement conscience de ce que requièrent les paroles : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang», répétées à chaque consécration, constatera qu'elles présupposent, sous peine de perdre leur sens révélé, la conversion du pain et du vin au corps et au sang, et qu'elle passera de la notion expressément révélée d’une présence réelle ou corporelle du Christ à la notion implicitement et médiatement révélée de la transsubstantiation.

On peut suivre les étapes de ce développement pendant les cinq premiers siècles de l’Église, par exemple dans le livre de Pierre Batiffol [281], qui présente et analyse avec soin les citations eucharistiques en les restituant à leur contexte. On y discerne sans peine la nécessité qui obligera l’Église, pour conserver la vérité de la présence réelle, à approfondir toujours davantage la notion de conversion du pain et du vin au corps et au sang du Christ.

a) Ignace d’Antioche, Justin, Irénée, Grégoire de Nysse

Saint Ignace d’Antioche (mort vers 110) dénonce aux Smyrniotes des égarés, des docètes, qui « s'abstiennent de l’Eucharistie et de la prière parce qu’il~ ne confessent pas que l’Eucharistie est la chair de notre Sauveur Jésus-Christ, la chair qui a souffert pour nos péchés, la chair que le Père dans sa bonté a ressuscitée. Eux donc qui contredisent le don de Dieu (l'Incarnation), meurent dans leurs discussions. Il aurait mieux valu aimer, pour aussi ressusciter [282] ».

La présence réelle, et du même coup la vertu des paroles consécratoires, sont affirmées avec force par saint Justin (vers 155) : « Cet aliment est appelé chez nous Eucharistie... Nous ne prenons pas ces choses comme un pain commun et un breuvage commun. Incarné par la Parole de Dieu, JésusChrist notre Sauveur a pris chair et sang pour notre salut

ainsi, eucharistié par la parole d’une prière venue de lui, l’aliment, dont notre sang et nos chairs sont nourris en vue d’une transformation, est la chair et le sang de ce même Jésus incarné, suivant l’enseignement que nous avons reçu. Car les apôtres, dans les mémoires qui sont d’eux et qu'on appelle Évangiles, nous ont rapporté qu'il leur avait été ainsi prescrit : Jésus ayant pris du pain avait rendu grâces, en disant : - Faites ceci en mémoire de moi, ceci est mon corps. Et ayant pris la coupe semblablement, il avait rendu grâces, en disant Ceci est mon sang [283]. »

La doctrine de saint Irénée (mort un peu après 200) es Pareille à celle de saint Justin. Le pain et le vin, dit-il, « recevant la parole de Dieu, deviennent) l’Eucharistie c'est-à-dire le corps et le sang du Christ [284] ». C'est là, note Batiffol [285]., « une formule de la présence, et c'est en même temps une formule de la conversion ».

Dans son Discours catéchétique (vers 383), saint Grégoire de Nysse se demande - et c'est en effet le vrai problème - comment le corps du Christ, tout en restant un, peut vivifier Plénièrement l’être des hommes qui possèdent la foi, se partageant entre tous sans se partager lui-même. Il pense alors à une transformation du pain et conclut : « Nous avons donc maintenant raison de croire que le pain, sanctifié par la parole de Dieu, se transforme  transmutari, en corps du Dieu Verbe [286]. » C'est exact. Encore faudra-t-il préciser cette notion de transformation. Grégoire annonce-t-il déjà la doctrine catholique de la « transsubstantiation » ? Non, il s'aventure dans une voie aberrante ; il songe à une « transformation substantielle » du pain en le corps du Christ : comme si le pain, au moment où il est eucharistié, était assimilé par le Christ.

b) Ambroise

Les textes de saint Ambroise sur la vétité de la présence réelle et sur la nécessité prérequise de la conversion du pain et du vin, sont célèbres.

1. On lit dans le De sacramentis - que la critique littéraire lui a aujourd'hui restitué [287] : « Tu dis peut-être ; - C'est mon pain ordinaire ! Mais ce pain est du pain avant les paroles sacramentelles ; dès que survient la consécration le pain devient, fit, la chair du Christ. Établissons-le donc. Comment ce qui est du pain peut-il être le corps du Christ ? Par quels mots se fait donc la consécration, et de qui sont ces paroles ? Du Seigneur Jésus. En effet, tout le reste qu'on dit avant, est dit par le prêtre : on offre à Dieu des louanges, on prie pour le peuple, pour les rois, pour tous les autres. Dès qu'on en vient à produire, ut conficiatur, le vénérable sacrement, le prêtre ne se sert plus de ses paroles à lui, mais il se sert des paroles du Christ. C'est donc la parole du Christ qui produit ce sacrement. Quelle parole du Christ ? Eh bien, celle par laquelle tout a été fait... Si donc il y a dans la parole du Seigneur Jésus une si grande force que ce qui n'était pas a commencé d’être, combien est-elle plus efficace pour faire que les choses qui étaient soient, et soient changées en autre chose, et in aliud commutentur... Donc pour te répondre, avant la consécration, ce n'était pas le corps du Christ ; mais après la consécration, je te dis que c'est désormais le corps du Christ... Tu sais donc que, du pain, se fait le corps du Christ ; et que le vin est versé avec l’eau dans le calice, mais qu'il devient du sang, par la consécration de la parole céleste. Mais peut-être dis-tu : - je ne vois pas la nature, speciem, du sang [288] Mais c'en est le symbole, similitudinem. De même, en effet, que tu as pris le symbole de la mort, ainsi tu bois aussi le symbole du sang, pour qu'ils n'y ait aucun dégoût provoqué par le sang qui coule, nullus horror cruoris, et que cependant le prix de la rédemption agisse. Tu sais donc que ce que tu reçois, c'est le corps du Christ [289]. »

2. Les passages du De mysteriis sont pareils. Ambroise cite les miracles de Moïse et d’Élisée et il ajoute : « Si la bénédiction d’un homme a eu une puissance assez grande pour changer la nature, ut naturam converteret, que dirons-nous de la consécration divine, où les paroles mêmes du Seigneur, notre Sauveur, agissent ? Car ce sacrement que tu reçois est produit par la parole du Christ. Si la parole d’Élie a eu tant de puissance qu'elle a fait descendre le feu du ciel, la parole du Christ n'aura-t-elle pas la puissance de changer la nature des éléments, ut species mutet elementorum ?... La parole du Christ, qui a pu faire de rien ce qui n'était pas, ne peut-elle pas changer, mutare, les choses qui sont, en ce qu'elles ne sont pas ? Ce n'était pas moins difficile, en effet, de donner aux choses leurs premières natures, que de changer ces natures, mutare naturas... La Vierge a enfanté par-delà l’ordre de la nature. Et ce que nous rendons présent, conficimus, c'est le corps né de la Vierge. Pourquoi chercher ici, dans le corps du Christ, l’ordre de la nature. C'est la vraie chair du Christ qui a été crucifiée, qui a été ensevelie ; c'est donc vraiment le sacrement de sa chair. Le Seigneur Jésus le proclame : - Ceci est mon corps ! Avant la bénédiction par les paroles célestes, une autre nature, species, est désignée ; après la consécration, c'est le corps qui est signifié. Lui-même dit que c'est son sang : avant la consécration, on l’appelle autrement ; après la consécration, on le nomme sang. Et tu dis : - Amen, c'est-à-dire : - C'est vrai ! Ce que prononce la bouche, que l’esprit intérieur le confesse ; ce que la parole exprime, que notre coeur le sente [290]. » Il y a ce qu'on voit et ce qu'on croit. Ce qu'on croit « ce n'est pas ce que la nature a formé, mais ce que la bénédiction a consacré ; et la puissance de la bénédiction est plus grande que celle de la nature, puisque la bénédiction change la nature elle-même [291] ». Ce qu'on croit c'est le corps du Christ. Et ce corps né de la Vierge, crucifié, enseveli, Ambroise l’appelle un corps spirituel, parce qu'il ne tombe pas sous les sens, parce qu’il est une nourriture pour l’âme, parce qu'il est le corps d’un Dieu : « Ce n'est pas une nourriture corporelle, mais spirituelle. Aussi l’Apôtre, 1 Cor., X, 3, a-t-il dit de ce qui en était le type : Nos pères ont mangé une nourriture spirituelle, ils ont bu un breuvage spirituel. Car le corps de Dieu est un corps spirituel, le corps du Christ est le corps de l’Esprit divin, car le Christ est Esprit [292]. »

Ainsi, selon saint Ambroise, il est impossible de croire la révélation évangélique, de la présence réelle sans croire la conversion miraculeuse élu pain et du vin au corps et au sang du Christ. Ces deux notions sont si étroitement solidaires que rejeter l’une, c'est rejeter l’autre. Qui nie la présence réelle nie la conversion ; qui nie la conversion nie la présence réelle. Qu'est-ce à dire sinon que, si la première (la présence réelle) est révélée explicitement dans l'Évangile, la seconde (la conversion miraculeuse) s'y trouve, elle aussi, révélée, implicitement, mais véritablement, réellement.

c) La pensée d’Augustin

Aucune hérésie sacramentaire n'amènera saint Augustin à traiter directement de l’Eucharistie. Il n'en parlera qu'incidemment.

1. Autant que son maître Ambroise, dont ailleurs il se réclame [293], il croit en la présence réelle. Le pain que les baptisés voient sur l’autel « une fois sanctifié par la parole de Dieu, est le corps du Christ. Le calice, ou plutôt ce que contient le calice, une fois sanctifié par la parole de Dieu, est le sang du Christ [294] ». Aucun doute sur la vérité de la présence corporelle ; le Christ « a pris de la chair de Marie ; c'est en la chair qu'il a marché parmi nous, c'est la chair même qu'il nous a donné à manger pour notre salut, et personne ne la mange, s'il ne l’a au préalable adorée [295] ». Chose impossible à tout homme, « le Christ se portait dans ses propres mains quand, parlant de son propre corps, il déclara Ceci est mon corps [296] ». La consécration du pain préexige un miracle . l’homme ne peut que préparer le pain et le vin, mais « pour qu'ils soient sanctifiés en vue d’un si grand mystère, il faut que l’Esprit de Dieu opère invisiblement [297] ». Ceux qui reçoivent dignement le corps et le sang versé pour la rémission des péchés deviennent eux-mêmes le corps (mystique) du Christ [298] ; et il faut être ce corps (mystique) pour entendre ce qu'est le corps (eucharistique) du Christ [299]. Le corps du Christ ne nous est pas donné à manger sous un mode charnel, comme la chair qu'on vend au marché [300], mais sous un mode spirituel. Ce qui nourrit n'est pas ce qu'on voit, mais ce qu'on croit [301]. Les petits enfants baptisés le reçoivent [302]. Les pécheurs, tout indignes qu'ils sont, mangent la chair et boivent le sang [303].

2. En même temps, si le signe porte le nom du signifié, Augustin pourra écrire que le pain et le vin, en raison de leur similitude avec le corps et le sang, peuvent être appelés le corps du Christ et le sang du Christ [304]. Ainsi l’Eucharistie est, à la fois, réalité et figure.

Le dynamisme de la pensée augustinienne passe sans transition du signe au signifié et de la cause à l’effet : du pain au corps eucharistique et du corps eucharistique au corps mystique. On tombera dans de graves méprises en l’oubliant.

Un premier type de méprise est celui que signale Pascal. On argue de ce que le sacrement est une figure du Christ pour nier qu'il soit une présence du Christ : « Il y a donc un grand nombre de vérités, et de foi et de morale, qui semblent répugnantes, et qui subsistent toutes dans un ordre admirable... La source de toutes les hérésies est l’exclusion de quelques-unes de ces vérités ; et-la source de toutes les objections que nous font les hérétiques est l’ignorance de quelques-unes de nos vérités. Et d’ordinaire, il arrive que, ne pouvant concevoir le rapport de deux vérités opposées, et croyant que l’aveu de l’une enferme l’exclusion de l’autre, ils s'attachent à l’une, ils excluent l’autre, et pensent que nous, au contraire. Or, l’exclusion est la cause de leur hérésie ; et l’ignorance que nous tenons l’autre, cause de leurs objections... 2e exemple . sur le sujet du Saint Sacrement : Nous croyons que la substance du pain étant changée, et transsubstantiée, en celle du corps de Notre-Seigneur, Jésus-Christ y est présent réellement. Voilà une des vérités. Une autre est que ce Sacrement est aussi une figure de celui de la croix, et de la gloire, et une commémoration des deux. Voilà la foi catholique, qui comprend ces deux vérités qui semblent opposées. l’hérésie d’aujourd'hui, ne concevant pas que ce Sacrement contienne tout ensemble et la présence de Jésus-Christ et sa figure, croit qu'on ne peut admettre l’une de ces vérités sans exclure l’autre pour cette raison. Ils s'attachent à ce point seul, que ce Sacrement est figuratif ; et en cela ils ne sont pas hérétiques. Ils pensent que nous excluons cette vérité ; de là vient qu'ils nous font tant d’objections sur les passages des Pères qui le disent. Enfin, ils nient la présence ; et en cela ils sont hérétiques [305] ». A propos de Zwingli, qu'il ne nomme pas, Cajetan avait écrit qu'« il se prévaut du signe, pour nier que la chair du Christ soit contenue dans ce sacrement. Comme s'il n'y avait pas ici ces deux choses, le signe et le signifié... ; il utilise une vérité partielle pour exclure l’autre vérité, ex veritate non integra, excludit aliam veritatem [306] ».

Un second type de méprise a été signalé par le Père de Lubac. On argue de ce que le sacrement contient le corps mystique et ecclésial du Christ pour nier qu'il contienne son corps réel et sacramentel. Mais précisément, le corps ecclésial est l’effet du corps sacramentel ; chez saint Augustin, l’affirmation de l'existence de l’effet est, sinon l’unique, du moins la meilleure preuve de l’existence de la cause. « Réalisme eucharistique, réalisme ecclésial : ces deux réalismes s'appuient l’un sur l’autre, ils sont le gage l’un de l’autre. Le réalisme ecclésial assure le réalisme eucharistique, et celui-ci a son tour confirme celui-là... Pour Augustin, l’Eucharistie est beaucoup plus qu'un symbole, puisqu'en toute vérité elle est ce sacrement quo in hoc tempore consociatur Ecclesia [307], puisque l’eau et le vin du sacrifice, comme l’eau et le sang qui coulèrent de la croix, sont eux-mêmes les sacrements quibus aedificatur Ecclesia [308]. Ce lien de causalité et de garantie réciproque entre les deux mystères de l’Église et de l’Eucharistie ne saurait donc être exagéré, non seulement pour l’intelligence du dogme en lui-même, mais aussi pour celle du passé chrétien [309]. » Il fait comprendre comment et pourquoi l’expression corpus mysticum, qui désignait primitivement le corps réel et sacramentel du Christ, a fini par signifier son effet, à savoir le corps ecclésial [310]. Plus particulièrement il donne la clef de nombreux passages d’Augustin, par exemple de « son enseignement sur la communion des indignes. Ceux-ci s'approchent, ils reçoivent le sacrement. Que fait cependant le Seigneur ? Non admittit ad corpus suum [311]. On doit traduire : Il ne se les incorpore pas. C'est la perspective habituelle à saint Augustin, qui voit toujours le corps ecclésial en prolongement de l’Eucharistie [312] ». Les contresens auxquels de tels textes ont donné lieu sont dissipés.

d) Cyrille d’Alexandrie

En Orient, saint Cyrille, commentant Matthieu, XXVI, 27, écrivait : « Le Seigneur dit : - Ceci est mon corps ; et : - Ceci est mon sang, afin que tu n'imagines pas que ce qui apparaît est figure. mais que tu saches bien que, par la vertu ineffable du Dieu tout-Puissant, les offrandes sont changées, transformari, véritablement au corps et au sang du Christ ; et nous, en y participant, nous recevons la vertu vivifiante et sanctifiante du Christ [313]. »

Si le Corps et le sang du Christ vivifient, c’est qu'ils sont le corps et le sang du Verbe. Nestorius divise le Christ et comme il demandait si Marie a enfanté la chair ou la divinité, il demande si l’on mange dans l’Eucharistie la chair ou la divinité ? Pourquoi, continue-t-il, Jésus a-t-il dit : - Ceci est mon corps, et non : - Ceci est ma divinité rompue pour vous ? On reconnaît Nestorius, il veut partout et toujours

diviser l’union hypostatique.

A quoi Cyrille répond que nous recevons dans l’Eucharistie non pas la simple chair d’un homme, qui ne saurait être vivifiante, mais la chair propre et véritablement vivifiante du Verbe. La réalité du corps eucharistique, dit Batiffol, « n'est pas en discussion, entre Nestorius et Cyrille, entre Antiochiens et Alexandrins, mais seulement la vertu divine de ce corps, en d’autres termes, l’union de la divinité et de la chair [314] ».

Ce rappel de quelques-uns des témoignages qui s'échelonnent des origines jusqu'au temps du concile d’Éphèse n'a nullement pour fin d’exploiter les richesses de la doctrine eucharistique des Pères ; mais simplement de signaler une première étape, où lÉglise prend partout conscience que la vérité de sa foi en la présence réelle implique une conversion miraculeuse du pain et du vin.

6. De l’âge patristique au concile du Latran

a) Le travail des théologiens et le rôle du magistère

Quand l’Église, avons- nous dit, prendra conscience du fait que la présence réelle, qu'elle a toujours crue explicitement et conceptuellement, préexige nécessairement sous peine de s'écrouler, une conversion du pain et du vin miraculeuse et sans nul exemple, elle pourra définir que cette conversion, qu'elle nommera transsubstantiation, était réellement précontenue dans la révélation évangélique primitive, et déclarer, en toute vérité, qu'elle l’a dès lors toujours crue implicitement et préconceptuellement [315].

Il faudra huit siècles encore, après la période patristique, pour que cette prise de conscience puisse aboutir, en 1215, lors du quatrième concile du Latran, à la définition de la transsubstantiation.

Pendant tout ce temps, le mystère central et insondable de la présence réelle, auquel on ne cessera de croire, posera de pressantes questions qui susciteront des réponses. Un vaste travail d’élaboration doctrinale se poursuivra. Ce que les docteurs et les théologiens avanceront sera sans doute écouté avec attention ; mais les résultats de leur seul travail théologique ne seront jamais décisifs.

L’unique pouvoir capable de juger en ces matières, d’écarter ce qui est erroné, de sanctionner ce qui est authentique, est le pouvoir magistériel, assisté par l’Esprit saint. C'est lui qui, ayant tout examiné et pesé, prononcera la définition solennelle.

b) Trois points principaux sur lesquels porte l’élaboration théologique

On peut ranger sous trois points principaux les préoccupations de ces siècles d’élaboration théologique [316] :

1° il faudra préciser ce qui, dans l’Eucharistie, est cru par la foi et ce qui est vu par les sens. Ce qui est cru par la foi, c'est le corps né de la Vierge Marie ; mais il s’y trouve d’une manière qui n'apparaît pas au sens : on dira qu'il est présent en sa propre substance, mais non selon son propre mode. Ce qui est vu par les sens, ce sont les dehors du pain, signifiant le corps, et les dehors du vin, signifiant le sang. On les nommera forme ou figure, qualités naturelles,

qualités accidentelles, propriétés, et surtout espèces, mieux encore accidents, voire accidents sans leur sujet [317]. C’est pour sauvegarder la donnée de la révélation et en procédant dans la lumière de la foi, ce n’est pas pour faire oeuvre philosophique ou par souci de concordisme que les théologiens diront que ce qui est cru c'est la substance du corps du Christ, et ce qui est vu, l’espèce du pain. On sera conduit à distinguer finalement : ce qui est vu, l’espèce du pain ; ce qui est cru, le corps eucharistique du Christ ; ce qui en résulte, le corps mystique ou ecclésial [318] ; en d’autres mots, ce qui est seulement signe (les espèces), ce qui est réalité et signe (le corps eucharistique), ce qui est seulement réalité (le corps mystique).

2° Il faudra préciser la notion de changement ou conversion du pain et du vin au corps et au sang du Christ. On n'aura affaire ni à une transformation simplement superficielle ou accidentelle, cela est évident ; ni à cette transformation substantielle où le pain est assimilé par le vivant (c'est à une telle conversion que songeait, on s'en souvient Grégoire de Nysse) ; ni à une transformation substantielle miraculeuse comme celle de Cana, où le vin ne préexistait pas à l’eau mais a tiré d’elle sa consistance. Il faudra en venir à quelque chose de plus secret, à une conversion qui, les espèces ou accidents du pain restant inchangés, fera passer de la substance du pain à la substance du corps du Christ, et qu'on désignera, dès la première moitié du XlIe siècle, par le nom de transsubstantiation [319]. Alors seulement sera sauvée la vérité de la parole de Jésus prenant du pain et disant : - Ceci est mon corps. Ici, de nouveau, le processus d’explicitation se fait à partir d’en haut et dans la lumière de la foi évangélique, avec l’unique souci d’en respecter la transcendance, non à partir d’en bas pour tenter une réduction à la philosophie.

3° Mais au lieu de parler d’un changement si mystérieux du pain et du vin au corps et au sang du Christ, ne serait-il pas plus simple de supposer au contraire que tout le changement se fait du côté du Christ ? On dirait alors que le pain et le vin restent inchangés, mais que le corps et le sang du Christ maintenant au ciel descendent en eux. Bérenger, au XII, siècle, est condamné pour exclure la présence réelle. Ses disciples la reçoivent, mais songent à ce qu'on appellera une impanation, une invination. Cette explication n'est-elle pas plus aisée ? En fait, elle est ruineuse [320]. Elle détruit la vérité de la parole du Christ ; il a dit : - Ceci est mon corps, il n'a pas dit : - En ceci est mon corps, en ce pain est mon corps. Elle propose à notre adoration non pas une seule chose subsistante, mais deux : le pain et le corps du Christ. Elle rend enfin la présence réelle contradictoire, impossible, absurde ; chercher un changement dans le Christ, non dans le pain, c’est remplacer la présence sacramentelle purement substantielle par une présence locale, c'est donner au Christ autant de corps qu'il y a de lieux où il devient présent, et de plus, contracter chacun de ces corps humains aux dimensions d’une petite hostie [321]. Toute tentative de maintenir la présence réelle sans la transsubstantiation est d’avance vouée à l’échec [322]. Au contraire, en disant que la substance du pain se change en la substance du corps du Christ préexistant et inchangé, maintenant au ciel sous ses apparences propres, c'est une présence directement et purement substantielle qu'on affirme sous les apparences du pain, non une présence locale ; et chaque partie des apparences nous référant à toute la substance du corps du Christ, non à quelque partie correspondante de son corps, il est clair que diviser les apparences ne sera pas diviser le corps du Christ, mais multiplier ses présences. A l’instant où Jésus a dit pour la première fois : « Ceci est mon corps », il y a eu deux présences substantielles de son corps unique préexistant, inchangé : l’une première, naturelle, durable, sous ses apparences propres, donc locale l'autre dérivée, sacramentelle, temporaire, sous des apparences étrangères, donc non locale, disons par mode de pure substance.

7. La transsubstantiation définie au concile du Latran et au concile de Trente

1. C'est au quatrième concile du Latran, en 1215, que le mot transsubstantier, en usage depuis trois quarts de siècle, paraît pour la première fois dans une profession de foi solennelle . « Une est l’Église universelle des fidèles' hors de laquelle personne n'est sauvé ; en laquelle le même qui est Prêtre est aussi Sacrifice, Jésus-Christ, dont le corps et le sang sont contenus véritablement dans le sacrement de l’autel sous les espèces du pain et du vin : le pain ayant été transsubstantié en le corps, et le vin en le sang, par la puissance divine ; afin que, pour consommer le mystère de l’unité, nous ayons part à ce qui est de Lui, puisqu'Il a eu part à ce qui est de nous [323]. »

2. Quand le concile de Trente, le ii octobre 1551, définira à nouveau la transsubstantiation, il prendra soin, nous l’avons vu, de déclarer qu'elle a toujours été le sentiment de l’Église ; et la raison qu'il en donnera, c'est que la présence réelle y a toujours été crue. Croire (explicitement) la présence réelle, était-ce donc croire déjà (implicitement) la transsubstantiation ? Oui, si l’on pose avec le concile que la présence réelle n'est réalisable que par transsubstantiation. Voici le texte du chapitre 4 de la session XIII : « Et parce que le Christ notre Rédempteur a dit que ce qu'il offrait sous l’espèce du pain était véritablement son corps ; pour cela on a toujours été persuadé dans lÉglise, et le saint concile le déclare encore de nouveau que, par la consécration du pain et du vin, se produit une conversion de toute la substance du pain en la substance de son sang. Cette conversion a été appelée, à bon droit et en propre, transsubstantiation par la sainte Église catholique [324]. » Le canon 2 correspondant précisera qu'il s'agit d’une conversion absolument sans exemple, que la substance du pain et celle du vin ne restent pas, que seules restent les espèces du pain et du vin : « Si quelqu'un dit que, dans le très saint Sacrement de l’Eucharistie, il reste la substance du pain et du vin avec le corps et le sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et nie cette merveilleuse et unique conversion de toute la substance du pain au corps, et de toute la substance du vin au sang, ne laissant subsister que les espèces du pain et du vin, conversion que l’Église catholique appelle du nom très approprié de transsubstantiation, qu'il soit anathème [325]. »

8. La formulation technique du dogme

a) Le dogme de la transsubstantiation, comme les dogmes christologiques et trinitaires, donne de la foi une formulation technique, sans pourtant l’asservir à aucun système

On voit comment procède le magistère de l’Église. Il ne cherche pas à faire prévaloir quelque système philosophique, mais, au contraire, à barrer la route à chaque entreprise de rationalisation si subtile qu'elle soit ; à maintenir avec toute son intégrité, toute sa profondeur, disons tout son scandale, le sens inimaginable de ces simples paroles évangéliques : «Prenez, ceci est mon corps. »

Soucieux de dissiper les déviations et de les forcer dans leurs derniers retranchements [326], il n'hésite pas à donner de la croyance véritable une formulation technique, seule capable d'exclure l’ambiguïté. Il continue spontanément d’agir comme les Pères des premiers siècles qui, pour sauvegarder la transcendance du dépôt révélé contre les tentatives de rationalisation et de syncrétisme, et définir les grands dogmes trinitaires et christologiques, ont dû préciser techniquement les ~ notions de paternité et de filiation, de génération et de procession, de relation subsistante et de consubstantialité, de personne et de nature. Ils ont utilisé, en les critiquant au préalable dans la lumière même de la foi, en les désolidarisant de tout ce qui ne touchait pas immédiatement à leur propos, les élaborations conceptuelles qu'ils ont jugées propres à l’expliciter : au besoin, ils les auraient eux-mêmes forgées pour le service de la foi ; ils ont manifesté la foi, ils ne l’ont point asservie [327].

b) La réalité qu'il définit est saisie soit au niveau de la connaissance spontanée du croyant, soit au niveau de la connaissance élaborée du théologien

Les dogmes dont nous parlons, parmi lesquels il faut ranger celui de la transsubstantiation, tout en demeurant identiques dans leur signification essentielle, dans leur valeur universelle de vérité, peuvent s'entendre aux deux niveaux de notre connaissance intellectuelle : au niveau de la connaissance spontanée et de sens commun ; et au niveau de la connaissance analysée et élaborée [328].

A ces deux moments, c’est la même réalité qui est atteinte, la même révélation insondable, à laquelle l’esprit du croyant adhère, selon la mesure de l’intensité de sa propre foi : au premier moment, ma connaissance, en partie implicite, circonscrit plus largement la zone du mystère, c'est instinctivement qu'il me faudra répondre aux questions qu'il provoque ; au second moment, ma connaissance, explicitée, circonscrit strictement la zone du mystère et me permet de répondre conceptuellement aux questions qu'il provoque.

Il est donc vrai que le dogme commence par s'exprimer en des formules de sens commun. Il utilise la signification dont elles sont immédiatement porteuses. Il suffit alors à éclairer la connaissance des fidèles, et à leur ouvrir toutes grandes les portes de l’amour. Mais il n'est pas vrai qu'il ne puisse atteindre à une plus haute précision. A mesure que l’erreur raffine, le dogme la poursuit dans ses repaires. Il se formule alors en langage élaboré et technique. Mais sans cesser de demeurer dans le prolongement de l’intelligence spontanée, et pour autant de lui être accessible dans une certaine mesure. Il n'y a pas d’ésotérisme dans le christianisme.

c) Pas d’inféodation du dogme à une culture

Cependant, nous l’avons dit, même formulées en langage scientifique, les définitions dogmatiques n'inféodent pas le dogme à un système. Elles peuvent emprunter des notions comme celles de nature, de relation, de substance, de personne à des systèmes métaphysiques ; mais en négligeant le contexte auquel elles appartiennent, en les critiquant selon les propres exigences de la foi, en les assumant dans une lumière supérieure à celle de toutes les philosophies. « Loin de s'inféoder à ces concepts, la révélation se sert d’eux, elle les utilise comme dans tous les ordres le supérieur utilise l’inférieur, au sens philosophique du mot, c'est-à-dire l’ordonne à sa fin. Avant de se servir de ces concepts et de ces termes, le Christ, par l’Église, les a jugés et approuvés dans une lumière toute divine qui n'a pas pour mesure le temps, mais l’éternité [329]. »

9. La notion technique de transsubstantiation peut être rendue accessible dans une certaine mesure au sens commun

Essayons précisément de montrer par quelle voie la notion dogmatique de transsubstantiation, qui représente sans nul doute une notion élaborée et technique, peut être cependant rendue accessible dans une certaine mesure au sens commun des fidèles.

a) Ce qu'est la matière pour le philosophe et pour le physicien

U faut écarter d’abord comme une illusion la pensée que les théories de la physique contemporaine ont pu réduire à néant la notion philosophique de matière, et ôter toute valeur à la notion préphilosophique et préscientifique que s'en fait le sens commun.

« l’expression structure et constitution de la matière n'a pas la même signification pour le philosophe et pour le physicien. Pour le philosophe, cette expression se rapporte à la structure ou constitution de la matière comme être substantiel - pour le physicien, elle se rapporte à la structure ou constitution de la matière comme phénomène, ou en tant qu'une représentation cohérente en peut être élaborée par nos procédés d’observation et de mesure.

» Ces deux concepts de la constitution de la matière sont tous deux valides, mais non pas au même niveau ou sur le même plan. Il est clair que nous ne devons essayer ni de les fusionner l’un avec l’autre ni de trouver dans l’un les principes ou les fondements de l’autre.

» Quand la physique parle de matière (ou masse) et d’énergie, et déclare que la matière peut être transformée en énergie et inversement, elle n'a d’aucune manière en vue ce que la philosophie de la nature appelle la substance des choses matérielles - cette substance, considérée en elle-même (abstraction faite de ses accidents) est purement intelligible et ne peut pas être saisie par les sens ni par aucun moyen d’observation et de mesure, La matière et l’énergie de la physique sont des entités physicomathématiques élaborées par l’esprit en vue d’exprimer la réalité, et qui correspondent symboliquement à ce que le philosophe appelle les accidents propres ou les propriétés structurelles de la substance matérielle (quantité et qualité). Ce que nous pouvons dire du point de vue de la philosophie ou du savoir ontologique, est donc que la substance matérielle considérée en tel ou tel des éléments de la table périodique (elle se découvre à nous d’une manière seulement symbolique, sous l’aspect de l’ 'atome' de la physique) possède, en vertu de ses accidents propres ou de ses propriétés structurelles, une certaine organisation dans l’espace (qui se découvre à nous d’une manière symbolique sous les traits du système d’électrons, protons, neutrons, etc., de la physique) et une activité spécifique qui dérive de son essence même (et qui se découvre à nous d’une manière symbolique comme l’ 'énergie' investie dans le système en question). Alors, quand on vient au cas des transmutations atomiques, le changement qui se produit dans le système des électrons, par exemple la perte d’un électron par suite de quelque bombardement atomique, sera regardé par le philosophe comme une image symbolique, dans le champ des entités physico-mathématiques, de ce qui constitue ontologiquement la disposition ultime de la matière, qui détermine le changement substantiel à l’instant où la substance antérieure est 'corrompue' et la nouvelle substance ‘engendrée’ [330]. »

On voit nettement où se situe la différence entre la notion philosophique et la notion scientifique de la matière.

b) La substance et les transformations substantielles

Que nous soyons, ou non, savants ou philosophes, il existe en chacun de nous une notion de l’être matériel qui nous accompagnera tout le long de notre vie. Elle est le fruit d’un premier regard de l’intelligence, laquelle, dans les données des sens, rencontre l’univers qui nous entoure. Elle constitue pour le savant et pour le philosophe une donnée préscientifique, préphilosophique, qu'ils seront toujours obligés l’un et l’autre de présupposer, mais qu'ils auront l’un et l’autre à critiquer, à analyser, chacun selon la lumière et la ligne de sa propre recherche ; car elle bloque, avec une vue intellectuelle extrêmement riche mais tout indifférenciée, une foule d’imprécisions, d’inférences sommaires, de conclusions hâtives. On pourrait discerner, dans cette première donnée, une sorte de métaphysique rudimentaire du « sens commun » ; et, en même temps, tous les préjugés, tous les découpages utilitaires du « sens vulgaire ». C'est un minerai à l’état brut.

Par cette première vue, nous arrivons assez vite à distinguer dans l’univers des essences différentes (matière inanimée, plantes, animaux, homme) ; à distinguer en outre - c'est le point qui va nous intéresser ici - dans l’univers visible, d’une part, des sortes de noeuds, des centres de condensation, des noyaux de permanence ; et, d’autre part, des manières d’être superficielles et changeantes. l’expérience que nous faisons nous-mêmes de la continuité de notre propre moi et de la mutabilité de nos états est ici particulièrement éclairante. Mais c'est seulement quand la philosophie aura porté ces faits de sens commun sur son propre terrain, les critiquant et les analysant dans la lumière de l’être, et montré qu'il est impossible de penser un mouvement sans mobile, une modification sans modifié, une action sans agent, que la division de l’être matériel en être capable d’exister en lui-même, et en être qui n'est capable d’exister que dans un autre, bref entre ce qu'on appelle substance et ce qu'on appelle accident, sera rendue intelligible, et s'imposera comme nécessaire. On le voit, cette distinction, tout en dépassant en précision le sens commun, ne lui sera pas complètement inaccessible. Une analyse plus minutieuse permettra, d’une part, de circonscrire nettement la substance, de la distinguer d’un agrégat : un verre d’eau représente non, pas une seule, mais des millions de substances ; d’autre part, de reconnaître, dans ce qu'on appelle pain et vin, non pas des agrégats de substances uniformes, mais des mélanges de substances diverses.

Il en ira de même pour les notions de mutation accidentelle et de mutation substantielle. Un morceau de cire change de figure, une tige de fer s'étire ou se refroidit, voilà des mutations ou transformations accidentelles. Un mouton mange de l’herbe : ce qui était de l’herbe est devenu mouton ; quelque chose de l’herbe a passé dans le mouton, mais en cessant précisément d’être de l’herbe. La mutation, la transformation est ici plus profonde, elle porte sur l’essence même de l’être : une partie essentielle de l’herbe a subsisté [331] ; une autre partie essentielle, celle qui différenciait l’herbe, a disparu, cédant la place à la partie essentielle qui différencie le mouton ; disons : la forme essentielle ou substantielle de l’herbe a cédé la place à la forme essentielle ou substantielle du mouton. Voilà une transformation, non plus accidentelle, mais essentielle ou substantielle. Cette notion de transformation substantielle, tout en dépassant en précision la vue du sens commun, ne lui est cependant pas totalement inaccessible.

A Cana, quand l’eau est changée en vin, c'est de cette eau-même - ce n'est pas de rien - que sont faites, mais d’une manière subite, miraculeuse, les différentes substances qui composent le vin. Il y a donc une transformation substantielle de caractère miraculeux. Cette notion de transformation substantielle miraculeuse reste, elle aussi, accessible, pour une part, au sens commun.

Venons-en au mystère de la transsubstantiation. Le Canon 2 de la XIIIe session du concile de Trente porte : « Si quelqu'un dit que, dans le très saint Sacrement de l’Eucharistie, la substance du pain et du vin reste avec le corps et le sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et nie cette merveilleuse et unique conversion de toute la substance du pain au Corps, et de toute la substance du vin au Sang, ne laissant subsister que les espèces du pain et du vin, conversion que l’Église catholique appelle du nom très approprié de transsubstantiation, qu'il soit anathème [332]. » Quelque chose va changer et céder la place, à savoir toute la substance du pain et du vin ; quelque chose va demeurer, à savoir les espèces du pain et du vin.

a) Si le Christ se nourrissait de ce pain et de ce vin, d’une part il y aurait en lui accroissement et changement. d’autre part, à considérer le pain et le vin, ils ne disparaîtraient pas tout entiers ; quelque chose d’eux passerait au Christ, et quelque chose d’eux disparaîtrait . la forme substantielle du pain et du vin céderait, en effet, la place à la forme substantielle animant le corps et le sang du Christ. On aurait alors, comme c'est le cas dans toute nutrition, une transformation substantielle. Il s'agit ici de tout autre chose.

Car, d’une part, ni à la Cène, ni maintenant qu'il est au ciel, le Christ ne se nourrit du pain et du vin transsubstantiés. Il est préexistant à la transsubstantiation et inchangé par elle. Tout le changement va se faire du pain et du vin à lui, sans l’affecter d’aucune manière : un peu comme, à l’instant de la création, tout le changement, pourtant si prodigieusement réel, s'est fait du monde à Dieu, non de Dieu au monde ; à l’instant de l’incarnation, tout le changement s'est fait de l’humanité du Christ au Verbe, non du Verbe à l’humanité du Christ ; à l’instant de notre justification, tout le changement se fait de nous à l’Esprit saint, non de l’Esprit saint à nous. Et d’autre part, à considérer le pain et le vin, c'est toute leur substance qui est ici changée. Au point de départ, il y a le pain et le vin ; au point d’arrivée, il n'y a plus rien de la substance du pain et du vin et de ses parties composantes essentielles (forme et matière) ; elle s'est changée tout entière au Corps et au Sang du Christ préexistant, et sans rien lui apporter. Impossible donc de confondre le mystère naturel de la transformation substantielie qui se rencontre en la nutrition, avec le mystère surnaturel, absolument unique, de la transsubstantiation. Il est clair qu'au moins cette différence peut être rendue perceptible, pour une part, au sens commun.

b) Toute la substance du pain se convertit, s'évanouit certes non dans le néant, mais dans le corps du Christ (desinit in corpus Christi) préexistant et inchangé. Cependant, quelque chose du pain subsiste, à savoir les espèces, que le concile de Trente contredistingue expressément d’avec la substance. Il est aisé de savoir ce que le concile de Trente nomme les espèces du pain. C'est ce que le concile de Constance, condamnant Wicleff, avait appelé les accidents du pain [333]. La synonymie des deux termes est traditionnelle. Nous avons dit que la distinction entre substance et accidents n'était pas inintelligible au sens commun. Les accidents du pain, ce sont toutes ses manifestations extérieurement et empiriquement observables, toutes ses propriétés, masse, quantité et qualités. La substance du pain s'étant tout entière changée, convertie, évanouie en la substance du Corps du Sauveur, a laissé sans sujet d’inhérence les accidents qu'elle portait, et dont le plus fondamental est l’étendue. La puissance divine, qui les soutenait jusqu'ici par et dans la substance, les soutient désormais immédiatement. C'est un corollaire direct de la transsubstantiation, elle-même requise pour que soit vraie la parole du Sauveur : « Ceci est mon Corps. » Mais les accidents du pain, évidés de leur substance, acquièrent de ce fait une relation de contenance par rapport à ce en quoi leur substance s'est changée, convertie, évanouie, C'est-à-dire par rapport au Corps du Christ préexistant et inchangé. Ce n'est pas seulement une relation de signe à signifié, qui pourrait s'établir sans la transsubstantiation entre le pain et le corps du Christ ; c'est en outre d’abord une relation de contenant à contenu [334], que peut seule produire la transsubstantiation.

10. La présence sacramentelle ou par mode de substance

a) Elle est consécutive à la transsubstantiation

Qu'entend-on ici par « relation de contenance » ?

Il n'est pas question, certes, de contenance locale, où chaque partie des espèces contenantes correspondrait à une partie du contenu, à savoir du corps du Christ ; car 1° comment les dimensions d’une petite hostie seraient-elles commensurables avec celles du corps du Christ ? 2° le Christ, qu'on le considère soit au Cénacle, soit au ciel, n'ayant pas changé localement, ne peut être localement sous les espèces.

Il s'agit donc d’une contenance d’un tout autre ordre, et suivant laquelle le Christ jadis au Cénacle et maintenant au ciel, devient présent où il n'était pas, sans changer localement, sans perdre sa quantité propre, non pourtant par le moyen ou la médiation de cette quantité, mais par pur changement de la substance du pain en la substance de son corps. Telle est la présence nouvelle, non locale mais sacramentelle, non par manière de quantité et selon la quantité, niais par manière de substance et selon la substance , seule présence strictement mais rigoureusement exigée, si l’on croit à la vérité de la parole prononcée par le Christ lui-même au Cénacle, et maintenant par ses prêtres : « Ceci est mon Corps. » Le Christ, soit au Cénacle, soit maintenant au ciel, est présent en lui-même, selon la nature, par mode de quantité ; et il est présent une seconde fois sous les espèces sacramentelles, selon la transsubstantiation, par mode de substance. Il n'y a pas d’autre cas d’une telle présence corporelle non locale ; car, quand on cherche comment un être peut, sans changer lui-même, devenir présent où il n'était pas, les exemples qui se présentent à l’esprit, nous les avons cités, concernent non pas un être corporel, mais Dieu, qui devient présent dans le monde par la création., dans le Christ par l’Incarnation, dans le pécheur par la sanctification.

b) C'est une « présence dans le lieu », mais tout le contraire d’une « présence locale »

Les sacramentaires zwingliens et calvinistes, adversaires de la croyance en la présence réelle, ont affecté de combattre simultanément luthériens et catholiques, prêtant à ceux-ci la thèse aberrante d’une présence locale du Christ dans l’Eucharistie. Les catholiques adorent dans l’Eucharistie le Christ même. Sans aucun changement qui survienne en lui [335], mais grâce au seul changement de la substance du pain en la substance de son corps préexistant, le Christ glorieux est présent sous les accidents et dimensions de l’hostie. Toute la raison de la présence réelle est donc dans la transsubstantiation. Aussi faut-il dire que si le Christ est présent sous les dimensions de l’hostie, ce n'est assurément pas de cette présence locale que nous connaissons bien et selon laquelle chaque partie d’un corps est coextensive à une partie du lieu qu'il occupe - il serait d’ailleurs contradictoire que le corps du Christ fût coextensif au lieu qu'occupe une petite hostie - ; mais d’une présence non locale, par mode de substance, dont nous n'aurons jamais d’autres exemples, mais dont nulle intelligence ne saurait démontrer l’impossibilité. C'est-à-dire que le corps du Christ, qui est au ciel d’une présence locale, chacune de ses parties y étant coextensive à une partie de son lieu propre, qu'il crée lui-même, acquiert une présence nouvelle, profondément mystérieuse - c'est le mystère même de la présence réelle - dans un autre lieu ; car le changement de la substance du pain au corps préexistant du Christ donne aux accidents et dimensions de l’hostie le privilège de contenir, sans cependant inhérer en elle, la substance du corps du Christ, et par elle tout ce qui la suit. Ainsi donc, ce que les catholiques adorent dans l’Eucharistie, la réalité à qui va leur foi et leur amour, c'est le seul Christ ; il n'y a plus pour eux de pain dans l’hostie consacrée, et les accidents et dimensions du pain ne demeurent que pour circonscrire la mystérieuse présence du Christ.

c) La notion de présence est analogique, proportionnelle

1. La notion de présence, de contact est une notion analogique, proportionnelle. Elle se dit au sens propre de présences, de contacts essentiellement différents mais proportionnellement semblables.

Dieu est présent au monde. Dans l’ordre naturel, il est présent à toutes choses par sa science, les pénétrant jusque dans leur dernier recès ; par sa puissance, sa vertu, leur donnant tout ce qu’il y a de réalité dans leur agir ; par son essence, les soutenant immédiatement et constamment dans l’existence même. Ces trois présences divines sont essentiellement différentes et proportionnellement semblables : la présence de science est, dans la ligne de la connaissance, ce que la présence de puissance est dans la ligne de l’agir, ce que la présence d’essence est dans la ligne de l’être. Dans l’ordre surnaturel, Dieu est présent, plus mystérieusement et plus intimement encore, par son inhabitation dans les âmes des justes ; et il est enfin présent de la manière la plus haute qui soit concevable par son incarnation dans le Christ, dont la nature humaine est unie personnellement au Verbe. Ces deux nouvelles présences sont analogiques et proportionnelles non seulement avec les trois présences antérieures, mais encore entre elles.

Un ange, un pur esprit, n'est pas de soi dans un lieu, mais il peut y être actif (contact opératif ou virtuel), et alors sa présence est limitée au point d’application de sa puissance. Entre la présence de vertu propre à Dieu et infinie, et la présence de vertu propre à l’ange et finie, il y a un rapport d’analogie, de proportion.

Un corps est présent dans un lieu tout autrement qu'un ange, à savoir par manière de lieu ou de dimension, chaque partie de sa surface étant coextensive à la surface du corps ambiant (contact quantitatif). Ce n'est ni d’une manière univoque, ni d’une manière absolument équivoque, c'est d’une manière analogique et proportionnelle, mais cependant propre et véritable, qu'on parlera de la présence d’un ange ou de la présence d’un corps dans un lieu [336].

Même la notion de présence d’un corps dans un lieu peut être analogique, proportionnelle. C'est ici qu'intervient la révélation évangélique.

2. La présence eucharistique est, en effet, une présence du corps du Christ dans un lieu, mais non par manière de lieu ou de dimension. C'est une présence corporelle propre et véritable, mais d’un caractère nouveau. Avant la consécration, la substance du pain, qui soutenait les espèces ou apparences du pain, se trouvait dans le lieu en raison de ses dimensions, directement, par manière de lieu ou de dimension [337]. Après la consécration, la substance du corps du Christ, avec le Verbe qui lui est uni personnellement, est contenue sous les espèces ou apparences du pain d’une manière essentiellement différente. Non plus en soutenant ces apparences et en entrant ainsi en contact direct avec le lieu, mais en empruntant le voile de ces apparences étrangères pour entrer ainsi en contact indirect avec le lieu ; non plus par manière de lieu, de dimension, de coextension de chacune des parties de son étendue propre avec la partie correspondante du corps ambiant, mais d’une manière plus secrète, le corps entier et indivisé du Christ, et conséquemment le Christ lui-même, le Verbe fait chair, étant présent sous chaque parcelle des espèces ou apparences qu'on divise, et chaque parcelle des espèces ou apparences divisées contenant le corps entier et indivisé du Christ. Voilà ce qu'on appelle la présence corporelle dans le lieu, non par mode de lieu, mais par mode de substance [338]. Entre ces deux présences corporelles, il y a analogie, proportion - de même, en effet, qu'avant la consécration, le pain est dans le lieu par manière de dimension, moyennant ses dimensions propres ; ainsi, proportionnellement, après la consécration, le corps du Christ, sans avoir subi en lui-même 'aucun changement, est dans le lieu par manière de substance, moyennant les dimensions étrangères et empruntées du pain [339].

3. « Ceci est mon corps ... Ceci est mon sang... » C'est la révélation évangélique elle-même, rigoureusement et strictement entendue, qui demande que l’on confesse, sous les apparences du pain et du vin, la présence du corps et du sang du Christ par mode de substance.

Selon les paroles même de la consécration, en effet, le pain est changé au corps du Christ : voilà la foi. Mais les accidents, les dimensions du pain demeurent : voilà l’évidence.

Les paroles de la consécration ne disent donc pas que les dimensions du pain sont changées en les dimensions du corps du Christ ; elles disent rigoureusement et strictement qu'une substance est changée en une substance. Et donc, en vertu même des paroles évangéliques de la consécration, il faut tenir que c'est premièrement, directement, immédiatement la substance du corps du Christ qui est sous le signe sacramentel ; le corps du Christ est dans le sacrement par mode de substance [340].

4- Les dimensions naturelles du corps du Christ son présentes dans le sacrement, mais elles aussi par mode de substance.

La transsubstantiation, nous l’avons dit bien souvent, est à sens unique. C'est un changement, une conversion, du seul pain. C'est le pain qui est changé au corps du Christ préexistant et inchangé. Le corps du Christ n'est donc pas séparé par elle de ses propres dimensions. Elles ne sont pas davantage modifiées ou altérées. Elles étendent le corps du Christ dans l’espace au ciel, mais elles n'obtiendront pas de l’étendre en outre dans l’espace ici-bas. Elles se trouvent en effet avec lui sous le sacrement, non plus, nous venons de le voir, directement en vertu même des paroles consécratoires, mais indirectement par concomitance. Cela veut dire que, pour ce qui est d’entrer en contact avec le lieu où est le sacrement, elles le peuvent non pas premièrement, directement, immédiatement, selon le mode qui leur serait propre et qu'elles exercent au ciel ; mais seulement secondairement, indirectement, médiatement, selon le mode qui est propre à la substance. Elles doivent sous ce rapport précis, se plier pleinement aux exigences de la présence par mode de substance ; en sorte qu'elles seront, comme la substance, contenues tout entières telles quelles sous chaque parcelle des espèces qu'on divisera. Saint Thomas propose ici une image : la vue d’une rose rappelle son parfum ; c'est donc que le même parfum qui existe directement pour l’odorat selon son mode propre, existe encore indirectement pour la vue selon un autre mode ; ainsi les dimensions du corps du Christ entrent en contact avec le lieu du sacrement, non pas selon leur mode direct propre., niais selon un mode indirect tout différent [341]. Il y a contradiction à soutenir que le même corps du Christ, qui existe au ciel avec ses dimensions existe ici-bas sans ses dimensions, ou avec d’autres dimensions que les siennes, ajustées par exemple à celles d’une petite hostie ; que le même corps du Christ est simultanément doué et privé de ses dimensions propres. Il n'y a pas contradiction, mais mystère, à soutenir que le corps du Christ existe, ici-bas et au ciel, avec ses dimensions propres, qui au ciel entrent en contact direct avec le lieu, suivant le mode qui leur est propre, et qui ici-bas entrent en contact seulement indirect avec notre lieu, suivant le mode de la substance, et sont privées de tout contact direct avec notre lieu. En effet, être étendue ou non, avoir ses dimensions propres ou non, cela affecte intrinsèquement la substance corporelle : la compossibilité simultanée du oui et du non est contradictoire. Mais entrer en rapport avec le lieu, cela ne l’affecte qu'extrinsèquement [342] : qu'elle puisse, douée de ses dimensions propres, avoir simultanément des contacts différents avec des lieux différents, cela n'est pas contradictoire.

Il n'est pas contradictoire, nous venons de le dire, qu'en vertu de la transsubstantiation, un même corps, comme le corps du Christ [343], soit présent avec ses dimensions propres en deux lieux : dans le premier lieu localement, dans le second lieu non localement par mode de substance.

Mais il serait contradictoire et donc métaphysiquement irréalisable que le même corps fût présent en deux lieux localement. En effet, le même corps, cela signifie indivision

en deux lieux localement, cela signifie division [344].

d) Elle est définie par le concile de Trente

Voici comment le concile de Trente parle de ces deux présences du Christ : l’une naturelle et par mode de quantité, l'autre sacramentelle et par mode de substance : « Le saint concile enseigne et confesse, d’une manière manifeste et sans retour, que dans l’auguste sacrement de l’Eucharistie, après la consécration du pain et du vin, notre Seigneur Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, est contenu véritablement, réellement et substantiellement sous l’espèce de ces réalités sensibles. Car il ne répugne pas que notre Sauveur lui-même soit toujours assis à la droite du Père dans les cieux [345] selon sa manière d’exister naturelle, et que néanmoins, en de nombreux autres lieux, il soit présent à nous sacramentellement, par sa substance, selon une manière d’exister qui, bien que nous puissions à peine l’exprimer par les mots, peut néanmoins être conçue par l’esprit, dans la lumière de la foi, comme possible à Dieu, et que nous devons croire très fermement [346]. » Et voici le canon correspondant : « Si quelqu'un nie que dans le sacrement de la très sainte Eucharistie sont contenus vraiment, réellement et substantiellement le corps et le sang, avec l’âme et la divinité, de Notre Seigneur Jésus-Christ, et par conséquent le Christ entier ; et s'il prétend qu'ils n'y sont qu'en signe ou en figure, ou que par leur vertu, qu'il soit anathème [347]. »

11. Les conséquences de la présence sacramentelle ou par mode de substance

a) Le corps du Christ n'est pas multiplié

La doctrine catholique de l’Eucharistie n'est que le désenveloppement strict, rigoureux, d’une parole du Sauveur, mais entendue dans toute sa profondeur : « Et ayant pris du pain et rendu grâces, il le rompit et le leur donna en disant : - Ceci est mon corps, donné pour vous ; faites ceci en mémoire de moi » (Luc. xXII, 19). Ceci, c'est-à-dire la chose, la substance existante, qui avant l’action de grâces était pain, est, après l’action de grâces, corps, corps du Christ. Ce qu'on voit, les apparences, sont toujours, 'celles du pain ; ce qu'on croit, la substance existante, est celle du corps du Christ. Le Christ au Cénacle ne change pas, ni les accidents du pain ; la conversion est à sens unique, de la substance du pain à celle du corps du Christ. Il en résulte qu'il n'y a pas deux corps du Christ, mais deux présences de l’unique corps du Christ : l’une inchangée, première, sous ses apparences naturelles, l’autre nouvelle, dépendante, sous les apparences sacramentelles. Ainsi, quand maintenant des prêtres dispersés sur les cinq continents prononcent sur le pain les paroles de la consécration, ils ne multiplient pas le corps du Christ, mais les présences sacramentelles du corps du Christ.

b) Il n'est pas divisé

Au Cénacle, quand le Christ rompt le pain consacré pour le donner aux disciples, ce qu'il divise ce sont les apparences sensibles, qui sont le signe, le sacrement, de son corps (signum, sacramentum), ce n'est pas la substance présente sous ces apparences, la chose (res) ; et ce qui est alors multiplié, ce sont les présences réelles de cette unique chose, de cette unique substance. Ainsi en est-il aujourd'hui encore :

Que l’on brise le sacrement
ne vacille, mais souviens-toi
que chacun des fragments recèle
tout ce que recouvrait le tout.

Pas de brisure de la Chose
du signe seul est la rupture par quoi
l’état ni la stature
ne changent du Signifié [348].

c) Il cesse d’être présent dès que les espèces sont altérées

Que les espèces du pain et du vin s'altèrent sous l’influence d’agents physiques ou chimiques, aussitôt cesse la présence sacramentelle ; et comme le Christ était venu sans changer, il s'éloigne sans changer. C'est sous les espèces du pain et du vin, non sous celles d’un autre corps, quel qu'il soit, que le Christ s'est donné à la Cène, c'est à ces seules espèces qu'il a attaché sa présence sacramentelle [349].

d) Il est sous les espèces tel qu'il est en lui-même

Les espèces consacrées ont une relation de contenance par rapport au Christ tel qu'il est lui-même : au Cénacle, par rapport au Christ mortel ; maintenant, par rapport au Christ glorieux. La présence sacramentelle> reflète comme un miroir la présence naturelle. Si le Christ est ici mortel ou glorieux, il est là nécessairement mortel ou glorieux.

e) La présence en vertu des paroles et la présence par concomitance

Le même Jésus qui dit à l’enfant de Jaïre : « Petite, je te le dis, lève-toi » (Marc, V, 41), à Lazare : « Viens dehors » (Jean, XI, 43), à la pécheresse : « Tes péchés sont pardonnés » (Luc, VII, 48), et dont les paroles font ce qu'elles signifient est celui qui, ayant pris du pain, dit : « Ceci est mon corps » ; et, ayant pris une coupe : « Ceci est mon sang ». En vertu même de ces paroles, c'est immédiatement le corps qui est sous les espèces du pain, et le sang sous les espèces du vin. Mais le corps et le sang du Christ n'étant plus maintenant séparés, par concomitance et médiatement : le sang est joint au corps sous les espèces du pain, et le corps joint au sang sous les espèces du vin : en sorte que qui reçoit le corps reçoit nécessairement le sang, qui reçoit le sang reçoit nécessairement le corps. Et recevoir le corps et le sang du Christ, c'est les recevoir avec l’âme qui les vivifie, et avec la personne divine en laquelle subsiste sa nature humaine.

Voici l’enseignement du concile de Trente : « Les apôtres n'avaient pas encore reçu l’Eucharistie de la main du Seigneur que déjà pourtant il affirmait qu'il leur présentait son corps. Et toujours on a eu cette foi dans l’Église de Dieu qu'aussitôt après la consécration, le vrai corps de notre Seigneur et son vrai sang existent sous l’espèce du pain et du vin, conjointement avec son âme et sa divinité. Mais c'est en vertu même des paroles, vi verborum, que le corps est sous l’espèce du pain et le sang sous l’espèce du vin ; tandis que, si le corps est sous l’espèce du vin et le sang sous l’espèce du pain, et l’âme pareillement sous l’une et l’autre espèces, c'est en vertu de cette connexion naturelle et de cette concomitance, vi concomitantiae, par laquelle les parties du Christ Seigneur, maintenant ressuscité des morts pour ne plus mourir (Rom., vi, 9), sont unies entre elles ; quant à la divinité, c'est en raison de son admirable union hypostatique avec le corps et l’âme qu'elle est présente. Il est donc vrai que chacune des deux espèces contient autant que les deux ensemble. C'est le Christ en sa totalité et en son intégrité qui existe soit sous l’espèce du pain et chacune de ses parties, soit sous l’espèce du vin et ses parties. [350]» Et voici le canon correspondant : «Si quelqu'un nie que, dans le vénérable sacrement de l’Eucharistie, le Christ tout entier est contenu sous chaque espèce, et quand on les divise sous chaque partie de chaque espèce, qu'il soit anathème [351]. »

12. Le fondement révélé de toute cette doctrine

Telles sont les conséquences rigoureuses de la doctrine de la présence substantielle. Pour nier cette doctrine même de la présence substantielle, il faudrait nier la vérité de l’une des trois propositions suivantes : 1° Ceci est mon corps ; 2° ce n'est plus du pain ; 3° les apparences visibles du pain n'ont pas changé. La première de ces trois propositions est immédiatement révélée ; la seconde est révélée dans la première, car si le pain demeure, la proposition - ceci est mon corps., est fausse, la proposition vraie serait : ici est mon corps ; la troisième proposition est d’évidence immédiate.

13. Le protestantisme qui rompt avec la transsubstantiation se divise au sujet de la présence réelle

Le protestantisme rompt brusquement avec la transsubstantiation. Que va dès lors devenir la doctrine de la présence réelle ? On voit se constituer deux camps opposés, celui de Luther et celui de ceux qu'il appellera les sacramentaires et où paraîtra Zwingli. Calvin cherchera à les unir sans pouvoir sortir pour le fond de ce dernier camp.

Pour ne pas nous perdre dans le royaume des équivoques, distinguons d’emblée trois sortes de présences : io la seule présence de signe : Jésus est présent par « signe » dans l’immolation de l’agneau pascal (Jean, XIX, 36) ; 20 la seule présence de vertu ou présence d’efficience : Jésus est présent par « vertu » dans la maison du centurion où il n'entre pas (Luc, VII, 2-10)

30 la présence substantielle : Jésus est présent « substantiellement» ; dans la maison de Simon le Pharisien où la pécheresse vient se jeter à ses pieds (Luc, VII, 36-5o).

Zwingli et Calvin [352] n'admettent pour l’Eucharistie que les deux premières présences, mais n'hésitent pas, brouillant tout, à les qualifier de présence substantielle. Luther confesse comme nous la présence substantielle, mais dès qu'il entreprend de la justifier, elle s'évapore dans sa doctrine de l’ubiquité du corps du Christ.

a) Luther

Luther est frappé de la netteté des paroles évangéliques « Ceci est mon corps » ; il croit inébranlablement que le corps du Christ est présent réellement et substantiellement dans l'Eucharistie. Mais il rejette avec autant de décision la transsubstantiation des catholiques : le pain n'est pas converti, il reste inchangé. C'est donc le corps du Christ qui change ; il vient localement au pain et s'unit au pain. Il y a, dans l’Eucharistie, deux substances : le pain et le corps du Christ. Voilà la thèse du diphysisme eucharistique, de la consubstantiation, de l’impanation. On est revenu à une voie écartée au moyen âge comme aberrante. Il a fallu d’abord infléchir le texte de l’Évangile : « Ceci est mon corps », veut dire : « Ceci est du pain où est mon corps ». Ensuite renaissait le problème désormais insoluble : le corps du Christ, qui est au ciel, à la droite de Dieu, peut-il être en même temps sur la terre, et en plusieurs lieux, et enclos dans une petite hostie ? Voici dans ses grandes lignes la réponse de Luther : « A la suite de la résurrection, le corps glorifié du Christ participe du mode d’existence de Dieu même, il est donc partout présent, il est dans l’air que nous respirons, dans le pain que nous mangeons, mais il n'est point lié aux choses, en sorte que lorsque nous mangeons du pain, nous ne mangeons pas le corps du Christ, bien que celui-ci s'y trouve par son infinité et sa toute-présence. Dans l'Eucharistie, au contraire, le corps et le sang du Christ sont liés au pain et au vin en vertu de la Parole divine qui fonde le sacrement. En sorte que ceux qui consomment le pain et le vin mangent et boivent réellement le corps et le sang du Christ, et cela quelles que soient les dispositions dans lesquelles ils communient [353]. » Ou bien Luther dilate à l’infini la nature humaine du Christ ; ou bien il finit par se contenter, comme ses adversaires, d’une seule présence de vertu.

b) Zwingli

Dès le principe, Zwingli s'oriente vers une conception purement symbolique 1 de ~'Eucharistie. Il pense pouvoir partir de saint Jean, notamment dé la parole sur «la chair qui ne sert de rien » pour renverser le réalisme des paroles de la Cène. Elles sont à entendre comme un trope. Là-dessus, les sacramentaires s'accordent. Leur question est de savoir où chercher ce trope. Pour Carlstadt, il est dans le mot Ceci, par quoi le Christ se serait désigné lui-même ; pour Oecolampade, mon corps veut dire figure de mon corps ; pour Zwingli, est veut dire signifie. Le Christ n'est contenu sous le pain que si on l’y cherche par la foi ; croire que son corps et son sang ont été donnés pour nous, c'est par l’esprit manger sa chair et boire son sang ; quiconque croit a le corps et le sang du Christ présents, car la foi dan ; le Christ Jésus ne s'entend pas sans y inclure son corps et son sang ; à la Cène, le corps du Christ est substantiellement présent dans le coeur du croyant, substantiell gegenwärtig im Herzen : on voit quelles formules luthériennes de compromis pourront signer les zwingliens, sans rien changer à leur pensée. Il n'y a pour Zwingli qu'une alternative : ou l'omophagie, ou la manducation spirituelle par la foi ; que le corps et le sang du Christ puissent être vraiment reçus sous un mode spirituel en esprit de foi et d’amour, il a cessé à jamais de le comprendre [354].

c) Calvin

Calvin qui s'élève avec autant de véhémence contre la doctrine catholique de la transsubstantiation que contre la doctrine luthérienne de la consubstantiation [355], ne sort pas du zwinglianisme : « Si nous dressons notre vue et notre cogitation au ciel, et sommes là transportés pour y chercher le Christ en la gloire de son royaume, comme les signes nous guident à venir à lui tout entier : en manière nous serons distinctement repus de sa chair sous le signe du pain, nourris de son sang sous le signe du vin, pour avoir jouissance entièrement de lui. Car bien qu'il ait transporté de nous sa chair, et soit en corps monté au ciel : néanmoins il est séant à la dextre du Père, c'est-à-dire qu'il règne en la puissance, majesté et gloire du Père. Ce règne n'est point limité en aucuns espaces de lieux et n'est point déterminé en aucunes mesures que Jésus-Christ ne montre sa vertu partout où il lui plaît au ciel et en la terre, qu'il ne se déclare présent par puissance et vertu, qu'il n'assiste toujours aux siens, leur inspirant sa vie vive en eux, les soutienne, les confirme, leur donne vigueur et leur serve non pas moins que s'il était présent corporellement : en somme qu'il ne les nourrisse de son propre corps, duquel il fait découler la participation en eux par la vertu de son Esprit [356]. » Si les anciens ont parlé de conversion « ce n'est pas pour signifier que le pain et le vin s'évanouissent, mais qu'on les doit avoir en autre estime que des viandes communes, qui sont seulement pour paître le ventre [357] ».

Telle est la pensée de Calvin [358]. Quant à son langage, il ne fait aucune difficulté de convenir que, pour le corps et le sang « ce n'est point par imagination ou pensée que nous les recevons, mais que la substance nous est vraiment donnée [359] ». Il ajoute un peu plus loin : « J'acquiesce à la promesse de Jésus-Christ. Il prononce que sa chair est la viande de mon âme et son sang le breuvage : je lui offre donc mon âme pour être repue de telle nourriture. Il me commande en sa sainte Cène, de prendre, manger et boire son corps et son sang sous les signes du pain et du vin : je ne doute pas qu'il ne me donne ce qu'il me promet, et que je ne le reçoive [360]. »

d) Calvin échoue à concilier les luthériens et les zwingliens

Calvin qui avait pensé concilier les luthériens et les zwingliens finit par se heurter violemment aux premiers, qu'on songe à ses disputes avec Westphal et Heshusius [361], et à se retrouver parmi les seconds dont il n'avait jamais différé qu'en apparence. Pour lui comme pour Zwingli, Jésus instituant la Cène a parlé en figure, il a usé d’une métonymie, il a appelé corps ce qui était pain, et sang ce qui était vin, le signe prenant le nom du signifié parce qu'il donnait le signifié, la substance du signifié. Et comment la donnait-il ? Essentiellement, il n'y a pour Calvin qu'une manière possible, qui se présente sous trois modalités différentes. La substance du Christ nous est donnée d’une part dans l’administration des deux sacrements, Baptême et Cène, et d’autre part dans la prédication de la Parole : dans ces trois cas, le signe soit des Sacrements soit de la Parole élève notre esprit et notre foi jusqu'au Christ du ciel, qui nous transmet la vie et la vertu de sa propre substance [362].

e) L’équivoque : la présence de signe donnée comme présence réelle

L'équivoque ne coûte pas aux sacramentaires. Nous avons entendu Zwingli dire qu'à la Cène « le corps du Christ est substantiellement présent dans le coeur du croyant », et Calvin que « la substance nous est vraiment donnée ». d’autres baptisent « présence réelle » la présence du signifié en le signe, d’un ami lointain en son image ou en l’objet qui nous le rappelle : sans voir que la présence du signifié dans le signe est une présence « in alio » mais non immédiate, intentionnelle mais non physique, de référence mais non de contact, de cognoscibilité mais non de réalité [363]. Et pourquoi s'arrêter sur une si belle pente et ne point parler de « transsubstantiation » du pain quand, à la Cène protestante, sans changer de nature, il est détourné de son usage profane pour signifier et donc, dira-t-on, donner le corps du Christ, la substance du corps du Christ [364] ?

Quand on concède tant de choses aux catholiques, ce n'est sûrement pas qu'on vise expressément à désaffecter leur vocabulaire. C'est plutôt, pensait Bossuet, qu'en ces domaines l’erreur tente de mimer la vérité : « Les Ariens et les Sociniens disent bien comme nous que Jésus-Christ est Dieu, mais improprement et par représentation, parce qu'il agit au nom de Dieu et par son autorité. Les Nestoriens disent bien que le Fils de Dieu et le Fils de Marie ne sont que la même personne ; mais comme un ambassadeur est aussi la même personne avec le prince qu'il représente. Dira-t-on qu'ils ont le même fond que I'Ëglise catholique et n'en diffèrent que dans la manière de s'expliquer ? On dira au contraire qu'ils parlent comme elle sans penser comme elle... C'est justement ce que fait la propre substance et les autres expressions semblables, dans le discours de Calvin et des calvinistes [365]. »

f) Le Christ aurait parlé en images

Le Christ a donc parlé en images quand il a dit : « Ceci est mon corps donné pour vous. » ; « Ceci est mon sang, le sang de l’Alliance répandu pour la multitude en vue de la rémission des péchés ». Saint Paul a parlé en images quand il a dit : « Quiconque mangera ou boira la coupe du Seigneur indignement aura à répondre du corps et du sang du Seigneur » ; « Quiconque mange et boit, mange et boit sa propre condamnation, s'il n'y discerne le corps du Seigneur ». Quels mots donc restaient-ils pour parler sans images ?

14. Est-il possible de garder la présence réelle en rejetant la transsubstantiation ?

1. Le refus de la doctrine catholique de la transsubstantiation par le protestantisme a donc introduit la division jusque dans son sein. d’une part, le luthéranisme s'efforce de maintenir la révélation évangélique de la présence réelle, malgré les difficultés de donner de cette présence une explication qui ne jette pas l’esprit à l’impossible et à la contradiction. d’autre part, la branche réformée et les sectes, obéissant à la logique interne du mouvement de dissidence, on répudié avec le dogme de la transsubstantiation la révélation évangélique de la présence réelle, et pensent, quelle que soit sur ce point leur manière de s'exprimer, que Jésus à la Cène a parlé en images.

La révélation évangélique de la présence réelle contenait-elle réellement et nécessairement le dogme catholique de la transsubstantiation ? A cette question, qui met directement en cause l’attitude du luthéranisme, on sait quelle est la réponse de l’Église catholique.

2. d’autres problèmes resteraient à élucider. Peut-on, du côté luthérien, proposer une explication de la présence réelle moins évidemment inacceptable que la fiction de l’ubiquité du corps du Christ ? Peut-on, du côté catholique, tout en acceptant la formulation tridentine de la doctrine eucharistique, en proposer des explications auxquelles ses auteurs n'ont pas songé ? Mais ce sont là questions secondaires [366].

15. « Dieu a tant aimé le monde qu'il lui a donné son Fils unique »

a) Est-ce en image ou en vérité ?

De quoi s'agit-il dans cette grande dispute séculaire ? De cela même qui est en cause dans l’immense contestation qui est née avec le christianisme et qui ne finira qu'avec lui. C'est chaque fois le scandale d’un Dieu qui a tant aimé le monde, qu'il a donné son Fils unique, dans un don si inouï, si total si irrépressible que rien ne saurait l’expliquer sinon cette sorte de folie qu'inspire la passion d’amour.

Mais Dieu, qui est infini peut-il ainsi s'éprendre d’amour pour sa créature finie et de plus pécheresse ? Est-il même concevable que Dieu ait un Fils ? Le Verbe qui était au commencement en Dieu peut-il être Dieu et distinct de Dieu ? Un Dieu peut-il naître d’une femme et demeurer corporellement parmi les hommes ? Peut-il nous délivrer du mal en se laissant clouer sur une Croix ?

Ces données si contraires à la vraisemblance, si scandaleuses à la raison, sont-elles autre chose que les constructions insensées, sans doute émouvantes, du rêve éternel de l’humanité souffrante ? Il est vrai qu'elles sont écrites dans l’Évangile. Mais comment les prendre à la lettre ? N'est-il pas clair qu'elles parlent à la manière des images, qu'il faut les accueillir comme telles, et qu'à vouloir les tenir au pied de la lettre on s'engagerait dans des absurdités que Dieu, s'il est l’auteur de la raison, ne peut demander à aucune raison de recevoir ?

b) Le scandale de la prédication chrétienne

Et cependant toujours, en chaque lieu, en chaque temps, lors des disputes sur la consubstantialité et néanmoins la distinction réelle du Père et du Verbe, sur l’unité personnelle en le Christ des deux natures, divine et humaine, sur la vérité du mystère d’un Dieu mort en Croix, le christianisme a refusé de réduire à des images les solennelles attestations de l’Écriture. Chaque fois il a rejeté comme une trahison, l’explication par l’image, le trope, qui laissait passer entre ses mailles la substance divine elle-même du message évangélique. Le christianisme s'est maintenu dans le temps comme il y est entré, en prêchant une folie de Dieu plus sainte que toutes les sagesses humaines. Et de plus, en refusant de rien atténuer du scandale des révélations divines, en ne permettant pas qu'on puisse les interpréter dans les « limites » de quelque «raison» que ce soit, il a prétendu par surcroît, et voilà toute la signification de la grande théologie, que si ces révélations restaient impénétrables à la raison, elles n'étaient néanmoins pas absurdes, qu'elles pouvaient être au-dessus d’elle sans lui être contraire, que ce n'était pas au mystère de se dissoudre dans la raison, mais à la raison de finir par adorer : « La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu'il y a une infinité de choses qui la surpassent ; elle n'est que faible, si elle ne va jusqu'à connaître cela. Que si les choses naturelles la surpassent, que dira-t-on des surnaturelles ? [367] »

c) La révélation de l’Eucharistie n'est qu'un moment du mystère chrétien

Si Dieu, encore une fois, a tant aimé le monde qu'il lui a donné la présence corporelle de son Fils unique, ne l’aimera-t-il pas assez pour la lui laisser ? Va-t-il la lui arracher au jour de l’Ascension ? Quand il reprend son Fils dans les cieux pour le faire asseoir à sa droite, ne trouvera-t-il pas, sans rien lui soustraire de sa gloire, quelque merveilleux moyen de nous le rendre secrètement présent au sein même de cet exil, sur cette planète ensanglantée où s'affrontent son royaume et celui du Prince des ténèbres ?

De fait, nous savons que « la nuit où il fut livré, le Seigneur Jésus prit du pain, et après avoir rendu grâces, le rompit en disant : - Ceci est mon corps, qui est pour vous. Faites ceci en mémoire de moi... - Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang ; faites ceci, chaque fois que vous en boirez, en mémoire de moi... Quiconque mange le pain et boit la coupe du Seigneur indignement aura à répondre du corps et du sang du Seigneur » (I Cor., XI, 24-27). Ce que Jésus a fait lui seul une première fois, il continue de le faire par ses disciples jusqu'à ce qu'il revienne. Son corps donné pour nous, son sang versé pour nous, sont là en nourriture et en breuvage : ainsi, dans l’Israël selon la chair, on mangeait la victime pour faire avec elle une seule offrande (I Cor., xi, iS). Il est glorieux maintenant, mais il vient avec sa Croix, c'est-à-dire sous le signe de son plus grand amour. Nous aurions peur, au vrai, de sa gloire, elle nous jugerait sans nous sauver, il faut qu'il nous touche à travers le voile de ses douleurs, du seul sang qui puisse laver les péchés, d’une agonie si désolée qu'elle permette aux plus coupables d’entre nous d’oser s'approcher pour la consoler.

L'Incarnation réelle, la rédemption réelle, la participation au sacrifice rédempteur par la manducation réelle de la victime dans la foi et l’amour, ce sont les moments successifs d~un unique et insondable mystère de l’amour divin. « Dieu, dit saint Paul, qui est riche en miséricorde, à cause du trop grand amour dont il nous a aimés, alors que nous étions morts par nos péchés, nous a fait revivre par le Christ » (Éphés., 11, 5). Et le Sauveur avait tout dit dans un mot : « Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique, pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas, mais ait la vie éternelle » (Jean, 111, 16).

16. Deux témoignages

a) Anne de Gonzague de Clèves

A la fin de l’oraison funèbre d’Anne de Gonzague de Clèves, Bossuet cite ces mots de la Princesse palatine même : « Il est bien croyable qu'un Dieu qui aime infiniment en donne des preuves proportionnées à l’infinité de son amour et à l’infinité de sa puissance ; et ce qui est propre à la toute-puissance d’un Dieu passe de loin la capacité de notre faible raison. C'est ce que je me dis moi-même quand les démons tâchent d’étonner ma foi : et depuis qu'il a plu à Dieu de me mettre dans le coeur que son amour est la cause de tout ce que nous croyons, cette réponse me persuade plus que tous les livres. » Sur quoi Bossuet enchaîne : « Ne demandez plus ce qui a uni en Jésus-Christ le ciel et la terre, et la Croix avec les grandeurs : Dieu a tant aimé le monde ! Est-il incroyable que Dieu aime, et que la bonté se communique ? Que ne fait pas entreprendre aux âmes courageuses l’amour de la gloire ; aux âmes les plus vulgaires l’amour des richesses ; à tous enfin, tout ce qui porte le nom d’amour ? Rien ne coûte, ni périls ni travaux ni peines : et voilà les prodiges dont l’homme est capable. Que si l’homme, qui n'est que faiblesse, tente l’impossible, Dieu, pour contenter son amour, n'exécutera-t-il rien d’extraordinaire ? Disons donc pour toute raison dans tous les mystères : Dieu a tant aimé le monde... Et nos credidimus charitati quam habet Deus in nobis (I Jean, iv, 16). C'est là toute la foi des chrétiens ; c'est la cause et l’abrégé de tout le Symbole. C'est là que la Princesse palatine a trouvé la résolution de ses anciens doutes. Dieu a aimé, c'est tout dire. » Bossuet cite encore ces mots : « Si Dieu, disait-elle, a fait de si grandes choses pour déclarer son amour dans l’Incarnation, que n'aura-t-il pas fait pour le consommer dans l’Eucharistie, pour se donner non plus en général à la nature humaine, mais à chaque fidèle en particulier ? »

b) La Messe là-bas

Dans Consécration de La Messe là-bas, Paul Claudel pense à ceux qui avec Rimbaud, ayant voulu demander à la connaissance poétique un pouvoir, des secrets, un absolu qu'elle n'est pas faite pour donner, ont fini par la rendre impossible et ont, ce qui est pire, fourvoyé leur âme, et qu'il faut dès lors adresser à un mystère plus auguste :

« Rimbaud, pourquoi t'en vas-tu, et pourquoi est-ce toi une fois de plus comme sur les images
L'enfant qui quitte la maison vers la ligne des sapins et vers l’orage ?

Ce que tu cherchais si loin, l’Éternité dès cette vie accessible à tous les sens, -
Lève les yeux et tiens-les fixés devant toi, c'est là, et regarde l’Azyme dans la monstrance.

Furieux esprit contre la cage, plein de cris et de blasphèmes,
C'est par un autre chemin que nous armerons nos pieds vers Jérusalem.

Tu ne te trompais pas quand tu dévorais les choses ainsi, poète sans le pouvoir du prêtre,
Ceci est, voici l’une d’elles tout à coup qui est capable de servir de voile à l’Être.

Cet objet entre les fleurs de papier sec, c'est cela qui est la Suprême Beauté,
Ces paroles si usées qu'on ne les entend plus, c'est en elles qu'était la vérité.

Ce qui ressuscitera les morts, la parole, mais est-ce donc qu'elle s'use ou meurt ?
Que le prêtre la profère, il lui suffit de ce pain pour qu'elle demeure.

La Parole qui est l’homme tout entier, cet homme qui est Dieu en même temps.
Nous n'avons qu'à ouvrir la bouche, lui-même pour le recevoir entre nos dents.

Celui qui à notre chair s'est fait chair., la Cause en un corps qui m'est accessible,
je vois à la fin, de mes yeux, que la suprême possession est possible !

Possible non seulement à notre âme, mais à notre corps !
Possible à l’homme tout entier dès cette vie, qui sait qu'il est plus puissant que la mort !

Le voile des choses pour moi sur un point est devenu transparent,
J'étreins la Substance enfin au travers de l’Accident !

Je comprends maintenant l’échec de cette chose tant de fois essayée,
La combinaison de notre âme avec les choses créées ! »

 

CHAPITRE VIII - LA COMMUNION

 

1. La communion au Christ crée la communion entre ses membres

a) Le texte de l’apôtre : un seul pain, un seul corps

« La coupe de bénédiction que nous bénissons n'est-elle pas communion au sang du Christ ? Le pain que nous rompons n'est-il pas communion au corps du Christ ? Puisqu'il y a un seul pain, nous sommes, nous tous, un seul corps, car tous nous participons au pain unique » (I Cor., x, 16-17).

La coupe de bénédiction que nous bénissons. Elle est deux fois bénie : elle résulte d’une bénédiction, celle même que le Christ a prononcée à la Cène, c'est pourquoi elle contient le sang du Christ ; et elle est cause de bénédiction, car comment ne pas bénir le Christ qui nous admet à la recevoir ? N'es-telle pas communion au sang du Christ ? Le sang du Christ est unificateur, il nous est donné pour que, entrant en communauté avec lui, nous nous trouvions par surcroît en communauté entre nous tous.

Le pain que nous rompons n'est-il pas communion au corps du Christ ? Puisqu'il y a un seul pain, nous sommes, nous tous, un seul corps, car tous nous participons au pain unique. Le corps du Christ est appelé pain en raison des apparences qui le couvrent ; plus profondément parce qu'il donne la vie au monde (Jean, VI, 33). C'est un pain un, unificateur, capable d’unir à lui, et partant entre eux ceux qui le reçoivent. Le corps sacramentel du Christ est cause de l’unité du Corps mystique du Christ.

C'est au sang et au corps, selon l’apôtre, que l’on communie, c'est-à-dire, tout comme à la Cène, au Christ dans l’acte de son sacrifice sanglant. Là réside en effet la source suprême et permanente de l’unité de l’Église militante.

b) Communier, c'est s'associer au mouvement transsubstantiateur qui va du pain et du vin au Christ

Nous avons dit que la transsubstantiation multipliait les présences du Christ, non le Christ. Elle est un changement qui va du pain et du vin au Christ préexistant et inchangé.

Communier au pain et au vin changés en le Christ ce ne sera pas multiplier le Christ au contact de notre multiplicité, mais unifier notre multiplicité au contact de son unité. Ce ne sera pas attirer à soi un Christ particulier, mais être jetés tous ensemble sur le Christ unique.

A l’image du mouvement de transsubstantiation qui dans l’ordre ontologique va du pain et du vin au Christ, la communion est dans l’ordre moral un mouvement qui a pour fin de conduire de la multiplicité des présences du Christ, à travers la Croix unique, jusqu'au Christ unique.

Impossible de communier ainsi au Christ sans former son Corps mystique et son Royaume.

2. Le signe sacramentel, et le signifié

a) Les espèces sont pur signe, le Christ est réalité et signe,le Corps mystique est pure réalité

On se rappelle que la théologie distingue trois aspects dans l’Eucharistie.

1. Il y a ce qu'on voit, c'est-à-dire les espèces du pain et les espèces du vin ; pour autant que leur signification reste précisée par les paroles de la consécration, elles désignent d’une part le corps du Christ donné pour nous, d’autre part, le sang du Christ répandu pour nous ; voilà le pur signe, le pur symbole, le pur sacrement.

2. Il y a ce qu'on croit, c'est-à-dire le corps signifié par les espèces du pain, le sang signifié par les espèces du vin. Comme la présence sacramentelle se réfère tout entière et constamment à la présence naturelle, le Christ se trouve sous les espèces du pain et du vin tel qu'il est lui-même au moment où s'accomplit la transsubstantiation : il était passible au Cénacle, il est maintenant glorieux au Ciel. Mais c'est à travers sa Croix qu'il veut venir à nous et nous attirer à lui. Le Christ sacramenté, c'est-à-dire le Christ glorieux avec son corps donné pour nous et son sang répandu pour nous : voilà la réalité suprême signifiée et contenue par les espèces sacramentelles.

3. C'est la réalité suprême, non la réalité ultime. Le corps et le sang s'unissent ceux qui y participent, et par surcroît les unissent entre eux. Le corps sacramentel du Christ crée ainsi autour de lui le Corps mystique ou ecclésial du Christ. Et si la cause est un signe naturel de son effet, le corps sacramentel, qui est réalité, et réalité suprême, sera en même temps signe, il sera réalité et signe. Le Corps mystique ou ecclésial sera pur effet, pure et ultime réalité.

Le Corps mystique ou ecclésial est donc contenu dans l’Eucharistie comme le signifié dans le signe, et l’effet dans la cause. Les sacrements de la Loi nouvelle contiennent en effet la grâce qu'ils signifient [368]. Cependant, à la différence du corps vrai et sacramentel du Christ, le Corps mystique ou ecclésial n’y est pas contenu dans l’Eucharistie substantiellement ; c'est donc sous ce rapport précis, et par opposition au corps sacramentel, qu'on dira qu'il est « réalité non contenue ».

b) Le Christ sacramenté est le bien commun de l’Église entière

Le Christ est sous le sacrement pour créer et rassembler autour de lui son corps mystique ou ecclésial.

Mais il est plus précieux à lui seul que tout le Corps ecclésial. A propos du texte de saint Paul : « Dieu n'a pas épargné son propre Fils, mais il l’a livré pour nous » (Rom., VIII, 32), saint Thomas maintient que « Dieu aime plus le Christ non seulement que tout le genre humain, mais encore que toute l’universalité des créatures », puisqu'il lui « a donné le Nom qui est au-dessus de tout Nom » (Phil., 11, 9) ; que si pourtant il l’a livré à la mort pour le salut du genre humain, c'est finalement pour lui faire une couronne de tous ceux qu'il aura aimés et sauvés [369]. Dans le Christ et son Corps mystique, il n'y a pas plus de sainteté que dans le Christ seul ; il y a de nouveaux participants à cette sainteté dont le Christ est la source.

Le Christ est sous le sacrement comme le plus grand bien de l’Église : « Le bien commun spirituel de l’Église entière est contenu substantiellement dans le sacrement même de l’Eucharistie [370]. »

c) Il est cause de l’unité de l’Église

Toute l’Église est rassemblée autour du Christ sacramenté comme autour de son foyer.

C'est la présence corporelle du Christ qui a suscité l’Église en Palestine ; c'est la même présence corporelle qui la maintient dans le monde.

L'humanité a besoin, comme la pécheresse, de s'approcher de Jésus pour se sentir pardonnée (Luc, VII, 36-50) ; comme la femme au flux de sang, de le toucher pour être guérie : « Et Jésus dit : - Qui m !a touché ? Comme tous s'en défendaient, Pierre et ceux qui étaient avec lui dirent : - Maître, la foule t'entoure et te presse, et tu dis : - Qui m'a touché ? Mais Jésus répondit : - Quelqu'un m'a touché ` car j'ai connu qu'une vertu était sortie de moi » (Luc, VII, 45-46).

d) Le réalisme sacramentel est garant du réalisme ecclésial, et réciproquement. La contre-épreuve protestante

1. On a fait remarquer que, dans ce rapport du corps sacramentel au corps ecclésial, de la cause à l’effet, c'est tantôt l'un des termes qui est souligné, tantôt l’autre : « Aujourd'hui, c'est surtout notre foi en la présence réelle, explicitée grâce à des siècles de controverse et d’analyse, qui nous introduit à la foi au corps ecclésial : efficacement signifié par le mystère de l’autel, le mystère Je l’Église doit avoir même nature et même profondeur. Chez les anciens, la perspective était souvent inverse. l’accent était mis habituellement sur l’effet plutôt que sur la cause. Mais le réalisme ecclésial dont ils nous offrent partout le témoignage le plus explicite nous garantit du même coup, lorsqu'il en est besoin, leur réalisme eucharistique. Car la cause doit être adéquate à son effet...

2. « En vertu de la même logique interne - et cette contre-épreuve a son prix -, ceux qui dans les temps modernes exténuent l’idée traditionnelle de l’Église corps du Christ, se trouvent exténuer aussi la réalité de la présence eucharistique. C'est ainsi que Calvin s'efforce d’établir une même idée de présence virtuelle du Christ en son sacrement et en ses fidèles. Sa raison est la même en l’un et l’autre cas : car il est au ciel et nous sommes ici-bas en terre. Et le pasteur Claude, lorsqu'il veut écarter le témoignage que les apologistes tirent des Pères en faveur de la doctrine catholique de l’Eucharistie, se voit obligé de contester la portée de leurs textes concernant l’Église. Comment, en effet, l’Eglise serait-elle réellement édifiée, comment tous ses membres seraient-ils rassemblés en un organisme réellement un, par le moyen d’un sacrement qui ne contiendrait qu'en symbole celui dont elle doit devenir le corps et qui seul peut en faire l’unité ?... Présence réelle, parce que réalisante [371] ».

3. Les trois manières de communier

a) La communion spirituelle et sacramentelle

Les Corinthiens avaient interrogé saint Paul sur les viandes consacrées aux idoles. Pouvait-on en manger ? La réponse de l’apôtre est double : il est interdit de prendre part à un banquet de sacrifice, ce serait idolâtrie (x, 14-22) ; dans les repas privés, pourtant, on peut manger de ces viandes, à condition qu'il n'y ait pas de scandale (X, 23 ; XI, 1),

C'est en expliquant le premier point que Paul nous découvre le sens de la communion eucharistique. Il oppose d’une part le culte des chrétiens, d’autre part celui des Juifs et des Gentils. Ici et là, il y a sacrifice et communion à ce sacrifice par la manducation de la victime.

Les Juifs offrent des victimes au vrai Dieu, les Gentils aux idoles. Les idoles ne sont rien en elles-mêmes, tout au plus sont-elles des substituts des démons. Manger la victime offerte aux idoles, faire un avec elle par la manducation pour s'offrir avec elle, c'est faire acte d’idolâtrie. d’où le mot initial de l’apôtre - « Mes bien-aimés, fuyez l’idolâtrie » (x, 14). Comme les Juifs, comme les Gentils, les chrétiens ont un sacrifice auquel ils ont à s'unir par consommation de la victime. d’où les mots déjà cités : « La coupe de bénédiction que nous bénissons n'est-elle pas communion au sang du Christ ? Le pain que nous rompons n'est-il pas communion au corps du Christ ?... » (16). Les chrétiens vont-ils déserter la coupe du Seigneur pour celle des démons, la table du Seigneur pour celle des démons ?

Voici la suite du texte de l’apôtre - « Considérez l’Israël selon la chair : ceux qui mangent les victimes ne sont-ils pas en communion avec l’autel ? Qu'est-ce à dire ? Que la viande sacrifiée aux idoles soit quelque chose ? Ou que l’idole soit quelque chose ? Non, mais ce qu'on sacrifie, c'est à des démons qu'on le sacrifie, et à ce qui n'est pas Dieu. Or, je ne veux pas que vous entriez en commun avec les démons. Vous ne pouvez boire à la coupe du Seigneur et à la coupe des démons ; vous ne pouvez partager la table du Seigneur et la table des démons. Ou bien voudrions-nous provoquer la jalousie du Seigneur ? Serions-nous plus forts que lui ? D (18-22).

La pensée est claire. Il y a un sacrifice auquel les chrétiens ont à s'unir non seulement par la foi et l’amour, mais auquel la foi et l’amour vont les porter à s'unir par la consommation de la victime, en communiant au corps et au sang du Christ, en buvant la coupe et en partageant la table du Seigneur. Voilà la communion à la fois spirituelle et sacramentelle au sacrifice unique du Christ.

b) La communion seulement sacramentelle des pécheurs

A la communion spirituelle et sacramentelle, saint Paul lui-même opposera la communion «seulement sacramentelle [372] » du pécheur, qui en recevant le corps et le sang du Christ mange et boit sa propre condamnation : « Ainsi, chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez la coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu'à ce qu'il revienne. C'est pourquoi, quiconque mangera le pain ou boira la coupe du Seigneur indignement aura à répondre du corps et du sang du Seigneur. Que chacun donc s'éprouve soi-même avant de manger de ce pain et de boire à cette coupe , car quiconque mange et boit, mange et boit sa propre condamnation, s'il n'y discerne le corps du Seigneur» (XI, 26-29).

A ces communions indignes, l’apôtre rapporte les maladies et même les morts corporelles survenues chez les Corinthiens, les considérant comme des avertissements salutaires du Seigneur qui châtie les corps afin de sauver les âmes : « C'est pour cela qu'il y a parmi vous quantité de malades et d’infirmes et que beaucoup sont morts. Si nous nous examinions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés. Mais par ses jugements le Seigneur nous corrige, afin que nous ne soyons point condamnés avec le monde » (XI, 30-32).

c) La communion seulement spirituelle par le désir

Les théologiens appelleront communion « seulement spirituelle [373] » le désir, à toute heure du jour, de rejoindre la Passion du Christ à travers le mystère eucharistique destiné à la perpétuer parmi nous. Saint François disait aux Frères mineurs :

« Quand vous prierez dites : Notre Père et : Nous vous adorons, ô Christ, ici et dans toutes les églises qui sont sur toute la terre, et nous vous bénissons parce que vous avez racheté le monde par votre sainte Croix [374]. »

d) Ces trois manières de communier sont distinguées par le concile de Trente

Le concile de Trente pourra dès lors distinguer trois manières de communier : l’une seulement sacramentelle, qui est sacrilège ; l’autre seulement spirituelle, qui est très sainte, mais inchoative, ébauchée ; la troisième spirituelle et sacramentelle, qui est plénière, parfaite : « Nos prédécesseurs ont exactement et sagement distingué trois manières de recevoir ce saint sacrement. Les uns, enseignent-ils, ne le reçoivent que sacramentellement, tels les pécheurs ; d’autres, que spirituellement, tels ceux qui, sous l’impulsion d’une foi vive et agissante par la charité (Gal., v, 6), forment en eux le désir de recevoir ce pain céleste, et en éprouvent en eux les fruits et les bienfaits ; d’autres enfin, sacramentellement et spirituellement, tels ceux qui s'éprouvent et se préparent pour s'approcher, revêtus de la robe nuptiale (Mat., xXII, ii et suiv.), de cette table divine [375]. »

On lit plus loin : « Le saint concile désirerait qu'à chaque messe les fidèles présents communient non seulement spirituellement, par le désir intérieur, mais encore sacramentellement, par la réception de l’Eucharistie, qui leur apporterait plus abondamment les fruits de ce sacrifice [376]. »

e) Saint François d’Assise et l’Eucharistie

La communion spirituelle conduit de soi à la communion sacramentelle, où elle s'accomplit.

Saint François d’Assise conjurait les chefs des peuples « de recevoir avec amour le très saint corps et le sang très saint de notre Seigneur Jésus-Christ en sa sainte mémoire [377] ».

De lui, Thomas de Celano nous dit « qu'il brûlait d’amour, jusqu'aux moelles, pour le sacrement du corps du Seigneur, et demeurait frappé de stupeur devant cette miséricorde pleine de charité, et surtout devant cette charité si miséricordieuse. Ne pas entendre chaque jour au moins une Messe, lorsqu'il n'avait pas d’empêchement, lui aurait paru une faute grave. Il communiait souvent et si pieusement que sa piété se communiquait aux autres. Il apportait à cette action si sainte tout son recueillement, faisait à Dieu le sacrifice de tous ses membres, et, en recevant l’Agneau immolé, il immolait son esprit dans le feu qui brillait toujours sur l’autel de son coeur [378] ».

Il supplie ses Frères « de témoigner toutes sortes de respects et d’honneurs au très saint corps et au sang de Notre Seigneur Jésus-Christ, par qui tout ce qui était dans le ciel et sur la terre a été pacifié et réconcilié avec le Père tout-puissant [379] ». Il prescrit que « partout où le très saint corps de notre Seigneur Jésus-Christ sera laissé ou abandonné coupablement, on l’enlève de ce lieu pour le placer et le poser dans un lieu précieux [380] ». Celano écrit : « Parce que la France aimait le corps du Christ, il chérissait ce pays et désirait y mourir à cause du respect qu'on y avait pour les choses saintes [381]. »

Des Frères qui seront prêtres, il demande qu'il célèbrent « avec une intention sainte et pure, non pour un motif terrestre..., que leur intention tout entière, autant que le permet la grâce du Tout-Puissant., n'aille qu'au seul souverain Seigneur, et ne cherche qu'à lui plaire... Si quelqu'un agit autrement, il devient un autre traître Judas, il est responsable du corps et du sang du Seigneur [382] ». Sa dévotion pour l’Eucharistie lui faisait rendre aux prêtres des honneurs capables à chaque instant de les bouleverser : « Il disait souvent : - S'il m'arrivait de rencontrer en même temps un saint descendu du ciel et un pauvre petit prêtre, je commencerais par rendre mes hommages au prêtre et je me précipiterais pour lui baiser les mains. Je dirais : - Attendez saint Laurent, car ces mains touchent le Verbe de vie et possèdent un pouvoir surhumain. [383] »

4. Le contact sensible avec les espèces et le contact spirituel avec le Christ

a) l’union fugitive par manducation est le symbole et la cause « ex opere operato » de l’union durable de charité

La manducation, où l’aliment devient la propre substance du vivant, en d’autres mots l’union d’assimilation, est l’union la plus étroite et la plus intime qui se puisse découvrir dans l’ordre des corps.

Or cette union naturelle par voie d’assimilation n'est, dans la communion eucharistique, que le sacrement, c'est-à-dire le signe et le moyen d’une union plus haute et surnaturelle. Le contact sensible du chrétien avec les espèces sacramentelles visibles qu'il consomme, et où Jésus est invisiblement mais réellement, non localement mais substantiellement présent, est le symbole, expressif sans doute mais combien imparfait, et le moyen, l’instrument, d’un contact invisible, spirituel, où l’âme fervente, telle la pécheresse chez le Pharisien (Luc, vii), ou telle Marie de Béthanie (Marc, xiv, Jean, XII), rencontre par la foi et l’amour le Christ, lequel, pour l’attirer plus avant dans le drame de sa Passion rédemptrice, verse en elle la plus intime, la plus christoconformante de ses grâces, celle se parfait et se consomme la vie spirituelle ici-bas.

La rencontre avec le Sauveur est fugitive, momentanée, car sa présence corporelle en nous ne dure que l’espace de temps où les espèces sacramentelles sont encore inaltérées ; mais elle suffit pour apporter à l’âme chrétienne « ex opere operato » -, c'est-à-dire non certes indépendamment de ses dispositions, au-delà d’elles pourtant et proportionnellement à elles, en sorte que s'approchant avec deux elle reçoit quatre, s'approchant avec trois elle reçoit six -, la même sorte de participation durable à la charité du Christ, la même sorte d'entrée dans le mystère de sa Croix qu'il a voulu communiquer à ses disciples au soir de la Cène.

b) Rencontrer Jésus, c'est rencontrer la Trinité

Toutes les significations de la rencontre sacramentelle avec Jésus sont contenues dans saint Jean : « Si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme ni ne buvez son sang, vous n'aurez pas la vie en vous. Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle et je le ressusciterai au dernier jour. Car ma chair est vraiment une nourriture et mon sang vraiment une boisson. Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui... » (VI, 53-56).

Et rencontrer Jésus, c'est être jeté par lui immédiatement, il nous l’a dit, dans le foyer même de toute la Trinité : « Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera, et nous viendrons à lui, et nous ferons chez lui notre demeure » (XIV, 23),

5. l’incorporation au Christ par le Baptême et par l'Eucharistie

a) L’incorporation initiatique du Baptême

1. « Ceux que d’avance il a discernés, Dieu les a prédestinés à être conformes à l’image de son Fils, pour qu'il soit le premier-né d’une multitude de frères » (Rom., VIII, 29). La conformité au Christ en gloire présuppose la conformité au Christ en grâce, donnée normalement par le Baptême et par l’Eucharistie ; et c'est à la Passion du Christ que ces deux sacrements majeurs tendent à nous incorporer, l’un d’une manière initiale, l’autre d’une manière consommée.

2. Le Baptême est le sacrement initiatique aux profondeurs du mystère du Christ. La grâce qu'il communique est une participation de celle qui, pour racheter et sauver le monde, a poussé Jésus dans la Passion, la Mort, la Résurrection. Elle tend donc à produire en nous des effets analogues, à nous pousser dans la mort, la passion, la résurrection de Jésus, pour racheter le monde avec lui, Tout l’itinéraire qui réclame en nous la mort du vieil homme et la naissance d’un homme nouveau, d’un vrai membre du Christ, les exigences parfois terribles de cet itinéraire - qu'on pense aux souffrances des martyrs, aux nuits du sens et de l’esprit des mystiques - tout cela est comme inscrit et précontenu dans la grâce du Baptême, telle la fleur dans la graine, et demande à s'épanouir.

3. C'est la doctrine même de l’apôtre : « Ignorez-vous que, baptisés dans le Christ Jésus, c'est dans sa mort que tous nous avons été baptisés ? Nous avons donc été ensevelis avec lui par le Baptême dans la mort, afin que, comme le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, 'nous vivions nous aussi dans la nouveauté de vie. Car si nous avons été insérés en lui par la conformité à sa mort, nous le serons aussi quant à la résurrection ; comprenons-le, notre vieil homme a été crucifié avec lui pour que fût détruit ce corps de péché, afin que nous cessions d’être asservis au péché ; car qui est mort est affranchi du péché. Mais si nous sommes morts avec le Christ, nous croyons que nous vivrons aussi avec lui... » (Rom., VI, 3-8).

b) L’incorporation plénière de l’Eucharistie

Ce que le Baptême a commencé, l’Eucharistie demandera de le consommer ; ce qu'il a semé, elle tendra de soi à l’épanouir. Elle est une nouvelle instance destinée à faire entrer plus avant dans la Passion du Sauveur, à incorporer plus intimement à son sacrifice rédempteur. La Passion n'est-elle pas commencée quand Jésus l’institue et la donne aux disciples ? « Le Seigneur Jésus, la nuit où il fut livré, prit du pain et, après avoir rendu grâces, le rompit en disant : - Ceci est mon corps, qui est pour vous ; faites ceci en mémoire de moi. De même après le repas, il prit la coupe en disant : - Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang ; toutes les fois que vous en boirez, faites-le en mémoire de moi. Ainsi, chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez la coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu'à ce qu'il revienne » (I Cor., xi, 23-26). Annoncer la mort et la résurrection du Seigneur, c'est accepter d’entrer vivant dans le sillage de cette mort et de cette résurrection.

c) Le caractère eschatologique de l’Eucharistie

Comme Israël dans sa marche vers la Terre promise était soutenu par l’eau du rocher et la manne, ainsi l’Église en marche vers la Patrie des Fins dernières est confortée mystérieusement par le Baptême et l’Eucharistie (I Cor., x, 1-5). Le caractère eschatologique de nos sacrements culmine dans l’Eucharistie : elle contient le corps du Ressuscité, qui a promis de nous ressusciter au dernier jour (Jean, VI, 39, 40, 54). Dans la présence eucharistique du Christ glorieux, les premiers chrétiens voyaient spontanément une anticipation de son apparition à la fin des temps.

d) Le désir de corédemption chez Marie de l’Incarnation et chez sainte Catherine de Sienne

Manger ce pain et boire la coupe, c'est manger et boire soi-même, avec le corps et le sang du Sauveur, son grand désir de sauver le monde : «J'ai désiré d’un grand désir manger avec vous cette Pâque avant de souffrir » (Luc. xXII, 14).

On peut deviner que c'est dans les grandes âmes, ouvertes aux choses du ciel et où plus rien, dans le conscient ni dans l’inconscient, ne crée d’entrave à l’influx divin, que se découvriront pleinement les effets des sacrements et que se manifestera la nature des grâces sacramentelles christoconformantes, versées au monde pour y constituer le corps mystique du Christ. Et cela se produira plus qu'en tout autre rencontre sacramentelle, en la rencontre de la communion eucharistique s'il est vrai qu'elle est par excellence le sacrement de la consommation de la vie spirituelle, de l’unité et du rassemblement de l’Église autour du sacrifice rédempteur.

Parlant des épreuves dont l’amour s'accompagne, Marie de l’Incarnation déclare que le plus grand soulagement que puisse trouver l’âme est dans la communion journalière, où elle est assurée qu'elle possède la vie de Jésus : « Non seulement la foi vive le lui dit ; mais il lui fait expérimenter que c'est lui, par une liaison et union d’amour dont il la fait jouir d’une manière inexplicable. Quand tout le monde ensemble lui aurait dit que celui qui est dans l’Hostie n'est pas le suradorable Verbe incarné, elle mourrait pour assurer que c'est lui [384]. » Ce sont sans doute ces contacts qui lui inspiraient de presser Dieu d’exaucer la supplication rédemptrice du Christ : « 0 Père, que tardez-vous ? Il y a si longtemps que mon Bien-Aimé a répandu son sang ! Je postule pour les intérêts -de mon Époux, lui disais-je. Vous garderez votre parole, ô Père, car vous lui avez promis toutes les nations [385]. »

Deux siècles et demi plus tôt, après une nuit de veille, sainte Catherine de Sienne, éclairée sur la perte des âmes et la tribulation de l’Église, mais confiante que Dieu saurait pourvoir à tant de maux, attendait ardemment l’heure de la Messe - « parce que dans la communion, l’âme plus doucement resserre les liens entre elle et Dieu et connaît mieux sa vérité : elle est en Dieu et Dieu en elle, comme le poisson dans la mer et la mer dans le poisson » -, afin d’adresser au Père éternel ses vastes demandes pour la réforme de l’Église et le salut du monde entier [386].

e) Saint Jean de la Croix et saint Benoît-Joseph Labre

1. Les chrétiens qui s'approchent de l’Eucharistie savent qu'elle est un mystère ineffable, que l’image qu'ils se forment de leurs communions, même dans les meilleurs cas, est misérable, comparée à ce qu'elle laisse inexprimé ; qu'ils doivent se rappeler qu'on ne connaît ici-bas les choses divines qu'en voyant qu'elles sont toujours à découvrir et qu'il faut tenter sans cesse de passer outre : « Cherche à te contenter non de ce que tu comprends de Dieu, disait Jean de la Croix, mais de ce qu'en lui tu ne comprends pas ; ne t'arrête pas à mettre ton amour et tes délices dans ce que tu entends ou sens de lui, mets-les plutôt en ce que de lui tu ne peux ni entendre ni sentir : voilà ce qu'on appelle chercher Dieu dans la foi [387]. » On connaît le poème sur la Source cachée qu'il composa dans son cachot de Tolède :

Cette source éternelle bien est blottie
Au pain vivant afin de nous donner vie
Mais c'est de nuit

Elle est là criant, vers toute créature
Qui de cette eau s'abreuve mais à l’obscur
Car c'est de nuit

Cette source vive à qui tant me convie
Mon désir, je la vois en ce pain de vie
Mais c'est de nuit [388]

Il était fasciné par le mystère de la présence réelle. « La nuit, dépose Alphonse de la Mère de Dieu, le saint avait coutume de descendre avec sa cape devant le très saint Sacrement. Après être resté en oraison un long moment à genoux, sur les marches de l’autel, il posait sa tête sur sa cape pliée afin de reposer un peu, puis il reprenait son oraison [389]. » Martin de Saint-Joseph dépose à son tour : « Un jour, vers l’année i5go, le saint Père disait la messe au couvent de Baeza ; après avoir communié, il resta tout absorbé, le calice en main. Il était si hors de lui qu'il ne se souvint pas de finir la Messe et quitta l’autel pour s'en aller. » Alors une femme du peuple s'écria : « Appelez les anges, pour qu'ils viennent achever cette Messe [390] ! »

2. Et quelle vie de saint aura été plus intensément aimantée, plus silencieusement éblouie par le mystère eucharistique que celle de saint Benoît-joseph Labre, qui s'en allait chercher la présence réelle par toutes les églises de Rome dès qu'elles s'ouvraient pour une bénédiction ou une exposition du Saint Sacrement, et qu'on appelait là-bas le pauvre des Quarante Heures ?

Un siècle plus tard, Charles de Foucauld, au sein du Sahara nous livrera, en lui faisant écho, le secret d’amour du pauvre des Quarante-Heures : « J'aime tant Rome ! C'est là qu'il y a le plus de tabernacles, là que Jésus est corporellement le plus. Un de mes rêves aurait été de rétablir le culte à la petite chapelle du Quo vadis ? de la via Appia [391]. »

6. Le triple symbolisme de l’Eucharistie nous découvre ses effets

a) Le pain et le vin indiquent le corps et le sang du Christ

1. Les effets de la communion eucharistique sont multiples : ils ont la liberté et l’imprévisibilité d’une venue de Dieu dans l’âme. Ils peuvent tour à tour la consoler ou la désoler, l’illuminer ou la submerger par quelques remous venus de la nuit d’agonie du Sauveur, la confondre par la vue de ses propre impuissances et indigences, ou lui découvrir la passion de l’Ëglise crucifiée sur les cinq continents et les détresses de l’humanité. Cependant toute la multiplicité de ces effets tend à une seule fin, la consommation de la vie spirituelle.

La communion eucharistique donne la vie : « Si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme ni ne buvez son sang, vous n'aurez pas la vie en vous » (Jean, vi, 53) ; mais elle la donne autrement que le Baptême, avec des modalités nouvelles qui lui sont propres. Quelles sont-elles ? La voie directe pour surprendre le secret des grâces sacramentelles est de se rendre attentif au symbolisme de chacun des sacrements. Laissons-nous donc instruire par le symbolisme de l’Eucharistie [392].

2. Le pain et le vin, sur lesquels ont été prononcées les paroles de la consécration et dont subsistent les apparences, signifient tout d’abord le corps et le sang du Christ : le Christ, né de la Vierge, est présent sous le sacrement. On saura donc qu'il vient faire sacramentellement dans chaque fidèle par la communion ce qu'il est venu faire visiblement dans le monde par l’Incarnation ; il veut se donner à chacun, à toi, à moi, après s'être en une fois donné à tous.

Mais le Christ, maintenant glorieux, continue d’être signifié sous les apparences séparées du pain et du vin, comme à la Cène où son corps est donné pour nous et son sang répandu pour nous. C'est donc à travers l’acte de son sacrifice sanglant qu~il continue de venir à nous ; et, en nous demandant de manger et de boire sacramentellement son corps et son sang, il nous invite à entrer mystérieusement à notre tour, pour une part, dans le drame de sa Passion et dans l’oeuvre de la rédemption du monde.

b) Le pain et le vin indiquent une nourriture et un réconfort

Plus que la réfection matérielle qui le précédait, ce que saint Paul appelle « le repas du Seigneur » (I Cor., XI, 20), C'est évidemment la « participation au Pain unique » (I Cor., x, 17).

Dans les sacrifices anciens, la manducation de la victime était en même temps nourriture et réconfort. Ici, les espèces sacramentelles vont signifier que, ce que le manger et le boire sont pour la vie biologique, la communion eucharistique l’est pour la vie spirituelle : elle réconforte, elle vivifie, elle exalte, elle enivre :

Dedit fragilibus
Corporis ferculum
Dedit et tristibus
Sanguinis poculum
Dicens : - Accipite
quod trado vasculum
Omnes ex eo bibite [393]

Ailleurs saint Thomas écrit : « Ce sacrement confère la grâce avec la vertu de charité. Aussi saint Jean Damascène le compare-t-il au charbon ardent que voit Isaïe, vi, 6. Le charbon n'est pas simple bois. mais bois et feu : ainsi le pain de la communion n'est pas simple pain, mais uni à la divinité.

» Saint Grégoire le Grand dit que l’amour de Dieu n'est pas oisif, qu'il opère, partout où il survient, de grandes choses. Or, si l’on regarde à la vertu propre de ce sacrement, la grâce, la vertu de charité, n'y est pas seulement conférée quant à sa racine (habitus), elle y est en outre provoquée à l’acte, au sens où saint Paul écrit, II Cor., v, 14 : La charité du Christ nous presse.

» C'est la raison qui fait que par la vertu de ce sacrement l’âme est spirituellement réconfortée, car elle est spirituellement délectée et comme enivrée par la douceur de la bonté divine, selon ce qui est marqué au Cantique, v, I - Mangez, ô mes amis, buvez et enivrez-vous, ô bien-aimés [394]. »

c) Le pain et le vin indiquent une union du multiple

La communion sacramentelle, précise saint Thomas, nourrit spirituellement en nous unissant au Christ et à ses membres, comme l’aliment s'unit à qui le prend [395] . Faire un avec le Christ, c'est dans la même mesure construire son Église. l’union de charité qui assimile les fidèles au Christ et les unit par là-même entre eux, comme participant, selon saint Paul, à un Pain unique (I Cor., x, 17), l’union même du Corps mystique va se trouver elle aussi symbolisée par les espèces sacramentelles. On l’a pensé de très bonne heure. Les grains de blé et les grains de raisin, unis par la cuisson et la fermentation pour faire un seul pain et un seul vin, sont devenus dès lors indiscernables et partant inséparables : ainsi les chrétiens unis par la charité.

On connaît la prière de la Didachè : « Quant à l’Eucharistie, rendez grâces ainsi. d’abord pour le calice : - Nous te rendons grâces, ô notre Père, pour la sainte Vigne de David ton serviteur, que tu nous as fait connaître par Jésus ton serviteur ; gloire à toi dans les siècles !

» Puis pour le pain rompu Nous te rendons grâces, ô notre Père, pour la vie et la science que tu nous as fait connaître par Jésus ton serviteur ! Gloire à toi dans les siècles !

» Comme ce pain rompu, autrefois disséminé sur les collines a été recueilli pour devenir un seul tout, qu'ainsi ton Eglise soit rassemblée des extrémités de la terre dans ton royaume, car à toi est la gloire et la puissance par Jésus-Christ dans les siècles !...

» Souviens-toi, Seigneur, de délivrer ton Église de tout mal, et de la rendre parfaite dans ton amour. Rassemble-la des quatre vents, cette Église sanctifiée, dans ton Royaume que tu lui as préparé, car à toi est la puissance et la gloire dans les siècles ! Que vienne la grâce et que passe ce monde [396] ! »

Pensant au Corps ecclésial, saint Augustin à son tour écrira que « le Seigneur Jésus a signifié son corps et son sang par des éléments unifiant en eux le multiple, l’un fait d’innombrables grains, l’autre d’innombrables raisins [397] ». Et c'était déjà du Corps ecclésial - effet sans doute du corps sacramentel - que le même docteur avait dit, un peu avant : « Ô sacrement de piété, ô signe d’unité, ô lien de charité [398]. »

d) l’Eucharistie donne la vie éternelle et efface le péché

1. Le Sauveur précise que la vie donnée par la communion eucharistique est la vie éternelle. Elle commence ici-bas dans la grâce, s'épanouira dans la gloire, et aura puissance de transfigurer les corps : « Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et je le ressusciterai au dernier jour » (Jean, VI, 54). Elle prépare le Royaume eschatologique.

2. Il est clair, en outre, qu'en enflammant la charité de l’âme, la communion sacramentelle détruit par surcroît du même coup les fautes vénielles, voire, s'il s'en trouvait dont on n'eût pas conscience, les fautes mortelles [399].

e) Les raisons de l’institution de l’Eucharistie selon le concile de Trente

On voit par ce qui précède sous quels titres généraux saint Thomas range dans la Somme les principales données scripturaires et patristiques concernant les effets de la communion sacramentelle.

Le concile de Trente a touché aux mêmes points en exposant les raisons de l’institution de ce sacrement : « Au moment de quitter ce monde pour aller au Père, le Sauveur a institué ce sacrement, mémorial de ses merveilles, où il a versé toutes les richesses de son amour pour les hommes ; il nous a donné le précepte de le recevoir, afin d’honorer sa mémoire et d’annoncer sa mort, jusqu'à ce qu'il revienne pour juger le monde.

» E a voulu que nous recevions ce sacrement comme l’aliment spirituel qui entretient et fortifie nos âmes, les faisant vivre de la vie même de celui qui a dit : Qui me mange vivra par moi [400] ; et comme l’antidote qui nous délivre de nos fautes quotidiennes et nous préserve des péchés mortels.

» Il a voulu en outre qu'il soit pour nous un gage de la gloire future et de la félicité éternelle ; et le symbole de ce Corps unique dont il est lui-même la Tête, et auquel il désire que nous soyons attachés comme membres, par les liens très étroits de la foi, de l’espérance, de la charité, afin que nous ayons tous même sentiment et qu'il n'y ait point parmi nous de divisions [401]. »

f) Les trois oraisons du Missel avant la communion

Les effets de la communion eucharistique peuvent se lire dans tant d’admirables prières, hymnes de saint Thomas d’Aquin, Adoro te, Anima Christi, etc., composées au cours des siècles par la piété chrétienne pour aider à s'y préparer ou à en rendre grâces. Transcrivons ici seulement les trois oraisons du Missel qui précèdent la communion :

« Seigneur Jésus-Christ qui avez dit à vos apôtres le vous laisse ma paix, je vous donne ma paix, ne regardez pas mes péchés mais la foi de votre Église, et daignez selon votre volonté la pacifier et la rassembler.

» Seigneur Jésus-Christ qui, par la volonté du Père et avec la coopération de l’Esprit saint, avez par votre mort vivifié le monde ; délivrez-moi par votre corps et votre sang très sacrés et très saints de toutes mes iniquités et de tous maux : faites que j'adhère toujours à vos commandements et ne permettez pas que je sois jamais séparé de vous.

» Que la rencontre avec votre corps, Seigneur Jésus-Christ, que j'ose recevoir malgré mon indignité, n'entraîne pour moi ni jugement ni condamnation ; mais par votre miséricorde, qu'elle me serve de sauvegarde et de remède pour l’âme et pour le corps. »

g) « Postcommunion »

Mais qui dira les délicatesses infinies de ce dialogue entre l’âme et son Dieu ? C'est un monde de silences que seule la poésie peut évoquer.

« On se sent la toute petite chose que l’on est
Que l’on se savait être
Maintenant on le sait dans l’esprit
Et dans l’âme et dans le corps
On voit ce vide avec une joie simple
Il y a une lumière dans ce vide
Elle vient d’ailleurs
Elle ne désigne rien que ce vide
Et cet ailleurs
On est sans défense mais aussi sans crainte
C'est le repos de ce qui est sans défense
Et qui ne veut plus rien défendre en soi
Pas même sa vie - peut-être
Tout le trésor des souffrances passées
Toujours présentes
Repose en paix et dit un chant d’appel
A la miséricorde
Ma misère est avec moi comme une chose
Dont un miracle aurait soustrait le poids [402] ».

7. La communion sous une ou deux espèces

a) La communion sous une seule espèce ne se justifie que dans la perspective de la présence réelle

1. On se rappelle les paroles de l’annonce de l’Eucharistie

« Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle et je le ressusciterai au dernier jour » (Jean, VI, 54).

Et les paroles de l’institution : « Or pendant qu'ils mangeaient, Jésus, ayant pris du pain et dit une bénédiction, le rompit et l’ayant donné aux disciples dit : - Prenez. Mangez. Ceci est mon corps. Et ayant pris une coupe et ayant rendu grâces, il la leur donna en disant : - Buvez en tous, car ceci est mon sang, le sang de l’Alliance... » (Mat., XXVI, 26-28).

Il faut manger la chair et boire le sang. C'est le précepte formel du Christ.

2. Est-il possible dès lors de justifier l’usage de la communion sous une seule espèce dans le rit latin actuel ?

Notre réponse sera brève.

Non, si l’on nie la présence réelle. Car alors manger le pain et boire le vin, ce n'est pas manger le corps ni boire le sang du Christ, pour s'unir en la consommant à la victime même immolée ; c'est accomplir un simple rite figuratif qui, partagé en deux, perdrait toute signification.

Oui, si l’on croit la présence réelle. Car alors manger le pain et boire la coupe, c'est manger le corps et boire le sang du Christ. Il est maintenant glorieux ; nous savons « que le Christ une fois ressuscité des morts ne meurt plus, que la mort ne le domine plus » (Rom., vi, 9), que son corps et son sang ne sont plus séparés, que, où est son corps est aussi son sang, et que dès lors en le recevant sous les seules espèces soit du pain soit du vin, on le reçoit tout entier, tel qu'il est dans sa gloire. l’on mange sa chair et l’on boit son sang.

Le XIIe siècle verra s'amorcer en Occident l’abandon de la communion sous les deux espèces. Le facteur qui contribuera d’une manière décisive à répandre le nouvel usage sera, en effet, «l'explicitation du dogme, montrant clairement le Christ présent tout entier sous chaque espèce,par concomitance [403] ».

b) Le symbolisme sacramentel est sauvegardé dans la communion sous une seule espèce

Le Christ glorieux ne veut venir à nous qu'à travers l’acte de son sacrifice ; c'est pourquoi les espèces du pain et du vin, séparées sur l’autel, nous rappellent respectivement son corps donné pour nous, son sang répandu pour nous. Nous le recevons tout entier sous chacune des espèces, qui sont disjointes, pour figurer sa mort sanglante. Ce symbolisme est essentiel au sacrement. Est-il sauvegardé dans la communion sous une seule espèce ? En d’autres termes, recevoir le Christ sous une seule espèce, séparée de l’autre, est-ce détruire ou respecter le symbolisme de la disjonction violente du corps et du sang au moment de la mort ? La réponse est claire [404].

Le symbolisme essentiel du sacrement, révélateur de ses effets spirituels est encore, c'est le second point, celui du réconfort, de la réfection, de la communication de la vie. Ce symbolisme est sauvegardé lui aussi sous la seule espèce du pain « Voici le pain descendu du ciel ; il n'est pas comme celui qu'ont mangé nos pères : eux sont morts ; qui mangera ce pain vivra éternellement » (Jean, VI, 58) [405].

Le troisième symbolisme, celui de la multiplicité des fidèles rassemblés dans l’unité de l’Église, est manifesté à son tour soit par le pain unissant dans la cuisson la multitude des grains de blé, soit par le vin unissant dans la fermentation la multitude des grains de raisin.

c) Dès lors la question relève non du droit divin, mais du droit ecclésiastique

Dès lors, la communion sous une ou deux espèces n'est pas une question de droit divin, de validité ou d’invalidité, mais une question de droit ecclésiastique, de licéité ou d’illicéité. En droit divin trois usages sont possibles. l’Église pour des raisons graves pourra faire prévaloir l’un d’entre eux.

d) Les diverses disciplines de l’Église

Quelle a été sa conduite au cours des siècles [406] ?

1. La communion sous les deux espèces prévaut presque universellement en Orient et en Occident, depuis les temps apostoliques jusqu'au XlIe siècle.

Parallèlement à cette coutume, on rencontre l’usage de la communion sous une seule espèce, surtout en dehors des églises. La communion sous l’espèce du pain est assez fréquemment autorisée dans les maisons privées pendant les premiers siècles. C'est le pain eucharistique qu'on porte aux absents, que gardent les anachorètes, qu'on donne aux malades ; on le distribue même dans les églises, comme l’attestent bien des textes recueillis en Orient et en Occident ; c'est lui seul qu'on recevait aux messes des présanctifiés célébrées en carême tous les jours de jeûne.

Pendant la même période, la communion était donnée aux petits enfants sous l’espèce du vin, la seule qui fût possible pour eux [407].

2. C'est au XIIIe siècle que prévaut en Occident l’usage de la communion sous une seule espèce, tant pour les laïques que pour les prêtres qui ne célèbrent pas.

Saint Thomas note qu’en certaines régions, vu la multitude croissante des fidèles où se trouvent des vieillards et des enfants, on ne donne plus la communion sous les espèces du vin, par crainte de voir se répandre le précieux sang [408].

e) Les décisions du concile de Constance et du concile de Trente

Le concile de Constance, XIIje session, 15 juin 1415, défend la légitimité de cet usage contre une réaction suscitée par des partisans du calice, surnommés de ce fait calixtins [409].

Le concile de Trente, XXIe session, 16 juillet 1562, définit trois points : 1° Il n'existe pas d’obligation de droit divin pour les laïques et les clercs qui ne célèbrent pas, de communier sous les deux espèces ; 2° l’Église a le pouvoir, la substance des sacrements étant sauve, de déterminer à chaque époque la meilleure manière de les dispenser ; 3° La communion sous une seule espèce nous donne le Christ tout entier et le vrai sacrement [410].

f) Un texte de L. Duchesne

Dans sa réponse à l’Encyclique du patriarche Anthime du 29 septembre 1895, L. Duchesne écrit : « Le dernier grief liturgique a rapport à l’usage du calice. Il est sûr qu'en supprimant la communion sous l’espèce du vin ou plutôt en la réservant à peu près aux seuls prêtres, l’Église romaine a rompu avec un usage antérieur. Elle ne l’a pas fait sans regret ni sans soulever d’opposition ; mais elle a cru devoir passer outre, pour de graves raisons dans le détail desquelles je n'ai pas à entrer ici.

» L’encyclique patriarcale lui reproche d’avoir violé en ceci un précepte divin, formellement énoncé dans l’Évangile. Cela serait bien extraordinaire, car l’Église romaine, pas plus que l’Église grecque, ne se reconnaît le droit de toucher aux choses de droit divin.

» Considérons ceci de plus près. Le texte évangélique invoqué par sa Béatitude est tiré du récit de la Cène dans saint Matthieu. Le Sauveur, présentant le calice à ses apôtres, leur dit : - Buvez-en tous. De cette invitation adressée à tous les convives de la dernière Cène, on fait un précepte inculqué à tous les chrétiens de tous les siècles. C'est une exégèse excessive. Elle est réfutée non seulement par le texte auquel on l’applique, mais par le passage parallèle de saint Marc : - Il prit le calice, rendit grâces, et le leur donna ; ils y burent tous. Qui, ils ? Évidemment, les apôtres.

» Il n'y a aucun précepte du Seigneur. Du reste, ne sait-on pas que la communion sous la seule espèce du pain remonte, il est vrai comme exception, jusqu'aux temps les plus lointains. l’Eucharistie que les chrétiens conservaient chez eux en temps de persécution, celle que l’on donnait ordinairement aux malades, celle même qui servait aux communions privées quand elles se faisaient à l’église, était l’Eucharistie sous l’espèce du pain, et celle-là seule. La liturgie des présanctifiés, commune aux rits latins et grecs, mais plus fréquente dans ces derniers, exclut la consécration du vin. Ici, comme pour le Baptême [411], l’Église latine, s'inspirant des circonstances, a fait passer la forme exceptionnelle à l’état de forme ordinaire. Elle n'a point excédé son droit [412]. »

8. La sainte réserve

Les hosties consacrées non distribuées aux assistants seront conservées dans les églises comme une « sainte réserve [413] ».

On ira les chercher pour les porter aux malades et aux infirmes, et pour les donner, à toute heure du jour ou de la nuit, en viatique aux mourants, afin de les conforter dans leur passage du temps à l’éternité [414].

Les fidèles viendront visiter cette mystérieuse présence réelle, qui transforme nos églises, et sans laquelle il semble que la vie ne serait plus supportable.

On la portera en procession dans les régions de foi, en souvenir du temps où le même Sauveur, en son état passible, parcourait les chemins de Palestine. On lui demandera de bénir les foules.

A ceux qui cherchent ce qu'une exposition ou une bénédiction du Saint Sacrement peuvent ajouter à sa présence cachée dans le tabernacle, on répondra que ces solennités et ces cérémonies sont des sacramentaux par lesquels l’Église, qui est l’Épouse, enveloppant dans sa prière celle de ses enfants, espère ouvrir leur coeur à plus de dévotion et de ferveur.

Au cours du temps, note l’Encyclique Mediator Dei, sont apparues des manifestations nouvelles du culte eucharistique « comme par exemple les visites quotidiennes de dévotion au Saint Sacrement, les bénédictions du Saint Sacrement, les processions solennelles dans les villes et les villages, les congrès eucharistiques, les adorations publiques du Saint Sacrement, parfois brèves, parfois prolongées durant quarante heures, ou même continuées toute l’année dans diverses églises à tour de rôle [415] ».

9. « Les voiles qui couvrent Dieu »

Dans la quatrième lettre à Mlle de Roannez [416]., fin d’octobre 1956, Pascal écrit :

« Si Dieu se découvrait continuellement aux hommes, il n'y aurait point de mérite à le croire ; et s'il ne se découvrait jamais, il y aurait peu de foi... Cet étrange secret dans lequel Dieu s'est retiré, impénétrable à la vue des hommes, est une grande leçon pour nous porter à la solitude loin de la vue des hommes.

» Il est demeuré caché sous le voile de la nature qui nous le couvre, jusque lIncarnation ; et quand il a fallu qu'il ait paru, il s'est encore plus caché en se couvrant de l’humanité. E était bien plus reconnaissable quand il était invisible, que non pas quand il s'est rendu visible. Et enfin, quand il a voulu accomplir la promesse qu'il fit à ses apôtres de demeurer avec les hommes jusqu'à son dernier avènement, il a choisi d’y demeurer dans le plus étrange et le plus obscur secret de tous, qui sont les espèces de l’Eucharistie. C'est ce sacrement que saint Jean appelle dans l’Apocalypse, 11, 17, une manne cachée ; et je crois qu'Isaïe le voyait en cet état, lorsqu'il dit en esprit de prophétie, XLV, 15 : Véritablement tu es un Dieu caché. C'est là le dernier secret où il peut être... »

Certains « voyant les effets naturels, les attribuent à la nature, sans penser qu'il y en ait un autre auteur ». d’autres, « voyant un homme parfait en Jésus-Christ, n'ont pas pensé à y chercher une autre nature : Nous n'avons pas pensé que ce fût lui, dit encore Isaïe, LXIII, 3 ». d’autres enfin « voyant les apparences parfaites du pain dans l’Eucharistie, ne pensent pas à y chercher une autre substance ».

« Toutes choses couvrent quelque mystère ; toutes choses sont des voiles qui couvrent Dieu. Les chrétiens doivent le reconnaître en tout. »

Après trois cents ans, Pascal faisait ainsi écho à une strophe de l’Adoro te :

In cruce latebat
Sola Deitas
At hic latet simul
Et humanitas
Ambo tamen credens
Atque confitens
Peto quod petivit
Latre poenitens [417]

10. l’Église se resserre instinctivement autour de la présence réelle

Il est certain que l’Église, à mesure qu'elle avance dans le temps, éprouve le besoin de se rassembler davantage autour de la présence eucharistique. Elle sent croître autour d’elle les puissances de l’Antéchrist ; mais en même temps la charité qui vit en elle lui fait découvrir toujours plus nettement la secrète dispensation du Christ qui, l’ayant fondée par sa présence corporelle, veut l’accompagner de sa même présence corporelle tout au long de son pèlerinage terrestre. Il serait facile de multiplier les signes de cette conscience initiale de l’Église et de sa progression dans le temps. Nous en avons donné plusieurs dans ce chapitre. En voici encore, au hasard, quelques-uns.

a) Deux inscriptions du IIe siècle

1. Dès le principe, l’Église sait profondément, mystérieusement, que le foyer de son unité réside dans le sacrement où le Christ, maintenant glorieux, l’attire à lui à travers le mystère de sa Croix rédemptrice.

Qu'on se rappelle l’enseignement de saint Paul : « La coupe de bénédiction que nous bénissons n'est-elle pas communion au sang du Christ ? Le pain que nous rompons n'est-il pas communion au corps du Christ ? Puisqu'il y a un seul Pain, nous sommes, nous tous, un seul Corps, car tous nous participons A Pain unique » (I Cor., x. 16-17).

2. l’inscription d’Abercius, découverte en 1883 à Hiéropolis, et qu'il faut dater de la fin du IIe siècle, montre l’Église unie par le sceau du Baptême et le banquet de l’Eucharistie. Abercius, évêque d’Hiéropolis en Phrygie, songe, à l’âge de 72 ans, à rédiger son épitaphe, sous le voile d’un symbolisme dont l’archéologie chrétienne nous donnera la clef. Il a voyagé jusqu'à Rome et jusqu'à l’Euphrate. Partout des frères l’ont reçu ; la foi lui a donné à manger, avec le pain et un vin délicieux, un Poisson pêché par une Vierge pure (Marie ? l’Église ? toutes deux ?) :

« Mon nom est Aberkios ; je suis disciple d’un Pasteur pur, qui paît ses troupeaux de brebis par monts et plaines ; il a des yeux très grands et qui voient tout. C'est lui qui m'enseigne les Écritures fidèles ; il m'envoya à Rome, contempler un Royaume et voir une Reine aux vêtements d’or et aux chaussures d’or. Je vis là un Peuple qui porte un Sceau brillant. J'ai vu aussi la plaine de Syrie, et toutes les villes, et Nisibe, par-delà l’Euphrate. Partout j'ai trouvé des frères. J'avais Paul pour (compagnon ?)... Et la foi partout me conduisait. Partout elle m'a servi en nourriture un Poisson de source très grand, pur, pêché par une Vierge sainte : elle le donnait sans cesse à manger aux amis ; elle possède un vin délicieux, elle le donne avec du pain. Moi Aberkios, j'ai ordonné d’écrire ces choses-ci, à l’âge de soixante-douze ans exactement. Que tout ami qui comprend prie pour Aberkios, » Le texte est donné par Pierre Batiffol [418].

3. Le même auteur le rapproche ailleurs de l’inscription funéraire de Pectorius, découverte en 1839 à Autun, de la même époque et dont les six premiers vers forment acrostiche sur le met Ichthus (on sait que le poisson est alors symbole du Christ) :

« O race divine du Poisson céleste, reçois avec un coeur respectueux la vie immortelle parmi les mortels, dans les eaux divines. Ami refais ton âme aux flots éternels de la Sagesse qui donne les trésors. Reçois l’aliment doux comme le miel du Sauveur des saints. Mange à ta faim, tu tiens le Poisson dans tes mains [419]»

b) Deux saints médiévaux : Thomas d’Aquin et Nicolas de Flue

1. De saint Thomas, retenons deux de ses rencontres avec l’Eucharistie, l’une qui mit fin à ses écrits, l’autre à la fin de sa vie.

« Un jour que Frère Thomas célébrait la Messe dans la chapelle de Saint-Nicolas de Naples, il fut bouleversé par une extraordinaire émotion, et après la Messe, il ne voulut plus écrire ni rien dicter. Il suspendit son entreprise au début du Traité de la Pénitence, dans la troisième partie de la Somme. Et quand Frère Raynald s'en rendit compte, il demanda : - Père, pourquoi abandonnes-tu une oeuvre si grande, commencée pour la louange de Dieu et l’illumination du monde ? Frère Thomas lui répondit : - le ne peux plus. Alors Frère Raynald craignant que le surmenage de l’étude ne l’ait égaré, voulut insister. Mais Frère Thomas répondit : - Raynald, je ne peux plus, car tout ce que j'ai écrit me paraît de la paille. Et ayant répété un peu après ces derniers mots, il ajouta : ... au prix de ce qui m'a été montré et révélé [420]. »

Ayant quitté Naples pour se rendre au concile de Lyon, il fut surpris par la maladie, et comprenant que son heure était venue, il se fit conduire chez les cisterciens de Fossa Nova. Au bout de quelques jours « il voulut recevoir le corps de notre Sauveur. Et quand on le lui porta, il s'agenouilla pour le saluer et l’adorer avec les mots d’une longue et admirable adoration et lui rendre gloire. Et avant de recevoir le corps, il dit : - le Te reçois, prix de la rédemption de mon âme ; J . e Te reçois viatique de ma pérégrination, pour l’amour de qui j'ai étudié, veillé, travaillé, prêché, enseigné. le n'ai jamais rien dit contre Toi, ou si je l’ai fait c'est l’ignorant ; et je ne suis pas obstiné dans mon sens, mais si j'ai mal dit quelque chose, je laisse tout à la correction de l’Église romaine [421] ».

2. Deux siècles plus tard, quand saint Nicolas de Flue, qui ne savait pas lire, se sert de l’humble figure de la roue pour expliquer au pèlerin de Nuremberg, venu le visiter dans sa solitude du Ranft, le mystère de la Trinité et de l’univers, il résume toute l’activité de Dieu au-dehors, toute l’oeuvre divine, en trois merveilles : la merveille de la brièveté de la vie, qui fut pourtant très amère à Jésus quand judas le trahit en le baisant ; la merveille du petit Enfant et de la Vierge ; la merveille de la petite hostie que le prêtre élève au-dessus de l’autel.

Il logeait sous un appentis de bois accolé à la chapelle. La cellule supérieure, où il se tenait habituellement, est de plafond bas. Deux petites fenêtres ouvrent sur le paysage, l’une sur le sentier, l’autre sur la rivière. Une troisième petite fenêtre intérieure donne sur l’autel de la chapelle, où son ami le curé de Kerns venait quelquefois dire la Messe, et où il pouvait contempler la petite hostie qui explique tous les pourquoi de la création du monde [422].

C'est au temps de saint Nicolas de Flue que vécut, dans un monastère de Flandre, un autre contemplatif, Thomas a Kempis (1399-1471), l’auteur du De imitatione Christi, dont le quatrième livre est un pur dialogue d’amour avec le Christ sacramenté.

c) Les temps modernes : Thérèse d’Avila et Charles de Foucauld

1. Il est émouvant de songer à la manière dont sainte Thérèse couvre l’Espagne de ses Fondations. Il fallait d’abord, cela va de soi, obtenir les autorisations épiscopales. Mais ce n'était là qu'un début. Des difficultés innombrables et en apparence insurmontables surgissaient de toutes parts, dès qu'on apprenait qu'un nouveau couvent cherchait à s'introduire dans l’une de ces petites cités où les moyens de vivre étaient déjà restreints. Il fallait agir par surprise. La sainte arrivait sans qu'on l’attendît, accompagnée de quelques moniales et d’un prêtre, le plus souvent son fidèle julien d’Avila. Pendant toute la nuit on travaillait en hâte à préparer, avec des tentures, dans le lieu souvent misérable désigné pour la fondation, quelque chose qui ressemblât à une chapelle. Au premier matin on ouvrait la porte, on agitait une sonnette, on célébrait la sainte Messe, on communiait, on installait le Saint Sacrement. Après quoi le couvent était fondé, car c'était la coutume reçue qu'on ne pouvait expulser une communauté une fois la Messe dite et le Saint Sacrement à demeure. En sorte que chacun des petits Carmels de la Réforme que la sainte suscite partout - à Tolède, Salamanque, Albe de Tormez, Ségovie, Burgos... - pour raviver la flamme spirituelle qui brûle toujours secrètement au coeur de l’Église, chacun de ces « jardins fermés » de la grande Église, commence comme a commencé la grande Église elle-même, par la répétition du rite non sanglant de la Cène véhiculant les rayons de la Croix sanglante jusqu'au coeur d’un monde en détresse.

2. Dans sa cabane de planches à Nazareth, Charles de Foucauld rêve d’acheter le Mont des Béatitudes pour « entretenir au sommet un tabernacle où serait perpétuellement exposé le Très Saint Sacrement » et, devenu prêtre, « d’être lui-même le pauvre chapelain de ce pauvre sanctuaire ». La foi en la parole de Dieu et de son Église, continue-t-il « se pratique également partout, mais là, au Mont des Béatitudes, dans le dénuement et l’isolement... je pourrai infiniment plus pour le prochain par la seule offrande du Saint Sacrifice..., par l’établissement d’un tabernacle qui, par la seule présence du Saint Sacrement, sanctifiera invisiblement les environs, comme notre Seigneur, dans le sein de sa Mère, sanctifia la maison de Jean Baptiste [423]... »

Plus tard, seul au Hoggar, alors pourtant qu'il n'ose célébrer quand il man que de servant, il écrit : « je suis heureux, heureux d’être aux pieds du Saint Sacrement à toute heure, heureux de la grande solitude de ce lieu,, heureux d’être et -de faire - sauf mes péchés et mes misères - ce que veut Jésus ; heureux surtout du bonheur infini de Dieu... Prière et pénitence 1 Plus je vais, plus je vois là le moyen principal d’action sur ces pauvres âmes. Que fais-je au milieu d’elles ? Le grand bien que je fais est que ma présence procure celle du Saint Sacrement... Oui, il y a au moins une âme, entre Tombouctou et El Goléa qui adore et prie Jésus [424] ... »

« Le séjour au Hoggar serait d’une douceur extrême, grâce à la solitude, surtout maintenant que j'ai des livres - sans le manque de Messe. J'ai toujours le Saint Sacrement, bien entendu ; je renouvelle les saintes espèces lorsqu'il passe un chrétien et que je puis dire la Messe. je ne me suis jamais cru en droit de me communier moi-même en dehors de la Messe. Si en cela je me trompe, hâtez-vous de me l’écrire, cela changerait infiniment ma situation, car c'est ici de l’Infini qu'il s'agit [425]. »

Le maréchal Lyautey avait assisté, à Beni-Abbès., à une Messe du Père : « Sa chapelle, un misérable couloir à colonnes, couvert en roseaux. Pour autel, une planche. Pour décoration, un panneau de calicot avec une image du Christ, des flambeaux en fer-blanc. Nous avions les pieds dans le sable. Eh bien, je n'ai jamais vu dire la Messe comme la disait le Père de Foucauld. je me croyais dans la Thébaïde. C'est une des plus grandes impressions de ma vie [426]. »

d) Conclusion : la Croix et la gloire

Nous avons dit que l’Église en avançant dans le temps prend une conscience toujours plus explicite et émerveillée de la mystérieuse dispensation suivant laquelle Celui qui l'a fondée par sa présence corporelle veut l’accompagner au long de son pèlerinage terrestre de cette même présence corporelle, maintenant glorieuse, mais cachée et accessible sous les seuls signes de sa Passion.

« Il me semble que Jésus-Christ ne laisse toucher que ses plaies après sa résurrection : Noli me tangere. » Pascal ajoute : « Il ne faut nous unir qu'à ses souffrances [427]. » Oui, mais en tant qu'elles s'ouvrent sur la splendeur immédiate de sa résurrection. « je n'ai rien voulu savoir parmi vous que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié » (I Cor., Il, 2), dit l’apôtre ; mais dans la même Épître il annonce : « Si le Christ n'est pas ressuscité, notre prédication est vaine, et vaine aussi votre foi » (Xv, 13). Et il ne nous est possible de nous unir ainsi à ses souffrances et à sa résurrection qu'en ayant commencé de nous unir à ses joies : « Voici que je vous annonce une grande joie qui sera celle de tout le peuple : Aujourd'hui, dans la cité de David, un Sauveur vous est né, qui est le Christ Seigneur » (Luc, il, 10-11). C'est à toute la trajectoire de sa vie commencée à l’Annonciation, immolée sur la Croix, ressuscitée pour toujours - à ses joies, à ses souffrances, à sa gloire - que le Christ sacramenté ne cesse d’unir s'on Église.

Nulle part mieux qu'en contemplant le Christ glorieux sous le symbole de sa Passion tel que l’abritent les tabernacles, l’Église ne saisit plus intensément que le mystère de la Croix sanglante est fait pour s'ouvrir sur le mystère de la gloire. Parfois même la Croix semblera s'effacer momentanément devant la gloire et se résorber en elle. Alors, telle sainte Catherine de Sienne devant le crucifix de Pise, l’Église croira voir les rayons de sang partis des plaies du Christ se changer, au moment de l’atteindre, en rayons de gloire.

C'est le mystère qu'elle essaie de chanter dans la liturgie de Pâques, de l’Ascension, de la Toussaint, la sainte nostalgie du ciel dont elle communique les prémices à ses plus pauvres enfants.

 

CHAPITRE IX - LES CADRES DE LA MESSE

 

1. Les noms de la Messe

a) Les noms premiers : fraction du pain, eucharistie, sacrifice

1. « Et ayant pris du pain et rendu grâces, il le rompit et le leur donna en disant : - Ceci est mon corps donné pour vous ; faites ceci en mémoire de moi » (Luc, xXII, ig). La fraction du pain est le premier mot qui servira à désigner le rite que reproduiront les disciples.

Les Actes des Apôtres nous décrivent les convertis de Pentecôte « assidus à l’enseignement des apôtres et à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières » (11, 42). « Chaque jour, d’un seul coeur, ils fréquentaient le Temple et rompaient le pain dans leurs maisons, prenant leur nourriture avec joie et simplicité de coeur » (46). Plus loin, on nous montre les chrétiens réunis le premier jour de la semaine pour « rompre le pain » avec Paul (xx, 7 et II) [428].

La fraction du pain, par laquelle le président de l’assemblée ouvrait la cérémonie, annonçait beaucoup moins le repas précédant la célébration du mystère, que la participation au pain sacramentel dont parle saint Paul : « Le pain que nous rompons n'est-il pas communion au corps du Christ » (I Cor., x, 16) [429]. Elle désignait « le repas du Seigneur » (I Cor., xi, 2o).

2. « Et ayant pris du pain et rendu grâces,... » (Luc, xXII, ig). Le mot eucharistie apparaît, à propos de la liturgie de la Cène, dès la fin du premier siècle. Il aura, chez saint Justin, deux emplois.

Jésus, sur le point de racheter le monde, a pris le pain et rendu grâces ; ainsi font les chrétiens, le mystère qu'ils célèbrent est une action de grâces des rachetés ; la Préface de la Messe sera une invitation à l’action de grâces.

Mais au cours de ce mystère le pain et le vin sont changés dès lors l’eucharistie désigne en outre, chez Justin, la prière par laquelle le pain et le vin sont eucharistiés, et finalement le pain et le vin eucharistiés [430].

3. La célébration de la Cène est circonscrite dans son mystère le plus profond par le mot de sacrifice, qu'on trouve chez saint Ignace d’Antioche, et qui semble usuel en Afrique aux temps de saint Cyprien et de saint Augustin ; ou par le mot équivalent d’offrande, d’oblation, qui prévaut ailleurs [431].

b) Les noms secondaires : chose du Seigneur, liturgie, synaxe, messe

« A côté de mots qui vont au coeur de la réalité, nous ne sommes pas surpris d’en rencontrer d’autres qui, selon une loi fréquente de la langue religieuse, n'expriment le sacré qu'avec une certaine réserve et ne le désignent que comme de loin [432]. »

On désignera le rite de la Cène comme étant la chose sacrée, Sacrum, ou la chose du Seigneur, Dominicum.

Du point de vue de la part qu'y prend le célébrant, on l’appellera un service [433], une liturgie, un office, une action.

Du point de vue des fidèles, lui viendront deux noms. d’abord le nom de synaxe, signifiant la réunion du peuple chrétien centrée sur le mystère de l’Eucharistie. Puis le nom qui remplacera tous les autres, celui de Messe, missa, missio, dimissio, signifiant originellement le congé donné à la fin d’une réunion. Il apparaît en ce sens vers la fin du IV* siècle [434]. Mais le congé ne va pas sans bénédiction : au V' siècle le mot missa désignera la bénédiction qu'apporte la Messe et prendra son acception actuelle.

c) Le sens du mot Messe

L'Église, en effet, ne serait pas l’Église si, ayant emprunté au langage courant le mot de missa pour donner congé solennellement aux catéchumènes après le sermon, et aux fidèles après la communion, elle ne l’avait chargé d’une bénédiction, et dès lors d’une mission.

« Qu'il s'agit de la Messe elle-même ou de quelque autre cérémonie, la conclusion comportait normalement un acte ecclésial et religieux, un renvoi dans lequel l’Église, avant de laisser partir ses enfants, les attirait à elle encore une fois, maternellement, pour les bénir. E en fut ainsi dès les premiers âges chrétiens. Selon la Constitution apostolique d’I-Eppolyte déjà, les catéchumènes étaient chaque fois renvoyés avec une imposition des mains, et cet usage resta en vigueur des siècles durant, à la Messe ou en dehors d’elle. Sous une autre forme, il est demeuré vivant jusqu'à nos jours. Rien là de surprenant : il se fonde sur la nature même de l’Église qui, en raison de sa sainteté, est pour ses membres un trésor de grâces et de bénédictions. Ainsi le mot missa, où nous ne trouvions d’abord que la conclusion d’un office divin, comprendra souvent en outre une bénédiction : missa désignera la bénédiction finale, puis la bénédiction totale [435]. »

Par extension on nomma donc missa tout office divin que terminait une bénédiction. La célébration de l’Eucharistie devint par excellence une missa. Dès le milieu du ve siècle l’emploi de missa comme nom de la Messe est clairement attesté, presque simultanément, dans les régions les plus éloignées des pays de langue latine, Italie, Gaule, Afrique. Le mot, dans la langue officielle de l’Église, est employé normalement sans épithète : fit missa, celebratur missa. « Il garde tant de splendeur intérieure qu'il peut se passer d’ornements. Au temps de sa formation, son sens doit avoir été tout proche de celui du mot grec-copte, action sanctifiante : c'est la célébration dans laquelle est sanctifié le monde [436]. »

2. Les cadres de la Messe aux premiers siècles

a) La première Cène et le cadre de la Pâque juive

A la Pâque solennelle des Juifs, célébrant le passage de la servitude d’Egypte à la délivrance de la Terre promise, et qui comportait essentiellement la bénédiction du pain sans levain, la manducation de l’agneau, la bénédiction de la troisième et dernière coupe, Jésus, au soir du jeudi saint, surimpose la Pâque nouvelle et suprême, où, entrant lui-même dans la Passion, la Mort et la Résurrection, il inaugure le passage décisif qui doit arracher l’humanité à la servitude du péché et la transférer dans la délivrance du Royaume de Dieu. Il bénit, mais en les transsubstantiant, le pain et le vin. l’agneau immolé signifie le Sauveur lui-même, F« Agneau de Dieu », dont le sacrifice sanglant est déjà commencé, et qui tel quel, pour être mangé, se rend présent sacramentellement sous les espèces eucharistiées du pain et du vin.

Le cadre de la première Cène est celui de la Pâque juive saint Paul enseigne que le pain fut d’abord donné, puis après le repas, la coupe (I Cor., XI, 25). Mais la Pâque annonciatrice devait s'effacer devant l’éclat de la Pâque définitive, la figure disparaître devant la réalité, la promesse devant l’accomplissement :

In bac mensa novi Regis
ovum Pascha novae Legis
hase vetus terminat.

Vetustatem novitas
mbram fugat verîtas
octem lux eliminat [437].

Ce cadre de la Pâque juive, si fortement engagée dans le temporel, ne devait dès lors servir qu'une fois à la célébration de la Pâque chrétienne. En l’empruntant pour y insérer la pure splendeur spirituelle et universelle de son message, la Pâque chrétienne ne pouvait pas du même coup ne pas le briser.

b) Premières réunions eucharistiques : Nouveau Testament, Didachè, Ignace d’Antioche, Justin

1. Les convertis de Pentecôte continuent de fréquenter le Temple, et c'est dans leurs maisons particulières qu'ils célèbrent la fraction du pain (Actes, Il, 46). A Troas, un dimanche soir, une longue prédication de Paul précède la fraction du pain (xx, 7 et Il)-

Le rite de la fraction du pain semble, en souvenir de la Cène, avoir été précédé d’un repas pris en commun. Il en était ainsi du moins à Corinthe au temps de saint Paul (I Cor., XI, 18-22).

2. La Didachè (Syrie, fin du premier siècle) rappelle le précepte dominical et rapproche le sacrifice des chrétiens de l’offrande pure prophétisée par Malachie. Voici, au chapitre xiv, son témoignage central sur l’Eucharistie : « Réunissezvous le jour dominical du Seigneur, rompez le pain et rendez grâces, après avoir d’abord confessé vos péchés, afin que votre sacrifice soit pur. Celui qui a un différend avec son compagnon ne doit pas se joindre à vous avant de s'être réconcilié, de peur de profaner votre sacrifice. Car c'est celui dont le Seigneur a dit, Malachie, i, il et 14 : Qu'en tout lieu et en tout temps on m'offre un sacrifice pur, car je suis un grand Roi, dit le Seigneur, et mon Nom est révéré parmi les nations. »

Aux chapitres lx et x plusieurs pensent qu'il est question directement de l’agape, laquelle était sans doute dans bien des cas suivie de l’Eucharistie :

Voici l’hymne du chapitre lx : « Quant à l’Eucharistie, rendez grâces ainsi. d’abord pour le calice : - Nous te rendons grâces, ô notre Père, pour la sainte Vigne de David ton serviteur, que tu nous as fait connaître par Jésus ton Serviteur ; gloire à toi dans les siècles ! Puis, pour le pain rompu : - Nous te rendons grâces, ô notre Père, pour la vie et la science que tu nous as fait connaître par Jésus ton Serviteur ; gloire à toi dans les siècles ! Comme ce pain, rompu autrefois disséminé sur les montagnes, a été recueilli pour devenir un seul tout, qu'ainsi ton Église soit rassemblée des extrémités de la terre dans ton Royaume ; car à toi est la gloire et la puissance par Jésus-Christ dans les siècles !

» Que personne ne mange et ne boive de votre eucharistie, si ce n'est les baptisés au nom du Seigneur, car c'est à ce sujet que le Seigneur a dit Ne donnez pas ce qui est saint aux chiens. »

Suit le chapitre x : « Après vous être rassasiés, rendez grâces ainsi : - Nous te rendons grâces, ô Père saint, pour ton saint Nom que tu as fait habiter dans nos coeurs ; et pour la connaissance, la foi et l’immortalité que tu nous as révélées par Jésus ton Serviteur ; gloire à toi dans les siècles !

» C'est toi, Maître tout-puissant, qui as créé l’univers à l’honneur de ton Nom, qui as donné aux hommes le réconfort de la nourriture et de la boisson pour qu'ils te rendent grâces. Mais à nous, tu as donné une nourriture et un breuvage spirituel et la vie éternelle par ton Serviteur. Avant tout, nous te rendons grâces parce que tu es puissant ; gloire à toi dans les siècles !

» Souviens-toi, Seigneur, de délivrer ton Église de tout mal et de la rendre parfaite dans ton amour. Rassemble-la des quatre vents, l’ayant sanctifiée, dans ton Royaume que tu lui as préparé ; car à toi est la puissance et la gloire dans les siècles. Que vienne la grâce et que passe ce monde ! Hosanna au Dieu de David ! Si quelqu'un est saint qu'il vienne ; si quelqu'un ne l’est pas qu'il fasse pénitence. Maranatha, Amen ! Laissez les prophètes rendre grâces autant qu'ils voudront ! »

Ici comme à Corinthe, un repas commun, une agape devait précéder la communion eucharistique [438].

Le témoignage de la Didachè semble, par son accent personnel, s'inscrire en marge de la commune liturgie eucharistique telle qu'on la trouvera chez saint Ignace et chez saint Justin.

3. C'est l’unité de I'Eglise, rassemblée en chaque cité autour d’une seule célébration eucharistique présidée par l’évêque entouré de son clergé, que saint Ignace d’Antioche (morts vers 110) ne cesse de recommander à ses correspondants : « Puisse Dieu me révéler que tous ensemble sans exception, en la grâce, comme l’exige votre nom, vous vous assemblez en une même foi, en Jésus-Christ, qui selon la chair est de la race de David, Fils de l’homme et Fils de Dieu ; et que vous obéissez à l’évêque et au presbytérium. d’un coeur indivisible, rompant un pain unique, qui est remède d’immortalité, antidote contre la mort, pour la vie en Jésus-Christ à jamais [439]. » « Appliquez-vous à n'avoir qu'une seule Eucharistie : car une est la chair de notre Seigneur Jésus-Christ, et un le calice pour l’unité en son sang, un l’autel, un l’évêque avec le presbytérium et les diacres [440]. »

4. Voici, selon la première Apologie de saint Justin, écrite à Rome vers 155, la description des assemblées chrétiennes du dimanche : « Le jour dit du soleil, tous ceux qui habitent les villes et les champs s'assemblent en un même lieu. On lit les mémoires des apôtres ou les écrits des prophètes, tant qu'il est possible. Puis le lecteur s'arrête et le président prend la parole pour faire une exhortation et inviter à suivre les beaux exemples qui viennent d’être cités. Tous se lèvent ensuite et l’on fait des prières. Puis, comme nous l’avons décrit ailleurs [441], la prière étant terminée, on apporte du pain, du vin et de l’eau.

» Celui qui préside adresse pareillement des prières et des actions de grâces, selon ses forces, et le peuple répond : Amen. Alors a lieu la distribution des choses eucharistiées. Chacun en a sa part, et aux absents on envoie la leur par les diacres.

» Ceux qui sont dans l’abondance donnent, s'ils le veulent, chacun selon son gré ; ce qu'on recueille est porté à celui qui préside ; il secourt ainsi les orphelins et les veuves, les indigents par suite de maladie ou de toute autre cause, ceux qui sont dans les chaînes, les étrangers de passage ; bref il a cure de quiconque est dans le besoin [442]. »

c) l’anaphore d’Hippolyte

La liturgie eucharistique n'est pas dès le début fixée jusque dans le détail. Selon saint Justin, celui qui préside peut improviser. Ainsi faisait l’auteur de la Didachè. Vers 215, Hippolyte rédige, il est vrai, un texte d’anaphore [443], dont le succès sera grand en Orient, mais il prévoit que les termes en pourront varier.

La structure néanmoins de la liturgie eucharistique est, dès l’origine, arrêtée. On y discerne quatre moments principaux : l’action de grâces, le récit de l’institution, l’anamnèse, ou la mémoire de la mort et de la résurrection du Sauveur, dont on attend la parousie, enfin en un sens très large l’épiclèse, ou invocation de l’Esprit Saint sur la communauté. « Tels sont les éléments du schéma qu'on retrouve dans toutes les liturgies anciennes [444]. » Ils sont aisément reconnaissables dans l’anaphore d’Hippolyte :

« Que les diacres présentent à l’évêque l’oblation et que, imposant les mains sur elle, il dise cette action de grâces : - Le Seigneur soit avec vous ! Et que tous répondent : - Et avec ton esprit ! - En haut les coeurs 1 - Nous les tournons vers le Seigneur ! - Rendons grâces au Seigneur ! - C'est digne et juste 1 Et qu'il continue ainsi : - Nous vous rendons grâces, ô Dieu, par votre Enfant bien-aimé Jésus-Christ, que vous avez envoyé dans ces derniers temps comme Sauveur, Rédempm teur et Messager de votre volonté. Il est votre Verbe, inséparable de vous, par qui vous avez tout créé, et en qui vous avez mis votre bon plaisir. Vous l’avez envoyé du ciel dans le sein d’une Vierge, et, conçu en elle, il s'est incarné, et manifesté votre Fils, par sa naissance de l’Esprit saint et de la Vierge. Cest pour accomplir votre volonté et vous acquérir un peuple saint, qu'il a étendu les mains, aux jours de sa Passion, afin de délivrer de la souffrance ceux qui croient en vous.

» C'est au moment où il se livrait volontairement à la Passion pour détruire la mort, rompre les chaines du diable, fouler au pied l’enfer, éclairer les justes, établir le testament( ?) et manifester sa résurrection, que, ayant pris du pain et vous ayant rendu grâces, il dit : - Prenez, mangez, ceci est mon corps rompu pour vous. De même la coupe en disant . - Ceci est mon sang répandu pour vous. Quand vous faites ceci, vous faites mémoire de moi.

» Nous souvenant donc de sa Mort et de sa Résurrection, nous vous offrons le pain et le vin, en vous rendant grâces de ce que vous nous avez jugés dignes de nous tenir devant vous et de vous servir.

« Et nous vous demandons d’envoyer votre Esprit saint dans l’offrande de la sainte Église. A tous les saints qui la reçoivent, accordez, en les rassemblant, d’être remplis de l’Esprit saint. Que leur foi soit affermie dans la vérité. Et que nous vous louions et glorifiions par votre Enfant Jésus-Christ, par qui gloire et honneur vous sont rendus, à vous le Père, uni au Fils et à l’Esprit saint, dans la sainte Église, maintenant et dans les siècles des siècles. Amen [445]. »

Bien qu'elle reproduise en ses grandes lignes la tradition romaine, l’anaphore d’Hippolyte est une composition personnelle, qui ne prendrà tang dans la liturgie qu'en passant en Égypte.

Quel était le texte exact de la Messe primitive à Rome

Nous l’ignorons. Et pareillement la date où la liturgie eucharistique cesse d’y être célébrée en grec. On a pu écrire qu'avec saint Ambroise, à la fin du IVe siècle, le canon romain « sort des ténèbres de la préhistoire [446]».

3. Rits et langues liturgiques [447]

a) L’origine des rits liturgiques

Rome et Antioche sont les deux centres liturgiques principaux. Au rit romain semble se rattacher par l’anaphore d’Hippolyte le rit égyptien d’Alexandrie. Au rit syrien d’Antioche se rattache le rit gallican, introduit au Ive siècle en Occident, et dont le centre de développement paraît avoir été Milan. On connaît donc au Ive siècle quatre types principaux de liturgies : le type syrien et le type alexandrin, en Orient ; le type romain et le type gallican en Occident [448].

En Occident prévaudra le rit romain, avec les variantes en usage dans les anciens ordres monastiques. Le rit gallican, après avoir fourni quelques apports à l’usage romain, fkira par être éliminé à peu près complètement [449]. Il se survivra cependant dans le rit ambrosien (Milan) [450] et dans le rit mozarabe (Tolède).

En Orient prévaudra le rit byzantin, ainsi nommé parce qu'il prendra sa forme définitive à Byzance. On pourrait le nommer syro-byzantin, car ses origines sont syriennes. Il est, en effet, certain « que les formulaires des deux Messes byzantines dites de saint Basile et de saint Jean Chrysostome sont le résultat d’un lent travail historique accompli sur les liturgies venues de Syrie [451] ». On l’appelle aussi rit gréco-slave. Mais, à côté de ce rit byzantin, se rencontrent de nombreuses dérivations des anciens rits. Le type alexandrin primitif donnera naissance : a) au rit copte et b) au rit éthiopien. Le type antiochien ou syrien primitif engendrera : a) le rit syrien occidental, .qui se survit sous deux formes, le syrien pur, pratiqué par les monophysites jacobites et par les catholiques, et le maronite, pratiqué par les monothélites et par les catholiques ; b) le rit syrien oriental, suivi par les nestoriens et les chaldéens catholiques ; c) le rit arménien, en usage chez les Arméniens monophysites et chez les Arméniens catholiques [452].

b) La pluralité des rits dans l’unité de l’Église

Au seuil de l’Encyclique Mediator Dei, du 20 novembre 1947, Pie XII écrit : « Darip ~çtt 1 e Encyclique nous nous occupons surtout de la liturgie latine , ce n'est pas que nous nourrissions une moindre estime pour les vénérables liturgies de l’Église orientale, dont les rits transmis par d’anciens et glorieux

documents, nous sont chers au même point, pari ratione carissimi [453]. »

Le souci de veiller à la sauvegarde des anciens rits a toujours paru, en effet, aux souverains pontifes comme une marque de la catholicité de l’Église, capable d’accueillir en son unité

toutes les formes de culte légitimes. l’Encyclique de Benoit XIV sur les rits orientaux, 26 juillet 1755, où sont rappelés les innombrables témoignages des papes antécédents, est écrite «pour manifester à tous la bienveillance avec laquelle le Siège apostolique regarde les catholiques orientaux ; en effet : il) il prescrit qu'on conserve à tout prix ceux de leurs rits qui n'offensent ni la religion catholique ni la bienséance ; 2° il n'exige pas des dissidents revenant à l’unité de l’Église qu'ils abandonnent leurs rits, mais seulement qu'ils récusent et désavouent leurs erreurs [454] ; il souhaite ardemment que leurs diverses nations soient prospères, non détruites ; et pour dire beaucoup de choses en peu de mots, que tous soient catholiques, mais non que tous deviennent latins, omnesque (ut multa paucis complectamur) catholici sint, non ut omnes latini fiant ».

c) Rit latin et rit byzantin

1. Les frontières des rits ne sont pas celles de l’Église, Le rit latin est tout entier logé dans l’intérieur de l’Église. Le rit byzantin relève pour une part de l’Église catholique, et, pour une part plus grande, des chrétientés dissidentes.

Et les frontières des rits ne sont pas celles des langues.

2. Le latin sert de langue liturgique pour trois rits ; le rit romain répandu dans le monde entier, le rit ambrosien (Milan), le rit mozarabe (Tolède).

Le rit romain lui-même n'est cependant pas lié au latin. Il peut utiliser d’autres langues [455]. Il a été traduit en paléoslave pour les Églises de Croatie et de Dalmatie. En 1615, le pape Paul V, sur le désir de saint Bellarmin, autorisa une version du rit romain en langue littéraire chinoise [456]. Il est évident que des versions en pourraient être faites soit en des langues hiératiques soit en des langues modernes.

La langue qui, même en Occident, servit à la diffusion du christianisme, fut le grec. l’Ëglise romaine a parlé et prié en grec jusqu'au milieu du troisième siècle. Seules l’Afrique et l’Espagne ont toujours parlé et prié en latin. Le prestige de la Rome impériale, qui s'imposa aux Barbares, fit triompher l’usage du latin en Occident. En Orient au contraire, après Justinien, le grec règne en maître [457].

3. Le rit byzantin conserve, à l’égal du rit latin, un caractère d’universalité. Sa langue originelle est le grec ; mais il est traduit en vieux-slave, en géorgien, en arabe, en roumain ; voire en japonais, en coréen, en chinois, en hongrois, en anglais, en français...

D'autres rits orientaux, au contraire, ont fini par coïncider si étroitement avec des formations ethniques et linguistiques, qu'ils se sont pratiquement nationalisés : tels les rits arménien, copte, éthiopien, syriens.

4. Le rit byzantin et le rit latin sont des expressions différentes d’une foi unique. Le rit byzantin plus démonstratif, plus emphatique, convient davantage aux peuples de l’Orient ; il peut être appeler à jouer un rôle important quand sonnera l’heure de la conversion de l’Asie [458]. Le rit latin plus retenu, condensé est adapté aux conditions ethniques et historiques de l’Occident ; il semble qu'il ait déjà résolu, en alliant la dignité à la sobriété, le problème de l’insertion du mystère de la Messe dans les civilisations fortement technicisées [459].

N'opposons donc pas le rit byzantin et le rit latin ; regardons les comme deux versions, parmi d’autres possibles, d’un mystère ineffable qui les déborde, et comme capables l’un et l’autre d’introduire efficacement les âmes fidèles et aimantes dans l’intérieur de ce mystère. Les rits ne sont pas faits pour être contemplés et comparés comme des oeuvres d’art : ils sont des portes qu'il s'agit de franchir pour entrer dans le Saint des Saints.

d) l’emploi des langues hiératiques en liturgie

1. La distinction entre langues hiératiques et langues modernes existe même en Orient, où le grec et le slave parlés ne coïncident pas entièrement avec le grec et le slave liturgiques. Mais, en Occident, l’usage du latin comme langue liturgique principale lui donne une importance spéciale.

Il est clair que les langues liturgiques ont d’abord été des langues communes. Elles ne sont devenues hiératiques qu'avec le temps, en raison surtout d’une version des Écritures saintes approuvée originellement par l’Église et passée dans l’usage courant.

2. Les langues hiératiques portent avec elles le témoignage de la constance de l’Église dans le temps, et de son unité dans l’espace.

De plus il est certain qu'une langue hiératique peut permettre d’exprimer la doctrine révélée d’une manière plus sûre, plus pure, plus stable que les langues modernes, dont le sens se modifie imperceptiblement. La fixité des langues hiératiques est un facteur d’orthodoxie.

On peut en outre faire valoir ici une considération d’ordre linguistique. On distinguera dans une langue son rôle social et banal de moyen de communication, puis son rôle artistique et mystérieux de moyen d’expression et son pouvoir d’évocation. Or « dans toutes les langues religieuses ou hiératiques, la communication est refoulée, d’une manière plus ou moins complète, au profit de l’expression [460] ». Lors de la latinisation de la liturgie eucharistique à Rome, l’Église, nous dit-on, trouve le juste milieu entre deux extrêmes ; elle est attentive d’abord à assurer l’élément social de communication'. mais soucieuse en même temps, selon le voeu de saint Hilaire, de différencier la langue liturgique de la langue courante pour élever l’homme au-dessus de l’humain et évoquer la présence du mystère [461]. Il s'ensuit qu'il existe « toujours une certaine tension entre les deux tâches essentielles de la langue liturgique, tâche de la communication, et tâche de l’expression religieuse [462] ».

3. Ces questions de tension, si l’on ne veut pas courir au désordre et à l’anarchie, sont à trancher par l’autorité canonique suprême. Et il est clair que ses décisions pourront varier selon la différence des lieux et des temps. Le père de famille, dit saint Thomas, n'est pas inconstant pour demander à ses enfants de porter des habits chauds en hiver et légers en été [463].

e) Le latin et les langues modernes

1. « Bien que la Messe contienne un grand enseignement

pour le peuple, il n'a cependant pas paru expédient aux Pères qu’elle soit célébrée çà et là en langue vulgaire », dit le concile de Trente. Et le canon correspondant porte : « Si quelqu'un dit... que la Messe doit être célébrée seulement en langue

vulgaire... qu'il soit anathème [464]. » Le concile ne trouve pas expédient qu'on célèbre en langue vulgaire ; il entend de plus condamner l’erreur qui ferait dépendre la validité de la Messe de l’intelligence que le peuple fidèle prend des prières liturgiques.

Sur la part faite au latin dans le rit romain, voici ce que dit aujourd'hui l’Encyclique Mediator Dei : « l’emploi de la langue latine en usage dans une grande partie de l’Église est un signe d’unité manifeste et éclatant, et une protection efficace contre toute corruption de la doctrine originelle.

» Dans bien des rites (cérémonies) cependant, l’usage des langues modernes peut être très profitable au peuple.

» Mais c'est au seul Siège apostolique qu'il appartient de le concéder ; sans son avis et son approbation, il est interdit de rien faire en ce genre, car l’ordonnance de la sainte liturgie dépend entièrement de son appréciation et de sa décision [465]. »

2. Ce texte de l’Encyclique souligne d’abord l’avantage d’une liturgie en langue latine . elle est signe d’Unité [466] ; elle est facteur d’orthodoxie ; on pourrait ajouter : elle est porteuse de beauté [467].

Le malheur est que la langue latine a cessé d’être comprise par le peuple [468]. On peut sans doute y remédier dans une certaine mesure. Le concile de Trente prescrivait aux pasteurs d’âmes d’expliquer souvent aux fidèles, au cours de la Messe [469], soit par eux-mêmes soit par d’autres, ce qui y est lu, et notamment de mettre en valeur quelque mystère de ce sacrifice, pour que les humbles ne demandent pas du pain sans que personne ne le leur rompe [470]. Aujourd'hui, dans les régions où tout le monde sait lire, on peut mettre dans les mains des fidèles des missels portant, en regard du texte latin, sa traduction en langue moderne [471]. Faut-il aller plus loin ? Certains le pensent : « La nécessité de rendre la liturgie plus accessible au peuple si on veut retenir dans la pratique religieuse des masses qui s'en éloignent de plus en plus, amènent des tentatives qui ne sont pas toujours heureuse et ne font qu'exciter davantage le souhait d’une réforme. Le Saint Siège s'en compte et fait quelques concessions pour certaines parties du Rituel, surtout dans les pays de missions. Nous en sommes là pour le moment : c'est un commencement, mais il est susceptible de développements [472]. »

4. Le cadre romain actuel du mystère de la Messe

La célébration du sacrifice de la Messe s'accomplit au moment de la consécration. Elle est précédée de l’offertoire et suivie de la communion. Voilà les trois parties intégrantes de la liturgie de la Messe. Un portique, l’avant-messe, de nature catéchétique, donne accès à cette liturgie sacrificielle. La distinction entre avant-messe et messe correspond, du moins dans une certaine mesure [473], à celle qu'on faisait primitivement entre la messe des catéchumènes et la messe des fidèles,

a) La liturgie catéchétique de l’avant-messe [474]

Elle prépare au sacrifice où s'accomplira le mystère de la foi ; d’abord à une première étape par la prière, puis à une seconde étape par des lectures de l’Écriture sainte destinées à instruire et à nourrir la foi.

1. Première étape : la prière. - Elle commence au bas de l’autel et se continue à l’autel.

a) Deux rites anciens contiennent en germe les prières que le prêtre dit au bas de l’autel : on s'avançait en ordre vers l’autel, on se prosternait devant lui [475]. l’autel était l’a « table du Seigneur » ; quand il fut de pierre, on y vit de plus l’image du Christ « pierre angulaire » et « rocher spirituel » ; enfin on lui adjoignit partout des reliques des martyrs, imitateurs du Christ [476].

L'entrée à l’autel s'accompagne, vers l’an 1000, de la récitation du psaume xLii (xLiii) judica me (juge-moi, ô Dieu) dont le verset central chante l’éternelle jeunesse que Dieu dispense aux âmes qui le cherchent : « Je m'approcherai de l’autel de Dieu, de ce Dieu qui réjouit ma jeunesse. » Dieu peut seul, nous divisant d’avec nous-mêmes, détruire en nous l’iniquité qui nous ravage.

Un peu plus tard, pour accentuer l’aveu de cette indignité, on joint au psaume un Confiteor, avec sa réplique, et suivi de l’oraison Aufer a nobis, que le prêtre dit en montant à l’autel : «Enlevez nos fautes, Seigneur, pour que nous puissions pénétrer dans le Saint des Saints avec une âme pure. » En baisant l’autel le prêtre dit : « Nous vous prions Seigneur, par les mérites de vos saints dont nous avons ici les reliques, et de tous les saints, de daigner me (nous) pardonner tous mes (nos) péchés [477]. »

b) A l’autel même commence la prière, plus ancienne que la précédente, préparatoire aux lectures de l’Écriture sainte. Elle enveloppe d’un seul mouvement l’Introït, reste du psaume chanté primitivement lors de l’entrée solennelle du clergé, la litanie du Kyrie à laquelle participait le peuple, parfois le Gloria in excelsis, vieux cantique de l’Église naissante, pour s'accomplir et culminer dans l’Oraison appelée Collecte, parce que le prêtre y résume et récapitule la prière du peuple. Le rite d’entrée s'achève en effet par la Collecte, comme la présentation des offrandes s'achèvera par la Secrète et la communion par la Postcommunion [478].

Le prêtre interpelle le peuple (Dominus vobiscum) qui accepte de se ranger autour de lui (Et cum spirituo), puis l’invite à s'unir à l’oraison ou collecte (Oremus) [479]. Les oraisons romaines, sobres et rythmées, sont catholiques, répondant à la fois aux besoins les plus vastes du inonde et les plus intimes de nos coeurs. On a relevé leurs caractéristiques : 1° elles sont prononcées par le prêtre non pas en son nom, mais en celui de toute l’Église ; 2° elles s'adressent à Dieu considéré dans la simplicité ineffable de son mystère, Deus, Domine, Omnipotens Deus, Omnipotens sempiterne Deus, non à l’une des Personnes divines en particulier ; 3° elles ont le même mouvement : invocation, rappel du mystère du jour, demande connexe à ce mystère ; 4° elles en appellent chaque fois, selon le précepte évangélique, à la médiation du Christ, et nous remettent ainsi sans cesse sous les yeux le dessein de la rédemption du monde [480]. Voici la collecte de Noël « 0 Dieu qui avez illuminé cette nuit sacrée par la clarté de la vraie Lumière, faites, nous vous en prions, qu'ayant connu sur terre les mystères de cette Lumière, nous puissions au ciel en goûter aussi les joies. Car elle est le Christ, qui vit et règne avec vous, ô Dieu, en l’unité du Saint-Esprit [481], dans les siècles des siècles. Arrien. » Celle de Pâques : « 0 Dieu qui, en ce jour-même, avez, par votre Fils unique, triomphé de la mort et ouvert pour nous les portes de l’éternité : daignez, vous qui suscitez nos désirs par vos prévénances, les conduire jusqu'à l’exaucement par votre secours. Par le même Jésus-Christ, notre Seigneur, qui vit et règne avec vous, ô Dieu... » Celle du quatrième dimanche après Pâques : « 0 Dieu qui rassemblez les esprits de vos fidèles dans un même vouloir, donnez à vos peuples d’aimer ce que vous prescrivez et de désirer ce que vous promettez, afin qu'au milieu de la mobilité des choses du monde, nos coeurs soient fixés là où sont les vraies joies. Par Jésus-Christ, notre Seigneur... » Celle du cinquième dimanche après la Pentecôte : « 0 Dieu qui avez préparé pour ceux qui vous cherchent des biens invisibles, versez dans nos coeurs la brûlure de votre amour, afin que vous cherchant en toutes choses et par-dessus toutes choses, nous accédions à vos promesses qui passent tout désir. Par Jésus-Christ, notre Seigneur... »

2. Deuxième étape : les lectures. - Autrefois, et jusqu'au temps de saint Augustin, l’avant-messe commençait immédiatement par les lectures. Elles n'ont rien perdu de leur importance. La catéchèse, qu'elles constituent, est l’objet de l’avantmesse, comme le sacrifice, qu'elles préparent, est l’objet propre de la messe. Elles transmettent le message de la foi, avant que s'accomplisse le mystère de la foi. C'est ainsi que l’Écriture, parole du Christ, annonce l’Eucharistie, présence du Christ. Tels sont les deux trésors de l’Église [482].

Les lectures étaient d’usage dans les synagogues, où elles formaient le principal de la liturgie du sabbat. Dans l’office chrétien, la lecture de l’Ancien Testament prépara celle du Nouveau [483]. Nos Messes de carême instituent entre l’Ancien Testament et le Nouveau des rapprochements saisissants. Comme dans la liturgie juive [484], les lectures furent, dès les premiers temps chrétiens, expliquées au peuple par l’homélie.

Le Credo, précédé du renvoi des catéchumènes, fut inséré dans la Messe solennelle en Orient au début du VIe siècle. Il apparaît dans l’Empire franc vers la fin du VIIIe siècle, et dans la liturgie romaine au XIe siècle. Étant une solennelle profession de foi des fidèles, il est destiné davantage à ouvrir l’action sacrificielle imminente qu'à clore la liturgie de l’avant-inesse [485].

b) La liturgie sacrificielle de la Messe

La liturgie catéchétique de l’avant-messe prépare la liturgie sacrificielle de la Messe.

L'offrande sacrificielle 's'accomplit au moment de la consécration, où le Christ glorieux apparaît sous les espèces séparées du pain et du vin pour nous attirer à notre tour, comme les disciples à la Cène, dans le drame de sa Passion sanglante. Cette offrande sacrificielle est située au coeur d’un ensemble de prières appelé « canon » en Occident et « anaphore » en Orient, et qui constitue en liturgie l’action eucharistique immédiate. Elle est suivie des prières de la communion, et précédée par celles de l’offertoire.

On pourra rapporter l’offertoire et les prières d’offrande principalement au Père ; le drame sacrificiel est l’action propre du Fils ; l’effusion de grâces de la communion sera attribuée à l’Esprit saint [486].

1. l’offertoire. - Il constitue comme une première anticipation, ou plutôt comme un prélude du canon [487]. Il consiste essentiellement dans la présentation à Dieu du pain, et du vin mêlé d’un peu d’eau, et qui seront transsubstantiés.

Des textes où s'exprime l’humilité, le repentir, l’invocation, la demande sont venus s'y joindre au cours du temps.

Tout ce rite d’offrande est finalement récapitulé dans l’oraison appelée Secrète, comme le rite d’entrée était récapitulé dans la Collecte, et comme le rite de communion sera récapitulé dans la Postcommunion [488].

La Secrète doit sans doute son nom au simple fait qu'elle est dite en silence. Elle était autrefois, comme tout le canon, prononcée à voix haute. Vers la fin du VIIIe siècle, sous des influences franques, le silence parut préparer plus saintement à s'approcher de Dieu [489].

Voici la Secrète pour la fête de l’Ëpiphanie : « Daignez, Seigneur, nous vous en prions, regarder avec bienveillance les offrandes ; de votre Église, car ce n'est plus l’or, l’encens, la myrrhe qu'elle vous présente aujourd'hui ; mais ce que signifient ces dons est ici-même immolé et reçu, Jésus-Christ, votre Fils, notre Seigneur, qui vit et règne, etc... » Celle du samedi après le quatrième dimanche de Carême : « Soyez apaisé, nous vous le demandons, Seigneur, en accueillant nos offrandes ; et dans votre bonté, forcez nos volontés même rebelles à se tourner vers vous. Par Jésus-Christ, notre Seigneur, qui vit et règne... » Celle de la Messe de saint Grégoire le Grand : «Faites, nous vous en prions Seigneur, que par l’intercession du bienheureux Grégoire, cette offrande nous soit profitable, car c'est lorsqu'elle fut immolée que vous avez décidé de pardonner les péchés du inonde entier. » [490]

2. Le canon ou la grande prière. - Elle est faite de la rencontre de deux mouvements distincts. l’un, qui fournit le cadre du canon, est celui d’une montée de l’action de grâces ou eucharistie, conduisant jusqu'aux paroles de la consécration et s'achevant en anamnèse et en louange. l’autre est le sentiment de la descente soudaine au milieu de nous du mystère sacré et ineffable de la première Cène. Ces deux mouvements semblent avoir des exigences inverses : le premier invite plutôt à une participation publique et manifeste ; le second paraît réclamer plutôt une participation de silence et d’adoration : d’où l’usage plus récent de prononcer le canon à voix basse [491].

a) l’action de grâces, l’eucharistie débute par le dialogue solennel ouvrant la Préface. Elle est suivie d’une adoration profonde qu'exprime le Sanctus. A la fin du IVe siècle, Rome, à l’instar de l’Orient, intercale entre le Sanctus et la consécration des prières d’intercession : Te igitur, Memento, Communicantes, Hanc igitur. On supplie pour la grande Église sainte et catholique, afin qu'elle soit préservée au-dehors et unifiée au-dedans [492]. On nomme ses serviteurs, qui sont d’abord ses chefs, le pape et les évêques. On fait mémoire des fidèles non seulement présents, mais de partout, qui s'unissent de coeur à l’offrande centrale de la Messe, et les besoins des défunts ne sont pas oubliés [493]. Ceux qui en l’Église d’ici-bas « rendent louange au Dieu éternel, vivant et vrai » le font en communion d’intention avec la glorieuse Vierge Marie, Mère de notre Seigneur Jésus-Christ, avec les apôtres, les martyrs, tous les saints de l’Église du ciel [494]. Enfin, juste avant le point culminant de l’action sacrée, le Hanc igitur, de saint Grégoire le Grand, résume le voeu suprême du clergé (les serviteurs) et du peuple entier (la famille) et le besoin permanent de la chrétienté, à savoir la paix divine ici-bas, la persévérance à l’instant de la mort, le salut final de tous les hommes : « Veuillez disposer dans votre paix les jours de notre vie, nous arracher à l’éternelle damnation et nous compter au nombre de vos élus [495]. »

b) La CONSECRATION. - Elle est introduite par le Quam oblationem où l’on supplie Dieu de changer lui-même le pain et le vin au corps et au sang de son Fils bien-aimé [496] : « Cette offrande, daignez, vous, notre Dieu, la bénir de tous points, la reconnaître, la sanctionner, la rendre parfaite et digne de vous plaire, et qu'elle devienne le Corps et le Sang de votre Fils bien-aimé, notre Seigneur Jésus-Christ [497]. »

C'est à la toute puissance divine, ordinairement attribuée au Père, mais commune aux trois personnes divines, que sera dû le miracle de la transsubstantiation. Cependant la toute puissance agira par l’humanité du Christ. Il entre immédiatement en scène avec le récit de l’institution : « C'est Lui qui, la veille de sa Passion, prenant du pain dans ses mains saintes et vénérables... »

Nous sommes vraiment au coeur de la Messe. Mais jusque dans ce récit, il faudra faire la part de ce qui est la sainte liturgie de l’Église, et de ce qui est la divine liturgie du Christ. On se rappelle les mots de saint Ambroise : « Tout le reste qu'on dit avant, est dit par le prêtre : on offre à Dieu des louanges, on prie pour le peuple, pour les rois, pour tous les autres. Dès qu'on vient à produire, ut conficiatur, le vénérable sacrement, le prêtre ne se sert plus de ses paroles à lui, mais il se sert des paroles du Christ. C'est donc la parole du Christ qui produit ce sacrement [498]. »

Ce qui est liturgie de l’Église, c'est le contexte dans lequel sont insérées les paroles mêmes du Christ, seules efficaces de la transsubstantiation et de la perpétuation du sacrifice rédempteur [499]. Une chose frappe, à savoir que ces récits liturgiques de l’institution, et surtout les plus anciens, ne reproduisent jamais purement et simplement l’un des récits de l’Écriture. La raison en est, on l’a dit, qu'ils sont antérieurs à la rédaction même de l’Écriture. L’Eucharistie a été célébrée avant que saint Paul et les évangélistes aient pris la plume pour en parler [500].

Ce qui est liturgie du Christ, ce sont les paroles efficaces de la transsubstantiation. A chaque renouvellement du rite non sanglant de la Cène, le Christ en gloire vient nous toucher silencieusement à travers sa Croix. Le mot de liturgie change de sens, on le pense bien, quand il passe du plan des dispositions cultuelles canoniques des Églises, au plan du sacrifice sanglant célébré en une fois pour sauver le monde, et être appliqué, rendu présent, à chacune des générations successives. Le sacrifice du Christ est transcendant à tous les cadres liturgiques d’Orient et d’Occident. Il est à la fois, éminemment, adoration infinie et eucharistie infinie, offrande infinie et demande infinie, louange infinie et propitiation infinie, acte de culte infini et acte d’amour infini. Toutes les prières d’invocation, d’offrande, d’action de grâces que les liturgies distinguent et multiplient avant et après le sacrifice même du Christ, ne seront jamais, si intensément que nous puissions les intérioriser, que de faibles reflets, dans les miroirs brisés de nos coeurs, de la Liturgie théandique du Sauveur.

c) l’anamnèse ou commémoration. - Que vient-il de se passer ? Le premier soin de l’Église reprenant le cours de la Grande Prière est de le définir [501]. On vient de commémorer ce que le Christ a fait à la Cène, de consacrer le pain et le vin selon son précepte : « Faites ceci en mémoire de moi. » Et s'il a changé alors le pain et le vin en son corps et en son sang, c'est pour permettre aux disciples de participer à son sacrifice sanglant, d’entrer avec lui dans l’offrande de son sacrifice sanglant. d’où les deux éléments du Unde et memores. d’abord la commémoration : « C'est pourquoi, en mémoire, Seigneur, de la bienheureuse Passion du Christ votre Fils, notre Seigneur, de sa Résurrection du séjour des morts, et aussi de son Ascension dans la gloire des cieux... » Puis la supplication, non certes pour que le sacrifice rédempteur soit agréé en lui-même, mais pour qu'il soit agréé en tant que présenté aujourd'hui par nous. On supplie la Bonté divine de l’accepter sans nous disjoindre d’avec lui, de daigner au contraire nous incorporer à lui. Cette supplication se continue dans le Supra quae, qui rappelle que les sacrifices d’Abel, d’Abraham, de Melchisédech, ont été jadis accueillis ; et dans le Supplices, où l’on demande que le don que nous désirons faire de nous-mêmes en nous unissant au Christ soit pleinement agréé, c'est-à-dire, selon une image empruntée à l’Apocalypse, VIII, 3-5, transféré par les anges jusqu'au trône de Dieu. Mais voici que, dans sa seconde moitié, le Supplices prend un tour nouveau, et exprime le voeu que le transfert de notre sacrifice sur l’autel du ciel ait pour effet une communion fructueuse [502]. l’anaphore est achevée et la communion déjà demandée. Le Nobis quoque sera comme une suite au Supplices, dont il semble avoir été séparé par l’insertion plus tardive du Memento des morts. Enfin une prière de louange à Dieu, qui par son Verbe crée, sanctifie, vivifie, bénit, s'achève en doxologie trinitaire : « Par lui, avec lui, en lui, vous soient donnés, Dieu Père tout-puissant, dans l’unité du Saint-Esprit tout honneur et toute gloire, dans tous les siècles des siècles. Amen. »

3. La communion. - Le Pater qui, par sa solennité semble pondre à la Préface et continuer le canon, inaugure en réalité le cycle liturgique de la communion. Il servit, dès les temps les plus reculés, à préparer les néophytes à leur première communion. Il est la prière du Seigneur qu'on prononce en tremblant pour implorer le pardon de ses péchés avant de recevoir le pain transsubstantié, le corps du Seigneur. Le besoin de pardon se fait sentir jusque dans le Libera nos qui lui fait suite [503].

La fraction de l’hostie faisait la part du prêtre, puis la part des fidèles, qui servait aussi de sainte réserve, enfin la part qui, conservée pour être mêlée ultérieurement au calice, signifiait l’unité de l’Église, soit dans le temps en reliant la Messe d’hier à celle d’aujourd'hui, soit dans l’espace en reliant la Messe de l’évêque à celle de ses prêtres [504]. La fraction de l’hostie fut plus tard mise en rapport avec la mort du Christ, et son mélange au calice, avec la résurrection [505].

A Rome, pendant le premier millénaire, la prière du prêtre, nous l’avons dit, s'adressait à Dieu adoré dans le mystère de son unité. l’invocation au Christ, dans le Kyrie, était réservée à l’assistance. Pareillement, l’Agnus Dei, invocation, au Christ immolé, fut à ses débuts (VIIe siècle) une hymne chantée par le peuple pendant la fraction du pain [506].

Les trois prières au Christ préparatoires à la communion du prêtre ne sont pas d’origine romaine. Elles commencent d’apparaître au IXe siècle [507].

La communion du prêtre est suivie de celle des fidèles. jusqu'au iVe siècle, ils communient à chaque Messe ; et même plus souvent, car la Messe est limitée au dimanche, et l’on emporte chez soi le pain consacré pour pouvoir communier chaque jour [508]. Puis la communion se raréfie, surtout, chose étrange, dans les pays où la lutte contre l’arianisme oblige à insister sur la révérence due à la transcendance et à la divinité du Christ. La fin du moyen âge et le concile de Trente favorisent de nouveau la communion fréquente. On voit ainsi prévaloir tour à tour en deux raille ans des points de vue opposés : tandis que la confiance porte le baptisé à regarder le pain du ciel comme son pain quotidien, la révérence lui fait craindre de s'approcher témérairement des saints mystères [509]. Mais la juste révérence ne doit pas engendrer l’éloignement.

Vers le XIIIe siècle, on étend devant les communiants agenouillés à l’autel une nappe tenue par deux acolytes., l’autel qui est d’abord le lieu du sacrifice, est aussi la table du Seigneur [510]. Au XVIIe siècle notre table de communion remplacera les anciens jubés. C'est « la noble tâche du bâtisseur d’églises de savoir suggérer par la disposition et le style qu'il lui donne, qu'un rapport intime unit cette table de communion à la vraie table sainte et qu'en s'agenouillant à l’une, c'est à l’autre que l’on accède [511] ».

Il y a parallélisme, nous l’avons dit, entre la procession d’entrée terminée par la Collecte, la procession d’offrande terminée par la Secrète, la procession de communion terminée par la Postcommunion. Ces trois oraisons sont conçues selon le même style [512]. Voici la postcommunion du vendredi après les Cendres : « Protégez, Seigneur, votre peuple, et dans votre clémence purifiez-le de tous péchés, car aucune adversité ne lui nuira, tant qu'aucune iniquité ne le dominera. Par Jésus-Christ, notre Seigneur, qui vit et règne... » Celle du samedi après le troisième dimanche de Carême : « Nous vous demandons, Dieu tout-puissant, d’être nombrés parmi les membres de Celui au corps et au sang de qui nous communions. Qui vit et règne... » Celle de Pâques : « Versez en nous, Seigneur, l’esprit de votre amour, et que votre miséricorde rende unanimes ceux que vous avez rassasiés par les mystères de Pâques. Par Jésus-Christ... » Et celle de Pentecôte : « Que l’infusion, Seigneur, de votre Esprit saint purifie nos coeurs, et qu'il les féconde par l’aspersion intime de sa rosée. Par Jésus-Christ, notre Seigneur, qui vit qt règne avec vous en l’unité de ce même Esprit saint... » Tout l’enseignement de l’Église sur les effets de la communion pourrait se retrouver dans l’analyse des postcommunions. On supplie le Christ de venir accomplir en ceux qui le reçoivent son oeuvre rédemptrice, de les secourir dans l’ordre des moyens et dans l’ordre des fins, au temporel et au spirituel, pour le présent et pour l’avenir, en le corps et en l’âme. Qu'il fasse croître en eux la charité, qu'il leur donne de le servir, de lui rester fidèles, de ne jamais être séparés de lui. Qu'après s'être livré à eux sous les signes sacramentels, il se révèle à eux sans voiles dans la Patrie [513].

La conclusion de la liturgie de la Messe est une dernière bénédiction. Elle s'exprimait primitivement par l’ « Oraison sur le peuple » qui termine aujourd'hui nos Messes de Carême. Elle donne leur signification à l’Ite missa est ou au Allez en paix des liturgies orientales. Le prologue de saint Jean était considéré comme un texte spécialement porteur de bénédiction [514]. Disons qu'il déchire soudain le voile qui nous cache la Patrie et qu'il déploie au-dessus de nos tête l’immensité du plan créateur et rédempteur du Dieu d’amour.

5. La transcendance du mystère et les tensions liturgiques

a) Dilemmes liturgiques

1. Le mystère de la Messe est au-dessus de ses expressions liturgiques. Si légitimes et nécessaires soient-elles, elles lui demeurent par nature inadéquates. Elles ne représentent que des vérités partielles ; une tension va se créer entre elles.

Faut-il d’abord insister dans la liturgie sur le rôle primordial, enveloppant, souverainement efficace du sacrifice du Christ ? Faut-il au contraire mettre l’accent sur le rôle secondaire du sacrifice de l’Église et de la participation des fidèles ?

Faut-il d’abord souligner extérieurement ce qui sépare le prêtre des fidèles, à savoir le privilège divin et inaliénable du pouvoir d’ordre ? Faut-il plutôt marquer extérieurement la grâce d’union au Christ, et par surcroît de communion entre eux, de tous les fidèles, prêtres et laïques, plus divine encore, et fin dernière du pouvoir d’ordre ?

Faut-il d’abord veiller à la fixité, à la solennité, à la poésie de la langue liturgique ? Faut-il plutôt se jeter aux langues profanes ?

Faut-il adorer en silence le mystère ineffable de la rédemption du monde rendu présent au milieu de nous ? Faut-il plutôt le faire acclamer par la foule ?

Faut-il d’abord prêcher la sainteté inimaginable de la communion sacramentelle et la préparation qu'elle requiert si l’on ne veut pas, en la recevant, s'exposer à manger et à boire sa propre condamnation ? Faut-il insister plutôt sur la misère d’un peuple qui doit tout mendier de la communion sacramentelle, jusqu'à la préparation et jusqu'au désir même de cette communion ?

Je gravis les degrés de tes miséricordes - de chute en chute
J'apprends à connaître ton humble coeur dans mes fautes

Et ta douceur insoutenable - agneau de Dieu
Qui liquéfie ce qu'elle touche ou le détruit comme le feu... [515]

Faut-il s'exalter mutuellement et se perdre dans l’esprit de la foule par le chant et l’incessante alternance des exercices collectifs ? Faut-il plutôt fermer la porte sur soi, entrer dans son intérieur, s'interroger sur la vérité de sa propre foi, de son espérance, de sa charité [516] ?

Faut-il accepter le chant et la musique comme moyens d’ouvrir l’âme à la prière et aux choses divines, comme le faisait saint Thomas [517] ? Faut-il plutôt signaler les dangers de dissipation qu'ils comportent, comme le faisait saint Augustin, mais après nous avoir confié combien il avait lui-même pleuré à Milan, en entendant les suaves mélodies de l’Église [518].

2. On le voit, les tensions qui ont donné naissance aux divers rits reparaissent à l’intérieur d’un même rit. Au regard de la foi et de la contemplation, le mystère de la rédemption continué en chaque Messe est un, parfait, immuable, infiniment simple, embrassant dans son horizon l’universalité du temps et de l’espace, absolument transcendant par rapport à ses formes liturgiques qui ne peuvent avoir qu'une valeur secondaire. Mais le bon ordre et la vie de la communauté ecclésiale ont besoin précisément de ces formes liturgiques ; elles font l’objet du pouvoir pastoral, qui doit avoir souci des préoccupations changeantes des fidèles, et dont la loi est d’avancer dans le temps et dans l’espace à la façon dont on marche, en appuyant tour à tour sur l’un ou l’autre aspect du mystère. Chacune de ces formes liturgiques partielles et temporaires aura servi loyalement quand elle aura contribué à introduire une âme fidèle dans l’univers de Dieu qui la dépasse.

b) Liturgie et dogme

Si les expressions liturgiques sont débordées par la plénitude du mystère, ce n'est donc pas la liturgie comme telle qui sera l’instance suprême quand il s'agira de définir en quoi consiste l’essence du sacrifice de la Messe.

Dans un ordre plus général, l’axiome affirmant que la prière règle la croyance n'est vrai que d’une manière subordonnée. C'est bien plutôt la foi, et avec elle l’espérance et la charité, qui règlent la prière.

Ayant cité l’axiome : Legem credendi lex statuat supplicandi, que la règle de prier soit la règle de croire, Pie XII en précise aussitôt le sens : « Ce n'est pas que la sainte liturgie désigne et établisse la foi catholique absolument et de sa propre autorité ; mais étant une profession des vérités célestes contrôlée par le magistère suprême de l’Église, elle peut fournir des preuves et des témoignages de grande valeur pour décider d’un point particulier de la doctrine chrétienne. Que si l’on voulait comparer et déterminer d’une manière absolue et générale les rapports entre la foi et la liturgie, il faudrait dire plutôt : Lex credendi légent statuat supplicandi, que la règle de croire soit la règle de prier [519]. »

c) Douceur du sacrifice non sanglant

1. On peut aimer une grand'messe chantée au-dehors en plain-chant par tout un peuple unanime. Ou une Messe de Pâques ou de Pentecôte dans une abbaye bénédictine quand la noblesse contenue mais contagieuse du chant liturgique gagne peu à peu la nef remplie de fidèles. On peut aimer aussi une Messe en chartreuse dans la mélancolie paisible d’un jour qui s'inaugure, avec la supplication dépouillée, douloureuse, déchirante du Kyrie, les prostrations qui jettent l’homme à terre au seul souvenir de l’Incarnation ou au rappel de l’Agnus Dei, le son de la cloche qui au-dehors par-dessus les vallées annonce au monde le moment de la consécration, la lampe du sanctuaire qui oscille parce qu'on lui a pris de sa lumière, comme le coeur du Christ doit frémir quand une âme vient y chercher l’amour, tout le drame de la Croix sanglante et de la rédemption du monde véhiculé dans le silence ineffable, la douceur, la paix du sacrifice non sanglant.

C'est le mystère de la présence du sacrifice sanglant sous le voile du sacrifice non sangtant que le rétable de Grunewald, à Colmar, évoque quand, tout près des pieds tuméfiés et saignants de l’immense Crucifié, il dispose le calice de la Messe et la blancheur éclatante de l’Agneau immaculé.

Sur l’autel s'accomplissent tes Mystères
Seigneur des rites ordonnés
Seigneur des Écritures Seigneur des chants sacrés...

Et toi qui ne résistes pas aux pauvres,
tu viens à nous dans ta douceur
Dans ton amour dans ta puissance - éloigne-toi un peu Seigneur

Éloigne-toi si tu veux que je vive
Suis-je le Buisson ardent qui brûle sans se consumer ;
je suis un coeur à la dérive... [520]

2. Il arrive que les circonstances de temps et de lieu permettent à la Messe de révéler soudain aux assistants avec une intensité extraordinaire la profondeur inimaginable de son mystère. Qu'on pense, si l’on veut, à cette Messe de l’aube de La puissance et la gloire, improvisée fébrilement au fond de la forêt mexicaine, au moment où la police commence d’encercler le village ; ou à cette solennelle célébration de la dernière Pentecôte de l’Église, sur laquelle s'achève le Maître de la Terre. Ou, si l’on quitte la fiction, qu'on pense aux Messes dites en cachette la nuit dans les prisons, sur un peu de vrai pain et de vrai vin dérobés par miracle, par des prêtres entourés de quelques fidèles avides de pouvoir communier sacramentellement une dernière fois avant de mourir.

6. Les églises

a) L’église maison du peuple chrétien

1. Ce n'est pas le trait le moins révolutionnaire d’u christianisme d’avoir libéré le culte de ses attaches nécessaires à des lieux déterminés, montagnes saintes ou bois sacrés ; ou même de ses attaches nécessaires avec le Temple de Jérusalem. Le peuple fidèle lui-même est le Temple de Dieu (II Cor., vi, 16 ; I Cor., 111, 16) ; partout où il se répand, du lever du soleil au couchant, est offert un sacrifice nouveau (Malachie, i, II) ; le vrai sanctuaire n'est plus sur le Garizim ou à Jérusalem, mais partout où les vrais adorateurs adorent en esprit et en vérité (Jean, IV, 21) [521].

2. Les hommes ont besoin de maisons, le Christ a eu besoin d’un cénacle. Le Temple vivant des fidèles va construire selon sa propre structure les maisons dont il aura besoin. Le mot qui désigne l’assemblée chrétienne, ecclesia, désignera la maison, l’église, où elle viendra se recueillir pour cornmémorer la mort rédemptrice du Christ et se remplir de son Esprit. Comme le chante l’hymne de la Dédicace, l’église de pierre sera l’image de l’Église vivante. Elle contiendra donc le peuple et le clergé, une nef et un choeur. Quand tous se tourneront pour prier vers le lieu où le Christ est ressuscité, elle sera comme une « nef » voguant vers l’Orient [522].

L'autel, qui remplace la table où l’on déposait les offrandes, est d’abord, entre la nef et le choeur, le lieu de la célébration du sacrifice, le foyer vers lequel toutes les lignes convergent. Il sera secondairement, nous l’avons dit, la table où l’on viendra communier au sacrifice. Même dans les églises rondes, on le place à l’Est, non au centre. Le moyen âge l’avance dans le choeur, et l’Orient l’isole du peuple par l’iconostase. Dans les églises de religieux et de chanoines, le choeur s'approfondit et devient comme une seconde église où se récite l’office divin : un jubé le sépare de la nef, l’époque baroque remplacera le jubé par la table de communion et rétablira l’unité du choeur et de la nef, mais sans changer la place de l’autel [523]. Ainsi la table où l’on déposait les offrandes n'est d’abord qu'un meuble accessoire. Elle prend peu à peu de l’importance. Elle devient l’autel, puis la table du Seigneur, que doit évoquer notre actuelle table de communion. Aujourd'hui, dit Pie XII, « ce serait sortir de la voie droite de vouloir rendre à l’autel sa forme primitive de table [524] ».

3. En résumant l’évolution de ce qu'il appelle « les exigences spatiales de la célébration eucharistique», J.-A. Jungmann écrit : « La puissance intérieure et l’ampleur de la Messe chrétienne se révèlent magnifiquement en ce que, spirituelle au point de n'être pas entravée par les nécessités du lieu, elle a pourtant trouvé, dans tous les pays, plus qu'aucune autre idée de l’histoire humaine, par les chefs-d'oeuvre de l’architecture et de la statuaire, son expression dans l’espace [525]. » Chacune des pages de l’oeuvre écrite par Emile Mâle avec tant de science et d’amour pourrait illustrer cette considération.

b) L’église plus encore maison du Christ

1. Mais plus encore que la maison du peuple chrétien, l’église est la maison du Christ [526]. Un mystère, une présence remplit la plus pauvre des églises catholiques. Elle est habitée. Elle ne vit pas d’abord du mouvement que lui apporte le va-et-vient des foules. Elle est elle-même, antérieurement, source de vie et de pureté pour ceux qui franchissent son enceinte. Elle possède la présence réelle, la présence corporelle du Christ, le lieu où le suprême Amour a touché notre nature humaine pour contracter avec elle des noces éternelles, le foyer de rayonnement capable d’illuminer tout le drame du temps et de l’aventure humaine.

Chacun peut entrer là et rencontrer personnellement le Jésus de l’Évangile. Chacun, quelles que soient ses ignorances, les fautes dont le souvenir peut l’accabler, ses secrètes détresses intérieures, ose approcher comme jadis la pécheresse dans la maison de Simon le Pharisien. Chacun peut crier vers lui comme l’aveugle de Jéricho, et dire : « Seigneur, que je voie ! »

Quand un homme loyal s'enquiert auprès de nous de ce qu'il doit faire pour trouver la Vérité, avant peut être de prendre le temps de lui expliquer le catéchisme et les mystères chrétiens, avant aussi de le jeter dans la foule des croyants où il se sentirait comme étranger, et où l’Église dont il ne sait pas encore découvrir la nature risquerait de lui apparaître comme un groupe communautaire pareil à tous les autres, demandons-lui d’aller s'asseoir un moment chaque jour dans une église avec l’Évangile, à l’heure où il n'y a personne. C'est plus tard, lorsqu'il aura compris que la Présence réelle est la raison d’être de la permanence de l’Église dans l’espace et le temps jusqu'à la Parousie, que ses yeux pourront s'ouvrir sur la catholicité de son mystère, et que ses plus humbles démarches en vue de grouper les hommes autour du Christ lui deviendront transparentes.

2. Il y a trop d’églises laides à notre époque pour qu'on puisse parler sans réticences, avec le psalmiste, de la beauté de la maison de Dieu. La beauté est ardemment désirée, elle n'entrave pas, certes, l’élan de la prière. Mais c'est d’autre chose qu'il s'agit quand on parle de la rencontre d’une âme avec le Christ sacramenté. Cela peut être une attaque brusque, parfois sauvage, un rayon de la Croix sanglante qui déchire l’âme dans ses profondeurs.

Il n'y a pas d’église plus triste que celle où se réfugie à Londres un soir de tempête l’héroïne de la Fin d’une liaison, et C'est du fond de cette laideur qu'elle ne voit plus, toute proche de Jésus qui connut une indescriptible agonie, qu'il lui est donné de faire son suprême et décisif acte d’amour.

Chaque Messe est, à travers la Croix du Christ, une grande bénédiction, une explosion silencieuse de l’amour, une grande descente de Dieu dans le monde pour empêcher qu'il ne périsse et que le mal en lui ne prévale au total sur le bien. Et, en retour, chaque Messe provoque, dans une partie cachée du monde, une réponse d’amour qui, à travers la Croix du Christ, remonte jusqu'à Dieu.

Saint Thomas fait remarquer à propos du mystère de l’Incarnation [527], mais le principe est valable en toute circonstance, que lorsqu'il est question des rapports mutuels de Dieu et du monde, ce qu'il importe de considérer, c'est d’abord et avant tout le mouvement de descente de la plénitude divine vers les hommes ; et ensuite seulement, ce qui en est comme un écho affaibli, à savoir le mouvement de montée par lequel les hommes ainsi prévenus se tournent vers leur Dieu.

 

ANNEXE 1 - DEUX DOCUMENTS PONTIFICAUX

 

A. - l’ENSEIGNEMENT DE l’ENCYCLIQUE « MEDIATOR DEI » SUR LA NATURE ET SUR l’OFFRANDE DE LA MESSE

L'encyclique « Mediator Dei et hominum, Sur la sainte liturgie », du 20 novembre 1947 [528], comprend quatre parties : I. La nature, l’origine, le progrès de la liturgie ; II. Le culte eucharistique ; III. l’office divin et l’année liturgique ; IV. Directives pratiques et pastorales. La seconde partie, réservée au mystère eucharistique, est subdivisée en quatre sections : 1. La nature du sacrifice eucharistique ; 2. La participation des fidèles à l'offrande du sacrifice eucharistique ; 3. La sainte communion ; 4. Le culte eucharistique d’adoration. De ces deux premières sections, où la doctrine eucharistique commune de l’Église est proposée avec autorité, c'est un schéma très bref, un peu plus développé que la table des matières [529] que nous croyons utile de présenter ici, pour en manifester l’ordonnance logique et organique.

1. On rappelle la doctrine du concile de Trente suivant laquelle le Christ institue le sacrifice eucharistique pour que le sacrifice sanglant qui devait s'accomplir sur la Croix fût représenté ; que la commémoration en fût perpétuée jusqu'à la fin du temps ; que sa vertu nous fût appliquée.

2. Ce n'est pas une simple commémoration, mais un acte sacrificiel vrai et propre, où, par une immolation non sanglante, le souverain Prêtre fait ce qu'il a déjà fait sur la Croix, en s'offrant lui-même [530]

3. Le Prêtre, à la Messe, est le même qu'à la Croix, mais il s'offre alors par les mains de ses ministres. Le Prêtre est le Christ. Les ministres agissent en son nom : par la consécration sacerdotale ils sont assimilés au souverain Prêtre ; il possèdent le pouvoir d’agir au nom et avec la vertu du Christ.

4. La Victime est la même, sous une présentation différente. A la Croix, le Christ s'offre à Dieu tout entier avec ses douleurs ; l’immolation se fait par la mort sanglante. Sur l’autel, l’action sacrificielle du Rédempteur est manifestée d’une manière admirable par les signes extérieurs de la mort : le corps et le sang sont, par transsubstantiation réellement présents ; leur séparation est représentée. La mort s'est produite réellement au Calvaire ; la manifestation commémorative de la mort est réitérée sur chaque autel, où le Christ est représenté à l’état de victime.

5. Les fins du sacrifice sont les mêmes à la Croix et à la Messe : l’hommage de louange et d’adoration de la Croix se continue dans le sacrifice eucharistique auquel s'unit l’Église d’ici-bas et l’Église du ciel : l’action de grâces du Christ au Père en reconnaissance de l’amour dont il a voulu nous aimer se continue elle aussi de la Croix à la Messe ; l’expiation, la propitiation, la réconciliation du Christ s'offrant à la Croix pour les péchés du monde entier continuent à la Messe où il s'offre pour notre rédemption ; l’impétration ou supplication, commencée à la Croix, continue sur nos autels.

6. Le sacrifice de la Croix a racheté pleinement le monde et préparé comme une piscine où tout le genre humain pourrait être purifié. Pour que les hommes puissent, chacun en particulier, s'approprier ce trésor, entrer en contact vital avec la Croix, se plonger dans cette piscine, le Christ a disposé qu'ils y accéderaient soit par les sacrements, soit par le sacrifice eucharistique qui est comme le moyen suprême par lequel les mérites de la Croix sont distribués ; car les hommes ont perpétuellement besoin du sang de la rédemption.

7. Seul le prêtre peut agir au nom du Christ pour accomplir l’immolation non sanglante par laquelle le Christ est rendu présent sur l’autel en état de victime. En d’autres termes, il est seul ministre du Christ pour l’offrande qui s'accomplit par la transsubstantiation.

8. En un sens restreint, on appellera offrande l’acte par lequel la victime divine, déjà présente sur l’autel, est offerte à Dieu le Père, pour le bien spirituel de l’Église entière. A cette seconde offrande, faite par le prêtre, les fidèles peuvent participer de deux façons : 1° ils offrent d’abord par les mains du prêtre : le ministre de l’autel représente le Christ, qui en tant que Chef offre au nom même de tous ses membres, de toute son Église ; 2° ils offrent encore en union avec le prêtre : non certes en consacrant, mais en joignant leurs actes de louange, de supplication, d’expiation, d’action de grâces à ceux du ministre et du souverain Prêtre.

9. Les fidèles doivent s'unir non seulement au Christ prêtre, mais encore au Christ victime. La foi et la dévotion avec lesquelles ils participent à la Messe les porteront à devenir semblables au Christ s'offrant pour le monde. Aux nouveaux prêtres le Pontifical rappelle qu'ils doivent prendre conscience de ce qu'ils font, imiter ce qu'ils accomplissent, faire mourir en eux les vices et les concupiscences. A la Messe surtout, s'impose à tous le mot de l’apôtre : (i je suis crucifié avec le Christ ; et si je vis, ce n'est plus moi, mais le Christ qui vit en moi » (Gal., II, 19-20).

 

 

B. - ALLOCUTION DE S.S. PIE XII AU CONGRÈS INTERNATIONAL DE LITURGIE PASTORALE

Dans l’allocution de clôture, adressée en français, le 22 septembre 1956, aux participants du Congrès International de Liturgie Pastorale [531], le Souverain Pontife juge « utile d’aborder quelques points importants que l’on discute actuellement en matière liturgique-dogmatique » et qui lui # tiennent plus à coeur ». Il les groupe sous deux titres.

1. La Liturgie et l’Église

L'activité liturgique, à laquelle participent unanimement la hiérarchie et le peuple fidèle, si riche et si vaste soit-elle, ne couvre néanmoins pas tout le domaine des activités cultuelles de l’Église, qui enferme en lui non seulement les activités cultuelles liturgiques, mais encore les activités cultuelles privées : « La liturgie n'est cependant pas toute l’Église ; elle n'épuise pas le champ de ses activités. Déjà, à côté du culte public, celui de la communauté, il y a place pour le culte privé, que l’individu rend à Dieu dans le secret de son coeur, ou exprime par des actes extérieurs, et qui possède autant de variantes qu'il y a de chrétiens, bien qu'il procède de la même foi et de la même grâce du Christ. Cette forme du culte, non seulement l’Église la tolère, niais elle la reconnaît pleinement et la recommande, sans toutefois rien enlever à la prééminence du culte liturgique.

A leur tour, les activités cultuelles ne représentent qu'une partie des activités pastorales de l’Église. Les fonctions pastorales d’enseignement et de gouvernement règlent la vérité et l’ordonnance du culte. « Elles s'étendent encore bien au-delà. Il suffit pour s'en rendre compte de jeter un coup d’oeil sur le Droit Canon et ce qu'il dit du Pape, des Congrégations romaines, des Évêques, des Conciles, du Magistère et de la discipline ecclésiastiques. »

En conclusion, deux sortes d’excès sont à proscrire : d’une part, ceux qui tendraient i à orienter l’enseignement religieux et la pastorale dans un sens exclusivement liturgique e ; d’autre part, ceux qui tendraient « à susciter des entraves au mouvement liturgique qu'on ne comprendrait pas ».

2. La Liturgie et le Seigneur

Trois points principaux sont touchés :

I. « ACTIO CHRISTI ». - 1. La Messe, sacrifice du Christ. Plus encore qu'action des fidèles, la Messe est action du Christ : « La liturgie de la Messe a comme but d’exprimer sensiblement la grandeur du mystère qui s'y accomplit, et les efforts actuels tendent à y faire participer les fidèles d’une manière aussi active et intelligente que possible. Bien que cet objectif soit justifié, on risque de provoquer une baisse du respect, si l’on détourne l'attention de l’action principale pour la diriger vers l’éclat d’autres cérémonies. »

L'action principale est marquée par le concile de Trente, session XXII, chap. 2 : « Dans ce divin sacrifice qui s'accomplit à la Messe, ce même Christ est contenu et immolé d’une manière non sanglante qui s'est offert lui-même une seule fois sur l’autel de la Croix d’une manière sanglante... C'est en effet une seule et même hostie, c'est le même prêtre qui offre maintenant par le ministère des prêtres, qui s'offrit alors lui-même sur la Croix, la seule différence étant dans la manière d’offrir. »

2. Le prêtre en tant que ministre du Christ. - Dès son Allocution du 2 novembre 1954, Acta Apost. Sedis, 1954, pp. 668-670, Pie XII précisait que seul le prêtre qui célèbre et tient le rôle du Christ, sacrifie ; non le peuple ou les clercs, même prêtres, qui, entourant l’autel, prennent cependant une part active au sacrifice. Ce serait donc une erreur de penser qu'une seule Messe à laquelle assisteraient dévotement cent prêtres, puisse équivaloir à cent Messes. « Est-il question d’offrir le sacrifice eucharistique, il y a autant d’actions du Christ souverain prêtre [532], qu'il y a de prêtres qui célèbrent, mais non pas de prêtres qui assistent au sacrifice. »

« D’après ceci, est-il dit dans la présente Allocution, l’élément central du sacrifice eucharistique est celui où le Christ intervient comme s'offrant lui-même, seipsum offerens, pour reprendre les termes mêmes du concile de Trente. Cela se passe à la consécration où, dans l’acte même de la transsubstantiation opérée par le Seigneur, le prêtre célébrant tient le rôle du Christ, est personam Christi gerens. Même si la consécration se déroule sans faste et dans la simplicité, elle est le point central de toute la liturgie du sacrifice, le point central de l’action du Christ, dont le rôle est tenu par le prêtre célébrant, ou, en cas de véritable concélébration, par les prêtres célébrants. »

3. La question de la concélébration [533]. - Cela conduit le Souverain Pontife à distinguer deux sortes de concélébrations -. l’une propre, qui aboutit à consacrer le pain et le vin ; l’autre, impropre, qui aboutit, selon l’expression de l’encyclique Mediator Dei, à « offrir l’hostie posée sur l’autel ».

« Dans le cas d’une concélébration au sens propre du mot, le Christ, au lieu d’agir par un seul ministre, agit par plusieurs. Par contre, dans la concélébration de pure cérémonie, qui pourrait être le fait d’un laïque, il n'y a point de consécration simultanée. »

Pour qu'il y ait concélébration au sens propre, il ne suffit pas, contrairement à ce que t certains théologiens e contemporains ont pensé, t d’avoir et de manifester la volonté de faire siennes les paroles et les actions du célébrant. Les concélébrants doivent eux-mêmes dire sur le pain et le vin : Ceci est mon Corps, Ceci est mon Sang. Sinon, leur concélébration est de pure cérémonie ». t Nous le répétons : la question décisive, pour la concélébration comme pour la Messe d’un prêtre unique, n'est pas de savoir quel fruit l’âme en retire, mais quelle est la nature de l’acte qui est posé [534] : le prêtre, comme ministre du Christ, fait-il ou non l’action du Christ se sacrifiant et s'offrant lui-même ? »

II. « PRESENTIA CHRISTI ». – 1. Le Souverain Pontife écarte une explication insuffisante de la transsubstantiation et de la présence réelle -. « Certains théologiens, tout en acceptant la doctrine du concile de Trente sur la présence réelle et la transsubstantiation, interprètent les paroles du Christ et celles du concile de telle sorte qu'il ne subsiste de la présence du Christ qu'une sorte d’enveloppe vidée de son contenu naturel. A leur avis, le contenu essentiel actuel des espèces du pain et du vin est le Seigneur au ciel, avec lequel les espèces ont une relation soi-disant réelle et essentielle de contenance et de présence [535].

« Cette interprétation spéculative soulève de sérieuses objections, lorsqu'on la présente comme pleinement suffisante, car le sens chrétien du peuple fidèle, l’enseignement catéchétique constant de l’Église, les termes du concile, surtout les paroles du Seigneur, exigent que l’Eucharistie contienne le Seigneur lui-même. Les espèces sacramentelles ne sont pas le Seigneur, même si elles ont avec la substance du Christ au ciel une soi-disant relation essentielle de contenance et de présence. Le Seigneur a dit : Ceci est mon Corps. Ceci est mon Sang. Il n'a pas dit : Ceci est une apparence sensible qui signifie la présence de mon Corps et de mon Sang, Sans doute, il pouvait faire que les signes sensibles d’une relation réelle de présence soient des signes sensibles et efficaces de la grâce sacramentelle ; mais il s'agit ici du contenu essentiel des espèces eucharistiques, non de leur efficacité sacramentelle. On ne peut donc admettre que la théorie dont nous venons de parler fasse pleinement droit aux paroles du Christ, que la présence du Christ dans l’Eucharistie ne signifie rien de plus, et que cela suffise pour pouvoir dire en toute vérité de l’Eucharistie : C'est le Seigneur (cf., Jean, XXI, 7). »

« Le Catéchisme Romain... ne mentionne ni ne propose la théorie esquissée ci-dessus ; encore moins affirme-t-il qu'elle épuise le sens des paroles du Christ et les explique pleinement. On peut continuer à chercher des explications et des interprétations scientifiques, mais elles ne doivent pas faire sortir, pour ainsi dire, le Christ de l’Eucharistie et ne laisser dans le tabernacle que des espèces eucharistiques conservant une relation soi-disant réelle et essentielle avec le Seigneur véritable qui est au ciel. Il est étonnant... que l’on n'hésite pas à déclarer à propos de la conception soi-disant scientifique de la présence du Christ : Cette vérité n'est pas pour les masses. »

2. Les rapports de l’autel et du tabernacle. - « l’autel l’emporte sur le tabernacle, parce qu'on offre le sacrifice du Seigneur. Le tabernacle possède sans doute le sacrement permanent, mais il n'est pas un autel permanent, parce que le Seigneur ne s'offre en sacrifice que sur l’autel pendant la célébration de la sainte Messe, mais non ensuite ni hors de la Messe. Au tabernacle, par contre, il est présent aussi longtemps que durent les espèces consacrées, sans cependant s'offrir en permanence. On a pleinement le droit de distinguer entre l’offrande du sacrifice de la Messe et le culte &adoration, cultus latreuticus, rendu à l’Homme-Dieu caché dans l’Eucharistie. »

Toutefois « c'est un seul et même Seigneur qui est immolé à l’autel et honoré au tabernacle et qui de là répand ses bénédictions ». « Qui adhère de coeur à la doctrine du concile de Trente » sur le culte dû au Christ sacramenté (Session XIII, canon 6 et 7) « ne pense pas à formuler des objections contre la présence du tabernacle sur l’autel... Séparer le tabernacle de l’autel, c'est séparer deux choses qui doivent rester unies par leur origine et leur nature. La manière dont on pourrait placer le tabernacle sur l’autel sans empêcher la célébration face au peuple peut recevoir diverses solutions sur lesquelles les spécialistes donneront leur avis... Le liturgiste le plus enthousiaste et le plus convaincu doit pouvoir comprendre et deviner ce que représente le Seigneur au tabernacle pour les fidèles profondément pieux, que ce soient des gens simples ou instruits. »

III. « INFINITA ET DIVINA MAJESTAS CHRISTI » -. I. La liturgie et la personne du Verbe. – « La méditation de la Majesté infinie, suprême, divine du Christ peut certainement contribuer à l’approfondissement du sens liturgique. »

2. La liturgie et le passé. - « Il faut éviter à l’égard du passé deux attitudes excessives : un attachement aveugle et un mépris total. On trouve dans la liturgie des éléments immuables, un contenu sacré qui transcende le temps, mais aussi des éléments variables, transitoires, parfois même défectueux. *

3. La liturgie et le temps présent. - « La liturgie confère à la vie de l’Église et même à toute l’attitude religieuse aujourd'hui une empreinte caractéristique. On remarque surtout une participation active et consciente des fidèles aux actions liturgiques. De la part de l’Église, la liturgie actuelle comporte un souci de progrès, mais aussi de conservation et de défense. Elle retourne au passé sans le copier servilement, et crée du nouveau dans les cérémonies elles-mêmes, dans l’usage de la langue vulgaire, dans le chant populaire et la construction des églises. Il serait néanmoins superflu de rappeler encore une fois que l’Église a de graves motifs de maintenir fermement dans le rit latin l’obligation inconditionnée pour le prêtre célébrant d’employer la langue latine ; et de même, quand le chant grégorien accompagne le saint Sacrifice, que cela se fasse dans la langue de l’Église... La liturgie actuelle se préoccupe aussi de nombreux problèmes particuliers concernant par exemple les rapports de la liturgie avec les idées religieuses du monde actuel, la culture contemporaine, les questions sociales, la psychologie des profondeurs. »

 

ANNEXE II - APPROCHES THÉOLOGIQUES DU MYSTÈRE

 

On voudrait présenter très sobrement deux époques : celle de l’enquête médiévale, qui relie les Pères, aux Scolastiques ; celle des essais théologiques posttridentins.

1. L’ENQUÊTE MÉDIÉVALE

1. De Paschase Radbert à Pierre Lombard

On ne veut pas reprendre ici l’enquête patiente et érudite de M. Lepin [536], mais, en lui empruntant la traduction qu'il en fait, présenter, en survolant les siècles, quelques textes des théologiens de la première période (IXe - première moitié du XIIe siècle).

En 834 saint Paschase Radbert, Abbé de Corbie, compose, et il publie en 844, son important traité De corpore et sanguine Domini [537]. Voici un passage du livre IX qui sera souvent reproduit : « Cette oblation est réitéréè chaque jour, bien que le Christ, après avoir souffert une fois sur la Croix, ait sauvé du même coup le monde par cette seule et unique Passion, et qu'en ressuscitant pour la vie, il ne doive plus jamais être sujet à la mort. C'est ce que la sagesse de Dieu a jugé nécessaire pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce que nous péchons tous les jours, du moins de ces péchés sans lesquels ne peut vivre l’infirmité humaine ; car, si tous les péchés ont été pardonnés au Baptême, l’infirmité du péché ne laisse pas de subsister en la chair... Ainsi, parce que nous tombons chaque jour, chaque jour le Christ est immolé mystiquement pour nous, et sa Passion nous est présentée en mystère, afin que Celui qui a vaincu la mort en mourant une fois, reinette chaque jour nos péchés de récidive par ces sacrements de son corps et de son sang [538]. »

Étienne de Beaugé (+1136) – « Nous tombons tous les jours, mais nous sommes relevés et rénovés par l’immolation qui se réitère à l’autel. Non que le Christ soit mis à mort de nouveau, mais sa Passion est représentée, lui présent [539]. »

Durand de Troarn (+1088) : « On a raison d’appeler similitude ou figure ce qui représente la Passion du Fils unique, réalisée autrefois. Mais c'est une similitude ou une figure pleine de vérité et de grâce, plena admodum veritate et gratia... Nous annonçons chaque jour la mort du Christ, afin de toucher par elle plus sûrement le Père et de nous le rendre propice. Ainsi le mystère du salut, en même temps qu'il signifie la mort du Seigneur, réalise la réconciliation humaine, reconciliationis humanae effectivum [540] »

Alger de Liège (+1130). Si l’on compare la Croix et la Messe, « il n’y a pas de différence quant à la présence réelle du Christ, mais seulement quant à son immolation... Seule son oblation sur la Croix a été réelle ; celle qui a lieu chaque jour à l’autel est figurée. Néanmoins, il y a de part et d’autre la même grâce salutaire : aussi véritable, aussi suffisante et toujours nécessaire, ici et là, parce que ici et là, c'est le même vrai Christ tout puissant [541] ».

2. Pierre Lombard

Pierre Lombard, évêque de Paris (1164), ne touche à la question du caractère sacrificiel de l’Eucharistie qu’en passant [542] : Après cela on demande si ce que fait le prêtre est appelé proprement sacrifice ou immolation, et si le Christ est immolé chaque jour, ou s'il a été immolé seulement une fois. A cela on peut répondre brièvement que ce qui est offert et consacré par le prêtre est appelé sacrifice et immolation, parce que c'est la mémoire et la représentation du vrai sacrifice et de la sainte immolation accomplie sur l’autel de la Croix. Une seule fois le Christ est mort en Croix et y a été immolé en lui-même, mais chaque jour il est immolé dans le sacrement, parce que dans le sacrement il est fait mémoire de ce qui a été accompli une fois...

» Dans le Christ a été offerte une seule fois l’hostie capable de nous sauver. Et nous donc, n'offrons-nous pas chaque jour ? Oui, nous offrons chaque jour, mais c'est en souvenir de sa mort ; et il n'y a qu'une hostie, non plusieurs. Comment une, et non plusieurs ? Parce que le Christ n'a été immolé qu'une fois. Or ce sacrifice est l’exemplaire du nôtre : c'est toujours la même victime qui est offerte, et c'est pourquoi c'est le même sacrifice. Ou bien dira-t-on que, parce qu'on offre en plusieurs lieux, il y a plusieurs Christs ? Non, mais il n'y a partout qu'un seul Christ, entier ici et là, et de même que partout est offert un seul corps, ainsi y a-t-il un seul sacrifice [543]. Le Christ a offert une hostie : nous l’offrons encore maintenant ; mais ce que nous faisons est un mémorial de son sacrifice. Et qu'il soit ainsi réitéré, ce n'est pas dû à son insuffisance" car il parfait le salut de l’homme, mais à notre faiblesse parce que nous péchons tous les jours [544].

» Où l’on voit que ce qui se fait à l’autel est sacrifice et est appelé ainsi ; que le Christ a été offert une seule fois et qu'il est offert tous les jours, mais autrement alors et autrement aujourd'hui, Christum semel oblatum et quotidie offerri, sed aliter tunc, aliter nunc ; que la vertu de ce sacrement est la rémission des péchés véniels et la perfection de la vertu [545]. »

3. Albert le Grand [546]

Saint Albert le Grand (+1280) : « Le Christ est immolé en vérité chaque jour quand nous offrons ce sacrifice à Dieu le Père. C'est le même acte d’offrande qui est signifié par le mot immolation et par le mot sacrifice ; mais une fois on pense à la chose offerte, l’autre fois à l’effet produit. La même chose offerte pour nous continue de l’être : nous continuons donc d’immoler et de sacrifier », mais sans crucifier le Christ.

« Il y a immolation non seulement en image mais en vérité, c'est-à-dire offrande par les mains des prêtres d’une chose immolée... En propre, l’immolation est l’offrande d’une chose mise à mort en l’honneur de Dieu. »

A l’objection que c'est faire injure à la Croix d’offrir tous les jours pour les péchés, la réponse est que « c'est la même chose qui est toujours offerte et en vue du même effet [547] ».

On lit ailleurs ces beaux textes : « C sacrifice est offert au Père ; il est offert par le Fils, notre Pontife ; ce qui est offert est le Christ dans sa nature humaine avec son corps et son sang ; il est offert pour tous les hommes.

« La sagesse divine a uni celui qui est offert et celui qui offre ils font un même être personnel. Elle a uni celui qui offre à celui à qui l’offrande est faite : le Père et le Fils sont un dans la déité. Elle a uni celui qui est offert à ceux pour qui il s'offre : le Christ et les hommes sont de même nature...

« Celui qui offre et qui est offert ne peut pas ne pas être accepté : pareillement, ceux pour qui il offre, puisqu'ils sont de même nature que lui, et que le sang du Christ a purifié en eux ce qui ferait obstacle... Nous n'avons donc pas besoin de plusieurs offrandes : celle qui a été offerte une seule fois suffit pour tous les hommes...

« Seul le Fils est le digne prêtre d’un tel sacrifice et d’une telle offrande. Nos pontifes et nos prêtres ne sont que les vicaires du Verbe incréé qui, lorsqu'ils répètent ses paroles, accomplit l’offrande... Il ne nous reste, une fois purifiés, qu'à être pris dans cette offrande même, pour être acceptés par le Père... Ce sacrifice lui plaira toujours, car étant absolument parfait, aucun autre ne pourra jamais lui succéder [548]. »

4. Conclusion

Ces quelques textes, qu'on pourrait multiplier sans difficulté, et qui portent sur le point précis de la nature de la Messe, suffisent à notre propos. lis témoignent de ce que nous savions être la foi et la certitude constante de l’Église -. 1° ils maintiennent la double révélation scripturaire de la suffisance absolue du sacrifice de la Croix et de la nécessité de réitérer chaque jour le rite de la Cène ; 2° ils ouvrent la voie qui permet de concilier ces deux révélations, en confessant l’unité essentielle du sacrifice à la croix et à la Messe ; 3° ils présentent le sacrifice eucharistique comme le moyen par lequel les hommes, incorporés tour à tour au sacrifice de la Croix, voient s'accomplir l’oeuvre de leur rédemption. l’élaboration théologique, si avancée sur le point de la présence réelle et de la transsubstantiation, est, ici, encore sobre. Elle s'applique surtout à distinguer l’immolation sanglante de l’immolation non sanglante, faite par le ministère des prêtres et réitérable.

 

Il. LA THEOLOGIE POSTTRIDENTINE : PRINCIPAUX TYPES DE SOLUTIONS

 

Notre intention n'est pas ici de passer en revue toutes les opinions des théologiens posttridentins sur le sacrifice eucharistique [549], mais de dégager, aussi brièvement que possible, les principaux types de solutions concernant le point central, celui de l’essence même du sacrifice de la Messe.

Le Christ est à la Messe comme à la Croix prêtre et victime, mais pour s'y offrir d’une manière non sanglante. Cette offrande non sanglante est un sacrifice vrai et propre. Pourquoi ? On peut répondre . parce qu'elle nous apporte, sous les espèces sacramentelles non sanglantes, le Christ maintenant glorieux avec l’acte sacrificiel rédempteur de sa Croix sanglante. C'est la voie que nous avons prise. Mais il y a d’autre réponses.

1e type. - Théories cherchant dans la Messe une destruction sacrificielle distincte de celle de la Croix : Bellarmin, Salmanticenses, De Lugo, Lessius.

Un premier type de solution consiste à chercher dans l’Eucharistie une immolation, une destruction distincte de celle de la Croix, que le Christ glorieux offrirait à son Père pour commémorer l’immolation de la Croix. C'est la voie suivie par plusieurs des grands théologiens posttridentins. Et ici on peut reconnaître deux groupes.

1. Certains pensent trouver cette destruction surtout dans la communion du prêtre, qui dès lors appartiendrait à l’essence même du sacrifice.

Pour saint Bellarmin (1542 -1621), la consécration comporte trois moments : ic une chose profane (le pain) devient sacrée (le corps du Christ) ; 20 cette chose sacrée est offerte à Dieu en étant placée sur l’autel ; 30 elle est offerte sous les apparences du pain pour être consommée, et c'est ici qu'intervient la destruction nécessaire à la raison de sacrifice [550].

Les Salmanticenses enseignent que s'il y a sacrifice, il doit y avoir destruction ; ils ne la constatent pas dans la consécration ; il faut donc la situer dans la communion du prêtre, où le Christ perd son existence sacramentelle [551].

Pour le cardinal De Lugo (1583-1660), le Christ n'est sans doute pas détruit substantiellement dans son être corporel par la consécration, mais il est détruit quant à son mode humain d’exister ; il se trouve en effet dans le sacrement sous un état humilié, incapable d’y exercer ses propres activités humaines, capable d’y être pris comme une nourriture ; cet amoindrissement, suffisant pour constituer un vrai sacrifice, sera consommé à la communion [552].

A ces vues, on peut opposer que la transsubstantiation est un changement qui se fait du pain au Christ, non inversement : la présence du Christ nous est donnée sous les espèces sacramentelles, elle nous est ôtée par l’altération des espèces sacramentelles, sans que le Christ lui-même puisse en être affecté. C'est le Christ maintenant dans la gloire céleste qui commence ou qui cesse de nous être sacramentellement présent. Les caractères d’humilité et de fragilité sous lesquels il apparaît ou disparaît concernent non le Christ, mais les apparences étrangères qui voilent sa gloire.

2. D’autres penseront trouver cette destruction surtout dans la consécration, en qui ils renferment toute l’essence du sacrifice.

Pour Lessius (1554-1623), le Christ est occis mystiquement, du fait qu'en vertu des paroles consécratoires il y a sur l’autel d'une part son corps et d’autre part son sang. Il est vrai que le corps et le sang ne sont plus maintenant réellement séparés, que le sang est joint au corps, et le corps au sang : mais, dit Lessius, c'est par concomitance, c'est-à-dire par accident [553]. Saint Bellarmin, qui mentionnait déjà cette opinion, l’avait rejetée d’un mot : si l’occision n'est pas réelle, la consécration n'est pas un vrai sacrifice ; si l’occision est réelle, la consécration est un sacrilège.

Le mérite de ces solutions du premier type est d’avoir conservé à la notion du sacrifice en général [554], à la notion du sacrifice du Christ en particulier, son sens vrai et propre. La Croix est un sacrifice vrai et propre du Christ, qui donne sa vie. A la Cène, à la Messe, il y a, sous les apparences sacramentelles, sacrifice vrai et propre du Christ. Tout cela est exact, mais comment l’expliquer ? Serait-ce que l’unique immolation rédemptrice est à la Messe réellement et sacramentellement présente ? On n'y songe pas. On pense à une immolation, à une destruction réelle du Christ, équivalente à celle de la Croix. Si on la trouvait, le sacrifice, à la Cène, à la Messe, serait, comparé à celui de la Croix, sans doute numériquement autre, mais du moins spécifiquement le même. Mais, et voilà l’échec, il n'y a pas de destruction réelle du Christ glorieux [555].

2e type. - La Messe est un sacrifice numériquement et spécifiquement distinct du sacrifice de la Croix. Suarez

Pour Suarez (1548-1617), le sacrifice de la Messe consiste dans la consécration. Sont de l’essence du sacrifice : io la double consécration du pain et du vin qui signifie mystiquement la séparation sanglante du corps et du sang à la Croix ; 20 la destruction de la substance du pain et de la substance du vin, offertes comme la matière d’où sortira le sacrifice ; 30 surtout et premièrement la présence du Christ sous les espèces sacramentelles, terme du sacrifice. La Messe est donc sacrifice en un sens très nouveau puisque le prêtre, loin d’immoler la victime, la pose dans l’existence ; elle a pour fin non une destruction, mais une production (effectio) et une présentation (praesentatio). On voit dès lors qu'elle est bien différente de la Croix. Entre le sacrifice sanglant constitué par la passion et la mort réelle du Christ, et le sacrifice non sanglant constitué par la présence du corps du Christ sous les espèces sacramentelles, la différence, selon Suarez, est essentielle, Il ne suffit pas en effet, dit-il avec raison, pour que le sacrifice soit le même, que la chose offerte soit la même ; car le sacrifice consiste non pas dans la chose permanente, mais dans l’action qu'on exerce sur elle. Si ces actions sont de nature tout à fait différente, bien qu'elles s'exercent sur la même chose, les sacrifices seront essentiellement différents. Quant aux effets de la Croix et de la Messe, ils diffèrent aussi entre eux : la Croix a opéré notre rédemption quoad sufficientiam, la Messe nous applique les fruits de la Croix quoad efficaciam. Pareillement, c'est par manière d’application et d’efficience que la Messe, essentiellement différente de la Croix, est un sacrifice propitiatoire [556].

Sans reprendre ici le mot fameux suivant lequel en Suarez « on entend toute l’École », il faut reconnaître que son influence sera grande. Des trois moments qui, selon saint Bellarmin, constituaient l’essence du sacrifice de la Messe, il retient les deux premiers : la destruction du pain, la position du Christ ; il laisse tomber le troisième, à savoir la nécessité d’une destruction. Dès lors, la définition du sacrifice sera changée quand on passera du sacrifice de la Croix au sacrifice de la Messe . à la Croix, le sacrifice est une destruction, une mort ; à la Messe, le sacrifice est une sanctification, une présence glorieuse sacramentelle. Suarez déclarera, en termes exprès, que le sacrifice est essentiellement différent à la Croix et à la Messe : le même Christ est sans doute ici et là prêtre et victime, mais cela ne saurait suffire, car l’action sacrificielle est ici et là essentiellement différente.

Les théologiens reculeront pour la plupart devant ces conséquences pourtant logiques de Suarez ; un instinct secret leur fera maintenir, malgré tout, l’unité du sacrifice à la Croix et à la Messe. Le mérite de Suarez sera d’avoir posé - ou reposé - la question précise de l’unité, ici et là, de l’acte sacrificiel. Il l’a résolue négativement. Comment la résoudre positivement ? Ici-même, Suarez ouvrira une voie. Il a montré qu'on pouvait changer la définition de l’acte sacrificiel : il a appelé sacrificiel l’acte qui, à la Croix, aboutit à la mort du Christ, et l’acte qui, à la Messe, aboutit à la présence sacramentelle du Christ. Pourquoi ne chercherait-on pas, mais cette fois dans le coeur du Christ, un acte qui serait commun à ces deux moments de la Croix et de la Messe, par exemple l’acte intérieur et perdurable d’offrande, par lequel il s'offre à son Père depuis le premier instant de l’Incarnation ? Et cet acte perdurable d’offrande, réellement distinct de l’acte transitoire par lequel le Christ, quand son Heure est venue, offre en une seule fois sa mort et « donne sa vie pour la reprendre » (Jean, x, 17), pourquoi ne l’appellerait-on pas sacrificiel ? Désormais toutes les difficultés tomberaient ; à la Croix et à la Messe, il y aurait même prêtre, même victime, même acte sacrificiel. Oui, mais on aura changé, une fois de plus, la notion même du sacrifice du Christ. Et cela n'ira pas sans difficultés.

Arrêtons-nous ici un instant pour rappeler un point important [557]. Nous distinguons nettement ce qui est sacrifice du Christ au sens propre (le sacrifice rédempteur) de ce qui est sacrifice au sens impropre ou métaphorique (actes d’adoration, de louange, d’action de grâces, d’offrande, qui remplissent toute la durée de la vie temporelle du Christ).

Si le sacrifice non sanglant contient sacramentellement la réalité du Christ et de son sacrifice sanglant, il faut dire, pour cette raison même, qu'il est un sacrifice propre et véritable : non pas un autre sacrifice que le sacrifice unique, mais une autre présence de ce sacrifice unique ; ce qui est analogique, c'est la notion de présence, naturelle à la Croix, sacramentelle à la Messe, du sacrifice unique ; la notion de sacrifice du Christ est univoque. On dit pareillement que chaque hostie consacrée est le Christ, parce qu'elle contient vraiment, réellement, substantiellement le Christ ; c'est de nouveau la notion de présence du Christ, naturelle au ciel, sacramentelle parmi nous, qui est analogique ; ce n'est pas la notion du Christ.

La notion générale de sacrifice, prise au sens propre et véritable, peut certes être analogique ; il n'y a pas univocité, il y a seulement rapport d’analogie entre les pauvres sacrifices de l’Ancien Testament et le sacrifice théandrique du Christ en Croix. Mais le sacrifice du Christ, son sacrifice rédempteur et propitiatoire pour les péchés du monde entier, est unique. Si donc on appelle sacrifice du Christ ses actes d’adoration, de louange, d’action de grâces, d’offrande, antérieurs au sacrifice rédempteur et qui persévèrent dans le ciel, on aura passé du sens propre et véritable au sens impropre et métaphorique.

3e type. - La Messe, sacrifice de l’Église s'appropriant le Christ céleste . : De la Taille, Lepin

Pour le Père Maurice de la Taille, S.J., le Christ céleste, en raison non pas de ses stigmates, mais de son immolation antérieure, de son acte d’offrande temporelle, valide pour toujours et qu'il n'a pas à réitérer, est passé à l’état de victime sur l’autel éternel, il est dans un perpétuel état d’immolation, consumé par la gloire divine, il est formellement une hostie perpétuelle, il est théothyte. A la Messe, cette hostie devient nôtre. La nouveauté est tout entière du côté de l’Église seule ; par son acte d’offrande elle s'approprie le corps du Christ jadis passible. Il n'y a pas d’acte du Christ ; dire que le Christ offre par nous, signifie que notre pouvoir d’offrir vient du Christ comme cause principale, et que notre acte d’offrir dépend de l’acte jadis accompli par le Christ. Le Christ, étant théothyte, peut dès lors être offert par nous : en ce sens son offrande s'incorpore notre offrande, elle nous donne la vertu d’offrir le corps et le sang comme notre propre hostie [558].

Ainsi il n'y a pas d’acte sacrificiel du Christ à la Messe [559] ; il y a le Christ en gloire, appelé improprement sacrifice. Le seul acte appelé sacrificiel qu'on y rencontre est celui de l’Église ; il consiste à offrir le Christ en gloire, non immédiatement à entrer dans la participation de son sacrifice rédempteur.

Selon M. Lepin, qui s'inspire de l’ « école française », on distinguera dans l’oblation l’acte intérieur, c'est le don de soi à Dieu ; et l’acte extérieur, c'est un rite secondaire de présentation d’une chose à Dieu (simple oblation), ou de donation d’une chose à Dieu, avec ou sans immolation (sacrifice sanglant ou non sanglant). Le sacrifice du Christ comporte donc une oblation intérieure constante, qui est extérieurement signifiée -sur la Croix, par l’offrande de sa Passion ; pendant sa vie antérieure, par l’offrande de lui-même indépendamment -de toute souffrance ; au ciel, par l’offrande de son corps glorieux, qui fut d’ailleurs immolé à la Passion. Le sacrifice de la Messe est défini comme t l’oblation que le Christ fait de lui-même et que l’Église fait du Christ sous les signes représentatifs de son immolation passée s. l’Église par son offrande liturgique rend présent afin d’y être incorporée, de la consécration à la communion, le sacrifice du ciel adapté à nos conditions terrestres, à savoir sous l’immolation figurative qui rappelle le sacrifice de la Croix. Le formel du sacrifice est l’offrande que le Christ fait de lui-même au moment de la consécration ; l’immolation figurative est la condition de la forme présente de son sacrifice [560].

On appelle ainsi sacrifice du Christ autre chose que ce que l’Écriture appelle sacrifice du Christ. l’acte unique rédempteur du monde, que Jésus appelle son Heure, n'est plus le sacrifice du Christ ; il s'ajoute au sacrifice permanent comme un rite secondaire, un accident passager. l’ordre logique est sauvé, mais le mystère de l’Évangile est perdu.

4e type. - l’offrande invisible du Christ glorieux sacramenté, jointe à un signe extérieur d’immolation, suffit à constituer un sacrifice propre et réel : Billot, Garrigou-Lagrange

Que faut-il, selon le cardinal Billot, pour qu'il y ait un sacrifice propre et véritable du Christ ? La réponse est double. Si le Christ est offert sous ses apparences naturelles, l’immolation réelle est requise pour signifier son acte intérieur d’offrande. Mais si le Christ est offert sous des apparences sacramentelles, l’immolation mystique, c'est-à-dire la double consécration, suffit à signifier son acte intérieur d’offrande, et dès lors à constituer avec lui un sacrifice propre et véritable. On précise que l’immolation mystique constitue le sacrifice non pas simplement en tant qu'elle représenterait l’offrande de la Croix (thèse de Vasquez), moins encore en tant qu'elle tendrait à occire le Christ (thèse de Lessius), mais en tant qu'elle rend le Christ présent sous une attitude externe de mort et de destruction : de ce fait elle est apte à signifier au-dehors le sacrifice invisible, c'est-à-dire l’offrande intérieure, et à constituer avec elle un sacrifice véritable. Ce n'est pas le sacrifice rédempteur ; c'est un autre sacrifice du Christ, directement impétratoire, et qu'on appelle propitiatoire parce qu'il supplie pour que soient appliqués les mérites et les satisfactions de la Croix [561]. La même doctrine est reprise par le R. Père Garrigou- Lagrange, qui voit dans l’acte intérieur permanent d’offrande du Christ l’âme du sacrifice soit à la Croix soit à la Messe ; en sorte que le sacrifice de la Messe n'est pas seulement semblable à celui de la Croix, comme les roses de cette année ressemblent spécifiquement à celles de l’année dernière, il est individuellement le même sacrifice, mais en substance seulement [562].

Que penser de ces vues ? De tous les théologiens modernes, le cardinal Billot est certainement celui qui a compris le plus profondément la doctrine de saint Thomas suivant laquelle la transsubstantiation se fait du pain au Christ préexistant et inchangé. Si donc le Christ était au ciel en acte d’offrir un sacrifice présent, vrai et propre, il est clair que la transsubstantiation nous apporterait ce sacrifice. On ajouterait, en changeant un peu l’interprétation commune et par une réminiscence de De Lugo, que la double consécration représenterait alors moins le sacrifice passé de la Croix que ce sacrifice présent du ciel. La Messe serait indubitablement un sacrifice vrai et propre. Mais le Christ est -il au ciel en acte d’offrir un sacrifice présent, vrai et propre ? Où le Christ existe sous ses apparences propres, Billot en convient, son offrande intérieure ne devient sacrificielle au sens propre que si elle est signifiée au-dehors par une immolation, une destruction, réelle. Est-il possible de trouver au ciel une immolation, une destruction, réelle du Christ ? Comment, dès lors, la transsubstantiation nous apporterait-elle, sous les apparences du pain et du vin, un sacrifice présent, vrai et propre du Christ céleste ? C'est là, à notre avis, que la théorie échoue.

Il reste peut-être une voie. Considérons le Christ lui-même, avec son acte intérieur perpétuel d’offrande, comme étant en substance un sacrifice vrai et propre. Il sera dès lors accidentel à ce sacrifice intérieur d’être signifié au-dehors par une immolation réelle, pour le temps où le Christ vivait ici-bas, ou par une immolation mystique, maintenant qu'il est au ciel. On pourra dire, de ce fait, que le sacrifice de la Messe est le même individuellement que celui de la Croix, mais en substance seulement. Oui, mais à quel prix ? On place l’acte sacrificiel du Christ premièrement et substantiellement dans son acte intérieur perpétuel d’offrande ; dès lors l’immolation réelle et sanglante de la Croix ne peut plus entrer, dans la définition du sacrifice du Christ, qu'à titre de note accidentelle.

La définition du sacrifice comme le signe extérieur d’une offrande intérieure doit être bien interprétée. l’offrande et le sacrifice sont classés par saint Thomas [563] parmi les actes extérieurs de religion. Un acte intérieur de révérence ou d’adoration traduit par une chose donnée : voilà l’acte extérieur d’offrande ; un acte intérieur de révérence ou d’adoration traduit par une chose détruite : voilà l’acte extérieur de sacrifice. Le don, le sacrifice, présupposé toujours l’acte intérieur de religion qui les inspire, sont des actes extérieurs spécifiquement différents. On ne saurait ni les confondre avec l’acte intérieur de religion qui les anime : ce sont des actes extérieurs ; ni les confondre entre eux : ce sont des extérieurs spécifiquement distincts. Ces actes extérieurs traduisent et signifient, chacun de leur manière, un acte intérieur de religion ; mais ce ne sont pas de purs signes. Un acte intérieur de religion joint à un pur signe ne fera jamais un acte extérieur d’offrande ou de sacrifice ; le Christ entre dans le monde avec au coeur un acte intérieur d’adoration ; quand il dit : « Voici que je viens, ô Dieu, pour faire ta volonté » (Hébr., X, 5-7), il signifie cet acte intérieur, il n'accomplit pas encore son sacrifice ; sur la Croix, il accomplit son sacrifice ; au ciel, il ne recommence pas un nouveau sacrifice. On oublie en partie, croyons-nous, ces précisions quand on pense que l’immolation mystique, considérée comme pur signe, et unie à l’offrande intérieure du Christ, suffit à constituer un sacrifice présent du Christ glorieux. Ou quand on place, dans l’acte intérieur du Christ glorieux, la substance même de son sacrifice.

5e type. - La Messe est une présence du sacrifice de la Croix par mode de représentation et d’application : Vonier, Lépicier, E. Masure, G. Rohner

On peut ranger dans un dernier groupe les théologiens qui renoncent à attribuer au Christ un autre sacrifice que l’unique sacrifice de la Croix, et qui confessent que la Messe est un sacrifice vrai et propre parce qu'elle véhicule jusqu'à nous, sous les apparences non sanglantes, la réalité même du sacrifice sanglant.

1. Dom Vonier, O.S.B., rappelle que la Messe n'est pas un sacrifice naturel, mais un sacrifice sacramentel ; il représente le sacrifice naturel, et, comme dans l’économie nouvelle les signes sacramentels sont efficaces, il le rend présent. Le corps eucharistique sous l’espèce du pain, le sang eucharistique sous J'espèce du vin représentent son corps et son sang naturels tels qu'ils étaient sur le Calvaire : telle est en définitive la véritable valeur de la représentation sacramentelle. Et une telle représentation suffit par soi-même à constituer le sacrifice, car elle représente le Christ en cette période de sa vie où il n'était autre chose que sacrifice, puisque son sang était séparé de son corps. Ici déjà apparaît la singularité de la doctrine de Dom Vonier. Il affirme, et il a raison, que le sacrifice de la Croix est présent à la Messe ; mais pour lui le sacrifice de la Croix est non pas l’offrande du Christ, mais le Christ mort ; non pas l’acte sacrificiel, mais son résultat. Le Christ, dit-il, peut être considéré en trois phases ou états successifs : en sa mortalité, de la naissance à la mort sur la Croix ; en sa mort, du Vendredi saint à Pâques ; en son immortalité, à partir de Pâques. La Messe représente la seconde phase, de ce fait elle la rend perpétuellement présente parmi nous, elle fait plus que d’offrir le corps et le sang, elle immole le Christ du Calvaire. C'est le Christ de la seconde phase, absolument le même, qui se trouve sur l’autel. Nous ne pensons ni au Christ mortel ni au Christ immortel quand nous parlons du Christ immolé ; nous pensons au Christ mort. En vertu du sacrement, l’Eucharistie ne contient ni le Christ mortel, ni même le Christ mourant, pas davantage le Christ glorieux ; elle contient le Christ tel qu'il était aussitôt après sa mort, bien que sans ses blessures béantes [564]. Aujourd'hui, sur l’autel, en vertu du sacrement, nous possédons le Christ dans la deuxième phase de sa personnalité, celle de sa mort ; mais en vertu de la concomitance nous possédons aussi toute la troisième phase de sa personnalité, celle de sa gloire ; toutefois, quand on traite du sacrifice, il n'y a rien d’autre à considérer que la deuxième phase de la personnalité du Christ [565].

Qu'il y ait, en vertu des paroles transsubstantiatrices, seulement le corps sous les espèces du pain, en vertu de la concomitance son sang et son âme, en vertu de l’union hypostatique sa divinité, c'est la doctrine même du concile de Trente. La présence de concomitance et la présence d’union hypostatique ne viennent pas contredire, elles viennent compléter ce qu'affirmaient les paroles consécratoires : où le corps est présent directement, le sang et l’âme, et aussi la divinité, peuvent être présents indirectement, il n'y a pas ici de difficulté. Mais que le Christ soit présent dans le sacrement à la fois sous la phase de sa mort, ou de la séparation réelle de son âme et de son corps., et sous la phase de sa gloire, ou de l’union indissoluble de son âme et de son corps, comment ne serait-ce pas une pure contradiction ? Le Christ unique peut simultanément être présent deux fois : au ciel, où il est naturellement, et ici-bas, où il est sacramentellement ; la notion de présence ne l’affecte qu'extrinsèquement. Le théologien peut le contempler soit dans sa phase mortelle, soit dans sa phase glorieuse ; mais le théologien va-t-il oublier que le Christ ne peut simultanément être mort ou vivant, vivant au ciel et mort ici-bas ?

Ce qu'il faut dire, c'est que la Messe nous apporte la présence substantielle du Christ glorieux, mais qui vient nous toucher à travers l’acte rédempteur unique, par lequel il a voulu nous tirer tous à lui, nous associer à sa trajectoire de vie, à sa Passion, à sa mort, à sa résurrection. Les apparences sacramentelles de son corps donné pour nous, de son sang répandu pour nous, communiquent ce qu'elles signifient, à savoir le drame de la Passion rédemptrice, révolu à jamais quant à son enveloppe sensible, mais perpétuellement présent par son contact et sa vertu spirituelle. Dom Vonier souligne à bon droit l’importance de la notion de représentation ; mais, saint Thomas l’écrit, c'est la notion d’application, la notion de participation aux fruits de la Passion qui est principale et qui explique que le Christ soit vraiment immolé à la Messe. La notion d’application est indiquée sans doute chez Dom Vonier, mais elle seule lui eût permis d’enseigner sans contradiction que la Messe puisse nous donner simultanément le Christ en gloire et son sacrifice de la Croix.

2. On trouve quelques indications qui vont dans ce sens chez le cardinal Alexis-Marie Lépicier, de l’Ordre des Servites de la Bienheureuse Vierge Marie. La vertu et la raison formelle du sacrifice eucharistique, dit-il, dérive de la Passion et de la mort du Christ, non pas du fait qu'elles y sont simplement représentées (in actu signato), mais du fait qu'elles y sont actualisées, pour autant que l’état glorieux du Christ le permette (in acto exercito). La raison formelle du sacrifice de l’autel consiste non pas en une quelconque immolation, mais en l’immolation même accomplie sur la Croix. La vertu de l’immolation de la Croix persévère dans notre sacrifice de l’autel, comme la vertu de la graine persévère dans la plante ; c'est de l’immolation de la Croix que le sacrifice de la Messe tire sa raison formelle. Le dessein du Sauveur a été que sa mort en Croix influât actuellement dans chacun des sacrifices eucharistiques qui seraient célébrés au cours du temps. Le contact de la Croix nous arrive ainsi non pas sans intermédiaire (non pas sans médiation de suppôt) mais par la médiation du rite non sanglant (et par immédiation de vertu). Dès lors, la Croix et la Messe ne font pas deux sacrifices, mais un seul ; c'est en toute vérité que la Messe est regardée comme le sacrifice et l’immolation du Calvaire ; il faut assister au sacrifice de la Messe comme on assisterait au sacrifice de la Croix ; l’effet de la Passion et de la mort du Christ nous y est alors appliqué. Le sacrifice eucharistique n'est ni une rénovation ni une simple commémoration de la Croix, mais une commémoration en acte, une application actuelle, une continuation de la Croix [566].

3. Bien qu'elle se rattache plutôt aux types 2, 3, 4, antérieurement décrits, la présentation de M. le chanoine E. Masure [567] insiste avec force sur l’unité numérique du sacrifice à la Croix, à la Cène, à la Messe.

L'Eucharistie est à la fois mystère et Signe [568].

Le mystère est antérieur au signe ou sacrement [569]. Le mystère est une réalité du monde divin invisible et surnaturel, à savoir ici la réalité de notre rédemption et de notre religion. Ce mystère est incarné, c'est-à-dire rendu présent et visible dans une victime. [570] La victime est le Christ qui, s'étant offert et s'étant immolé est éternellement dans cet état de victime, d’oblation, d’immolation [571]. l’immolation historique du Christ est désormais éternelle [572] ; le sacrifice commencé au Calvaire est couronné au ciel où il ne s'achève jamais parce qu'il y est consommé [573]. Sur ce point la doctrine de l’auteur ne nous semble pas différer essentiellement de celle du Père de la Taille.

A un moment donné, cependant, la question est posée de savoir si la « mort historique » du Christ ne serait pas ce qui nous est rendu présent à la Messe. Une réponse positive n'est pas écartée ; mais l’auteur, qui ne cherche ici de secours que du côté de la « philosophie moderne », conclut simplement que les états antécédents survivent dans les états subséquents [574].

Le rôle du signe est de contenir et de communiquer ce qu'il symbolise [575]. La Messe n'a pas à faire le sacrifice du Calvaire, puisqu'il existe ; elle le recommence en tant qu'elle le fait nôtre, le met à notre disposition, le présente à notre adoration [576].

C'est en expliquant le rôle du signe que l’auteur « cherche un passage ê entre Dom Casel et Dom Vonier [577].

De Dom Casel, il retient que dans les religions païennes à mystères, le mystère est antérieur au signe et au rite qui nous le communique [578]. Mais il écarte l’idée que le rite de la Messe, en « jouant» le mystère de la Passion du Christ, aurait à le recommencer [579].

De Dom Vonier, il retient que le mystère est présent à l’autel sous les espèces d’une immolation rituelle [580]. Mais il écarte l’idée que la ressemblance, la représentation, puisse suffire à rendre réel le sacrifice du Calvaire. Suivant l’auteur, ce qui fait, avec cette ressemblance, que la Messe est le sacrifice de la Croix, c'est la substitution, grâce à la transsubstantiation, d’une victime (pain et vin) à une autre (corps et sang du Christ), la conversion d’un sacrifice (pain et vin) en un autre (corps et sang du Christ) [581]. Il insiste fréquemment sur l’idée (suarézienne) d’un sacrifice, d’une immolation, du pain et du vin [582], pour finir par dire que cette immolation n'est que sacramentelle, non réelle, parce que le pain et le vin ne sont pas la victime du sacrifice véritable [583].

Le signe sacramentel n'est pas seulement un rite, qui peut être indéfiniment et efficacement répété [584]. Il faut compléter ici la position de Dom Casel par celle du Père de la Taille et, affirmer qu'il est encore un geste, c'est-à-dire l’expression visible d’un élan intérieur, d’abord du Christ, à la Cène, puis de l’Eglise à la Messe [585]. « C'est un geste qui fait partie du mystère dont il est le signe : il avait une première fois, à la Cène, déclenché et provoqué le sacrifice du Calvaire en le rendant inexorable ; il continuera tous les matins sur nos autels, non seulement de représenter, mais de faire ce sacrifice, à l’ordre des mêmes forces spirituelles, divines et humaines qu'il porte en lui parce qu'issues du Christ. Dans ce sens nous pouvons et devons dire que la Messe recommence ou renouvelle le sacrifice du Calvaire. Le Christ est Chef ; l’Eglise est son corps. l’action de celle-ci continue d’être l’action du premier, et la même [586]». l’auteur cependant semblera se distancer même du Père de la Taille quand il considérera comme minimisante la tendance « liturgiste, école française », suivant laquelle la Messe « est plutôt le sacrifice de l’Église s'unissant au Christ pour s'offrir elle-même (la goutte d’eau), pour offrir le Christ, ou pour permettre au Christ de s'offrir [587] ».

Le premier effet du signe était la présence réelle du sacrifice et de la victime de la Croix : « D’une part, la Messe doit mettre le sacrifice de la Croix sur notre autel d’aujourd'hui, dans et sous un symbole représentatif, afin que ce sacrifice devienne le nôtre et nous soit présent, pour que nous le possédions réalisé sous nos yeux et entre nos mains, d’une façon à la fois sensible et véritable : c'est le sacramentum-et-res [588]. » Le second effet du signe, ce seront les fruits spirituels du sacrifice du Christ : « d’autre part, cette célébration doit obtenir à nos âmes la communication de tous les fruits spirituels et invisibles de ce même sacrifice . c'est le second résultat que nous avons le droit d’attendre de l’accomplissement de cette liturgie, la res-et-non-sacramentum : effet cette fois toujours un peu aléatoire, non pas du côté de Dieu, mais du côté de nos dispositions, qui peuvent le contrecarrer en y mettant obstacle, qui le conditionnent en tout cas, et le mesurent plus ou moins à leur propre valeur [589] ».

4. l’étude récente la plus attentive de la pensée de saint Thomas sur la nature du sacrifice de la Messe, est, à notre connaissance, celle de Gebhard Rohner, parue dans le Divus Thomas (Fribourg, Suisse) [590].

L'auteur part du texte de saint Thomas : « Le sacrifice qui est chaque jour offert dans l’Église n'est pas autre que celui que le Christ a lui-même offert, mais sa commémoration », III, qu. 22, a. 2. Il ne s'agit pas d’une simple et nue représentation : « Les sacrements de la Loi nouvelle contiennent et causent ce qu'ils signifient s, III, qu, 62, a. i, ad 2. La séparation du corps et du sang est donc non seulement signifiée, mais encore contenue et causée, en ce sens que le sacrifice de la Croix est rendu présent, mais enveloppé sous les apparences extérieures du pain et du vin. # Le Christ a été offert une seule fois en lui-même et cependant il est offert chaque jour pour le peuple dans le sacrement », III, qu. 83, a. i, d’après saint Augustin. Le sacrifice de la Messe est ainsi le sacrifice même de la Croix ; sous l’enveloppe sacramentelle, c'est le sacrifice sanglant qui est présent. La pensée de saint Thomas sera celle même du concile de Trente, suivant lequel il y a, à la Messe et à la Croix, une même victime, un même offrant. l’auteur croit pouvoir ajouter : une même oblation, un même acte sacrificiel. c'est bien notre pensée, mais nous n'oserions dire qu'elle est expressément formulée par le Concile. Le « mode d’offrir », ajoute le Concile, est seul différent. Cette différence ne concerne pas le sacrifice ; mais le mode dont il est offert : là sans, ici sous l’enveloppe sacramentelle ; c'est Cajetan qu'il convient toujours ici de citer. Il n'est donc pas exact de dire que le sacrifice sanglant est renouvelé d’une manière non sanglante ; ce qui est renouvelé, c'est le rite extérieur, le sacrement, la consécration, la célébration du sacrifice de la Croix. Le sacrifice de la Croix est mis lui-même dans les mains de l’Église pour qu'elle l’offre dans le Christ, avec le Christ, par le Christ : pour que, dans la réconciliation du Christ, nous puissions nous-mêmes réconcilier Dieu avec nous et avec le monde, Le sacrifice de la Croix agit à la manière d’une cause universelle du salut, qui demande à être appliquée à chaque génération par la foi et les sacrements de la foi [591].

Il y a deux concepts de la présence dans l’espace et le temps l’un valable pour Dieu, l’autre valable pour l’homme. De même que plusieurs hosties consacrées font pour nous plusieurs présences, dans l’espace et le temps, du Christ unique ; ainsi plusieurs Messes font pour nous plusieurs présences, dans l’espace et le temps, du sacrifice unique. La « présentiabilité » à l’égard de Dieu n'est pas incompatible avec la « passéité » à l’égard des hommes. « Quand saint Thomas, avec les Pères et le concile de Trente, parle de la Passion du Christ passée signifiée par ce sacrement, il s'exprime selon le concept humain du temps et de l’espace : la souffrance du Christ est en effet passée ; ce qui est présent, ce sont les espèces consacrées et la vertu du sacrement. Quand il dit que le vrai sacrifice de la Croix, ou la Passion du Christ, ou le Christ qui a souffert, est contenu dans le sacrement, non seulement en figure ou en signe, mais en vérité et en réalité, cette contenance et cette présence s'entendent selon le concept divin de contenance et de présence dans l’éternité. De l’expression Passion passée, qu'on ne conclue donc pas que le Christ qui a souffert ne nous serait présent qu'en signe... Au regard de Dieu tout est,présent ; or Dieu dit : Ce qui pour vous est passé, je le rends en vertu de ma toute puissance, par la transsubstantiation, de nouveau présent pour vous, sous les espèces du pain et du vin... Aussi véritablement que les espèces visibles sont dans l’espace et le temps, aussi véritablement, et plus encore, le Christ qui a souffert s'y trouve présent selon le mode de l’éternité [592]

Qu'on n'aille d’ailleurs pas croire que, dans le sacrement, le Christ est à la fois vivant et mort . « La bienheureuse Passion du Christ, sa Résurrection des enfers, son Ascension glorieuse dans les cieux », rappelées dans l’anamnèse du Canon romain, sont contenues dans le sacrement non pas comme juxtaposées (nebeneinander) mais comme successives (nacheinander). l’Eucharistie, selon saint Thomas, signifie le sacrifice passé, l’unité de l’Église, la gloire céleste : recolitur memoria Passionis ejus, mens impletur gratia, et futurae gloriac nobis pignus datur, III, qu. 73, a. 4. t Elle cause donc ces trois choses dans l’ordre où elles sont signifiées. La Passion du Christ est passée, elle reste telle selon notre concept de présence dans le temps et dans le lieu, mais elle nous devient présente selon le concept divin, transcendant à l’espace et au temps... La grâce est signifiée et contenue comme présente... La gloire céleste, en tant que possédée, est future ; aussi dans le sacrement, est-elle signifiée et causée comme à acquérir, s'il est vrai que la Passion même du Christ, cause de notre glorification, s'y trouve contenue : Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle [593]. »

L'auteur pense que la doctrine de saint Thomas sur la causalité physique de l’humanité du Christ et des sacrements peut être décisive pour résoudre le problème de l’essence du sacrifice de la Messe [594]. Sa doctrine de l’identité numérique du sacrifice à la Croix et à la Messe étant également celle de Dom Odon Casel, ils doivent faire face aux mêmes adversaires. Cela lui donne l’occasion, non seulement, comme il se doit, de rendre hommage au grand moine de Maria-Laach [595], mais encore, au cours des dernières pages, de rectifier ce qui demeure un peu obscur dans ses vues et celles de ses collaborateurs, touchant notamment les rapports de l’Esprit saint et du Christ.

Aucune des opinions théologiques que nous venons de résumer n'a été directement réprouvée par le magistère ecclésiastique. Mais il est clair que., quels que soient les éléments de vérité qu'elles puissent contenir, elles ne peuvent êtres vrais toutes à la fois, et que, dès que la réflexion théologique s'exerce sur le mystère ineffable de la Messe, un choix s'impose.



[1] Personne ne regarde le pithécanthrope et le sinanthrope comme étant nos ancêtres ; mais, dans l’hypothèse ici envisagée, ils seraient déjà des hommes et représenteraient un feuillet extérieur et sans lendemain du faisceau de l’humanité montante.

[2] Voir Pierre TEILHARD DE CHARDIN, Le groupe zoologique humain, Structures et directions évolutives, Paris, Albin Michel, 1956 ; Le phénomène humain, Paris, Seuil, 1956, chap. 2, L’expansion de la vie, pp. 108-152.

[3] Pascal pensait que les grandeurs et les misères qui sont en l’homme sont capables de démontrer sinon le mystère même du péché originel, lequel ne peut être objet que de la foi, du moins l’existence d’une catastrophe initiale de l’humanité. Selon saint Thomas, la réflexion philosophique ne peut apporter ici qu’une probabilité. Cf. notre livre Vérité de Pascal, Œuvre Saint-Augustin, Saint-Maurice, 1951, pp. 19 et 139-146.

[4] Saint FRANÇOIS DE SALES, Traité de l’amour de Dieu, livre II, chap. 5.

[5] « Somme toute, on ne voit pas d’incompatibilité de droit entre les deux groupes de données suivantes attribuées au premier homme : d’une part, un type physique différent du type actuel, plus primitif, mais nullement dégénéré, et un potentiel d’évolution technique non encore déployé ; d’autre part, avec le bénéfice d’une assistance divine en ses premières étapes dans le monde, la possession par Adam d’une vie intérieure, la connaissance de Dieu et de l’ordre moral, le sens de l’unité familiale et de la responsabilité du premier père de tous les hommes : lumières qui ne dépendaient pas seulement du don naturel de l’intelligence, mais d’une intervention gratuite du Dieu révélateur. l’avènement de l’homme a été marqué par les dons les plus hauts dans l’ordre de sa destinée surnaturelle ; cependant, Dieu laissait à ses facultés naturelles le soin d’organiser l’univers ; leur culture s’affinerait par l’exercice et par la transmission du savoir. Dieu a tout de suite et magnifiquement soulevé l’homme au-dessus de lui-même, pour lui donner ce qu’il ne pouvait atteindre ; mais ce dont il était capable par les forces de sa nature, son labeur devait lentement le réaliser. » M. Grison, Problèmes d’origines, l’univers, les vivants, l’homme, Paris, Letouzey et Ané, 1954, p. 282.

[6] « Il a fallu qu’instaurant une dispensation secrète, le Dieu immuable, dont la volonté ne va jamais sans bénignité, accomplît par une économie plus cachée la disposition primitive de sa bonté. » Saint LÉON LE GRAND, Deuxième sermon pour Noël, n° 1. Sources chrétiennes, n° 22, p. 77.

[7] l’homme, dit saint Thomas, aurait été délivré, il n’aurait pas été racheté, « car la rédemption comporte une satisfaction suffisante. » III Sent.) dist. 20, qu. I. a. 4. quaest. I, ad I.

[8] S. Thomas, III, qu. 48, a. 2. En le Christ « est honorée la dignité de l’homme ; car si l’homme a été vaincu et séduit par le diable, un Homme a vaincu le diable ; et si l’homme a mérité la mort, un Homme en mourant a vaincu la mort. d’où I Cor., XV, 57 : Mais grâces soient rendues à Dieu qui nous donne la victoire par notre Seigneur Jésus-Christ ». S. Thomas, III, qu. 46, a. 3.

[9] III, qu. 4, a. 5, ad 2.

[10] Questo decreto, frate, sta sepuito

Agli occhi di ciascuno, il cui ingegno

Nella fiamma d’amor non è adulto.

Paradiso, VII, 58-60.

[11] Cantique Spirituel, XXVIII, édit. Silverio, t. Ill, p. 136 ; Y-XIX, trad. Lucien de S. joseph, Desclée de Brouwer, p. 863.

[12] Ibid., XXXVI, édit. Silverio, t. III, p. x62 ; XXXVII, trad., p. 897.

[13] Jacques Maritain, Action et Contemplation, dans Questions de Conscience, Paris, Desclée De Brouwer, 1938, p. 107.

[14] Vie, chap. 22, Silverio, t. 1, p. x65. Demeures, chap. 7, Silverio, t. IV, p. 147.

[15] Œuvres de saint Jean de la Croix, Silverio, t. IV, p. 351, trad. Lucien de S. Joseph, p. 1370.

[16] Dominique Soro, IV Sent., dist. I, qu, 3, a. 5, Venise, 1584, p. 74.

[17] Saint IRÉNÉE, Adversus hacreses, livre V, chap. 14, n°1 ; P. G. t. VII, col. 1161.

[18] Comm. ad Ephes., I, 10 ; P. L., t. XXVI, col. 454.

[19] Le Canon de la Messe ne les sépare pas : « Nous souvenant donc, Seigneur, nous vos ministres et votre peuple saint, de la bienheureuse Passion, de la Résurrection des enfers, et de la glorieuse Ascension dans les cieux de ce même Christ, votre Fils notre Seigneur... » Le Suscipe sancta Trinitas exprimait déjà la même pensée.

[20] Pour ce paragraphe, voir Église du Verbe Incarné, Paris, Desclée De Brouwer, 1951, t. II, p. 175.

[21] Saint THOMAS, III, qu. 22, a. 5, ad 1.

[22] S. THOMAS, III, qu. 22, a. 1.

[23] S. Thomas, III, qu. 48, a. 6, ad 3.

[24] Hymne du temps pascal, Ad regias Agni dapes.

[25] Sur ce texte, saint Thomas écrit : « En aucun pur homme la nature n’obéit à la volonté, car, tout comme la volonté, c’est de Dieu qu’elle dépend. Il s’ensuit qu’en chaque pur homme la mort est naturelle. Il en va différemment pour le Christ : sa nature, et chaque nature, est docile à sa volonté, comme les oeuvres d’art à la volonté de l’artiste. Aussi a-t-il pu, selon le bon plaisir de sa volonté, donner sa vie et la reprendre à son gré : chose qu’aucun pur homme ne peut faire, même quand il serait cause volontaire de sa propre mort. » Commentaire sur _7ean, X, 17-18. Dans son troisième j7entaculum, qu’il écrivit à Poznan, en 1524, CAJFTAN, fidèle à cette doctrine, marque comment, à la différence du simple martyre, qui n’est un sacrifice qu’au sens métaphorique ou spirituel, la mort du Sauveur est un sacrifice au sens propre. Cf. l’Église du Verbe Incarné t. I, 2e édit., 1955, pp. 74-75.

[26] Comparée à la volonté de ceux qui en étaient soit les instigateurs, soit les exécuteurs, la mort du Christ n’est certes pas un sacrifice ; mais comparée à la volonté du Christ acceptant librement la mort, elle a valeur de sacrifice. Cf. S. THOMAS, M, qu. 22, a. z, ad 2 ; qu. 48, a. 3, ad 3.

[27] S. THomas, III, qu. 48, a. 3, citant saint Augustin.

[28] La Messe multiplie non pas l’unique sacrifice, mais les présences de l’unique sacrifice. C’est ce que n’entendent pas les commentateurs protestants qui, depuis Luther et Calvin, se prévalent de ce verset pour la condamner.

[29] De sacramentis, Livre IV, chap. 6, n° 28, ci Sources chrétiennes », n° 25.

[30] Session XXII, chap. i, Denz., n° 938.

[31] Ibid.

[32] S. THOMAS, qu. 103, a. 3, ad i et 3.

[33] Les préceptes cultuels de la Loi ancienne avaient une double fin : 1° rendre à Dieu le culte légitime exigé pour ce temps-là ; préfigurent le salut messianique. S. THOMAS, I-Il, qu. 102, a. 2. Sous le second aspect, ils sont abolis ; sous le premier, accomplis.

[34] Contra Faustum, livre XIX, chap. 13. Cf. S. THOMAS, III, qu. 61 a. 4, sed contra.

[35] S. THOMAS, III, qu. 6o, a. 5, ad 3.

[36] Adversus hacreses, livre V, chap. 14, n° i ; P. G., t. VII, col. 1161.

[37] Comm. ad Hebr., XII, 24.

[38] « Le sang atteste la réalité du sacrifice de l’Agneau offert pour le salut du monde, et l’eau, symbole de l’Esprit, sa fécondité spirituelle. Par le sang, nous avons l’eau de l’Esprit (saint Hippolyte). De nombreux Pères de l’Église ont vu dans l’eau le symbole du Baptême, dans le sang celui de l’Eucharistie, et dans ces deux sacrements le signe de l’Église, nouvelle Ève naissant du côté du nouvel Adam. » D. MOLLAT, S. J., Saint jean, p. x89 ; Édit. du Cerf, Paris, 1953.

[39] Voir plus loin, p. 130.

[40] Saint ThomAs, III, qu. 48, a. I.

[41] III, qu. 48, a. 6.

[42] Sur le sens théologique profond et permanent de cette clause, voir plus haut, chap. 4 n° 7, 2.

[43] C. SPICQ, l’Épître aux Hébreux, Introduction, Paris, 1950, p. 11, Bible de Jérusalem.

[44] « Cette Alliance est à proprement parler le Testament de Jésus qui va mourir et qui dispose de son sang. Ce sang est répandu, au présent, représentant le futur quant à la réalité des faits... Mais dès ce moment, cette effusion est envisagée comme un sacrifice, et c’est en qualité de sang versé que le sang de Jésus figure dans la coupe. » M.-J. LAGRANGE, Évangile selon saint Marc, Paris, Gabalda, igii, p. 355.

[45] De missae sacrificio et ritu, adversus Lutheranos, ad Clementem VII Pontificem Maximum, Rome, 3 mai 1531, chap, 3.

[46] De captivitate babylonica Ecclesiae praeludium, en 1520 ; chap. De Coena Domini. Édition d’Iéna, 1566, pp. 261 et suiv.

[47] Institution chrétienne, livre IV, chap. 18, nos 1 et 18 ; édit. de Genève 1888, revue et corrigée sur l’édition française de 1560.

[48] Institution chrétienne, livre IV, chap. 18, n° 1.

[49] Ibid., nos 2 à 6.

[50] Ce sont les thèses auxquelles s’opposent directement les canons 1, 2, 3 du concile de Trente relatifs au sacrifice de la Messe, Session XXII, Denz., no, 948, 949, 950. La discussion préparatoire avait porté sur treize thèses ; cf. EHsEs, Acta Concilii Tridentini, Friburgi Brisgoviae, t. VIII, p. 719. Voici du point de vue dogmatique les principales : 1° La Messe est-elle une simple commémoration du sacrifice accompli à la Cène, et non un vrai sacrifice ? 2° Le sacrifice de la Messe déroge-t-il au sacrifice accompli à la Cène ? 3° Par ces mots : Faites ceci en mémoire de moi, le Christ a-t-il ordonné aux apôtres d’offrir son corps et son sang à la Messe ? 12° Dire que le Christ est immolé mystiquement pour nous, est-ce simplement dire qu’il nous est donné à manger ?

[51] Sur la signification générale de l’innovation luthérienne, voir plus loin, p. 56.

[52] Le 17 septembre 1562, Session XXII, chap. 1, Denz., n° 938.

[53] « Mais lui (le Christ), du fait qu’il demeure pour l’éternité, a un sacerdoce intransmissible. d’où il suit qu’il est capable de sauver de façon définitive ceux qui par lui s’avancent vers Dieu, étant toujours vivant pour intercéder en leur faveur. » Hébr., VII, 24-25.

[54] Chap. 1, Denz., n° 938.

[55] Chap. 2, Denz., n° 940.

[56] Canon 1, Denz., n° 948.

[57] Chap. 1, Denz., n° 938.

[58] Chap. 2, Denz., n° 940.

[59] Chap. 1, Denz., n° 938.

[60] Chap. 2, Denz., n° 940.

[61] Ibid.

[62] Ibid.

[63] Conformément à la grammaire, il faut lire : « Ce calice est la nouvelle Alliance parce qu’il contient mon sang », plutôt que : « Ce calice qui contient mon sang est la nouvelle Alliance. » E.-B. ALLO, 0. P., Première Épître aux Corinthiens, Paris, Gabalda, 1935, p. 280.

[64] La foi, dit saint THOMAS, est la même dans l’Ancien et le Nouveau Testament ; elle diffère d’état (1‑II, qu. 107, a. i, ad i) en raison de la condition des croyants (II‑11, qu. 4, a. 6, ad 2).

[65] Cf. Concile de Florence, Decretum pro Armenis, 22 nov. 1439, Denz., n° 695.

[66] Dialogue avec Tryphon, chap. 41, nos 1‑3.

[67] Adversus hacreses, livre IV, chap. 17, n° 5 ; P. G., t. VII, col. 1023-1024.

[68] Édité par Dom B. BOTTE, 0, S. B., « Sources chrétiennes », n° 11, Paris, 1946, p. 32.

[69] Lettre LXIII, chap. 4, n° i ; édit. Les Belles Lettres, Paris, 1925.

[70] Certains voulaient supprimer le vin et ne garder que l’eau.

[71] Ibid., chap. 9, nos 2 et 3.

[72] Ibid., chap. 13, nos 1 et 2.

[73] Ibid., n° 4.

[74] Catéchèse XXIII, 5e mystagogique, chap. 7, 8, 9 ; P. G., t. XXXIII,

col. 113-1116.

[75] Epistola CLXXI ; P. G., t. XXXVII, COL 280-281.

[76] De sacerdotio, livre III, n° 4 ; P. G., t. XLVIII, col. 642.

[77] In Epist. ad Rom., hom. VIII, n° 8 ; P. G., t. LX, col. 465.

[78] In Epist. ad Hebr., hom. XVII, n° 3 ; P. G., t. LXII, col. 131

[79] De sacramentis, livre IV, chap. 5, n° 27-28.

[80] Pour la Loi de nature on peut en appeler à la Bible elle-même, et voir par exemple avec les Pères dans l’occision d’Abel, ou dans le sacrifice d’Isaac, des types du sacrifice du Christ.

Mais les études récentes, comme celles de Mircea ELIADE, Sur la Signification métahistorique et spirituelle du mythe et du symbole chez l’homme des « cultures archaïques et traditionnelles », offrent, à une théologie sûre de ses principes, un champ nouveau d’investigation. Voir par exemple notre note Sur Mircea Eliade et l’histoire des religions, dans Nova et Vetera, Fribourg-Genève, 1955, p. 305.

[81] Voir plus haut, p. 63.

[82] Session XXII, chap. 1, Denz., n° 938.

[83] Ibid.

[84] Ibid., chap. 2, Denz., n° 940.

[85] Secrète du IXe dimanche après Pentecôte.

[86] Ou : « afin d’y réaliser une rédemption éternelle », suivant qu’on lira : illis ou illic.

[87] Session XXII, chap. i, Denz., n° 938.

[88] Sur cette illumination intérieure du Baptiste, lire F.-M. BRAuN, 0. P., Le baptême d’après le quatrième Évangile, dans Revue Thomiste, 1948, PP. 347-351.

[89] Session XXII, chap. i ; Denz., n° 938.

[90] III, qu. 61, a. 4, ad i. Dans un passage parallèle, saint Thomas parle du culte sans figure ni temple des bienheureux, nihil erit figurale ad divinum cultum pertinens, I-II, qu. 103, a. 3. Voir De Imitatione Christi, livre IV, chap. i i, n° 2.

[91] Paul CLAUDEL, La Cantate à trois voix.

[92] On peut rappeler ici, après le concile de Trente, Session XXII, chap. i, Denz., n° 939, la prophétie de Malachie, i, io- il. opposant aux sacrifices légaux du Temple un sacrifice offert en esprit et en vérité par toute la terre. « je n’ai point en vous mon bon plaisir, dit Iahvé des armées ; un présent ne me plaît pas, venant de vos mains. Car du lever du soleil à son coucher, mon Nom est grand parmi les Gentils ; et en tous lieux un sacrifice d’encens est offert en mon Nom, et une offrande pure. Car mon Nom est grand parmi les Gentils, dit Iahvé des armées. » La Pâque chrétienne, précise ici le concile de Trente, est elle-même, en effet, « une offrande pure, qui ne peut être souillée ai par l’indignité ni par la malice de ceux qui l’offrent. »

[93] C’est l’offrande de la Loi nouvelle qui, selon le concile de Trente, « au temps de la Nature et de la Loi, était figurée par les significations variées des sacrifices, car elle renferme tous les biens qu’ils annonçaient, étant leur consommation et leur perfection » Loc. cit. On peut renvoyer, pour ce qui est de la Loi de nature, à l’offrande d’Abel (Genèse, IV, 4), de Noé (VIII, 20), d’Abraham (XII, 8, XXII, 2), etc.

[94] BOSSUET, l’amour de Madeleine, édité par J. Bonnet, Paris, Librairie des Saints-Pères, igog. Sur le désir qu’a l’Église de la parousie, voir notre livre Destinées d’Israël, Paris, Luf, 1945, PP. 392 et SUlV. ; Les destinées du Royaume de Dieu, dans Nova et vetera, 1935, PP- 105 et suiv.

[95] De sacramentis, Livre IV, chap. 6, n° 28, « Sources chrétiennes », n° 25.

[96] Epist. LXIII, chap. 17, n° I.

[97] Session XXII, chap. i, Denz., n° 938.

[98] 111, qu. 83, a i.

[99] Dans le second cas, il faudra ou bien appeler état sacrificiel l’état même du Christ glorieux ; ou du moins voir un acte sacrificiel dans le simple changement du pain et du vin en le Christ jadis sacrifié, mais maintenant glorieux. Dès lors, il sera difficile de ne pas équivoquer sur le mot sacrifice.

[100] Voir plus loin, p. 222.

[101] « Conserver les choses dans l’être, ce n’est pas autre chose pour Dieu que leur donner sans cesse l’être ; en sorte que s’il Ieur retirait son influence, elles sombreraient toutes dans le néant. » S. ‘HOMAS, I, qu. 9, a. 2. «La conservation des choses par Dieu n’est pas une action nouvelle, mais la continuation de l’action par laquelle il leur donne l’être. » 1, qu. 104, a. i, ad 4.

[102] Voir plus loin, PP. 93, 109, 126.

[103] Saint Thomas, 1, qu. 4, a. 13. Cf. Commentaire de CAJETAN, n° XII . « Le premier instant de cette heure-ci est dans l’instant éternel ; le dernier instant de cette heure-ci est, non certes dans le premier, mais lui aussi dans le même instant éternel. »

Tout le passage d’ailleurs si émouvant de sa Jeanne d’Arc où Charles PÉGuy envie les saints qui auront vu Jésus deux fois, au temps de sa vie mortelle, puis dans sa vie glorieuse, suppose l’univocité de ces deux connaissances de Jésus et oublia la suréminence de la vision bienheureuse où les élus verront toute la succession des choses du monde avec le regard de Dieu, dans leur fraîcheur native, dans leur présentialité.

[104] Si le problème était insoluble, il faudrait - l’acte sacrificiel rédempteur étant unique - en appeler, pour expliquer que la Messe est un sacrifice vrai et propre, à un autre acte sacrificiel non rédempteur, soit du Christ lui-même, soit de l’Église unie au Christ.

[105] Supposons le Christ vivant, mort, glorieux lui-même, ou encore frappé, meurtri, crucifié lui-même, il serait tel sous les espèces sacramentelles. Mais briser, crucifier, détruire les espèces sacramentelles ne serait pas briser, crucifier, détruire le Christ lui-même. La violence qu’on lui fait serait présente sous les espèces ; mais la violence faite aux espèces ne saurait l’atteindre physiquement. Cf. S. THOMAS, III, qu. 81, a. 4.

[106] S. THOMAS, III, qu. 22, a. 5.

[107] Voir plus haut, p. 42, note 1.

[108] Il s’agit d’une présentation suréminente. (Les théologiens diraient «interprétative » ) ; car l’acte sacrificiel de la Croix, nous l’avons dit, n’est pas en Dieu un souvenir, mais une vision, Dieu ne cesse de le voir dans l’actualité de l’instant où il a existé ; et, même en tant qu’homme, le Christ, par la vision béatifique, le connaît lui aussi comme présent.

[109] Sur la position de saint BELLARMIN, voir plus loin, pp. 105 et 115.

[110] « La Passion ni la mort du Christ ne sont réitérables ; mais la vertu de cette hostie offerte une seule fois demeure éternellement. » S. THOMAS, III, qu. 22, a. 5, ad 2.

[111] De missae sacrificio et ritu, adversus Lutheranos, ad Clementem VII Pont. Max., Rome, 3 mai 1531, chap. 6.

[112] Pensées, éd. Brunschvicg, n° 554. Voir plus loin, p. 285.

[113] Les choses passées ou futures sont connues de Dieu comme passées ou futures par rapport à d’autres choses, mais comme présentes à lui, car il les connaît dans son éternité qui coexiste à tous les instants de la durée. C’est de cette profonde doctrine thomiste que Marguerite DE VENI d’ARBouzE nourrissait sa contemplation : « Nous savons que les spectacles de la naissance, de la vie et de la mort du Fils de Dieu ont été une fois présents et ne le sont plus quant à nous : bien qu’en Dieu, qui est une éternité sans succession de temps, les mêmes choses sont en acte et toutes ensemble l’ont été de toute éternité, et le seront à jamais. Pour nous, Jésus est né et ne naîtra plus, il est mort tout de même, et ne mourra plus... Selon ceci, l’âme se peut mettre au pied de la Croix, méditant la Passion de son Sauveur, regardant comme il a souffert. Mais regardant ce mystère en Dieu, elle le voit en acte devant lui, qui nous donne son Fils par amour, le livrant, pour l’expiation de nos péchés, à la mort de la Croix. » Traité de l’oraison mentale, édité par Dom Bonaventure Sodar, Paris, Desclée De Brouwer, 1934, p. 12. Voir plu.-,’ loin, pp. 109, 126 ; et plus haut, p. 83.

[114] III, qu. 62, a. 6. Est-ce une impossibilité vu le plan de providence actuel ? Est-ce une impossibilité métaphysique ? Nous ne préjugeons pas de la réponse. Que Dieu puisse rendre présent par mode d’éternité dans les temps qui lui furent antérieurs l’acte sacrificiel du Calvaire, certains l’ont pensé.

[115] S. THOMAS, III, qu. 10, a. 2.

[116] Ibid. Voir dans le Verbe, c’est voir avec le regard de Dieu qui, dans l’unique instant de son éternité, voit non pas simultanées les choses successives, mais simultanément les choses successives. A cette vision, écrit CAJETAN, « omnia secunduin suas existentias simul, simultate instantanea aeternitatis, sunt praesentia. » 1, qu. 14, a. 13, n° XII.

[117] Pensées, édit. Br., n° 553.

[118] S. THOMAS, III, qu, 8, a. i ; qu. 13, a. 3 ; qu- 43, a. 2 ; qU. 62, a. 5

[119] S. Thomas, III, qu. 48, a. 6.

[120] Cf., S. THOMAS, III, qu. 61, a. i.

[121] Secrète du IXe dimanche après Pentecôte. Elle est citée dans l’Encyclique Mediator Dei, Act. Apost. Sedis, 1947, p. 551.

[122] III ‘ qu. 83, a. i, ad z.

[123] P. 32. Voir plus loin, p. 142.

[124] Dans son De missa, livre II, chap. 4, saint BELLARMIN définit les notions d’efficacité ex opere operantis et d’efficacité ex opere operato pour les appliquer au sacrifice même de la Messe.

« Une chose, dit-il, vaut ex opere operantis quand elle tire sa valeur de la bonté ou de la dévotion de celui qui la fait... Elle vaut ex opere operato quand, accomplie selon les prescriptions, elle est efficace par elle-même, indépendamment des dispositions bonnes ou mauvaises du ministre qui l’applique. » (Non pas certes, précisons-le, indépendamment des dispositions du sujet qui la reçoit.)

Ceci admis le saint docteur dira « que le sacrifice de la Messe, en tant qu’il est offert par le Christ, vaut ex opere operantis mais infailliblement ; car il plaît à Dieu en raison de la bonté toujours constante et toujours égale du Christ qui l’offre. Mais que, en tant qu’il est offert par le ministre, il vaut ex opere operato ; car il plaît à Dieu, même si le ministre qui l’offre lui déplaît ». Voir plus loin, p. 165.

[125] Session XXII, chap. i ; Denz., n° 939.

[126] Le sacrement de la Loi nouvelle est « un signe qui remémore ce qui a précédé, à savoir la Passion du Christ ». S. THOMAS, III, qu. 60, a. 3.

[127] S. THOMAS, III, qu. 48, a. 6.

[128] S. THOMAS, III, qu. 49, a. i, ad 3.

[129] Ibid., ad 4. Voir plus loin, pp. 108, 162.

[130] III, qu. 62, a. 5.

[131] Ibid.

[132] Pour ce paragraphe, voir l’Êglise du Verbe Incarné, Paris, 1955, t. 1, 2e édit., p. 81.

[133] Selon saint BELLARmiN, De Missa, livre II, chap. 4, cet acte sacrificiel du Christ glorieux, autre que l’acte sacrificiel unique et pleinement suffisant de la Croix, ne sera plus, en propre, ni méritoire ni satisfactoire, mais seulement impétratoire. Voir plus loin p. 115. Aussi SUAREz, III, qu. 83, a. I ; disp. 76, sect. i, n° 5 ; édit. Vivès, t. XXI, p. 682, pourra-t-il voir dans la Messe un sacrifice « spécifiquement et essentiellement » différent de celui de la Croix ; et il critiquera Dominique SoTo, suivant qui, IV Sent., dist. 13, qu. 2, a. i, édit. Venise, 1584, p. 634, « notre sacrifice quotidien de la Messe n’est pas distinct de celui de la Croix, mais exactement le même, idem prorsus ».

Un acte du Christ glorieux peut-il être au sens propre sacrificiel ? Le rite non sanglant de la Cène était un sacrifice propre et véritable parce qu’il rendait sacramentellement présent aux disciples le Christ avec l’acte de son unique sacrifice rédempteur. Le rite non sanglant de la Messe serait-il un sacrifice propre et véritable, s’il nous rendait sacramentellement présent le Christ sans l’acte de son unique sacrifice rédempteur ? Il serait, en propre, non un sacrifice, mais une offrande. Cf. S. THomAs, II-II, qu. 85, a. 3, ad 3.

[134] III, qu. 48,-a. 6.

[135] Ibid., ad 2. Voir plus haut, p. 102 ; plus bas, p. 162.

[136] Ill, qu. 62, a. 6. Saint Thomas explique ici, comme nous l’avons dit plus haut, p. 94 qu’à la différence de la cause finale, la cause efficiente ne peut mouvoir avant d’exister. Avant le Christ, la Passion pouvait agir par manière de cause finale ; c’est depuis le Christ seulement qu’elle peut agir en outre comme cause efficiente.

[137] 111, qu. 50, a. 6.

[138] III, qu. 56, a. i.

[139] Cf. 1, qu. 14, a. 13 : « Toutes les choses du temps sont présentes à Dieu depuis toujours, non seulement, comme certains le disent,parce qu’il en porte en lui-même les idées, mais parce que son regard se porte depuis toujours sur elles, telles qu’elles lui sont présentes » dans leur existentialité.

[140] SUAREZ mentionne l’opinion suivant laquelle l’humanité du Christ se servirait de ses actions passées comme d’instruments physiques pour opérer notre justification et notre résurrection. Il parle de thomistes qui voient là un mysterium reconditae theologiae. (Il ne s’agit en effet de rien de moins que du mystère de la rédemption continué au milieu de nous, c’est-à-dire du mystère de la Messe, moins sublime que celui de la Trinité, mais aussi caché dans le sein de Dieu que le mystère de l’Incarnation au de l’Eucharistie.) Pour lui, cette thèse recouvre une impossibilité. Il n’y a même pas de mystère ; tout est simple et se réduit à dire que l’humanité du Christ, jadis soumise à la Passion et à la résurrection, est aujourd’hui l’instrument de notre salut. De Incarnatione, disp. 31, sect. 9, nos s et suiv. ; édit. Vivès, t. XVIII, p. 155. Il se rend compte cependant qu’il s’écarte ici de saint Thomas, dont la doctrine difficilis plane est nisi benigne explicetur. Édit. Vivès, t. XIX, p. 613- C’est la pensée de Suarez qui prévaudra, même chez ceux qu’on appelle thomistes, et la vue de saint Thomas qui s’oubliera. Suarez, nous l’avons dit, sera conduit à voir dans la Messe un sacrifice spécifiquement et essentiellement distinct de celui de la Croix.

[141] 111, qu. 83, a. i.

[142] Epist. XCVIII, n° 9. Saint Augustin, qui ne parle ici de l’Eucharistie que par manière de comparaison, veut expliquer que, puisqu’on appelle corps et sang du Christ le sacrement du corps et du sang du Christ, on aura bien le droit d’appelerfoi le Baptême, qui est sacrement de la foi ; en sorte que le parrain pourra bien dire, de l’enfant qui reçoit le Baptême, qu’il a la foi. La difficulté proposée à saint Augustin portait uniquement sur ce point de liturgie.

[143] « Dans le Christ, l’hostie capable de nous sauver à jamais a été offerte une seule fois. Que faisons-nous cependant ? Est-ce que nous n’offrons pas tous les jours ? Oui, mais en faisant mémoire de sa mort. » Ce passage, attribué à saint Ambroise par Pierre LOMBARD, IV Sent. dist. 12, n° 7, est en réalité un fragment du commentaire de saint JEAN CHRYSOSTomE, Ad Hebr., homil. 17, n° 3 ; P. G., t. LXIII, col. 131. Voir ce texte plus haut, p. 66.

[144] Secrète du IXO dimanche après Pentecôte.

[145] Un peu plus loin, III, qu. 83, a. 2, ad i, saint Thomas explique que le Vendredi saint commémore la Passion selon qu’elle s’est accomplie dans le Christ, qui est Tête, une fois pour toutes ; mais la Messe commémore la Passion selon que son effet dérive aux fidèles, qui, chaque jour, en reçoivent le fruit.

[146] « l’auguste sacrifice de l’autel est comme l’instrument suprême, valut eximium instrumentum, par lequel les mérites venant de la Croix du divin Rédempteur sont distribués aux fidèles : Chaque fois que la commémoration de cette hostie est célébrée, l’oeuvre de notre rédemption s’accomplit. » Encyclique Mediator Dei, 2o novembre 1947, Acta Apost. SediS, 1947, p. 551.

[147] Il est donné comme tel dans la troisième partie du Décret, dist. 2, c. 53, In Christo semel, puis dans Pierre Lombard, etc. Voir plus haut, p. 111, note 2.

[148] « Unde etiam in nova Lege, verum Christi sacrificium communicatur fidelibus sub specie partis et vini. » III, qu. 22, a. 6, ad 2.

[149] Session XXII, chap. i, Denz., n ? 938.

[150] « Sacrificium istud vere propitiatorium esse. » Session XXII, chap. 2 et c. 3, Denz., nos 940 et 950.

Pour saint BELLARMIN, le sacrifice de la Messe ne serait à proprement parler qu’impétratoire : « Le sacrifice de la Croix a été vraiment et en propre méritoire, satisfactoire et impétratoire, car le Christ en sa vie mortelle pouvait mériter et satisfaire ; le sacrifice de la Messe, à proprement parler, est seulement impétratoire, car le Christ, maintenant immortel, ne peut ni mériter ni satisfaire. » De Missa, livre Il, chap. 4.

Il est exact, nous l’avons dit plus haut, pp. 89, io6, que l’intercession du Christ céleste n’est plus ni méritoire, ni satisfactoire, ni rédemptrice. La conclusion qu’il en faut tirer, avec saint THOMAS, III, qu. 22, a. 5, c’est qu’elle n’est pas un sacrifice, elle répartit les fruits du sacrifice, elle est dispensatrice des fruits du sacrifice.

Saint Bellarmin cherchant dans la Messe un autre sacrifice que celui de la Croix en vient à qualifier de sacrificielle la médiation dispensatrice du Christ céleste. Mais il laisse voir sa perplexité. Voilà donc un vrai sacrifice du Christ, qui n’est cependant ni méritoire, ni satisfactoire, auquel manquent par conséquent deux des fins reconnues au sacrifice du Christ.

S’engager dans la voie que nous appelons divergente n’ira pas sans causer bien des difflicultés.

[151] De Missae sacrificio et ritu, adversus Lutheranos, ad Clementem VII, Pontificem Maximum, Rome, 3 mai 1531. A la demande de Clément VII, Cajetan, comme consulteur du Nonce, avait écrit contre ceux (les zwingliens) qui prétendaient que le corps et le sang du Christ ne sont présents dans l’Eucharistie qu’en signe. Ayant lu depuis un opuscule luthérien, qui reconnaissait que le vrai corps et le vrai sang du Christ sont présents dans l’Eucharistie, mais qui niait que la Messe fut un sacrifice, il estime de son office d’y répondre spontanément. Notons ici que le premier écrit de Cajetan avait pour titre De erroribus contingentibus in Eucharistiae sacramento. Il était daté de 1525 et visait très précisément douze thèses de Zwingli. Au chap. 9, Cajetan y déclare qu’à la Messe le Christ est signifié et contenu, tandis que la mort du Christ est signifiée, mais non contenue. Il veut établir par là que l’on ne saurait alléguer l’Épître aux Hébreux contre la Messe. La Messe, en effet, réitère non pas l’unique sacrifice sanglant niais le sacrifice non sanglant qui le véhicule jusqu’à nous. Il n’y a pas autant de morts du Christ qu’il y a de Messes, mais autant de présences de cette mort unique. La mort du Christ n’est donc pas contenue dans la Messe comme réitérable ; mais elle y est bien contenue comme présente ; et c’est la doctrine qui se dégagera du De Missac sacrificio.

[152] Cajetan mourut le 10 août 1534, l’année même où devait s’ouvrir le concile de Trente.

[153] L’Ancien Testament qui répétait les sacrifices supposait des hosties disparates ; le Nouveau suppose la persévérance d’une unique hostie.

[154] Autre lecture : « ... du fait qu’il y a dans l’hostie sanglante le Christ en Croix, et dans l’hostie non sanglante, le Christ sur l’autel. »

[155] Voir plus haut, p. 115.

[156] Cano fut envoyé par l’empereur au concile de Trente, et y resta de 1551 à 1553. La session XIII, De Eucharistia, eut lieu le ii octobre 1551. Nous citons Cano d’après l’édition de Padoue, 1734.

[157] P. 410.

[158] P. 419.

[159] P. 419.

[160] P. 424.

[161] Ibid.

[162] Secrète du IXe dimanche après Pentecôte.

[163] Chap. 14.

[164] « In pluribus Missis multiplicatur sacrificii oblatio et ideo multiplicatur effectus sacrificii et sacramenti. » S. THOMAS, III, qu. 79, a. 7, ad 3.

[165] « Toute la vertu de l’expiation dépend de l’unique sacrifice sanglant du Christ, qui, sans interruption de temps, se renouvelle d’une manière non sanglante sur nos autels, ab uno Christi cruento sacrificio pendere, quod sine temporis intermissione, in nostris altaribus incruento modo, renovatur... » PiE XI, Encyclique Miserentissimus Redemptor, 8 mai 1928, Acta Apost. Sedis, 1928, p. 171. Les mots que nous avons soulignés marquent suffisan-anent qu’on entend parler ici en figure.

« Nous aimons à dire que le Christ renouvelle sur nos autels, d’une manière non sanglante, sa passion et sa mort, nous parlons du renouvellement du sacrifice de la Croix, du sacrifice dans lequel il s’offre au Père céleste, mais on ne parle le plus souvent qu’en termes généraux du sacrifice de l’Église. » Joseph-André JUNGMANN, Missarum sollemnia, Explication génétique de la Messe romaine, Paris, 195 4 t. I, p. 226.

[166]

[167] Acta Apost. Sedis, 1947, p. 547.

[168] Ibid., p. 557.

[169] Ibid., pp. 548-549.

[170] Ibid., PP. 551-552.

[171] Léon XIII, Lettre Encyclique Caritatis studium, 25 juillet 1898.

[172] 1, qu. 14, a. 13. Voir plus haut, pp. 83, 93, 109.

[173] Mensura non adaequata, sed excessiva : Ces mots sont de CAJETAN,

qu. 14, a. 13, rio XII, qui explique au même endroit que le premier et le dernier instant de l’heure où nous sommes sont tous deux contenus, mais comme distincts et distants entre eux, dans l’unique instant indivisible de l’éternité.

Les attaches anciennes de cette grande doctrine sont indiquées par JEAN DE SAiNT-THomAs, I, qu. io ; disp. 9, a. 3, n° 13 ; édit. Solesmes, t. II, p. 69.

[174] Voir plus haut, p. 93, note i - C’est ainsi que dans le ciel nous verrons dans leur présentialité la Passion du Christ et tous les événements du passé. Ils ne seront pas réduits à l’état de souvenirs, comme l’imaginait Péguy. Ils seront vus dans la fraîcheur perpétuelle du regard de Dieu, en qui il n’y a, à proprement parler, ni souvenir, ni pré-vision, mais vision.

[175] Il est au coeur du livre pourtant si riche de Maurice DE LA TAILLE, qui oppose le sacrifice du Seigneur commencé à la Cène, consommé à la Croix, continué en propre au ciel, au sacrifice ecclésiastique de la Messe. Mysterium fidei, De augustissimo corporis et sanguinis Christi sacrificio atque sacramento, Paris, 1921.

[176] C’est d’un point de vue purement extérieur et non théologique, que joseph-André JuNGmANN, Missarum sollemnia, Explication génétique de la Messe romaine, Paris, 1951, peut écrire, t. I, p. 225 : a Dans les controverses théologiques du temps de la Réforme et dans la théologie postérieure... il fallait établir que la Messe est avant tout sacrifice du Christ. Mais sitôt que l’apologétique perdit de son intérêt et qu’on en revint à s’interroger sur le sens et la fonction de la Messe dans l’ensemble de la vie de lÉglise, il fallut bien redonner sa valeur au sacrifice de l’Église, et mhne le mettre au premier plan. Il suffit d’un regard rapide sur le texte de la Messe romaine ou d’une autre liturgie de la Messe, et rien n’y apparaît plus nettement que cette idée : l’Église, le peuple de Dieu, la communauté actuellement réunie y offre le sacrifice à Dieu... Dans l’ordinaire de la Messe romaine, il est seulement présupposé que la Messe est le sacrifice du Christ, mais cela n’est pas directement dit.» Répondons que cela est dit au contraire très directement par les paroles de la consécration. (Les soulignements sont de nous.) +++ La compétence des liturgistes comme tels en matière doctrinale est secondaire. PiE XII rappellera que l’axiome Lex orandi, lex credendi, est dérivé, l’axiome primordial étant Lex credendi, lex orandi. Encyclique Mediator Dei, Acta Apost. Sedis, 1947, p. 541. Voir plus loin, chap. 9, n° 5, b.

[177] Voir plus haut, p. 43.

[178] Cf., Isaîe, LXIII, 3, cité au sens accominodatrice aux premières vêpres de la Fête du Précieux Sang.

[179] Voir plus haut, p. 34.

[180] Voir plus haut, p. 33.

[181] III, qu. 83, a. i, ad 3.

[182] De Missae sacrificio..., chap. 6.

[183] De sacramentis, livre IV, chap. 4, nos 14 à 16. Voir plus loin, p. 199.

[184] Session XXII, chap. 2. Denz., n° 940.

[185] De imitatione Christi, livre IV, chap. 5.

[186] A la Messe, le prêtre est le Christ Jésus, c cujus sacrarn personam ejus administer gerit ». Encyclique Mediator Dei, dans Acta Apost. Sodis, 1947, p. 548.

[187] III, qu. 63, a. 2.

[188] L’acte, toujours présent à l’éternité divine, par lequel Jésus, à la Cène, ordonne aux Apôtres et à leurs successeurs de transsubstantier le pain et le vin, commande toutes les transsubstantiations futures, où les prêtres agiront comme des « instruments séparés ».

[189] Voir plus loin, pp. 46, 177.

[190] « Participationes sacerdotii Christi ab ipso Christo derivatae. » S. THomAs, III, qu. 63, a. 3.

[191] « Confirmatus accipit potestatem publice fidem Christi verbis profitendi, quasi ex officio. » III, qu. 72, a. 5, ad 2.

[192] « Cette offrande donc, que nous vous présentons, nous vos serviteurs, et avec nom votre famille entière... »

[193] Mgr Pierre BATIFFOL, Leçons sur la Messe, Paris, Gabalda, 1920, p. 23o, qui note que saint AuGUSTiN, De civit. Dei, livre I, chap. 35, donne à l’Eglise le qualificatif de « redempta familia Domini Christi ».

[194] Dom Bernard BoTTE, 0. S. B., l’ordinaire de la Messe, Texte critique, traduction et études, Paris, édit. du Cerf, 1953, p. 79.

[195] Acta Apost. Sedis, 1947, PP. 554-555. l’encyclique parle ensuite d’une participation plus mystérieuse des fidèles au sacrifice du Christ. Nous croyons qu’elle quitte alors l’ordre de la stricte validité cultuelle pour entrer dans celui de la charité. Voir plus loin, p. 147.

[196] Humbert CLEJUSSAc, Le mystère de lÉglise, chap. 4, La vie hiératique de lÉglise, Paris, Crès, igi8, p. 80.

Ailleurs, s’adressant à des moniales, le même auteur disait : « Même de votre part qui n’avez pas le pouvoir d’ordre, la Messe est une concélébration : tous les chrétiens sont des concélébrants, et cela relève singulièrement la dignité humaine : io Le vrai Prêtre, l’unique Prêtre est notre Seigneur ; le prêtre qui célèbre n’est que son représentant, son ministre. Or nous sonunes les membres du Christ, nous sommes tous en lui ; il nous offre donc avec lui à son Père, et à ce titre nous concélébrons tous avec lui. 20 Mais les chrétiens, les fidèles ne sont pas séparés non plus du ministre dans l’acte du ministre : il y a une participation très réelle dans l’assistance à l’oblation divine. La preuve en est que le prêtre parle au pluriel : Offerimus... rogamus... gratias agimus... deprocamur... Au Baptême, nous avons reçu véritablement une onction sacerdotale : tous les chrétiens sont « prêtres ». Comme cette considération doit nous inciter à apporter à la Messe des dispositions très parfaites ! Nous allons, sinon célébrer, du moins concélébrer, nous allons offrir notre sacrifice, notre hostie. » La lumière de l’Agneau, Lyon, édit. de l’Abeille, 1943, PP. 31-32.

Nous retrouverons la première considération en parlant de l’ordre de la charité. La seconde concerne l’ordre cultuel ; et alors il n’est pas exact de dire, avec le P. Clérissac, au même endroit, que le prêtre est « le représentant et le délégué de la grande famille de Dieu ». A parler proprement, le prêtre, dans l’ordre cultuel, est le représentant et le délégué du Christ, pour ce qui est de droit divin, et des pouvoirs hiérarchique pour ce qui est de droit ecclésiastique.

[197] Act. Apost. Sedis, 1947, p. 556.

[198] Les trois caractères sacramentels sont, selon saint THoMAS, des participations au sacerdoce du Christ, des dérivations du sacerdoce du Christ, III, qu. 63, a. 3. Mais inégalement. Les caractères du Baptême et de la Confirmation sont communs à tous les fidèles. Seul le caractère de VOrdre est hiérarchique. Le plus souvent, et c’est ici le cas, le pouvoir sacerdotal désigne le pouvoir sacerdotal hiérarchique, conféré par le seul sacrement de l’Ordre.

[199] Ibid., p. 553. Sur la concélébration au sens propre et au sens impropre, voir plus loin, p. 329.

[200] S’il pouvait porter nos péchés, il pouvait assumer notre offrande -« Si, à cause de nos péchés futurs, mais prévus, l’âme du Christ devint triste jusqu’à la mort, il n’est pas douteux qu’elle a dès ce moment reçu quelque consolation de nos actes de réparation, eux aussi prévus... En sorte que nous pouvons et devons, maintenant même, par une dispensation mystérieuse mais véritable, mira quidem sed vera ratione, consoler ce Coeur sacré, constamment blessé par les péchés et l’ingratitude des hommes. » PiE XI, Encyclique Miserentissimus Redemptor, Act. Apost. Se-dis, 1928, p. 174.

[201] Sermons de Tauler, édit. de la Vie Spirituelle, Paris, 1930, t. P. 207.

[202] « Reconnais dans l’Époux, le Christ, dans l’Épouse sans tache ni ride, l’Église de qui il a été écrit : Pour la faire paraître devant Lui, cette Êglise, glorieuse, sans tache ni ride ni rie»n de semblable, mais sainte et immaculée. Quant à ceux qui bien que fidèles ne sont pas encore tels que nous venons de le dire, mais semblent avoir fait quelque progrès sur le chemin du salut, identifie-les aux jeunes filles du cortège de l’Épouse. » ORIGÈNE, Homélies sur le Cantique des Cantiques, Sources chrétiennes, n° 37, p. 61.

[203] Sermons de Tauler, t. 11, pp. I89, 190, 193.

[204] Ibid., p. 239.

[205] Il n’est pas supérieur à lÉglise si l’on inclut dans l’Église les pouvoirs juridictionnels auxquels il est soumis. Est-il supérieur aux simples fidèles ? En tant qu’il leur transmet les décisions juridictionnelles, oui. Mais tout l’ordre juridictionnel est lui-même au service de la charité, qui prime tout. Voir sur saint Bellarmin la note 2 de la page suivante.

[206] De cette offrande, S. THomAs écrit : « Le prêtre représente le Christ au nom et en vertu de qui il prononce les paroles consécratoires. b III, qu. 83, a. i, ad 3. Le prêtre, dira l’Encyclique, représente alors le Christ en tant que Chef offrant au nom de tous ses membres ; en d’autres mots, tous les membres offrent par le prêtre représentant le Christ.

[207] Acta Apost. Sedis, 1947, p. 556.

Sur le rôle du prêtre dans l’offrande du sacrifice, l’Encyclique Mediator Dei (Acta Apost. Sedis, 1947, p. 553) se réfère, sans pourtant s’astreindre à le suivre, à saint BELLARmiN, De Missa, livre II, chap. 4.

Le saint docteur, qui pense à l’offrande de la transsubstantiation, distingue trois agents : le Christ, le prêtre, l’Église. Le Christ est le prêtre principal ; le prêtre est au sens propre son ministre . Et l’Église ? Il la considère ici seulement dans la ligne du culte et en faisant en outre abstraction de ses pouvoirs hiérarchiques d’ordre et de juridiction ; elle est simplement le peuple fidèle. De ce point de vue doublement restreint, le prêtre est supérieur à l’Église, c’est-à-dire au peuple : l’Église, le peuple, offre par le prêtre comme l’inférieur par le supérieur.

L’Encyclique, elle, distingue deux offrandes du peuple : l’une qu’il fait par les mains du prêtre ; l’autre qu’il fait en même temps que le prêtre : io De la première il est dit que le prêtre ne représente le peuple (vices gerit) que parce qu’il agit en tenant le rôle du Christ (personam gerit) quie étant Tête de tous les membres, s’offre pour eux (p. 553) ; et que les fidèles offrent le sacrifice par les mains du prêtre, car celui-ci agit, en tenant le rôle du Christ-Tête offrant au nom de tous ses membres « en sorte que l’Église entière est dite à bon droit présenter l’offrande de la victime par le Christ » (p. 556). 20 En plus de cette offrande que le peuple fait per sacerdotis manus, l’Encyclique reconnaît au peuple une autre manière d’offrir, una cum ipso sacerdote. C’est celle que nous signalons ici.

[208] Acta Apost. Sedis, 1947, PP. 552-553.

[209] Théophile DELAPORTE, Pamphlet contre les catholiques de France, 15 octobre 1924, nos 39 à 50 ; reproduit dans Cahiers du Rhône, 15(54), Neuchâtel, La Baconnière, 1944. l’auteur qui emprunte ce nom transparent est Julien GREEN,

[210] C’est l’intercession de tous les anges qui est figurée par l’ange de l’Apocalypse, comme en témoigne l’ancien texte rapporté par saint AmBRoisE, De sacramentis, livre IV, chap. 6, n° 27 : « Nous rappelant donc sa très glorieuse Passion, sa Résurrection des enfers, et son Ascension au ciel, nous vous offrons cette hostie sans tache, cette hostie spirituelle, cette hostie non sanglante, ce pain sacré et le calice de la vie éternelle, et nous vous demandons et vous prions d’accepter cette oblation par les mains de vos anges sur votre autel d’en-haut, comme vous avez daigné accepter les dons de votre serviteur le juste Abel, le sacrifice de notre père Abraham, et celui que vous a offert le grand pretre Melchisédech. »

[211] Explication de quelques difficultés sur les prières de la Messe, chap. 38.

[212] Ibid., chap. 39. Voir plus loin, p. 179.

[213] « l’Église, qui offre le pain et le vin pour en faire le corps et le sang, et qui ensuite offre encore ce corps et ce sang après qu’ils sont consacrés, ne le fait que pour accomplir une troisième oblation, par laquelle elle s’offre elle-même. » BossuET, Explication de quelques difficultés ..., chap. 36.

[214] joseph-André JUNGMANN, Missarum sollemnia, Explication génétique de la Messe romaine, Paris, Aubier, 1951-1954, t. II, p. 272,

[215] Lors de la première multiplication des pains, les Synoptiques notent que Jésus « ayant pris les cinq pains et les deux poissons, et ayant levé les yeux vers le ciel, les bénit... » (Marc, vl, 41). Cette première multiplication des pains est celle qui, selon saint Jean (vi), prépare l’annonce de l’Eucharistie.

[216] « Cette expression, empruntée à saint Paul, est à comprendre dans son sens paulinien : l’Eucharistie est le mystère de la foi, c’està-dire qu’elle contient et révèle toute l’économie du salut. » Dom Bernard BOTTE, l’ordinaire de la Messe..., p. 81. Même interprétation dans J.-A. JUNGMMN, Missarum sollemnia..., t. III, p. 118.

[217] C’est-à-dire, non pas d’une part le don offert par Abel, Abraham, Melchisédech, et d’autre part le don offert à la Messe, à savoir le Christ ; mais d’une part la piété d’Abel, d’Abraham, de Melchisédech, et d’autre part notre indigence.

[218] Bossuet. Explication de quelques difficultés..., chap. 37. « La perfection de ce sacrifice n’est pas seulement que nous offrions et recevions des choses saintes ; niais encore que nous, qui les offrons et y participons, soyons saints. » Ibid.

[219] Ibid., chap. 41.

[220] Dom Bernard BOTTE, 0. S. B., l’ordinaire de la Messe..., p. M.

[221] BossuET, Explication..., chap. 36.

[222] De civitate Dei, livre X, chap. 20.

[223] Répété quant au rite non sanglant qui le véhicule jusqu’à nous et quant aux générations qui entrent en sa participation. Mais unique et non réitérable en lui-même. Voir plus haut, p. 123.

[224] « Vis ejus, in primi illius cruenti sacrificii, quod semel oinnia consurriniavit, repraesentatione atque applicatione, consistit. »

[225] Système théologique, chap. 15, Le sacrifice de la Messe, S i, En quoi consiste le sacrifice de la Messe, traduit par le prince Albert de Broglie, Tours, 1870, PP. 334-335. Selon Jean BARuzi le Système a pour fin non d’exposer la pensée personnelle de Leibniz, mais de préparer l’union des Églises, en précisant les principaux points de controverse. Leibniz et l’organisation religieuse de la terre, Paris, 1907, pp. 242-243.

[226] « Conférebatur ei gratia tanquarn cuidarn universali principio in genere habentium gratiarn. » Saint THOMAS, III, qu. 7. a. 9.

[227] 111, qu. 7, a. i i.

[228] Saint THOMAS, III, qu. 49, a. i.

[229] Ibid., ad 4.

[230] Ibid., ad. 5

[231] Ibid., ad 4.

[232] III, qu. 49, a. 3, et ad i. Voir plus haut, pp. 102, 108.

[233] III, qu. 62, a. 6.

[234] III, qu. 79, a. 5. - Sur quoi CAJETAN écrit : « Deux points sont à retenir : io l’offrande de l’Eucharistie, en raison de sa propre valeur, ex sui quantitate, suffit à satisfaire pour toute peine ; 20 Cette offrande est satisfactoire pour ceux qui l’offrent ou pour qui elle est offerte, selon l’intensité de leur dévotion. Il résulte du premier point que la Messe est par elle-même, ex parie sui, satisfactoire pour les peines de tous les pé cheurs, tant vivants que morts : comme telle, sa valeur est infinie, ut sic est valoris infiniti, car le Christ y est offert. Il résulte du second point qu'une messe unique ne perd rien de sa vertu satisfactoire pour être offerte par une, deux, trois personnes ; car la quantité de la dévotion de l’un ne nuit pas à la quantité de la dévotion de l’autre. »

Ceci, notons-le, est exact de l’offrande que font, à titre privé, soit le prêtre soit les fidèles. Où nous nous séparerons de Cajetan, c'est à propos de l’offrande que peut faire le prêtre en tant que ministre de lÊglise ; elle perdra son intégrité s'il la divise entre plusieurs intentions.

Cajetan, qui écrit son Commentaire de la Somme en 1522, y renvoie à l’opuscule écrit par lui, en i5io, sur la Célébration de la Messe.

[235] III, qu. 79, a. 7, ad 2.

Dans son Comm. sur Jean, vi, 52, saint THomàs semble désigner par « sacrement » tout le « mystère à eucharistique, à savoir à la fois le sacrifice et le sacrement :

« L’utilité de l’Eucharistie est grande et universelle.

» Elle est grande : l’Eucharistie, étant le sacrement de la Passion du Christ, contient en elle le Christ qui a souffert ; en sorte que tout l’effet de la Passion du Seigneur est aussi l’effet de ce sacrement, lequel n'est rien d’autre que l’application qui nous est faite de la Passion du Seigneur, nihilaliudest hoc sacramentum quant applicatiodominicae Passionisadnos...

» Elle est universelle : car la vie qu'elle confère n'est pas celle d’un individu particulier, mais en soi (quantum in se est) du monde entier, à quoi peut suffire la mort du Christ, selon I Jean, 11, 2 : Il est lUi-MêMe propitiation pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais aussi pour ceux du mondé entier.

» Il en va, en effet, différemment de ce sacrement et des autres ; les autres ont des effets particularisés ; ainsi, au Baptême, le baptisé seul reçoit la grâce ; mais, lors de l’immolation de ce sacrement, l’effet est universel, in immolatione hujus sacramenti est universalis effectus : il ne s'arrête pas au seul prêtre, il passe à ceux pour qui il, prie, et à toute I'Ëglise, tant des vivants que des morts. »

[236] « Est valable ex opere operantis, l’acte qui tire sa vertu de la bonté ou de la dévotion de celui qui le fait... Est valable ex opere operato, l’acte qui vaut par lui-même, dès qu'il est accompli validement, quoi qu'il en soit de la bonté ou de la malice du ministre, l’effet restant le même et ne devenant ni meilleur par la bonté du ministre, ni mauvais par sa malice. » Saint BELLARMIN, De Missa, livre II, chap. 4. Voir plus haut, p. i o i.

La valeur ex opere operato est définie dans ce texte en fonction du ministre du sacrement ; il restera à la définir encore en fonction du sujet du sacrement : c'est ce que fera Jean de Saint-Thomas. Voir plus loin, p. 171.

[237] De Missa, livre Il, chap. 4.

[238] Session XXII, chap. i, Denz., n° 939. - Voici ce passage célèbre de Malachie sur le rejet des sacrifices juifs et sur l’offrande pure offerte parmi les Gentils : « je n'ai point en vous mon bon plaisir, dit Iahvé des armées ; un présent ne me plaît pas venant de vos mains. Car du lever du soleil à son coucher, mon Nom est grand parmi les Gentils ; et en tous lieux un sacrifice d’encens est offert en mon nom, et une offrande pure ; car mon Nom est grand parmi les Gentils, dit Iahvé des armées P (Mal., 1, Io-11).

Sans doute, écrit sur ce texte le Père LAGRANr.E, le voile de l’avenir n'était pas complètement levé pour le prophète « et nous ne prétendons pas qu'il ait vu, de ses yeux, offrir le saint sacrifice de la Messe. Il songe aux lévites, mais aux lévites purifiés, à un sacrifice offert au nom de Iahvé, connu comme tel par tous les peuples. Ces considérations justifient amplement la tradition chrétienne qui a vu, dans notre passage, un pressentiment du grand changement opéré dans le culte par le christianisme, sans que le prophète soit cependant sorti de sa perspective propre ». Notes sur les prophéties messianiques des derniers prophètes, Revue Biblique, 1906, p. 79,

Le texte de Malachie est déjà considéré comme une prophétie du sacrifice eucharistique par la Didachè, chap. 14, puis par saint jusTiN, Dialogue avec Tryphon, chap. 41, noa 1-3. Voir plus haut, p. 62.

[239] IV Sent., dist. 12, qU. 2. a. 2, quaeSt. 2, ad 4.

[240] Cette opinion est reproduite par saint TiiomAs, III, qu. 79, a- 7» ad 2, qui allègue un texte de saint Augustin : « Qui offrirait le corps du Christ sinon pour ceux qui sont membres du Christ ? »

Le texte est exact, mais le sens en est dépassé. Aux enfants morts sans Baptême, Vincent Victor osait promettre c non seulement le paradis, mais encore le Royaume de Dieu », à cause « des oblations assidues et des sacrifices qui seront offerts constamment par les saints prêtres ». A quoi saint AuGUSTIN répond : c Qui offrirait le corps du Christ sinon pour ceux qui sont membres du Christ ? » De anima et ejus origine, livre I, chap. 9, n° io.

Ce texte qui concerne les enfants morts sans Baptême ne saurait être étendu légitimement aux pécheurs. Car ceux-ci, tant que la mort n'est pas survenue, sont membres du Christ, au moins en puissance, comme l’explique saint Thomas lui-même, III, qu. 8. a. 3 ; en sorte qu'on peut et qu'on doit prier et supplier pour eux.

[241] Voir plus loin, p. 176.

[242] Session XXII, chap. 2 ; Denz., n° 940.

[243] Sermons de Tauler, édit. Vie Spirituelle, Paris, 1930, t. II, PP. 189 et 193. Cité plus haut, p. 144.

[244] Voir plus haut, p. 166.

[245] C'est justice de stigmatiser l’inconscience de ceux qui célèbrent ou fréquentent la Messe sans amour ; inais à condition de rappeler que toute Messe est d’abord offerte par l’Église, qui n'est jamais sans amour.

Dans Missarum sollemnia..., t. III, pp. 147-148, J.-A. JuNGMAM écrit : c Le sacrifice de la nouvelle Alliance... ne devient hommage vraiment agréable à Dieu que si, chez ceux qui l’accomplissent, un minimum de don de soi intérieur anime en fait la prestation extérieure. En ce sens, il est très convenable que les dures paroles des prophètes, par lesquelles Dieu rejette les sacrifices tout extérieurs et sans âme de son peuple, puissent s'appliquer même au sacrifice de la nouvelle Alliance, quand il est présenté par des mains sacerdotales indignes ; il peut arriver que ce sacrifice très saint se trouve à peu près réduit à une réitération hic et nunc du sacrifice jadis offert par le Christ, réitération privée de son vrai sens dans l’ordre du salut si, contrairement à sa raison d’être, elle ne traduit plus un état d’âme chrétien, sacrificiel, n'est plus enracinée dans le sol humain, mais comme isolée et suspendue dans le vide. » l’auteur que nous citons sent pourtant le besoin d’ajouter en note : « Ce cas extrême n'est cependant pas entièrement réalisé du seul fait du célébrant indigne, tant qu'au moins l’un des assistants participe au sacrifice dans l’esprit qui convient. De plus, derrière chaque Messe est toujours présente de quelque façon l’Église universelle. »

[246] Les sacrements de la Loi nouvelle agissent ex opere operato, « car ils tiennent leur vertu du Christ qui donne la grâce au sujet disposé à la recevoir ; ils la confèrent au-delà de cette disposition personnelle, mais conformément et proportionnellement à elle, bien que non sans elle, ultra propriam dispositionem, conformiter tamen et proportionaliter ad illam, sed non sine illa ». JEAN DE SAINT-THomAs, III, qu. 62 ; disp. 24, n° 29, édit. Vivès, t. IX, p. 152.

[247] Rome, 1er décembre 1510. Qu. 2.

[248] Francis TRocHu, Le curé d’Ars, Lyon, Vitte, 1927, p. 619.

[249] Cette doctrine est acceptée en substance par de nombreux théologiens. d’autres théologiens cependant estiment, au contraire, que la valeur du sacrifice de la Messe est limitée en elle-même et que cette limitation serait due à un décret restrictif du Christ. Mais d’abord, il restera toujours bien difficile de prouver l’existence d’un pareil décret. Et surtout, il ne faut pas oublier que si la Messe est avant tout, non pas un simple sacrifice de l’Êglise, mais la continuation même, à travers le temps, du sacrifice rédempteur, elle doit agir comme ce dernier à la manière d’une cause absolument universelle. La dévotion avec laquelle on participera à l’offrande de la Messe, avec laquelle encore on coinmuniera à la Messe, déterminera seule la mesure, toujours finie, suivant laquelle cette cause universelle sera effectivement appliquée.

[250] Le concile de Trente enseigne que, selon la tradition apostolique, la Messe « est offerte non seulement pour les péchés, peines (expiatoires), satisfactions et autres besoins des fidèles vivants, mais encore décédés dans le Christ sans être pleinement purifiés. a Session XXII, chap. 2, et can. 3. Denz., nos 940 et 950.

[251] Voir plus haut, p. 169.

[252] Imitation, livre IV, chap. 5.

[253] Session XXII, chap. 6 ; Denz., n° 944.

[254] « Defunctis, secundum praecedentem eorum devotionem... » écrit CAJETAN, De Missae colebrationc.

[255] Voir plus haut, pp. 137, 146.

[256] La Bulle Auctoremfidei, 28 août 1794, de PiE VI, condamne comme erronée la trentième proposition du synode de Pistoie, suivant laquelle « l’offrande ou l’application spéciale du sacrifice faite à la Messe par le prêtre, n'apporterait à ceux qu'elle vise rien de plus qu'aux autres », et suivant laquelle « aucun fruit spécial ne résulterait de cette application spéciale à certaines personnes ou à certaines communautés, faite avec l’approbation ou sur l’ordre de l’Église. » Denz., n° 1530.

La Bulle se réfère au concile de Trente, Session XXIII, De reformatione, chap. i, qui débute en rappelant qu' « un précepte divin ordonne à tous ceux qui ont charge d’âmes, de connaître leurs ouailles, d’offrir pour elles le sacrifice, etc ».

C'est en conformité avec cette ordonnance du concile de Trente, que le Code de Droit Canon prescrit aux curés « d’appliquer la Messe, tous les dimanches et les jours de fête de précepte, pour le peuple qui leur est confié m, can. 339, § I.

[257] Cette proposition est tirée par Pascal de La théologie familière de Saint-Cyran, Cf. l’oeuvre de Pascal, édit. de la Pléiade, Paris, 1936, p. 624.

[258] Voir plus haut, p. 153.

[259] Explication de quelques difficultés., chap. ii.

[260] Session XXII, chap. 3 ; Denz., n° 941.

[261] Secrète du jeudi de la 3e semaine de Carême, Station aux saints Côme et Damien.

[262] Cf. la Bulle Auctoremfidei de PIE VI, n° 54 ; Denz., n° 1554.

[263] PIE VI, Bulle Auctorem fidci, n° 54 ; Denz., n° 1554.

On pourrait citer Gal., vi, 6 . « Que celui à qui on enseigne la parole, fasse part à celui qui l’enseigne, en tous ses biens. »

Mais c'est bien le texte de I Cor., ix, 13 qui explique seul pourquoi l’Église permet de recevoir des aumônes de Messe, alors qu'elle regarde conune simoniaque le fait de recevoir des aumônes pour conférer un sacrement. CE JEAN DE SAINT-THomAs, III, qu. 83 ; disP. 32, a. 4, n° 2

édit. Vivès, t. IX, p. 570.

[264] D. MoLLAT, S. J., Évangile de saint Jean, p. 96.

[265] Cf. I Cor., x, 16-22.

[266] « Si le manger et le boire de saint Jean est le manger et le boire de l’Institution (de l’Eucharistie), donc en saint Jean, c'est un manger et un boire par la bouche, puisque dans l’institution visiblement c'en est un de cette nature. , BOSSOET, Méditations sur l’Évangile, La Cène, in partie, 33e jour

[267] « Il leur demande de s'en rapporter à lui pour le sens de ses paroles, qui sont esprit, c'est-à-dire dépassent l’entendement humain, et qui cependant sont vie, d’une vie spirituelle nécessairement mystérieuse. » M. J. LAGRANGE, 0. P., l’Évangile de Jésus-Christ, Paris, 1928, p. 223.

« l’homme livré à ses seules forces est impuissant à pénétrer le mystère du pain céleste (cf. Jean, in, 6). Seul l’Esprit, qui est Dieu (Jean, IV, 24) peut y introduire, en communiquant à l’homme, le sens des réalités spirituelles. » D. MOLLAT, S. J., L’Êvangile de saint Jean, p. 104.

[268] In Joannem, vi, 63 ; homél. 47 ; P. G., t. LIX, col. 265.

[269] In Joannis Evang., vi, 64 ; P. G., LXXIII, col. 6oi et 6o4.

[270] In Joannis Evang., vi, 64 ; traité 27, n° 5

[271] .-A. JùNGmANN, Missarum Sollemnia..., t. III, p. lit.

[272] Ibid., t. I, PP. 30-32.

[273] Ibid., t. III, pp. Il I à 114.

[274] S. SALAvILLE, A. A., Liturgies orientales, La Messe, Paris, Bloud et Gay, 1942, t. II, pp. 18 et 22.

[275] Cf. Notre Esquisse du développement du dogme marial, Paris, Alsatia, 1954, PP- 40-42-

[276] Session XIII, 11 octobre 1551, prologue, Denz., n° 873a.

[277] Ibid., chap. 3, Denz., n° 876.

[278] Ibid., chap. 4 ; Denz., n° 877.

[279] Chap. 23.

[280] Session III, Constitutio de fidé catholica, chap. 4 ; Denz., n° r8oo.

[281] l’Eucharistie, La présence réelle et la transsubstantiation, 50 édition refondue et corrigée, Paris, Gabalda, 1913.

[282] Épître aux Smyrniotes, chaP. 7> n° I.

[283] Première Apologie, chap. 66, no" I à 3.

Ayant analysé les textes eucharistiques antérieurs à l’an 150, BATIFFOL formule dix conclusions dont voici les dernières : c go ... Encore que le mot sacrifice ne soit pas prononcé, l’idée de sacrifice prime celle d’alliance : car le vin ne servira pas à une aspersion, comme il semblerait normal si le sang est le sang d’une alliance, mais le vin sera bu ; Buvez-en tous, et ils en burent tous. Et de même, le pain est rompu pour être mangé.

Car dans un sacrifice, la victime après avoir été offerte à Dieu, est aliment du fidèle qui participe au sacrifice ; 9° l’eucharistie, en tant qu'elle est un don surnaturel, est, sous les espèces du pain et du vin, le corps du Christ crucifié, son sang versé sur la Croix pour nous. l’effet de l'eucharistie en nous est une communion à ce corps et à ce sang ; il est un principe de vie surnaturelle ; il est un gage d’immortalité ; 10° Enfin, l'eucharistie est un symbole de l’union des fidèles. Ce symbolisme a été mis en lumière par saint Paul, par la Didachè, par saint Ignace. Mais ce symbolisme est accessoire, et, pour ainsi parler d’arrière-plan, surtout si l’on considère que l’eucharistie n'est pas proprement un repas, mais un simulacre de repas, et que ce repas n'est pas celui des « frères » d’une même Église, mais le repas du Seigneur. » Op. cit., pp. z6o-z6i. C'est une occasion de souligner : a) que le Christ vaut plus que l’Église qu'il rassemble autour de lui ; b) que l’union de communion dans le Christ dépasse toutes les unions dites communautaires.

[284] Contra haereses, livre V, chap. 2 ; P. G., t. VII, col. 1127 ; Cf Col. 1125.

[285] Op. Cit., p. Igl.

[286] Discours catéchétique, chap. 37 ; P. G., t. XLV, col. 96. Le texte de Méridier, suivi par Batiffol, op. cit., PP. 401-402, est meilleur que celui de Migne.

[287] Dom Bernard BoTTE, 0. S. B., Ambroise de Milan, Des sacrements, Des mystères, « Sources chrétiennes », Paris, 1949, Introduction.

[288] De sacramentis, chap. 4, no, 13 à 20.

[289] De mysteriis, chap, 9, nos 52 et 54.

[290] Ibid., n° 50.

[291]

[292] Ibid., n° 58.

[293] Toutefois, en cette question de l’Eucharistie, Augustin semble plus près de Cyprien et de Tertullien que d’Ambroise, dont il n'aurait pas connu le De sacranientis et le De mysteriis. Cf. BATHTOL, l’Eucharistie..., p. 453.

[294] Sermo CCXXVII.

[295] Enarr. in Psalm. XCVIII, n° 9.

[296] Enarr. in Psalm. XXXIII, sermo I, n° io. Non qu'il y eût deux corps : mais deux présences, l’une pondérable, l’autre impondérable de son corps.

[297] De Trinitate, livre III, chap. 4, n° 10.

[298] Sermo CCXXVII.

[299] Sermo CCLXXII ; In joan., tract. XXVI, n° 13.

[300] In joan., tract. XXVII, n° 5.

[301] Sermo CXII, chap. 5, n° 5.

[302] Sermo CLXXIV, chap. 6, n° 7.

[303] Semo LXXI, chap. xi, n° 17.

[304] Epist., XCVIII, n° 9.

[305] Pensées, édit. Brunsvicg, n° 862. Nous avons corrigé en suivant le texte de Zacharie Tourneur, n° 420.

[306] CAJETAN, De erroribus contingentibus in Bucharistiac sacramento, chap. 5.

[307] « Par lequel l’Êglise est ici-bas rassemblée », Contra Faustum, livre XII, chap. 2o.

[308] «Par lesquels l’Eglise s'édifie », De civitate Dei, livre XXII, chap. 17,

[309] Henri DE LuBAc, S. J., Corpus mysticum, l’Eucharistie et l’Êglise au moyen âge, Paris, 1944, Aubier, pp. 288-290.

[310] Ibid., p. 294.

[311] Enarr. in Psalm. LXVIII, Sermo z, n° 6.

[312] H. DE LUBAC, Op. Cit., p. 296.

[313] Comm. in Mat., xxvi, 27 ; P. G., t. LXXII, cOl. 452.

[314] BATIFFOL, l’Eucharistie..., PP. 472-476.

[315] Si l’on part de la présupposition que la présence réelle serait possible métaphysiquement sans qu'il y ait transsubstantiation, et que, par conséquent, la notion de transsubstantiation n'est pas nécessairement et réellement incluse dans celle de présence réelle, mais qu'elle lui est juxtaposée, on aboutira croyons-nous à une impasse. On devra, en effet, pour rester catholique, soutenir que la transsubstantiation a dû être, dès le principe, explicitement révélée et qu'elle est « explicite dans toute la tradition ecclésiastique qui remonte jusqu'à Jésus à la cène ». Or, io cette vue nous paraît insoutenable du point de vue de l’historien. De plus, 211 le présupposé théologique qui la commande, à savoir que la présence réelle est possible métaphysiquement sans qu'il y ait transsubstantiation, est directement contraire à la doctrine 'de saint Thomas, III, qu. 75, a. 2 - « Et ideo relinquitur quod non possit aliter corpus Christi incipere esse de novo in hoc sacramento nisi pet conversionem substantiae panis in ipsum » (voir aussi, a. 3, fin). Pour ces deux raisons, l’une historique, l’autre théologique, nous ne pouvons faire nôtre la position du « théologien romain » consulté par BATUTOL, l’Eucharistie..., pp. 500-5o8. Le compromis, auquel Batiffol lui-même se rallie, ne nous paraît pas non plus recevable. Il accorde que la notion de transsubstantiation est explicite dès le début, mais seulement à l’état confus. A nos yeux, c'est dire qu'elle est, à la fois et sous le même aspect, explicite et implicite, conceptuelle et non conceptuelle. Ajoutons qu'à la parution du livre sur l’évolution homogène du dogme catholique, en 1924, Batiffol exprima à l’auteur, le P. MARiN-SoLA, la reconnaissance des historiens « qui, voici vingt ans, avaient tant de difficulté à vérifier l’implicite formel de tel ou tel dogme ».

[316] Voir dans le Dictionnaire de Théologie Catholique, au mot Eucharistie : F. VERNET, Eucharistie du IXe à la fin du XIe siècle ; J. DE GHELLINCIC, Eucharistie au Xile siècle en Occident.

[317] Loc. cit., col. 1268.

[318] INNOCENT III Souligne dans le sacrement trois aspects : « la forme visible, la vérité du corps, la vertu spirituelle. La forme est celle du pain et du vin ; la vérité est celle de la chair et du sang ; la vertu est celle de l’imité et de la charité. Le premier est sacrement et non chose ; le second, sacrement et chose ; le troisième, chose et non sacrement.

29 novembre 1202, Denz., n° 415.

[319] Loc. cit., col. 1289.

[320] Cette explication de la présence réelle, qui sera reprise plus tard par les luthériens et les anglicans (Pusey, Gore, etc.) se réclame d’un passage de saint IRÉNÉE : Adversus hacreses, livre IV, chap. 18, n° 5 : « Le pain qui est [produit) de la terre, reçoit l’invocation de Dieu, et dès lors n'est plus pain ordinaire, mais eucharistie composée de deux choses, l’une terrestre, l’autre céleste. » Ces deux choses seraient l’une le pain, l’autre le corps du Christ. Voilà la théorie eucharistique des deux natures, du diphysisme~, ou de la consubstantiation. biais cette interprétation d’Irénée ne répond pas à son contexte. Il combat ici l’erreur marcionite suivant laquelle il n’y a pas de résurrection des corps. S'il n'y a pas de résurrection des corps, qu'on s'abstienne de l’Eucharistie ; car elle prépare nos corps à la résurrection. « Nos corps, continue Irénée, quand ils reçoivent l’Eucharistie, ne sont plus corruptibles, ils ont l’espérance de la résurrection. » La raison, c'est que l’Eucharistie ne contient pas une chair morte, mais la chair vivifiante du Seigneur. Voilà donc les deux natures, l’une terrestre, l’autre céleste, la chair et la divinité. Cf. BATIFFOL, l’Eucharistie..., pp. 173-179.

[321] Cf. S. THOMAS, III, qu. 75, a. 2.

[322] La proposition 29 du synode de Pistoie, qui voudrait restreindre la prédication de l’Eucharistie à deux points : « i. le Christ, après la consécration, est vraiment, réellement, substantiellement sous les espèces ; 2. toute la substance du pain et du vin cesse, seules les espèces restent », sans mentionner la transsubstantiation, est déclarée « pernicieuse », du fait qu'elle écarte, en les regardant comme purement scolastiques, c soit un article touchant la foi, soit une expression consacrée par l’Église, propre à en assurer la profession contre les hérésies ». Pie VI, Bulle Auctorem fidei, 28 août 1794 ; Denz. n° 15 29.

[323] Caput Firmiter ; Denz., n° 428. 2.

[324] Denz., n° 877.

[325] Denz., n° 884.

[326] Il faudra six conciles provinciaux tenus sous quatre papes différents, entre 1050 et 1079, pour en finir avec les équivoques de Bérenger. Voir Denz., note au n° 355. Il est vrai que la première profession de foi qu'on lui proposa, qui stipulait que le corps du Christ « est vraiment touché et brisé par les mains des prêtres et broyé par les dents des fidèles e manquait de précision. S. THOMAS, 111, qu. 77, a. 7, ad 3, la glosera plus tard en disant que a ce qui est brisé et broyé, c'est l’espèce sacramentelle, sous laquelle est vraiment le corps du Christ ». Et dans le Lauda Sion : Qui le prend ni ne le fractionne - ne le brise et ne le divise - c'est tout entier qu'il est reçu -. Chacun le prend, mille le prennent - autant sont-ils autant est-il - on le prend sans le consumer. CAIETAN, De erroribus contingentibus in Bucharistiae sacramento (1525), chap. 3, note que le sens de la condamnation était simplement que c la chair du Christ est mangée non seulement en signe, mais dans le sacrement de l’Eucharistie qui la contient ». Et BOSSUET, Histoire des variations, livre XV, n° i3o, écrit : c Il n'y eut personne qui n'entendît que le corps et le sang de JésusChrist était brisé dans l’Eucharistie au même sens qu'on dit qu'on est déchiré, qu'on est mouillé, quand les habits dont on est actuellement revêtu le sont » ; et il allègue l’adversaire de Bérenger, Guitrnond d’Aversa, vers 1075, disant « que le corps de Jésus-Christ était tout entier dans tout le sacrement, et tout entier dans chaque particule ; partout le même Jésus-Christ toujours entier, inviolable et indivisible, qui se communiquait sans se partager, comme la parole à tout un auditoire, et comme notre âme à tous nos membres ».

[327] Saint Thomas dit de la doctrine sacrée « qu'elle reçoit ses principes immédiatement de Dieu par la révélation, et que, de ce fait, elle ne dépend pas des autres sciences à la manière dont l’inférieur dépend du supérieur ; mais qu'elle les utilise comme inférieures et ancillaires_ Non certes pour combler un manque ou une insuffisance qu'elle porterait en elle ; mais eu égard à la débilité de notre intelligence qui, par le chemin des connaissances de la raison naturelle, est introduite plus facilement dans le domaine des choses qui la dépassent. » 1, qu. i, a. 5, ad 2. Si la révélation est divine, et divinement assistée, son entrée dans des mondes culturels différents provoquera sans doute des problématisations différentes, mais sans influer sur la qualité des réponses qu'elle y donnera.

[328] Cf. Ambroise GARDEIL, Le donné révélé et la théologie, Paris, Gabalda, 1910, p. 110. - C'est en s'appuyant sur la distinction, fondamentale à son avis, d’une part de l’intelligence naturelle, avec son seul pouvoir natif, d’autre part de l’intelligence perfectionnée par les vertus intellectuelles, à savoir par ces qualités ou énergies acquises qui sont spéciales au savant, à l’artiste, au philosophe, etc., que Jacques Maritain propage aujourd'hui l’idée eune « éducation libérale pour tous ». Voir son étude Sur quelques aspects typiques de l’éducation chrétienne, dans Nova et Vetera, 1956, nO i, pp. 1-24.

[329] R. GARRIGOU-LAGRANGE, Le sens commun, la philosophie de l’être et les formules dogmatiques, Paris, Beauchesne, 1909, ire partie, chaP. 3 ; édit. 1922, Nouvelle Librairie Nationale, 36 partie, chap. 3, p. 358..

[330] Jacques MARITAiN, La philosophie et l’unité des sciences, dans Quatre essais sur l’esprit dans sa condition charnelle, nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Alsatia, 1956, Pp. 253-254 ; cf. aussi P. 217.

[331] A cet élément essentiel indifférencié, commun à toutes les substances matérielles, et décelable par une analyse non point chimique, mais purement philosophique et intellectuelle, on a donné, en un sens très technique, le nom de matière (hylè) première. l’élément essentiel spécificateur est appelé forme (morphè). d’où le nom hylémorphisme. Sur l’utilisation des faits scientifiques par le philosophe de la nature dans l’établissement de l’hylémorphisme, voir : La philosophie et l’unité des sciences, dans Quatre essais..., J. MARITAIN, Op. Cit., Pp. 245 et suiv.

[332] Denz., n° 884. Ce que tout le monde appelle substance du pain, substance du vin, se présente, à l’analyse du philosophe de la nature, nous l’avons dit, comme un mélange déterminé de substances diverses.

[333] Voici les deux premières propositions de Wicleff, condamnées dans la huitième session du concile de Constance, 4 mai 1415, comme contraires à la doctrine catholique. « La substance matérielle du pain et la substance matérielle du vin restent dans le sacrement de l’autel. » « Dans ce même sacrement, les accidents du pain ne subsistent pas sans sujet. » Denz., nos 581 et 582.

[334] Les dimensions du pain acquièrent un c rapport de contenance' habitudo continendi », à l’égard du Christ. L. BILLOT, S. J., De Ecclesiae sacramentis, Rome, 1915, p. 426. « La conversion entraîne une relation réelle des espèces du pain au corps du Christ, et une relation de raison du corps du Christ à ces espèces du pain. » R. GARRIGOU-LAGRANGE, 0. P., de Eucharistia, Turin, 1943. p. io8. Cf. S. THOMAS, IV Sent., dist. ii, qu. Il> a- 3, quaest. z, ad 3.

[335] C'est ce qui explique que le même Christ, sans bilocation ni multilocation, puisse être réellement présent en plusieurs lieux ; que plusieurs hosties ou fragments d’hostie ne soient pas plusieurs Christs - chose absurde - mais plusieurs présences du seul et unique Christ. Une réalité x ne devient réellement présente à une réalité A que par un changement qui est réel. Mais ce changement peut être une modification soit de x et de A, soit simplement de x qui entre alors en relation avec A demeuré immobile. Ainsi lors de la création, Dieu est devenu réellement présent au monde parce que le monde. a commencé à dépendre de lui ; lors de l’Incarnation, le Verbe s'est fait chair parce qu'une nature humaine a commencé de subsister en lui ; dans l’Eucharistie, le corps du Christ est réellement présent, non par un déplacement de lui, mais par le changement du pain transsubstantié, dont les accidents commencent à le contenir. Tout autant d’exemples de relations réelles qui ne sont telles que par l’un de leurs termes. Ainsi encore, mais ce ne sont plus cette fois que des comparaisons, la multiplication des miroirs multiplie la présence de l’original ; la multiplication des auditeurs multiplie la présence d’une unique parole.

[336] « Il a diverses manières possibles de se trouver en un lieu et par conséquent la notion de présence n'est pas univoque. Supposons un homme possédé par le démon. Dans cette portion d’espace que recouvre ce corps humain sont présents - le corps lui-même, l’âme qui l’informe, le mauvais ange qui le possède, Dieu enfin, qui le soutient dans l’être... Pourtant ce n'est pas par simple jeu de mots que nous employons le terme de présence lorsqu'il s'agit du corps, de l’âme, de l’ange, de Dieu ; partout il est facile de retrouver un élément proportionnellement commun . la relation de contact avec le lieu. » M. T.-L. PENIDo, Le rôle de l’analogie en théologie dogmatique, Paris, Vrin, 1931, p. 442.

[337] Ce seront les mots mêmes de saint THOMAS. Il vient cependant de dire, il est vrai, quelques lignes plus haut, que même avant la consécration « la substance du pain était sous ses dimensions, non par manière de lieu, mais par manière de substance », III, qu. 76, a. 5. Sa pensée est que la substance étant comme telle transcendante à la quantité, a) elle pourrait par miracle être séparée de sa quantité ; b) il arrivera que même les substances corporelles, du moins - il nous faut l’ajouter - certaines d’entre elles, pourront manifester une sorte d’indépendance par rapport à la quantité, et demeurer par exemple tout entières sous une quantité variable, « comme la nature humaine est tout entière dans un homme, quelles que soient ses dimensions », III, qu. 76, a. i, ad 3. Dire qu'une substance corporelle se trouve sous ses dimensions propres « par manière de substance » signifie donc qu'elle pour se trouver entière sous des dimensions variables. Mais ce qui n'est vrai alors qu'avec des restrictions, relativement, le devient pleinement de la présence du corps du Christ par rapport aux dimensions étrangères du pain. Le corps du Christ, qui est une substance corporelle, est tout entier sous chaque parcelle des espèces du pain, comme l’âme humaine, qui est une substance spirituelle, est tout entière dans chaque partie du corps humain. Cf. S. THOMAS, 1, qu. 8, a. z, ad 3.

On ne peut d’ailleurs plus dire que la substance de l’eau, par exemple, est indifférente à la quantité, qu'une goutte d’eau n'est pas moins eau qu'un verre d’eau : nous savons aujourd'hui qu'il y a, de part et d’autre, des millions de molécules d’eau, dont chacune a absolument les mêmes exigences quantitatives invariables.

[338] Les dimensions du pain étant subjectées dans la substance du pain, le pain se trouvait dans le lieu localement, entrant en contact avec le lieu moyennant ses dimensions propres. Mais, pour la substance du corps du Christ, elle entre en contact avec ce même lieu moyennant des dimensions étrangères ; et, pour les dimensions propres du corps du Christ, par un rapport inverse, elles entrent en contact avec ce lieu moyennant la substance, ce qui est incompatible avec la notion d’un corps présent localement dans le lieu ». Saint THOMAS, III, qu. 76, a. 5.

[339] « La substance du pain entre en rapport avec le lieu, grâce à des dimensions qui lui sont propres, qui non seulement la contiennent, mais sont subjectées en elle et l’étendent dans l’espace, tandis que la substance du corps du Christ est présente là au moyen de dimensions qui lui sont étrangères et ne l’affectent pas directement. Pain et Corps sont en rapport avec le même lieu, et pourtant l’un s'y trouve localement et l’autre non localement . une ressemblance au sein d’une dissemblance, voilà bien l’analogie. » M. T.-L. PENIDO, OP. cit., p. 445.

[340] Saint Thomas, III, qu. 76, a. i, ad 3 ; et a. 4.

[341] III, qu. 76, a. 4, et ad i.

[342] Cf. S. THOAMS, III, qu. 76, a. 5, ad 3.

[343] De soi et absolument parlant, la transsubstantiation pourrait avoir pour point de départ une autre substance que le pain, et pour terme une autre substance que le corps du Christ. S. Thomas, IV Sent., dist. 10, qu. i, a. i, ad 8.

[344] S. Thomas, IV Sent., dist. 44, qu. 2, a. 2, quest. 3, ad 4.

Il ne serait pas contradictoire que, par l’effet de la toute puissance divine, deux corps fussent en un même lieu : l’un s'y trouvant localement avec ses dimensions propres, l’autre s'y trouvant non localement, privé miraculeusement de ses dimensions propres. C'est un tel miracle que supposent, selon saint Thomas, soit le dogme de l’enfantement virginal de Marie, soit l’entrée du Christ au Cénacle les portes closes, Jean, xx, 19. Cf. IV Sent., dist. 44, qu. 2, a. 2, quest. 3, et ad 4 ; 111, qu. 54 a. i. ad i ; Evang. in Joan., xx, 19.

[345] Sur cette image de la droite du Père, qui recouvre une réalité très précise, à savoir la glorification du Messie, hors de notre éon historique d’épreuves et de souffrances ; cf. Ps. CX (CIX), i ; Marc, XII, 36, xvi, 19 ; Mat., xx, 23 ; Act., vii, 55 ; Rom., VIII, 34 ; Éphés., i, 2o ; Hébr., 1, 3 et 13, etc.

[346] Concile de Trente, Session XIII, chap. r, De la présence réelle de notre Seigneur Jésus-Christ dans le très saint sacrement de l’Eucharistie, Denz., n° 874.

[347] Canon i, Denz., n° 883.

[348] S. THoMAS, Lauda Sion.

[349] Les imaginations extravagantes de certains médiévaux, nées de l’oubli de cette simple considération valaient-elles même la peine d’être réfutées ?

[350] Session XIII, chap. 3 ; Denz., w 876.

[351] Cm 3 ; Denz., n° 885.

[352] C'est une présence de vertu, plutôt qu'une présence de signe, que semble confesser le calvinisme d’aujourd'hui : « Les textes, tant synoptiques que johanniques et pauliniens, conçoivent tous la présence du Christ dans le sacrement avec le plus sérieux réalisme. Les mots par lesquels notre Seigneur a défini le sacrement, la répétition du verbe être au présent dans le texte de l’institution (Mt., XXVI, 26-29) soulignent nettement ce réalisme : ceci est mon corps, ceci est mon sang. Il ne faudrait pas toutefois donner à ce est le sens d’une identité... Mais ce est ne doit pas être pris non plus dans le sens de signifie qu'on a parfois tenté de lui substituer pour sauvegarder le caractère spirituel de la sainte cène. On affaiblit alors trop le lien intime que Christ a voulu marquer entre lui et les éléments matériels qui le figurent. S'il ne faut pas confondre dans une identité le corps et le pain, le sang et le vin, il ne faut pas non plus les dissocier, car Christ ne nous est pas seulement représenté dans l’eucharistie, il nous y est aussi présenté, Il ne nous est pas seulement rappelé, il nous est aussi communiqué. Et sa présence n'est pas que d’ordre spirituel, puisqu'elle est livré aux éléments matériels du pain et du vin. » J.-Ph. RAmsEYER, article Eucharistie, dans Vocabulaire biblique, Neuchâtel-Paris, Delachaux et Niestlé, 1954, p. 97, Pour nier la présence substantielle, on allègue les textes où Jésus se dit la porte, le chemin, le cep (Jean, x, 7 ; xlv, 6 ; xv. i, et Jean, vi, 63 : c La chair ne sert de rien. à Sur ce dernier texte voir plus haut, pp. 187-189.

[353] Ce résumé est de Maurice GoGuEL,Luther Paris, La Renaissance du Livre, s. d., p. 25. - Et, dans le même ouvrage, voici, moins les injures, quelques lignes du traité : Que ces paroles : « Ceci est mon corps » restent inébranlables contre les fanatiques, 1527, où Luther répond aux zwingliens, qui niaient à la fois la présence réelle et l’ubiquité et alléguaient l’Écriture, suivant laquelle le Christ est à la droite de Dieu, non partout c Même si le Christ n'avait pas, au moment de la Cène, dit et formulé - Ceci est mon corps, l’aff=ation : - Le Christ est à la droite de Dieu, obligerait à admettre que son corps et son sang y sont (dans la communion) aussi bien qu'en tout autre lieu. Il Wy a pas besoin, pour qu'il y soit, de transsubstantiation ou de transformation du pain en son corps, pas plus qu'il n'est nécessaire que la droite de Dieu soit transformée en toutes choses pour être présente en elles... Si le corps du Christ est partout, tu ne le mangeras pas pour cela,.. J'ai dit plus haut que la main de Dieu est partout, et que cependant elle n'est nulle part et qu'elle est incompréhensible au-dessus de toute créature... Les rayons du soleil sont si près de toi... Tu peux les arrêter, empêcher qu'ils ne pénètrent par la fenêtre, mais tu ne peux mettre la main dessus et les saisir. Il en est de même du Christ, il est partout, mais il ne se laisse ni prendre ni saisir. Il peut se dégager, tu tiens l’enveloppe mais le noyau t'échappe. Pourquoi ? parce que, que Dieu soit là et qu'il y soit pour toi sont deux choses différentes. Il est là pour toi quand il met sa Parole et se lie lui-même en disant : - Ici tu me trouveras ; quand tu as cette Parole, tu peux avec certitude le saisir et le posséder et dire : - Ici je te possède. Parce que le Christ est à la droite de Dieu, il est aussi, à la manière de la droite de Dieu, en toute chose et au-dessus de toute chose... Tu ne le saisiras pas, bien qu'il soit dans ton pain, à moins qu'il ne se lie à toi, et que, par sa Parole, il ne t'invite au festin particulier, et interprète par sa Parole le pain que tu dois manger, ce qu'il fait dans la communion... Ici, c'est la certitude : - Ceci est mon corps ; quand tu manges, c'est mon corps que tu manges et rien d’autre. Pourquoi ? parce que je veux me lier ici par ma Parole, afin que tu ne sois pas obligé de me chercher partout où je suis. Tu serais trop peu de chose pour cela, tu ne pourrais pas me saisir sans ma Parole. » Op. cit., pp. 144-146-

Ainsi les zwingliens opposent à Luther que le Christ étant à la droite de Dieu, comme l’atteste l’Êcriture, son corps ne peut être dans l’Eucharistie. Et Luther répond que la droite de Dieu, c'est-à-dire la main de Dieu, la toute puissance divine, étant partout, le corps du Christ est donc partout : il est vrai qu'il y est insaisissable ; mais s'il est partout comme insaisissable, il peut dans l’Eucharistie se rendre saisissable. l’équivoque exégétique de Luther sur la « droite de Dieu » est misérable ; et que dire de 'la perspective métaphysique de l’immensité du corps réel du Christ sur laquelle elle débouche ?

[354] Sur la doctrine eucharistique de Zwingli et son évolution, voir J.-V.-M. POLLET, 0. P., Dictionnaire de Théologie Catholique, article Zwinglianisme, col. 3800 et 3825-3842. Le même auteur écrit, col. 3841 : « Du coté catholique, on ne saurait citer de réfutation plus péremptoire de la doctrine zwinglienne que celle qu'à donnée Cajetan dans l’opuscule De erroribus contingentibus in Eucharistiae sacramento (1525). Elle vise, au-delà des positions de Zwingli en matière eucharistique, sa notion de la foi, point cardinal du système, et par elle a valeur de critique générale de celui-ci. Cajetan formule douze thèses extraites du Commentaire. ).

L'opuscule de CAJETAN, De erroribus..., était destiné à instruire le nonce sur les erreurs du libelle De coena Domini, de Zwingli, dont le nom n'est cependant pas prononcé. Voici, en abrégé, les quatre premières des douze thèses de Cajetan io Le Seigneur dans Jean vi, parle non seulement de la foi aimante qu'il faut avoir en lui, mais encore de la manducation spirituelle de lui-même dans le sacrement de l’Eucharistie. On distingue dans l’Eucharistie trois aspects : le sacrement que nous adorons ; la manducation seulement sacramentelle, commune aux bons et aux méchants, et dont parle saint Paul, I Cor.,X1, 27 ; la manducation spirituelle, propre aux bons. Il est vrai que Jean ne parle pas du second aspect, mais il parle des deux autres . de la manducation spirituelle, vi, 56 ; et du sacrement que Jésus instituera plus tard, car il distingue avec force l’obligation de manger la chair et de boire le sang, vi, 53. Il est donc faux de dire que la manducation spirituelle du sacrement est exclue par saint Jean.- 20 Les paroles : la chair ne sert de rien, Jean, vi, 63, n'excluent ni la présence corporelle du Christ dans l’Eucharistie, ni la vraie manducation spirituelle de son corps. l’interprétation zwinglienne, mille fois répétée, est directement contraire au contexte, vi, 54 ; C'est la chair mangée charnellement qui est exclue, mais la vraie chair du Christ, mangé spirituellement, donne la vie éternelle. - 30 Il est faux que les théologiens catholiques enseignent que, dans le sacrement de l’Eucharistie, le corps du Christ est reçu sous un mode corporel et perceptible. Le corps du Christ est cru par la foi, les espèces sont perçues par les sens. La première confession de foi proposée à Bérenger signifie simplement que le corps du Christ est mangé non seulement en signe, mais dans le sacrement de l’Eucharistie qui le contient. - 40 Les théologiens n'errent pas en disant de la foi : qu'elle vient d’un jugement et d’un choix de l’homme ; et qu'elle s'étend jusqu'aux choses sensibles. Certes la foi vient de Dieu comme un dort, Éphés., 11, 8 (cause efficiente et formelle), mais est donnée à qui l’accepte, non à qui la refuse (cause dispositive et matérielle). La foi est des choses invisibles, Hébr., xi, r, mais elle descend jusqu'aux choses visibles ; dans le mystère de l’Incarnation, les yeux ne voyaient que le corps du Christ, la foi seule croyait la conjonction du Verbe avec cette chair sensible ; dans le mystère de l’Eucharistie, les yeux ne voient que les espèces, la foi seule croit la conjonction ineffable de ces espèces avec le corps du Christ. Le sophisme majeur de Zwingli est de nier que la foi redescende jusqu'au sensible ; pour lui le Christ n'est objet de foi que selon sa divinité ; au nom du sola fides, qu'il retourne contre Luther, il refuse de croire à une présence corporelle dans l’Eucharistie... Quand Cajetan, un peu plus loin, au n° 7, rencontre la proposition zwinglienne : rien de ce qui est corps ne tombe sous la foi, il s'étonne d’une pareille aberration, si contraire au Symbole : nous croyons le Christ né, crucifié, mort, enseveli, ressuscité, la résurrection de la chair, et toutes ces choses corporelles.

[355] Il reproche aux catholiques et aux luthériens de déroger à la gloire céleste de Jésus en le « tirant ici-bas » et en le « liant aux créatures terriennes » ; et de plus, aux luthériens, de lui donner un corps infini. Institution chrétienne, Genève, 1888, livre IV, chap. 17, n° 20.

[356] Ibid., n° ig.

[357] Ibid., n° 14.

[358] Voici comment PASCAL la résume dans le Seizième Provinciale : « Tout le monde sait que l’hérésie de Genève consiste essentiellement à croire que Jésus-Christ n'est point enfermé dans ce sacrement ; qu'il est impossible qu'il soit en plusieurs lieux ; qu'il n'est vraiment que dans le ciel, et que ce n'est que là où on le doit adorer, et non pas sur l’autel ; que la substance du pain demeure ; que le corps de Jésus-Christ n'entre point dans la bouche ni dans la poitrine ; qu'il n'est mangé que par la foi, et qu'ainsi les méchants ne le mangent point ; et que la Messe n'est point un sacrifice, mais une abomination. » Ëdit. Pléiade, p. 622.

[359] Inst. chrét., loc. Cit., aO 20.

[360] Ibid., n° 32.

Dans son Petit traité de la sainte Cène, 1540, Calvin, qui a trente ans, entreprend de faire la leçon aux chefs des deux partis de la Réforme, et de proclamer enfin la vraie doctrine de la Cène. Des deux côtés on a failli. Luther parce que « touchant la présence corporelle du Christ, il semblait admis qu'il la laissât telle que le monde la concevait pour lors. Car en condamnant la transsubstantiation, il disait le pain être le corps de Christ, d’autant qu'il était uni avec ». Zwingli et Oecolampade, « car, bien qu'ils n'aient pas nié la vérité, toutefois ils ne l’ont pas enseignée si clairement qu'ils devaient. J'entends qu'en mettant trop grande peine à maintenir que le pain et le vin sont nommés corps et sang de Christ à cause qu'ils en sont signes, ils n'ont pas regardé d’ajouter qu'ils sont tellement signes, que la vérité est conjointe avec ; et ainsi protester qu'ils ne prétendraient nullement d’obscurcir la vraie communion que nous donne le Seigneur en son corps et son sang par ce sacrement ». Recueil des opuscules c'est-à-dire des traités de M. j7ean Calvin, Genève, 1566, pp. 193-194.

Le Catéchisme, 1542-1545, porte : « Le ministre : - Avons-nous en la Cène simplement le témoignage des choses dessus dites, ou si elles y sont vraiment données ? l’enfant : - En tant que Jésus-Christ est la vérité, il ne faut douter que les promesses qu'il fait à la Cène n'y soient accomplies, et que ce qu'il y figure n'y soit vérifié. Ainsi selon qu'il le promet et représente, je ne doute pas qu'il ne nous fasse participants de sa propre substance, pour nous unir avec soi en une vie. M. : - Mais comment cela se peut-il faire, vu que le corps de Jésus-Christ est au ciel, et nous sommes en ce pèlerinage terrien ? E. : - C'est par la vertu incompréhensible de son Esprit, laquelle conjoint bien les choses séparées par distance de lieu. M.. - Tu n'entends pas donc que le corps soit enclos dedans le pain, ni le sang dedans le calice ? E. : - Non, mais au contraire, pour avoir la vérité du sacrement, il nous faut élever nos coeurs = haut au ciel, où est Jésus-Christ en la gloire de son Père, et dont nous l’attendons en notre rédemption ; et non pas le chercher en ces éléments corruptibles. » Op. Cit., p. 235.

Dans l’Accord passé entre les ministres de l’Église de Zurich et maître Jean Calvin, ministre de l’Église de Genève, en 1549 et 1554, la proposition 22 porte : « Nous rejetons donc comme mauvais expositeurs ceux qui insistent ric à ric au sens littéral de ces mots : - Ceci est mon corps ; ceci est mon sang. Car nous tenons pour tout notoire que ces mots doivent être sainement interprétés et avec discrétion ; à savoir, que les noms de ce que le pain et le vin signifient, leur sont attribués. Et cela ne doit être trouvé nouveau ou étrange, que par une figure, qu'on dit métonymie, le signe emprunte le nom de la vérité qu'il figure : vu que telles façons de parler sont plus que fréquentes en l’Êcriture ; et nous, en parlant ainsi, ne mettons rien en avant que les meilleurs docteurs de l’Église ancienne et les plus approuvés, n'aient dit devant nous. » La proposition 25 explique que, puisque le corps du Christ c est compris au ciel comine en espace de lieu, il est nécessaire qu'il y ait aussi longue distance de lui à nous, comnie le ciel est loin de la terre » ; et la proposition 26, que « s'il n'est pas licite d’attacher par nos folles rêveries Jésus-Christ au pain et au vin, c'est encore plus mal fait de l’adorer comme étant là ». Recueil des opuscules..., pp. 1142 et 1478.

[361] Le conflit était fatal. Calvin s'emparait des expressions de présence corporelle, présence substantielle, par lesquelles l’usage signifiait ce que la présence eucharistique avait d’absolument singulier, pour désigner une présence d’une tout autre nature, qu'on avait toujours appelée présence de vertu. Corriment les luthériens, après s'y être mépris, ne l’auraient-ils pas accusé d’équivoque ? Voir sa réponse à Heshusius : « Ce bon écolier d’Iéna me reproche à tous propos que j'use de subtilités, sophismes, et enchanteries mêmes, comme s'il y avait quelques ombrages ou variété de paroles ou aucune obscurité en ma façon de parler. Quand je dis que la chair et le sang de Christ nous sont offerts en la Cène substantiellement, je marque quant et quant la façon en laquelle la chair de Christ nous est vivifiante : à savoir en tant que Christ, par l’incompréhensible vertu de son Esprit, nous transmet la vie de sa propre substance, afÎm que lui vive en nous, et que sa vie nous soit commune avec lui. A qui Heshusius fera-t-il croire qu'il y ait aucune caption en ce langage-là, quand je parle populairement, et contente même les auditeurs entendus. » Op. cit., p. 1702.

[362] « Mais tout ainsi que Dieu a constitué toute plénitude de vie en Jésus afin de nous la cominuniquer par son moyen . aussi il a ordonné la Parole comme instrument par lequel Jésus-Christ avec toutes ses grâces, nous soit dispensé... Jésus-Christ est la seule viande dont nos Aines sont nourries : mais parce qu'il nous est distribué par la Parole du Seigneur, laquelle il a destinée à cela comme instrument, elle est aussi appelée pain et eau. Or ce qui est dit de la Parole appartient aussi bien au sacrement de la Cène, par le moyen duquel le Seigneur nous mène à la communication de Jésus-Christ. » Petit traité de la sainte Cène, OP. cit., PP. 176-177. Les articles 6 et 7 de l’Accord avec les ministres de Zurich parlent de « la communication spirituelle que nous avons avec le Fils de Dieu, quand lui habitant en nous par son Esprit, nous fait participants de tous les biens qui résident en lui ; pour laquelle testifier, tant la prédication de l’Êvangile que l’usage des sacrements nous ont été ordonnés, à savoir du Baptême et de la sainte Cène... Le principal de leur office est que Dieu par iceux nous testifie sa grâce, nous la représente et scelle. Car bien qu'ils ne signifient rien que ce qui nous est annoncé par la Parole, toutefois c'est un grand bien et singulier que Dieu mette devant nos yeux comme des images vives qui touchent mieux nos sens, comme si nous étions amenés à la chose même. » Op. cit., pp. ii3g et 1475.

[363] Loin de nous la pensée d’amoindrir le mystère du signe Il y a une certaine présence - présence de cognoscibilité - du signifié dans le signe, il est là dans un autre être, in alio esse. Voilà un point de doctrine d’importance capitale, dont dépendent beaucoup de grandes vérités, et qu'il faut noter au passage comme absolument caractéristique. Ainsi en est-il de la charge de signification dont les statues des dieux regorgeaient, Le dieu n'existait pas ; mais toutes les forces cosmiques et psychiques, les attraits, les passions qui prenaient en lui figure, et l’idée que l’artiste et les contemporains se faisaient de lui, tout cela était présent dans la statue, non par mode physique, mais in alio esse, et selon la présence de cognoscibilité. Car elle était faite précisément pour le faire connaître, pour le communiquer. Dans nos musées, cette charge païenne est endormie ; elle est toujours là. Qu'un accident se produise, la rencontre d’une âme elle-même sensibilisée par quelque charge inconsciente : le contact sera mis, elle pourra se réveiller, et blesser cette Arne inoubliablement. » Jacques MARITAIN, Signe et Symbole, dans Quatre essais sur l’esprit dans sa condition charnelle, nouvelle édition, Paris, 1956, p. 68.

Mais le mystère de la présence eucharistique est incomparablement plus que tout cela. « Dans son étude sur le Symbole, F. Th. Vischer a cherché un exemple éminent de l’un des pôles que sa théorie attribue au symbole. En réalité, cependant, ce n'est nullement d’une identité entre le signe et le signifié que nous trouvons un exemple. Les paroles sacrées : - Ceci est mon corps, ne constatent nullement une identité, elles opèrent (à titre de cause instrumentale) un changement (transsubstantiation). Loin de reposer sur une identité entre le signe et le signifié, le sacrement de l’Eucharistie ajoute à la relation de signe à signifié celle de cause à effet, et suppose l’intervention de la Cause preinière produisant le changement le plus radical qui se puisse concevoir, un changement qui atteint l’être en tant même qu'être. b Ibid., p. 8o. Sur l’opposition entre signe sacramentel et signe magique, voir ibid. P. 106.

[364] F.-J. LEENHARDT, dans Ceci est mon corps, n° 37 des c Cahiers théologiques », Neuchâtel, 1955, tente aujourd'hui d’acclimater dans le protestantisme le mot de transsubstantiation pour signifier que le Christ à la Cène a simplement conféré au pain un sens nouveau : a Lors donc que Jésus dit : - Ceci est mon corps, il n'entend pas parler de la chose brute considérée à la manière grecque et profane. Il parle de la chose telle que, dans sa profondeur, la foi sait l’apercevoir et la comprendre. Il en parle ainsi parce qu'il la réfère à une fin qui transcende la chose. Ce n'est que du pain sans doute ; mais cette chose commune qu'est un morceau de pain, Jésus-Christ en fait l’instrument de sa présence auprès de ceux qui sauront aller au-delà de la simple réalité sensible. » Mais c il reste bien entendu qu'au plan de sa composition matérielle, cette chose demeure toujours identique à elle-même. Le pain demeure du Pain » (P. 3o). Le pain demeure du pain, mais sa substance est dite changée par le fait que la parole du Christ lui donne une nouvelle destination, une nouvelle finalité, autre que celle du pain, et qui est de perpétuer sa présence corporelle parmi les hommes. « Pour saisir la substance de la réalité, précise-t-on, il faut en avoir une connaissance en profondeur, atteignant, au-delà de ce que les choses sont, le pourquoi de ce qu'elles sont. La substance d’une réalité est dans l’intention divine qui s'y réalise. Seule la foi saisit cette dimension des choses, leur réalité invisible et eschatologique. La foi seule est apte à connaître ce que les choses sont dans la volonté de Dieu, quelle est leur destination, leur raison d’être et que là est Pessentiel de leur être, leur substance dernière s (P. 31).

Présentons deux remarques : io On oppose ici ce qu'une chose est par son être, à ce qu'elle est par sa destination. La distinction est légitime. Mais en même temps on brouille tout en appelant substance, non ce

f'une chose est par son être, mais ce qu'elle est par sa destination. 11111, dit saint Jacques, c était un homrae comme nous » ; devant Dieu et devant les hommes, il était par son être, par sa nature, par sa substance, non un ange, niais un homme. Par vocation, par destination, Élie était prophète. c Le Verbe s'est fait chair », il EL pris notre être, notre nature humaine, notre substance humaine ; il l’a emportée dans les cieux transfigurée, mais non transsubstantiée. Voilà le « chosisme » du Message évangélique. Il n'y a pas de distinction entre pensée grecque et pensée hébraïque qui tienne. Il faut choisir d’être chrétien ou de ne pas l’être. 20 Il faut dissiper une autre confusion. Il est exact que le corps du Christ est l’organe, Yiastrument de sa présence : niais c'est directement. En vertu de l’union hypostatique, le corps du Christ est instrument conjoint à la personne du Christ (comme ma main est instrument conjoint à ma personne), il est partie intégrante de la personne du Christ, organe au sens propre de la personne du Christ. Jésus était ainsi présent chez Simon le Pharisien ou chez Marthe et Marie. Si l’on dit avec M. Leenhardt que le pain, restant pain, est l’organe, l’instrument de la présence du Christ, ce n'est plus directement, mais indirectement. Le pain ne peut être qu'un instrument séparé de la personne du Christ (un bâton est un instrument séparé de ma personne), il ne saurait être partie intégrante de la personne du Christ, le mot organe est ici employé improprement. Dans le premier cas : Ceci est mon corps, veut dire : Ceci n'est plus du pain, c'est mon corps au sens propre. Voilà la présence immédiate, la présence réelle, la présence substantielle. Et voilà la transsubstantiation. Dans le second cas : Ceci est mon corps, veut dire : Ceci est du pain qui médiatise mon corps, qui est présenté comine étant mon corps.

C'est du pain, au sens propre ; c'est mon corps, seulement au sens impropre, par la figure de style qui donne le même nom à l’instrument et à l’agent, au transmetteur et à la cause, au signe et au signifié. Voilà la présence médiate, la présence in alio ou présence de signe, la présence par interposition d’une autre substance. Et il n'y a pas ombre alors de transsubstantiation. Calvin, en rejetant la transsubstantiation, a raison contre M. Leenhardt.

Une mère qui contemple la photographie de son enfant, voilà une présence de signe ; une mère qui serre son enfant dans ses bras, voilà une présence réelle, une présence substantielle.

[365] Histoire des variations..., livre IX, n° 72.

[366] Leibniz essaie de répondre à la première question, et Descartes, à la seconde.

DESCARTES, Méditations, Quatrièmes réponses, reprend sans paraître le savoir une erreur de Wicleff condamnée au concile de Constance : il n'accepte pas que les accidents du pain puissent être séparés de leur substance. Ce qu'on voit dans l’Eucharistie, les espèces, la superficie, est un réseau de corpuscules ayant figure et mouvement, sous lequel se trouvait le pain que viendra remplacer le corps du Christ : a Il n'y a rien en cela d’incompréhensible ou de difficile, que Dieu, créateur de toutes choses, puisse changer une substance en une autre, et que cette dernière substance demeure précisément sous la même superficie sous qui la première était contenue. » Édit. Pléiade, p. 359. Reste une difficulté majeure. Si, comme le veut Descartes, l’essence des corps consiste dans l’étendue, le corps du Christ ne peut être dans l’Eucharistie, où l’on voit l’étendue du pain. Dans un écrit confidentiel plus tardif, adressé au Père Mesland, Descartes abandonne sa première position, pour soutenir que le pain reste après la consécration (c'est une autre erreur de Wicieff, condamnée au concile de Constance) ; mais l’âme du Christ, en plus de son propre corps, s'annexe ce pain, comme un corps qui peut être appelé sien. On donne ainsi deux corps à l’âme de JésusChrist, opposait Bossuet, et celui que nous recevons dans l’Eucharistie ne serait pas le corps de la Vierge, mais du pain que se serait annexé Jésus-Christ. Cf. Dict. Théol. Cath., Eucharistiques (Accidents), col. 1424 et suiv. Les deux explications de Descartes évacuent sinon le mot, du moins la réalité de la transsubstantiation entendue au sens du concile, et de ce fait rendent impossible la présence réelle. La seconde semble rejoindre l’explication donnée en 1305 par JEAN DE PARis, Dict. Th. Cath., art. Eucharistie, col. 1309. Voir aussi l’explication de la transsubstantiation condamnée par le Saint Office, le 7 juillet 1875, Denz., nos 1843-1846.

Plus intéressantes sont les vues de LEIBNIz, dans le Système théologique, chap. 14. Il admet une distinction réelle entre, d’une part, l’essence, et d’autre part, les dimensions, les qualités, la masse : l’essence, la substance d’un corps, peut donc par miracle être privée de ses dimensions, qualités, accidents. Il en conclut, et c'est ici à notre sens que s'introduisent les impossibilités, que le corps du Christ, présent au ciel avec ses accidents, peut en même temps se transporter sans ses accidents en d’autres lieux. Selon saint Thomas, deux corps, l’un avec ses accidents, l’autre privé de ses accidents, peuvent bien par miracle coexister en un même lieu (le Christ entre au Cénacle les portes closes) ; mais il est contradictoire que le même corps puisse par déplacement exister simultanément en divers lieux, et tout autant qu'il puisse exister simultanément avec ses accidents et privé de ses accidents. Même l’ange, qui n'est pas circonscrit par le lieu, mais lui devient présent par application de sa vertu, ne peut être de cette manière qu'en un seul lieu à la fois. Cf. Saint Thomas, I, qu. 52, a. 2 ; et III, qu. 76, a. 5, ad i, où il est montré que la présence eucharistique n'est pas assimilable à celle de l’ange dans le lieu. l’explication de Leibniz, qui évacue elle aussi la vraie notion de transsubstantiation, rend de ce fait impossible la présence réelle.

[367] PASCAL, Pensées, édit. Br., n° 267.

[368] Saint ALBERT LE GRAND dit du Christ sacramenté qu'il est « signifiant, causant et contenant la grâce de notre incorporation, qui est ce qui est ultime dans le sacrement selon la foi catholique ». De Eucharistia, dist. 6, traité 3, chap. i, n° 2 ; édit. Borgnet, t. XXXVIII, p. 413.

[369] Saint THOMAs, I, qu. 2o, a. 4, ad 1.

[370] « Bonum commune spirituale totius Ecclesiae continetur substantialiter in ipso Eucharistiae sacramento. » III, qu. 65, a. 3, ad i um. Le Christ est dans les autres sacrements par la vertu instrumentale qu'il leur communique ; il est dans l’Eucharistie substantiellement.

[371] Henri DE LUBAC, Corpus mysticum, l’Eucharistie et l’Église au moyen âge, Paris, 1944) PP- 289-290.

[372] C'est le nom que lui donnent les théologiens. Cf. Saint Thomas, III, qu. go, a. 1, 3, 4.

[373] Cf. Saint THOMAS, III, qu. go, a. i.

[374] CELANO, Vita prima, chap. 17. « Lorsque les Frères passaient devant une église ou en apercevaient une de loin, ils se tournaient vers elle et se prosternaient de corps et d’âme en disant : Nous vous adorons, ô Christ... » Ibid., Saint François rapporte, au début de son Testament, comment il fat inspiré de faire cette prière, Les Opuscules, trad. Ubald d’Mençon, Paris, Poussielgue, 905, p. 94.

[375] Session XIII, chap. 8 ; Denz., n° 881 ; voir aussi, can. 8, Denz., n° 890.

[376] Session XXII, chap. 6 ; Denz., ne 944 ; voir aussi can. 8, Denz., n° 955.

[377] Lettre IV, Aux chefs des peuples, dans Les Opuscules, p. 151.

[378] CELANO, Vita secunda, chap. 152.

[379] Lettre II envoyée à la fin de sa vie au chapitre général et à tous les Frères, Opuscules, p. 137.

[380] Lettre V aux clercs sur le respect du corps du Seigneur et sur la propreté de l’autel, Opuscules, p. 153.

[381] Vita secunda, chap. 152.

[382] Lettre II, Opuscules, p. 138.

[383] CELANo, Vita secunda, chap. 152.

[384] Écrits spirituels, Paris, Desclée De Brouwer, 1930, t. II, p. 222.

[385] Ibid., p. 311.

[386] Libro della divina dottrina, chap. i et 2.

[387] Cantique spirituel, second texte, Süverio, t. III, p. 2o2.

[388] Silverio, t. IV, p. 324. Trad. Lucien Marie de Saint-Joseph, p. 1238.

[389] BRuNo DE JÉsus-MARiE, l’Espagne mystique, Paris, 1946, Arts et métiers graphiques, p. 157.

[390] Ibid., p. 192. - De ceux qui cherchaient des expériences sensibles dans la communion, il disait : « S'ils ne reçoivent quelque goût ou sentiment sensible, ils pensent n'avoir rien fait, jugeant très bassement de Dieu, et n'entendant pas que le moindre des profits que fait ce très saint Sacrement, c'est celui qui touche au sens, et que l’invisible de la gràce qu'il donne est plus grand ; et c'est afin qu'on y jette les yeux de la foi que Dieu prive souvent des goûts et des autres saveurs sensibles. » La nuit obscure, livre I, chap. 6. Silverio, t. II, p. 392 ; trad. Lucien Marie de Saint-Joseph, Paris, 1949, P- 504.

[391] René BAziN, Charles de Foucauld, Paris, Plon, 1921, p. 224.

[392] C'est ce que fait saint Thomas, III, qu. 79, a. i.

[393] Saint Thomas, Hymne Sacris solemniis : « Pour leur fragilité - l’aliment de son Corps - Pour leur abattement - le calice du Sang - Disant : Prenez vous-mêmes - la coupe que je tends - C'est d’elle qu'il vous faut tous boire. »

[394] Saint THOMAS, III, qu. 79, a. i, ad 2.

[395] 111, qu. 79, a. 5. C'est le Christ qui est le plus fort et qui nous change en lui ; non inversement.

[396] Didachè, chap. 9, nos 1-4, chap. io, rios 5 et 6.

[397] Saint AuGUSTIN, In Joan. Evangel., traité xxvi, n° 17.

[398] Ibid., n° 13.

[399] Saint THomAs, III, qu. 79, a. 3, et 4 - Il faudra constamment déjouer les équivoques luthériennes. S'approcher de la communion avec la confiance de ne pas communier indignement si l’on est confessé, préparé par la prière, exempt de la conscience d’un péché mortel... peut s'entendre de deux manières : Cette confiance nous préserve d’une communion sacrilège, et ce sens est catholique. Cette confiance, et non pas les sacrements, est elle-même justificatrice, et ce sens est luthérien, mais contraire au mot de l’apôtre, I Cor., IV, 4 : « Ma conscience ne me reproche rien, mais je n'en suis pas justifié pour autant. » CAjETAN, Responsio, super quinque Martini Lutheri articulos, article 3, Rome, 6 juin 1521.

[400] Jean, VI, 57.

[401] Session XIII, chap. 2 ; Denz., n° 875.

[402] RaIssa MARITAIN, Portes de l’Horizon, dans Au creux du rocher, Paris, Alsatia, s. d. Voir aussi VERL&m, Mon Dieu m'a dit ... ; CLAuDu, Communion dans La Messe là-bas.

[403] J.-A. JUNGMANN, Missarum sollemnia..., t. III, p. 318.

[404] C'est plutôt le rite du pain trempé, de l’intinctio, qui semblerait atténuer le mystère de la disjonction des espèces.

[405] Saint THomAs dira que la nourriture et le breuvage étant ordonnés à une réfection unique, le sacrement de l’Eucharistie est matériellement multiple (pain et vin) mais formellement et finalement un (réfection spirituelle), III, qu. 73, a. 2.

[406] Sur ce point, cf. E. DuBLANoey, Dictionnaire de Théologie Catholique, article Communion (sous les deux espèces), col. 554-566.

[407] Que penser de la nécessité de la communion eucharistique pour le salut des tout petits enfants ? - Ce qu'on dit de la nécessité de recevoir le Baptême en fait ou en désir vaut aussi, suivant les données de la grande théologie, de l’Eucharistie, d’où le mot du Sauveur : « En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme ni ne buvez son sang, vous n'aurez pas la vie en vous » (Jean, vi, 53). Mais, toujours selon les données de la grande théologie, tandis que le désir du Baptême est impossible aux petits enfants, le désir de l’Eucharistie est précontenu et préinscrit dans la grâce baptismale qu'ils reçoivent, comme l’épi est précontenu dans le grain, et la grâce de la consommation dans la grâce de l’inchoation. Cf. Saint THomAs, III, qu. 73, a. 3 ; qu- 79, a. i, ad i. Le concile de Trente pourra donc définir qu'il n'est pas nécessaire de donner en fait la communion aux petits enfants. Session XXI, chap. 4 et can. 4 ; Denz., nos 933 et 937.

[408] Saint THomAs, III, qu. 8o, a. 12. - Le nouvel usage est sans aucun doute plus favorable à la communion fréquente.

[409] Denz., n° 626. - « La communion au calice était à peu près oubliée lorsque des mouvements d’opposition prétendirent la faire revivre et en firent le symbole de leurs revendications. d’abord refusée, elle fut concédée en 1433 pour la Bohême, en 1564, après le concile de Trente, pour l’Allemagne, à certaines conditions déterminées ; mais à la suite d’expériences malheureuses, la concession fut révoquée pour la Bavière en 1571, pour l’Autriche en 1584, pour la Bohême et universellement en 1621. » J.-A. JUNGmANN, Missarum sollemnia..., t. III, p. 319.

[410] Session XXI, chap. 1, 2, 3, can. 1. 2» 3 ; Denz., n" 93CI-932j 934936.

[411] jadis donné par immersion, puis par infusion.

[412] Êglises séparées, Paris, Fontemoing, 1896, Pp. 102-103.

[413] Le concile de Trente écarte l’erreur qui prétendait que la présence réelle ne dure qu'au moment de la communion et qu'il est vain dès lors de vouloir conserver l’Eucharistie. Session XIII, i i octobre 15 5 1, chap. 6 et can. 7 ; Denz., nos 879 et 889. La présence réelle dure autant que les espèces du pain et du vin ne sont pas altérées.

[414] La coutume de porter la communion en viatique est attestée solennellement déjà par le i3e canon du premier concile de Nicée, en 325. Cf. Deaz., nO 57.

[415] Acta Apost. Sedis, 1947, p. 569.

[416] Édit., Br., p. 214.

[417] Sur la Croix se cachait - sa Déité seule - Ici se cache encore - son humanité - Mais croyant l’une et l’autre - et les confessant - J'attends ce qu'attendait - le larron contrit. Sur La tradition littéraire et textuelle de l’Adoro te, voir Dom A. WILMART, Auteurs spirituels et textes dévots du moyen âge latin, Paris, Bloud et Gay, 1932, PP. 361-414. De la même époque serait la prière Anima Christi, 1bid., p. 367, note 6.

[418] Dict. Théol. Cath., article Abercius, col. 57.

[419] l’Eucharistie..., p. 183. On posait alors le pain consacré dans la main droite du communiant ouverte sur sa main gauche.

[420] Déposition de Barthélemy de Capoue.

[421] Ibid.

[422] Cf. notre Saint Nicolas de Flue, Neuchâtel, La Baconnière, Paris, Seuil, 1947, 2e édition, PP. 40 et 64.

[423] René BAziN, Charles de Foucauld, pp. 174-175.

[424] René BAZiN, Charles de Fouvauld, p. 350.

[425] Ibid., p. 352.

[426] Ibid., p. 305. Un médecin ami, revenant de l’inauguration de l’hôpital San Giovanni Rotondo, disait - « Après une Messe du Padre Pio, on ne peut plus assister à la Messe comme auparavant. »

[427] Pensées, Edit. Br., n° 554.

[428] Selon joseph-André JuNGmANN, « les recherches les plus récentes établissent de façon décisive qu'à ces trois endroits il s'agit de l’Eucharistie ». Missarum sollemnia..., t. I, p. 33, note 16.

Il en va différemment dans Actes, xxvii, 35, et dans Luc, xxIv, 30. Dans la réflexion de PAscAL : « Il s'est donné à communier comme mortel en la Cène, comme ressuscité aux disciples d’Emmaüs, comme monté au ciel à toute l’Église », Pensées, édit. Br., n° 554, il faut donc laisser tomber la proposition soulignée.

[429] JUNGMANN, Op. Cit., t. I, p. 213.

[430] Ibid., PP. 47 et 214 ; et BATIFFOL, l’Eucharistie..., pp. 13-15.

[431] JUNGMANN, Op. Cit., t. I, pp. 50-5I~ 214-215.

[432] JUNGMANN, Op. Cit., t. 1, p. 215.

[433] En allemand Amt. Ibid., p. 217.

[434] Ibid., p. 218. Cf. Dom B. BOTTE, l’ordinaire de la Messe, pp. 146149.

[435] JUNGMANN, Op. Cit., t. I, p. 21g. Notre Ite missa est est remplacé pendant l’Avent, le Carême, la Passion par la formule Bemdicamus Dondno.

[436] Ibid., p. 220.

[437] En ce festin du nouveau Roi - Pâque nouvelle en Loi nouvelle -s'abolit la Pâque ancienne - Le nouveau bannit l’antique - la vérité proscrit l’ombre - la clarté chasse la nuit. Saint Thomas, Lauda Sion.

[438] « Tout à fait à l’origine, comme on le voit dans la première épître aux Corinthiens, la Cène eucharistique était précédée d’un repas ordinaire, pris en commun. C'est ce qu'on appelait l’agape. Mais cet usage comportait trop d’inconvénients pour être durable. l’agape liturgique disparut, ou peu s'en faut, moins de cent ans après la première prédication de l’Évangile. Quant à l’agape de charité, elle continua d’être en usage et se maintint, surtout à l’occasion des funérailles, jusqu'au cinquième siècle au moins. i) L. DucHEsNE, Origines du culte chrétien, Paris, De Boccard, 1920, p. 50.

Quand le repas du soir fut supprimé, on reporta la célébration de la Messe aux premières heures du matin, auxquelles le Christ était ressuscité, pour signifier que le mystère de la Rédemption s'ouvre sur celui de la Résurrection.

[439] Éphésiens, xx, 2.

[440] Philadelphiens, iv.

[441] Première Apologie, Lxv, 3-5.

[442] Ibid., LxvII, 3-6.

[443] l’anaphore, c'est-à-dire l’offrande, correspond en fait à notre canon romain,

[444] Dom Bernard BOTTE, l’ordinaire de la Messe..., pp. i5-z6.

[445] Dom B. BOTTE, Hippolyte de Rome, La Tradition apostolique, texte et traduction, Paris, 1946, PP. 30-33. Le texte grec de la Tradition apostolique est perdu ; la traduction latine que nous possédons est fragmentaire.

[446] Dom B. BOTTE, l’ordinaire de la Messe..., pp. 16-17.

Pour ce qui est du chant grégorien « il semble assez facile d’établir que dès le ive siècle la plupart des chants actuellement en usage à la Messe existaient, soit à Rome même, soit dans les grandes Églises en étroite union avec Rome ». Dom Germain MORIN, Les véritables origines du chant grégorien, Abbaye de Maredsous, 1912, p. 55. Les origines du chant romain sont syro-helléniques (Antioche) et juives (services religieux des synagogues). Ibid., P- 51-

Sur les pèlerinages en Orient et leur influence dans l’art, voir Émile Mm£, La fin du paganisme en Gaule et les plus anciennes basiliques chrétiennes, Paris, ig5o, chap. 3.

[447] « je me permets de rappeler les règles, souvent oubliées ou mal comprises, de l’usage français, suivant lesquelles on dit rit pour désigner les familles liturgiques (le rit romain, les rits orientaux), et rite pour signifier les cérémonies elles-mêmes (les rites d’Églises, les rites du baptême, le rite de la bénédiction des cloches). » Dom A. WILMART, 0. S. B., Annotations sur Le génie du rit romain, de E. BisHop, Paris, Art catholique, 1920, p. 70-

[448] L. DucHEsNE, Origines du culte chrétien, pp. 56 et 96.

[449] Ibid., p. ioi.

[450] Ibid., p. 92.

[451] Sévérien SALAviLLE, des Augustins de l’Assomption, Liturgies orientales, La Messe, t. I, p. iz.

[452] Sur le développement vraisemblable de la célébration eucharistique au jer siècle, son progrès de Justin à Hippolyte, la diffërenciation des liturgies dans le monde oriental au ive siècle, etc., on peut voir aussi La structure de la Messe au cours des siècles dans l’ouvrage de J.-A. JUNGMANN, Missarum sollemnia..., t. I, pp. 29 et suiv.

[453] Acta Apost. Sedis, 1947> P- 524-

[454] Nous croyons rendre fidèlement la pensée et l’intention de Benoît XIV en traduisant schismatici par dissidents et haereses par erreurs.

[455] Nous savons aujourd'hui que la première Messe traduite en slavon par Cyrille et Méthode était la Messe romaine. Cf. J.-A. JUNGMANN, Missarum sollemnia..., t. 1, p. 114.

[456] Cette concession n'atteignit pas les quémandeurs. Elle fut redemandée en 1634 sous Urbain VIII, mais sans être accordée. Cf. JuNGMANN, Op. Cit., t. I, p. 21X. Plus tard, un missel chinois fut traduit par le P. Buglio, imprimé à Pékin en 1670, et mis en usage. Mais en i6go, en raison des querelles soulevées par la question des rits chinois, la Congrégation des Rites refusa de l’approuver. Voir Cyrille KoROLEvsKIJ, Liturgie en langue vivante, Orient et Occidente Paris~ Édit. du Cerf3 i955e Pp. 150-152.

[457] C. KOROLEVSKIJ, Op. Cit., pp. 15-17.

[458] « Pour dire en un mot toute ma pensée, et je ne suis pas seul à avoir cette idée, il est certain que le rit oriental, plus pompeux, plus prenant, est davantage fait pour ces peuples de l’Asie que le rit romain, peut-être plus pra que mais plus froid et trop adapté aux mentalités occidentales. Une Russie débarrassée du bolchévisme, du césaropapisme, du formalisme byzantin, unie à Rome, ayant retrouvé dans cette Union la vitalité qui manquait à l’ancienne Église des Tsars inféodée au pouvoir civil et souvent instrument politique, serait en mesure de convertir tout l’Asie. 1) Cyrille KOROLEVSKJI, Op. Cit., p. 228. Voir les émouvantes Méditations sur la divine liturgie, de Nicolas GoGOL, présentées par Pierre Pascal, Paris, Desclée De Brouwer, 1952.

[459] « Il n'est rien qui me console, me perce le coeur, me passionne et me bouleverse comme la Messe telle qu'on la célèbre chez nous. je pourrais assister éternellement à la Messe sans me lasser... Elle est l’acte le plus grand qui puisse avoir lieu sur la terre,.. Les mots se pressent comme impatients de remplir leur mission. Ils passent, rapides, car ils sont les parties d’une action intégrale. Rapides car ce sont les redoutables mots du sacrifice : l’oeuvre est trop grande pour tarder... Rapides car le Seigneur Jésus passe avec eux, comme il passait le long du lac appelant celui-ci, puis cet autre... » NEWMAN, Loss and Gain, chap. 20, début.

[460] Christine MoinmANN, Le latin liturgique, dans l’ordinaire de la Messe..., par B. Botte et Chr. Mohrmann, p. 33.

[461] Ibid., PP. 35 et 36.

[462] Ibid., pp. 36 et 48.

[463] III, qu. 61, a. 4, ad 3.

[464] Session XXII, chap. 8 et can. 9 ; Denz., non 946 et 956. Sur les circonstances de ce décret, voir C. KOROLEVSKIJ, 0P. cit., PP. 142-145.

[465] Acta Apost. Sedis, 1947, p. 545.

[466] C'est un privilège du rit byzantino-slave d’utiliser des langues hiératiques encore aisément comprises par le peuple. Mais l’effort qu'exige la liturgie latine pour nous élever au-dessus de nos langues nationales est, à sa manière, salutaire ; il rappelle constamment, dans un monde qui a vu naître et s'exacerber le principe des nationalités, la catholicité supranationale de l’Église.

[467] Que deviennent l’Exultet ou le Lauda Sion traduits et psalmodiés en allemand ou en français ? On comprend Pie X, et plus récemment Pie XII, rappelant « la loi suivant laquelle les paroles liturgiques ne doivent pas être chantées en langue vulgaire ». Acta Apost. Sedis, 1955, p. 17Voir aussi plus loin, p. 330.

[468] Même en Italie. La première des « cinq plaies » de l’Église que dénonçait A. Rosmim dans son opuscule dédié au clergé catholique Delle cinque piaghe della santa Chiesa, paru à Lugano 1848 et mis aussitôt à l’Index, était l’incompréhension des fidèles devant la liturgie, et le seul remède qu'il voyait à ce mal était la suppression du latin. Les autres plaies étaient : zo l’ignorance des prêtres, 30 la désunion des évêques, puis surtout l’ingérence du pouvoir civil 40 dans la nomination des évêques, et 50 dans la répartition des biens ecclésiastiques. Rosmini écrivait en un temps où la traduction du Missel n'était pas autorisée.

[469] Surtout au moment du sermon, précise Pie XII. Acta Apost. Sedis, 1955j P- 17-

[470] Session XXII, chap. 8, Denz., n° 946.

[471] L’Église s'étant réservé le latin et le protestantisme s'étant emparé des langues vulgaires, la traduction des prières liturgiques en ces langues finit par devenir elle-même suspecte. C'est peut-être la raison qui, jointe à une trop sévère interprétation du concile de Trente, explique que la traduction du Missel en français fut condamnée successivement par la Faculté de théologie de Paris en 1655, par l’Assemblée du clergé de France en i66o, puis par Alexandre VII, le 12 janvier 1661. En 1857, Pie IX renouvela l’interdiction, mais sans l’accompagner de sanctions. C'est en 1897, avec Léon XIII, qu'elle est définitivement abandonnée.

Voir C. KOROLEVSKIJ, Op. Cit., p. 157 ; J.-A. JUNGMANN, MiSSarUm SOlleMnia..., t. I, pp. 185 et 2o6. Pie XII signale avec approbation les traductions de la liturgie en langue vulgaire : voir Encyclique Musicac sacrae diciplina, 25 décembre 1955. Acta Apost. Sedis, 1956, p. 17. Dès lors, il faudrait, en chaque langue, une traduction unique de la Bible approuvée pour l’usage liturgique.

[472] C. KOROLLTVSKIJ, Op. Cit., p. 221. l’auteur, prêtre du rit byzantin, est Consulteur de la S. C. Orientale, de la Commission liturgique orientale, et de la Commission de Codification canonique orientale.

[473] J.-A. JUNGmANN, Missarum sollemnia..., t. II, p. 6.

[474] Toutes les données historiques et liturgiques que nous retenons ici sont empruntées, sauf indication contraire, à l’ouvrage monumental de joseph-André jungmann.

[475] OP. cit., t. M P. 39.

[476] Ibid., p. 66.

[477] Ibid., pp. 10-12 ; 14.

[478] Ibid-, p. 119.

[479] Ibid., pp. 121-123.

[480] BATIFFOL, Leçons sur la Messe, pp. 123-124.

[481] Sur le caractère vraiment trinitaire de la conclusion des oraisons, voir B. BOTTE, l’ordinaire de la Messe..., pp. 133-139.

[482] CE JUNGMANN, OP. cit., t. II, PP. 7 et 153. - « Sans ces deux choses je ne pourrais bien vivre, car la Parole de Dieu est la lumière de mon âme, et ton Sacrement le pain de vie. Elles peuvent aussi être dites deux tables, placées de deux côtés, dans le trésor de la sainte Ëglise... » De imitatione Christi, livre IV, chap. i i.

[483] Vers le XIIe siècle on distingua le côté de l’épître et le côté de l’évangile. En supposant une église orientée, l’évêque, assis au fond de l’abside, avait sur sa droite, c'est-à-dire du côté nord, le diacre tourné vers le peuple pour lire l’évangile. d’où l’usage de lire l’évangile en se tournant vers le nord. JUNGMANN, OP. cit., t. II, PP. 178-183.

[484] Jésus entre le jour du sabbat dans la synagogue de Nazareth, lit et commente Isaïe, Luc, iv, 16-21. Voir aussi le discours de saint Paul, à Antioche de Pisidie, Actes, XIII, 14 et suiv.

[485] JUNGMANN, Op. cit-, t. II, PP, 240-241.

[486] Voir l’étude de Sévérien SALAVILLE, sur lÉpiclèse eucharistique, dans le Dict. de Théol. Catholique : « OEuvre commune aux trois Personnes, la transsubstantiation n'est spécialement attribuée au Saint-Esprit qu'en vertu d’une appropriation qu'explique la théologie des Pères et, en particulier la formule de saint Grégoire de Nysse touchant l’action divine en général. » Mais pourquoi, dans la liturgie orientale l’invocation au Saint-Esprit vient-elle après la consécration ? Ne serait-il pas plus logique qu'elle la précédât ? « A première vue, oui. Et pourtant il y a, contre cet a priori, le fait universel de l’épiclèse à la place que nous avons constatée. Ce fait universel et cette place constante doivent avoir leur raison d’être. Cette raison, il faut la chercher, croyons-nous, dans un autre fait, liturgique lui aussi et d’inspiration profondément théologique -. c'est l’existence, dans le canon de la Messe, d’une triple eucologie (prière) bien distincte : l’eucologie du Père, l’eucologie du Fils, l’eucologie du Saint-Esprit. La préface est l’action de grâces gggggggggg  à Dieu le Père, la reconnaissance de l’oeuvre créatrice et conservatrice ; la partie qui va du Sanctus à l’épiclèse est celle du Fils accomplissant l’œuvre rédemptrice ; l’épiclèse marque l’action sanctificatrice du Saint-Esprit, mais surtout l’opération spéciale qu'il vient d’accomplir, à la parole du Fils, dans les éléments, comme autrefois dans le sein de la Vierge à la parole de l’Ange et de Marie. » Les liturgistes distinguent en effet une épiclèse de consécration et une épiclèse de communion. C'est la place de la première qui, dans les liturgies orientales, fait difficulté. Pourquoi vient-elle après les paroles de la Cène ? « l’épiclèse ne peut pas être rapportée seulement à la sanctification morale des fidèles et à la communion, il faut la rattacher à l’acte même de la consécration ; on doit la comprendre comme une invocation du Saint-Esprit... qui opère avec le Père et le Fils la transsubstantiation au moment où le Prêtre prononce les paroles évangéliques. Elle est placée après ces paroles, io afin de ne pas interrompre l’exacte reproduction de la Cène du Sauveur » et de donner « comme une explication de l’acte déjà accompli D ; 20 pour demander que le sacrifice soit profitable au Corps mystique. Col. 293-297, 278.

[487] JuNGmANN, OP. cit., t. II, PP. 379-380.

[488] Ibid-) PP- 369> 371, 381.

[489] OP. cit., t. III, PP. 8, 48.

[490] Voir d’autres Secrètes plus haut, PP. 74, 158, 180..

[491] JUNGMANN, OP. cit., t. 111, p. 6.

[492] Ibid., p. 65.

[493] Ibid., p. 75.

[494] Ibid., p. 382. Il faut lier la fin du Memento au début du Communicantes, et lire, selon jungmann : Tibi reddunt vota sua, aeterno Deo viro et vero, communicantes et memoriam venerantes.. « Le mot communicantes, mis dans le canon en évidence, rappelle invinciblement le grand texte de I Pierre, iv, 13 : Communicantes Çhristi passionibus, gaudete...

[495] Ibid., pp. 99-101.

[496] Jungmann considère cette demande come l’épiclèse consécratoire de la Messe romaine. Ibid., p. io6.

[497] Ibid., p. io6. Sur le sens de rationabilem, traduit ici par « parfaite voir B. BoTTE, l’ordinaire de la Me$se. PP. 79 et 122,

[498] De sacramentis, chaP. 4, n° 14.

[499] Voir plus haut, p. 156.

[500] JUNGMANN, op. Cit., t. III, p. iii. Voir plus haut, p. igi.

[501] Ibid., p. 136.

[502] Ibid., p. 155. C'est bien une épiclèse, une invocation à la puissance divine, mais cette fois une épiclèse de communion, non une épiclèse de consécration. Toutefois, en un sens plus large, on peut déjà donner le nom d’épiclèse à toutes les prières qui suivent l’anamnèse. Voir plus haut, p. 293. - Les signes de croix sur le pain et le vin cucharistiés semblent avoir eu d’abord un sens indicatif ; ils semblent traduire aujourd'hui le désir de bénir à travers le sacrifice du Christ, ceux qui présentent ce sacrifice. Ibid., pp. 157-158. Disons que, faites sur le Christ, les bénédictions remontent de lui à nous. Voir plus haut, p. 158.

[503] JuNGMANN, Op. Cit., Pp. 202 et SUiV.

[504] Ibid., p. 235.

[505] Ibid., p. 245.

[506] Ibid., p. 263.

[507] Ibid., p. 274.

[508] Ibid., p. 291.

[509] Ibid., pp. 294 -297.

[510] Du point de vue théologique, la notion de sacrifice prime celle de repas : tout le sens du repas est de faire participer à l’irnmolation de la victime. A ceux qui tendent à subordonner le sacrifice à la communion des fidèles, l’Encyclique Mediator Dei fait remarquer que « le sacrifice eucharistique consiste, de par sa nature, dans l’immolation non sanglante de la Victime divine, immolation qui est mystiquement indiquée par la séparation des saintes espèces et par leur oblation faite au Père éternel. La sainte communion en assure l’intégrité, et a pour but d’y faire participer sacramentellèment ; mais, tandis qu'elle est absolument nécessaire de la part du ministre sacrificateur, elle est seulement à recommander vivement aux fidèles ». Acta Apost. Sedis, 1947, p. 563-

[511] Ibid.» P. 308.

[512] Ibid-, P- 358-

[513] CE Ibid., PP. 360-361.

[514] Quand Jacques Cartier débarqua en Canada, les Indiens lui apportèrent leurs aveugles, boiteux, paralytiques : alors « voyant la foi de cedit peuple, il dit l’Évangile saint Jean, savoir : l’In principio, faisant le signe de la croix sur les pauvres malades, priant Dieu qu'il leur donnât connaissance de notre sainte foi et de la Passion de notre Sauveur, et grâce de recevoir chrétienté et Baptême ». Cité par Etienne GiLsoN, dans son Discours de réception à l’Académie Française, Doc, Cath., 1947, col. 867.

[515] Raïssa MARITAiN, La vie donnée, Paris, s. d., Desclée de Brouwer.

[516] Le but des cérémonies de la Messe, est, selon le concile de Trente « d’élever l’esprit des fidèles à la contemplation des profondeurs cachées dans ce sacrifice. » Session XXII, chap. 5 ; Denz., n° 943.

[517] « Salubriter fuit institutum ut in divinas laudes cantus assumerentur, ut animi infirmorum magis provocarentur ad devotionern. » I-Il, qu. gi, a. 2. On remarquera les mots que nous avons soulignés.

[518] « Quantum flevi in hymnis et canticis tuis, suave sonantis Ecclesiae tuae vocibus, commotus acriter. » Confess., livre IX, chap. 7, n° 14. Sur ce texte on nous écrit : « l’action libératrice de la musique lorsqu'elle se produit délivre subitement de la contrainte de l’effort et des distractions, des images étrangères, et comme de la distance du temps à l’éternité. l’amour brûlant envahit l’âme, illumine la foi. Le coeur vaincu nous donne la douceur des larmes.»

[519] Encyclique Mediator Dei, Acta Apost. Sodis, 1947, p. 541.

[520] Raïssa MARTAIN, La vie donnée.

[521] Cf. J.-A. JuNGmANN, Missarum sollemnia..., t. I, p. 307.

[522] INd., p. 308. La plupart des basiliques de Rome sont tournées vers l’Occident « l’orientation des églises s'impose d’abord en Orient, puis en Occident. » Ibid.

[523] Ibid., PP. 309-311. Voir plus haut, p. 304.

[524] Encyclique Mediator Dei, Acta Apost. Sedis, 947, p. 545.

[525] J.-A. JUNGMANN, Op. cit., p. 307.

[526] Les premières églises de Jérusalem rappellent les mystères de la vie du Christ : Saint-Sépulcre, Résurrection, Ascension. Toutes les églises de Rome jusqu'au milieu du ve siècle sont dédiées au Christ.

Le pape Sixte 111 (432-440) est le premier qui consacre à la Vierge Marie la basilique reconstruite de l’Esquilin. A la manière dont la Vierge abritait les débuts du mystère de l’Incarnation, les Notre-Dame abriteront sa permanence dans l’espace et le temps.

Quand une église est dédiée à la Vierge ou aux saints, C'est toujours en raison de leur intime approche du mystère de l’Incarnation rédemptrice.

[527] III, qu. 34, a. r, ad r.

[528] Acta Apost. Sedis, 1947, PP. 521-600.

[529] On la trouve à la suite de l’Encyclique, Acta..., p. 598.

[530] Plus loin, à ceux qui voudraient voir le point culminante de la Messe dans le moment de la communion et du repas pris en commun, l’Encyclique rappellera c que le sacrifice eucharistique consiste, de par sa nature, dans l’immolation non sanglante de la Victime divine, immolation qui est mystiquement indiquée par la séparation des saintes espèces et par leur oblation faite au Père éternel. La sainte communion en assure l’intégrité et a pour but d’y faire participer sacramentellement... » Acta Apost. Sedis, p. 563.

[531] Texte dans Acta Apost. Sedis, 1956, PP. 711 et suiv.

[532] Autant il y a d’actions transsubstantiatrices opérées par le Christ, autant il y a de sacrifices non sanglants et, dirons-nous, autant de présences de l’unique sacrifice sanglant.

[533] Voir plus haut, pp. 140-141.

[534] A la suite des Pères (saint Ambroise) et de saint Thomas, nous avons, on s'en souvient, distingué nettement dans le célébrant lui-même deux actions essentiellement distinctes : io l’une, par laquelle il agit en tant même que ministre du Christ, pour consacrer le pain et le vin au Corps et au Sang du Christ ; 20 l’autre, par laquelle il agit en tant même que ministre de lÉglise, pour accomplir et diriger toutes les autres fonctions liturgiques. C'est à ce second titre qu'il peut disposer du fruit spécial de la Messe.

[535] Les espèces consacrées ont une relation de contenance avec le Christ glorieux, non pas en tant qu'il est au ciel par sa présence naturelle, mais en tant qu'il est ici-bas par sa présence sacramentelle. Voir plus haut, p. 220.

[536] l’idée du sacrifice de la Messe d’après les théologiens depuis l’origine jusqu'à nos jours, Paris, Beauchesne, igz6. Le chapitre 1 traite de La première spéculation théologique sur le sacrifice de la Messe (De Paschase Radbert, IXe siècle, à Pierre Lombard, XIIe siècle).

[537] P. L., t. CXX, col. 1267-1350.

[538] Cf. LEPIN, op. cit., p. 48.

[539] Ibid., p. 130.

[540] Ibid., p. 130.

[541] Ibid., p. 130.

[542] IV Sent., dist. 12 : Si l’Eucharistie est un sacrifice, et si le Christ est immolé à chaque fais ?

[543] Ce passage, attribué par Pierre Lombard à saint Ambroise, est en réalité reproduit de saint Jean Chrysostome. Voir plus haut, p. 66, nO 5.

[544] Cette dernière pensée remonte, par Paschase Radbert, jusqu'à saint Ambroise. Voir plus haut, p. 67.

[545] Traduit par M. LEPIN, Op. cit., PP. 148-150.

[546]

[547] IV Sent., dist. 13, F., ad 23, Si le Christ est immolé en chaque sacrifice ? Édit. Borgnet, Paris, 1894, t. XXIX, PP. 370-371.

[548] De Eucharistia, dist. V, chap. 3 : De hujus sacrificii acceptabilitate, édit. Borgnet, t. XXXVIII, PP. 347-348.

[549] On pourra se référer à l’ouvrage de M. LEPIN ' l’idée du sacrifice de la Messe..., Deuxième Partie, Du concile de Trente à nos jours, PP. 335-720.

[550] 1. De Missa, livre 1, chap. 27.

[551] De Eucharistiae sacramento, disp. i3~, dub. 2, n° 3o. l’auteur de cette partie du Cursus theologicus est le carme Jean de l’Annonciation (+ 1701).

[552] De Eucharistia, disp. 9e sect. 5.

[553] De perfectionibus divinis, livre XII, chap. 13, n° 97.

[554] Il y a sacrifice seulement quand la chose offerte est altérée. Saint THOMAS, II-Il, qu. 85, a. 3, ad 3 ; qu. 86, a. i.

[555] Tout le monde admet aujourd'hui que l’essence du sacrifice de la Messe se situe au moment de la consécration, et que le sens de la communion est de nous permettre d’entrer plus avant dans le drame sacrificiel.

Précisons deux points de casuistique relatifs à la consécration.

Peut-on consacrer une seule espèce ? - « Bien que la consécration du pain ne dépende pas de celle du vin, dit saint Thomas, le prêtre qui manque de vin doit renoncer à célébrer, et ne pas transgresser la coutume de l’Église en consacrant le pain seul. La consécration serait valide cependant, s'il ne consacrait qu'avec une seule espèce, quamvis etiam si una tantum specie consecraret, consecratum esset. Mais il pécherait gravement. » IV Sent., dist. i I. qu. 2, a. i, quaest. i, ad 4. La seule conduite, en des cas semblables, serait de communier spirituellement, IV Sent., dist. 8, qu. 2, a. 4, quaest. 3, ad 3. Dans la Somme, saint Thomas se contente de dire : « Dans le cas où soit le pain, soit le vin, fait défaut, on ne doit pas consacrer l’un sans l’autre, car le sacrifice ne serait pas accompli, quia non esset perfectum sacrificium. » III, qu. 74, a. i, ad 2. (Plus loin, il est dit que sans pain de froment le sacrement ne serait pas accompli, perfectum. Ibid., a. 4). Le sacrifice ne s'accomplit que si le prêtre a l’intention de faire ce qu% fait le Christ. Mais l’a-t-il, et dès lors consacret-il validement, s'il décide de consacrer ne disposant que d’une seule espèce ? On en peut douter. « Au cours de notre exposé historique, écrit ~L Michel, nous avons rencontré quelques auteurs partisans de la réalité du sacrifice, même avec la consécration d’une seule espèce. Le plus grand nombre professe que la consécration des deux espèces est nécessaire à l’existence du sacrifice, non que la consécration d’une seule espèce à l’exclusion de l’autre soit nécessairement inopérante - la question peut d’ailleurs se poser - mais parce que la consécration sous les deux espèces paraît requise pour que se vérifie le sacrifice tel que Jésus-Christ l’a institué... Et l’Église l’a ainsi compris, considérant, en fait, la double consécration comme nécessaire au sacrifice, et n'accordant jamais de dispense, quelles que soient les graves raisons qu'on puisse apporter pour consacrer une espèce sans l’autre. Et la loi de l’Église sur ce point est si grave que le Droit Canon interdit même en cas d’extrême nécessité, de consacrer une matière sans l’autre, can. 817. » Messe, Dict. de Théol. Cath., col. i26o. Cf. du même auteur Les décrets du concile de Trente, dans Histoire des Conciles, Hefele-Leclercci, Paris, 1938, Letourey et Ané, t- X, p. 395 : « La presque unanimité des théologiens reconnaît que la communion sous les deux espèces est de droit divin pour le célébrant. »

La validité de la consécration. - Certains ont dit que la consécration pour être valide devait porter sur la quantité de pain et de vin destinée à la corrimunion des fidèles, et qu'elle devait être faite en vue d’une fin de sanctification. Saint Thomas pense, au contraire, qu'elle serait valide quand elle porterait sur une quantité plus vaste mais tombant cependant sous la perception actuelle du ministre, et quand elle serait faite pour des fins sacrilèges. IV Sent., dist. 14 qu- 23 a- 1. quacst, 3. ad i ; 111, qu. 74, a. 2.

[556] III, qu. 83, a. i ; disp. 75, sect. i, n° 8-12 ; sect. 4, n° 2 ; sect. 5, nos 6, ir ; sect. 6, no' 7-15 ; disp. 76, sect. i, nos 4-6.

[557] Voir plus haut, p. 71.

[558] Mysterium fidei, Paris, Beauchesne, 1921, pp. 154 173-180> 195, 2005 295-303.

Selon le P. de la Taille, la Passion du Christ est un vrai sacrifice, possédant un élément invisible (l'offrande du genre humain à Dieu) et deux éléments visibles (io la victime sanctifiée par l’union hypostatique et sacrifiée ; 20 l’immolation ou passion, qui va à la mort). Il lui manque cependant le troisième élément visible nécessaire au sacrifice, à savoir l’offrande liturgique : mais on le trouve à la Cène, en sorte que la Cène et la Croix constituent par leur union un seul et même sacrifice. Op. cit., p. 104. Sur le point de l’imperfection du sacrifice de la Croix, le P. de la Taille ne sera guère suivi.

[559] Cette affirmation est contestée à bon droit par R. GARRIGOU-LAGRANGE, An Christus non solum virtualiter sed actualiter offerat missas ffle quotidie celebrantur, dans Angelicum, 1942, pp, 105-118. Voir plus haut, p. 329.

[560] l’idée du sacrifice de la Messe d’après les théologiens, depuis l’origine jusqu'à nos jours, Paris, 1926, PP. 737-758.

[561] De Ecclesiae sacramentis, Rome, Typog. Pont., 19,5, t. 1, pp. 588, 628, 634. l’édition de 1924 est plus brève sur ces points. En revanche, elle combat, sans le nommer, la thèse du P. de la Taille (1921), et affirme que l’oblation de la Cène doit être considérée non pas comme une partie essentielle ou intégrale du sacrifice de la Croix, mais comme de tout point distincte d’elle. l’auteur déclare un peu après - comme l’avait fait Suarez - qu'à parler en propre, et à entendre par sacrifice l’action sacrificielle, la Messe et la Croix « non possunt esse unum, nec numerice nec specifice », p. 604.

[562] l’amour de Dieu et la Croix de Jésus, Paris, édit. du Cerf, 1929, t. II, p. 856 ; De Eucharistia, Turin, Berutti, 1943, p. 286.

[563] 11-II, qu. 85, a. 3, ad 3 ; qu. 86, a. i.

[564] Est-ce exact ? Oui, si les paroles consécratoires avaient été prononcées au temps de la mort du Christ (et pourquoi alors exclure les « blessures béantes à ?) Non, si elles sont prononcées en d’autres temps. Tout ce qu'elles disent, c'est que le pain est changé au corps, le vin au sang ; elles ne précisent rien sur les rapports du corps et du sang soit entre eux, soit avec l’âme. Leur faire dire plus, c'est retomber dans la thèse de Lessius.

[565] La clef de la doctrine eucharistique, trad. du R. P. Roguet, 0. P., Lyon, édit. de l’Abeille, 1942 ; Paris, édit. du Cerf, s. d., chap. 13.

[566] De sacrosancto 3acrificio aucharistico, Paris, Lethielleux, 1917, pp. I12-lis.

[567] Chanoine Eugène MAsuRE, Directeur au Grand Séminaire de Lille, Le sacrifice du Corps mystique, Paris, Desclée De Brouwer, 1950, 2o6 pages.

[568] P. 21.

[569] PP. 17, 45.

[570] Nous verrions dans le « mystère » d’abord le Rédempteur, plus aimé que tous les rachetés et tirant après lui tous les rachetés ; non d’abord le mystère de notre alliance « incarné » et réalisé dans une Victime.

[571] P. 15 1.

[572] PP. 57, 71.

[573] PP. 83, 85.

[574] PP. 23-24, 37, 71.

[575] PP. 17, 23.

[576] PP. 28, 31, 38, 39, 57.

[577] PP. 37, 71.

[578] PP. 18, 37.

[579] P. 71.

[580] P. 37.

[581] P. 72.

[582] PP. 38-39, 64, 72, 79-81, 89.

[583] P. 91.

[584] P. 21.

[585] PP. 22-25.

[586] P- 25. On dit ailleurs que « la Messe renouvelle le sacrifice du Calvaire. Elle n'a pas précisément à le faire puisqu'il existe. Mais elle le recommence en tant qu'elle le fait nôtre... D, p. 29. C'est au sens impropre qu'on peut parler de renouveler et recommencer ce qu'on a déclaré éternellement présent.

[587] P. 93.

[588] P. 41.

[589] Ibid.

[590] Die Messapplikation nach der Lehre des heiligen Thomas, décembre 1924, PP. 385-410 ; nus 1925, PP. 64-91 ; Messopfer-Kreesopfer, mars 1930, PP. 3-17 ; juin 1930, PP. 145-174.

[591] Loc. cit., 1924, PP. 385-397.

[592] Loc. cit., 1930, PP. 152-153.

[593] Loc. cit., p. 166.

[594] Loc. cit., pp. 16g et 172.

[595] Il va sans dire qu'on peut trouver discutables les aperçus de Dom Casel, non seulement sur l’évolution de la culture, mais encore sur la portée des mystères païens. Sur ce dernier point le livre de E.-B, ALLO, l’Évangile en face du syncrétisme païen, Paris, Bloud, igio, et les études du Père LAGRANGE sur Les mystères d’Êleusis et le christianisme, et Attis et le christianisme, dans la Revue Biblique, igig, M 157-217 et 419480, invitent à la prudence. La théorie de Casel est exposée et critiquée par Antonio PioLANTi, Il mistero eucaristico, Libreria Editrice Fiorentina, 1955, PP. 354-364.


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