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Benoît XVI réformiste. La parole est à la défense
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Le 11 mai 2011 -
(E.S.M.)
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Introvigne répond à de Mattei, chef de file des anti-conciliaires. Et le
professeur Rhonheimer réexplique comment et pourquoi Vatican II doit être
compris et accepté. De la manière indiquée par le pape
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Le pape Benoît XVI
Benoît XVI réformiste. La parole est à la défense
par Sandro Magister
Le 11 mai 2011 - E.
S. M. - Depuis quelque temps, ces penseurs catholiques que
Benoît XVI lui-même a qualifiés d’"anticonciliaires" reprochent de manière
de plus en plus explicite au concile Vatican II d’avoir commis de véritables
erreurs de doctrine et, ce faisant, d’avoir rompu avec la Tradition de
l’Église : une rupture qui ne pourra être réparée – d’après ce qu’ils disent
– que si ces erreurs sont corrigées par le Magistère suprême.
Au début de l’actuel pontificat, certains de ces penseurs avaient mis en
Joseph Ratzinger tous leurs espoirs relativement à une telle action de
correction. Aujourd’hui, ils manifestent leur déception en relançant les
accusations contre le concile et en rejetant l'interprétation que Benoît XVI
a donnée des "réformes" conciliaires.
Parmi ces traditionalistes déçus, on remarque en particulier le théologien
Brunero Gherardini et l’historien Roberto de Mattei, ce dernier étant
l’auteur d’un livre qui a été publié cette année sous le titre : "Concilio
Vaticano II. Una storia mai scritta" [Le concile Vatican II. Une histoire
jamais écrite].
Leurs accusations contre Vatican II ont été ponctuellement enregistrées par
www.chiesa. Il y a quelques jours, en particulier, ce site a publié une
vaste intervention de de Mattei, qui confirme les thèses de celui-ci
►
L'Église est infaillible mais Vatican II ne l'est pas - 05.05.11
"Un concile peut aussi commettre des erreurs", a écrit de Mattei. Et c’est
un fait – affirme-t-il comme d’autres auteurs – que Vatican II en a commis
et qu’elles sont graves.
L’une des erreurs doctrinales que ces penseurs traditionalistes reprochent
au dernier concile est d’avoir affirmé que tout citoyen est libre de
professer n’importe quelle religion, même si celle-ci est "fausse".
Sur la présente page, le professeur Massimo Introvigne, sociologue des
religions et fondateur du Centro Studi sulle Nuove Religioni, CESNUR,
[Centre d’Études sur les Nouvelles Religions] répond à de Mattei. Ce
chercheur catholique ne peut certainement pas être rangé dans le camp
progressiste, même s’il est très critique – comme on pourra le constater –
envers les anti-conciliaires.
Dans les dernières lignes de son intervention, où il résume ses thèses,
Introvigne affirme qu’il adhère complètement à l'herméneutique proposée par
Benoît XVI pour interpréter et appliquer correctement le concile Vatican II
: l'herméneutique de la "réforme dans la continuité".
Toutefois Introvigne soutient aussi que lorsque Benoît XVI dit – comme dans
le cas de la liberté religieuse – que le concile a rompu avec le précédent
Magistère de l’Église, le pape veut dire que cette rupture, cette
discontinuité, est seulement "apparente".
Introvigne fait donc au philosophe Martin Rhonheimer le reproche d’avoir mal
interprété la pensée du pape sur ce point ; il lui attribue l'affirmation
selon laquelle la rupture du concile par rapport au précédent Magistère a
été non pas apparente mais réelle.
En effet c’est ce que Rhonheimer avait largement soutenu, arguments à
l’appui, dans un précédent essai publié fin avril par www.chiesa.
Ayant eu connaissance de la critique de son texte par Introvigne, Rhonheimer
– qui enseigne l’éthique et la philosophie politique à l’Université
Pontificale de la Sainte-Croix – a accepté la proposition de www.chiesa de
préciser son point de vue.
Et c’est ce qu’il fait dans l’intervention que l’on peut lire sur cette
page, tout de suite après celle d’Introvigne.
Le débat n’est pas dépourvu d’importance, parce que ce qui en constitue le
cœur, c’est en définitive le concile Vatican II, c’est précisément cette
herméneutique de l'événement conciliaire à laquelle Benoît XVI a consacré
l’un des discours les plus importants de son pontificat : celui qu’il a
prononcé devant la curie romaine le 22 décembre 2005.
Et il est clair que c’est seulement en comprenant et en acceptant cette
herméneutique de la "réforme dans la continuité" que les anti-conciliaires
pourront apaiser leur déception et se réconcilier avec l’Église de Vatican
II et de toujours.
VATICAN II. NON PAS UNE SIMPLE CONTINUITÉ, MAIS UNE "RÉFORME DANS LA
CONTINUITÉ"
par Massimo Introvigne
J’ai lu avec intérêt ce qu’a écrit Roberto de Mattei à propos des critiques
que Mgr Agostino Marchetto et moi-même avons adressées à son livre "Il
Concilio Vaticano II. Una storia mai scritta" [Le concile Vatican II. Une
histoire jamais écrite]. Je regrette que, "ab ira motus", de Mattei soit
tombé dans une série évidente de malentendus et d’erreurs.
1. Je commence par une erreur qui est étrangère au sujet de la discussion,
mais qui montre la hâte avec laquelle a été composé son texte. Je ne suis
pas "représentant du gouvernement italien près l'OSCE", l'Italie ayant un
très efficace ambassadeur près l'OSCE à Vienne et n’ayant pas besoin
d’autres représentants. Je suis en réalité représentant de l'OSCE –
c’est-à-dire de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe
en tant qu’institution et dans son ensemble – pour la lutte contre le
racisme, la xénophobie et la discrimination contre les chrétiens et les
membres d’autres religions. La différence n’est pas négligeable, même si
elle n’a rien à voir avec le concile.
2. Je ne m’arrête pas sur l'accusation selon laquelle je ne me serais pas
rendu dans les bibliothèques où se trouvent les actes et les textes relatifs
au concile – je crois en avoir cité un bon nombre dans mes écrits que de
Mattei connaît et cite – parce que cela n’est pas non plus directement
significatif. En effet, lorsqu’on lit le livre de de Mattei, on se rend
compte qu’il contient trois éléments différents : une reconstitution
historique, des considérations sociologiques et – alors même que de Mattei
répète qu’il n’est pas théologien – des appréciations qu’il est difficile de
ne pas qualifier de théologiques et qui intéressent tout fidèle catholique
désireux de suivre le magistère. Au demeurant, beaucoup de ces appréciations
théologiques ne sont pas des idées originales de de Mattei car elles
proviennent des ouvrages de Mgr Brunero Gherardini.
3. Du point de vue historique, je me suis limité, dans les différentes
critiques de son livre que j’ai publiées, à faire remarquer que de Mattei
met davantage l’accent sur les interventions en assemblée que sur les
travaux en commissions. J’ai retrouvé cette critique dans d’autres
comptes-rendus de son ouvrage. Je ne suis pas historien, c’est vrai, et ce
n’est pas ma critique la plus importante, mais je constate qu’il y a des
historiens qui, indépendamment de moi, la formulent eux aussi et dans les
mêmes termes. Un exemple met en évidence les problèmes que pose cette
méthode. Cet exemple n’est pas choisi au hasard, puisqu’il concerne un texte
conciliaire qui est, d’après de Mattei, l’un des plus difficilement
compatibles avec le magistère précédent : la déclaration "Dignitatis humanae"
(1965) qui traite de la liberté religieuse. Le livre de de Mattei et la
congrégation pour la doctrine de la foi dans sa longue et importante lettre
à Mgr Marcel Lefebvre "Liberté religieuse. Réponse aux 'dubia' présentés par
S.E. Mgr. Lefebvre", du 9 mars 1987 (que de Mattei ne cite pas)
reconstituent tous les deux le processus d’élaboration conciliaire de "Dignitatis
humanae". Mais, tandis que de Mattei s’appuie sur les interventions en
assemblée, la congrégation cite abondamment la "Relatio de texto praevio",
la "Relatio de texto emendato" et les réponses aux "modi" de la commission
conciliaire compétente.
Il est intéressant de constater que, en creusant avec des pelles différentes
dans le très riche gisement des "Acta Synodalia" du concile, on parvient à
des résultats opposés. Alors que de Mattei tire des interventions de pères
conciliaires, qu’ils soient ultra-progressistes ou conservateurs, la
conclusion que "Dignitatis humanae" proclame, en opposition avec tout le
Magistère précédent, un droit à l’erreur, la congrégation pour la doctrine
de la foi insiste sur la réponse de la commission aux seconds "modi generali",
dans laquelle on peut lire que dans la déclaration "il n’est affirmé nulle
part et il n’est pas licite d’affirmer (il s’agit d’une chose évidente)
qu’il existe un droit de répandre l’erreur. Si ensuite les gens répandent
l’erreur, il ne s’agit pas de l’exercice d’un droit, mais d’un abus de ce
droit" (lettre "Liberté religieuse" du 9 mars 1987, p. 9).
4. Ma principale critique relève clairement de la sociologie, un domaine
dans lequel de Mattei me reconnaît une certaine compétence et cite même mes
travaux. Tout l’ouvrage de de Mattei vise à démontrer une thèse
fondamentale, qui est de nature non seulement historique mais au moins
"aussi" sociologique : à savoir que l’événement conciliaire, justement en
tant qu’événement global, est un tout qui comprend – sans qu’il soit
possible de les séparer – les discussions en assemblée, l’action des
lobbies, la présentation aux médias pendant et après le concile, les
conséquences et les documents. S’il en est ainsi, séparer les documents de
l’événement et des conséquences du concile – c’est-à-dire de cet
après-concile où a prévalu l’herméneutique de la discontinuité et de la
rupture – est tout à la fois illégitime et impossible. Les documents font
partie de l’événement et en dehors de l’événement ils perdent leur
signification.
Pour l’auteur c’est, comme cela est suggéré, la limite du programme d’une
herméneutique de la continuité qui a été attribué à Benoît XVI : à tort
d’ailleurs, parce que Benoît XVI, dans son discours bien connu de 2005, n’a
pas parlé d’"herméneutique de la continuité" mais d’"herméneutique de la
réforme dans la continuité", et la différence est tout sauf insignifiante.
Il est vrai que l’expression "herméneutique de la continuité" se trouve dans
la note 6 de l’exhortation apostolique "Sacramentum caritatis" de 2007 et
dans le discours adressé le 12 mai 2010 à ceux qui participaient au colloque
théologique de la congrégation du clergé, dont je me rappelle bien parce que
j’étais l’un des intervenants de ce colloque. Mais, dans un cas comme dans
l’autre, le contexte et la référence au discours de 2005 permettent de
comprendre dans le même sens la signification du mot "continuité", qui fait
également toujours référence à une "réforme". Pour les adeptes de la
(présumée) herméneutique de la continuité, écrit de Mattei, "l’élimination
historique de l’événement conciliaire est nécessaire pour séparer le concile
de l’après-concile et isoler ce dernier comme une pathologie qui se serait
développée sur un corps sain" (p. 23). Mais cette opération n’est pas
légitime si "le concile Vatican II fut, en fait, un événement qui ne s’est
pas conclu sur sa solennelle session finale, mais qui s’est soudé à son
application et à sa réception historique. Il s’est produit après le concile
quelque chose qui en a été la conséquence cohérente. En ce sens on ne peut
pas donner tort à Alberigo" (ibid.) et à la progressiste "école de Bologne".
Tout le livre combat ce que l’auteur appelle "une dichotomie artificielle
entre les textes et l’événement" (ibid.) et cherche à "montrer que l’on ne
peut pas séparer la doctrine des faits qui la génèrent" (ibid.).
En réalité, les documents peuvent toujours être non seulement distingués (ce
qu’admet même de Mattei) mais, en effet, séparés des discussions qui les ont
précédés. Aucun juriste n’aurait l’idée d’opposer à une loi les
interventions de ceux qui se sont exprimés pour ou contre son texte au sein
de l’assemblée parlementaire qui l’a votée. Les travaux préparatoires
peuvent constituer un point de référence en termes d’interprétation, mais
ils ne prévalent jamais sur le texte de la loi. La sociologie n’affirme pas
du tout que la distinction logique entre un texte et son contexte soit
impossible. Si le texte était absorbé et phagocyté par le contexte, ce que
l’on pourrait dire à propos de n’importe quel document en appliquant la
méthode du livre, il perdrait sa signification spécifique et nous nous
trouverions dans une sorte de structuralisme où toute affirmation est
démontée et déconstruite en un jeu de références perpétuel dans lequel plus
rien n’a d’autorité. La sociologie appliquée à l’histoire sert à expliquer
les documents. Elle ne sert plus à rien si elle les réduit en petits
morceaux.
Si je puis me permettre, sans malveillance, un argument "ad hominem", de
Mattei – qui donne beaucoup d’importance à la question de l’exégèse biblique
– attaque toute la méthode historico-critique comme étant moderniste : il
affirme à de nombreuses reprises que, en fin de compte, il n’est pas
essentiel de savoir comment et par qui le texte sacré a été rédigé, mais que
ce qui est intéressant c’est le noyau théologique et spirituel de son
enseignement. Même le défenseur le plus "ultramontain" – une expression que
de Mattei utilise d’ailleurs dans un sens positif (cf. par exemple p. 229) –
du Magistère pontifical n’aurait pas l’idée de mettre sur le même plan les
enseignements des papes ou d’un concile et la Sainte Écriture. Cependant
l’expression, justement tirée de la constitution conciliaire "Dei Verbum"
(n. 10), selon laquelle "la sainte Tradition, la Sainte Écriture et le
Magistère de l’Église, selon le très sage dessein de Dieu, sont tellement
reliés et solidaires entre eux qu’aucune de ces réalités ne subsiste sans
les autres", permet peut-être une prudente analogie. Benoît XVI, dans
l’exhortation apostolique "Verbum Domini", affirme au n° 30 que "les
approches du texte sacré qui font abstraction de la foi", dans la mesure où
elles approfondissent les éléments historiques, "peuvent suggérer des
éléments intéressants […] ; cependant, une telle tentative ne serait
inévitablement qu’un préliminaire, structurellement incomplet".
De la même façon, et toujours sans exagérer la portée de l’analogie, nous
pouvons dire que les reconstitutions historiques des discussions qui ont
précédé l’approbation des documents du concile "peuvent suggérer des
éléments intéressants" mais qu’une approche fondée sur ces discussions est
seulement "préliminaire" et, si l’on s’arrête uniquement aux éléments
historiques, elle reste "incomplète". Une fois que le texte conciliaire a
été approuvé et promulgué par le pape, il devient Magistère à lire à genoux,
comme avait coutume de le dire le cardinal Giuseppe Siri (1906-1989) qui est
critiqué par le texte - ce n’est pas un hasard - pour son approbation des
papes du concile. Chercher à disqualifier le texte magistériel en se
référant aux discussions qui ont précédé son approbation signifie tomber
dans la même erreur de méthode que l’on reproche à ces exégètes pour qui les
éléments historiques et le contexte l’emportent sur le sens théologique du
texte.
5. J’en viens maintenant aux appréciations théologiques de de Mattei. Ni lui
ni moi ne sommes théologiens, mais nous sommes des laïcs qui nous
intéressons depuis des années au Magistère de l’Église, à propos duquel nous
avons quelques connaissances qui font que nos opinions ne sont peut-être pas
insignifiantes. Sur les traces de Mgr Gherardini, de Mattei – qui en fin de
compte pense que certains documents du concile contiennent des affirmations
qui sont non seulement ambiguës ou nécessitant une interprétation mais
hétérodoxes, même s’il ne veut pas le dire de manière trop explicite – se
retranchera derrière le caractère non dogmatique et non infaillible des
documents qui lui déplaisent, en affirmant que, s’ils ne sont pas
infaillibles, ils sont "faillibles" et donc qu’ils peuvent être refusés.
De Mattei affirme que ce serait là la position du concile lui-même et celle
du pape qui l’a conclu, le serviteur de Dieu Paul VI, ce qui mettrait fin à
toute discussion. Mais en vérité non seulement le pape Montini n’a pas
enseigné, mais il a explicitement condamné la position selon laquelle le
concile, n’étant pas dogmatique et n’ayant pas proposé de définitions
infaillibles, pourrait être refusé. "Certains se demandent – expliquait le
serviteur de Dieu Paul VI – quelle est l’autorité, la qualification
théologique, que le concile a voulu attribuer à ses enseignements, sachant
qu’il a évité de donner des définitions dogmatiques solennelles, engageant
l’infaillibilité du magistère ecclésiastique. La réponse est connue de ceux
qui se souviennent de la déclaration conciliaire du 6 mars 1964, répétée le
16 novembre 1964 : en raison de son caractère pastoral, le concile a évité
de formuler de manière extraordinaire des dogmes dotés du caractère
d’infaillibilité ; mais il a en tout cas donné à ses enseignements
l’autorité du suprême magistère ordinaire ; ce magistère ordinaire et si
clairement authentique doit être accepté docilement et sincèrement par tous
les fidèles, dans l’esprit du concile en ce qui concerne la nature et les
buts de chaque document" (Audience générale du mercredi 12 janvier 1966).
Personne – et certainement pas l’auteur de ces lignes – ne soutient que tous
les documents de Vatican II sont infaillibles. Mais le problème est de
savoir si, en dehors des rares déclarations infaillibles, tout le reste du
Magistère de l’Église peut être déclaré "faillible" et être refusé, ou si au
contraire, quand il est "clairement authentique" il ne doit pas être, comme
le demande le serviteur de Dieu Paul VI, "accepté docilement" par les
fidèles.
De Mattei affirme maintenant que l’interprétation du concile n’incombe ni à
lui ni à ceux qui le critiquent, mais au Magistère. Je suis d'accord avec
lui. Mais, par exemple, en ce qui concerne "Dignitatis humanae" le Magistère
de Benoît XVI nous a assurés de sa continuité de fond avec les enseignements
précédents et il nous a invités à en accepter le message avec confiance déjà
dans son discours de 2005 relatif aux deux herméneutiques du concile. Il l’a
répété dan son message pour la Journée Mondiale de la Paix de 2011. Puis
dans son discours du 10 janvier 2011 au corps diplomatique. Puis dans son
message à l’assemblée plénière de l’académie pontificale des sciences
sociales, publié le 4 mai 2011. Combien de fois le pape doit-il parler pour
que ceux qui disent qu’ils veulent le suivre avec une obéissance filiale lui
donnent raison ?
6. Mais, objecte de Mattei en recourant de nouveau à un argument non pas
historique mais théologique et qui a de très importantes implications
sociologiques, au-dessus du Magistère il y a la Tradition et il faut suivre
le Magistère du concile et celui des papes postconciliaires seulement et
dans la mesure où ils sont conformes à la Tradition, ce qui est précisément
le noyau des derniers ouvrages de Mgr Gherardini.
D’un point de vue qui est, j’insiste là-dessus, à la fois théologique et
sociologique, deux modèles de fonctionnement de l'institution religieuse
appelée Église Catholique s’opposent ici. Pour le premier, c’est le
Magistère qui dit, à chaque fois, ce qui est la Tradition et comment elle
doit être comprise à un moment historique donné. Pour le second, c’est la
Tradition qui, à chaque fois, permet de dire si le Magistère (ordinaire et
non infaillible) doit être suivi, suivant qu’il répète l’enseignement
traditionnel, ou que – comme ce serait le cas, justement, pour beaucoup de
documents de Vatican II et du Magistère postconciliaire – il bouleverse la
Tradition et doit donc être refusé.
Si l’on examine la question d’un point de vue exclusivement théorique, un
élément essentiel risque de nous échapper. Qui parle au nom de la Tradition
? Aucun fidèle ne rencontre la Tradition en train de marcher dans la rue. Il
rencontre des gens qui se présentent eux-mêmes comme qualifiés pour lui dire
ce qui est la Tradition et ce qui ne l’est pas. Ces gens appartiennent à
deux groupes. Il y a les historiens et les théologiens, qui parlent au nom
d’un savoir scientifique. Et il y a le pape et les évêques, qui parlent au
nom d’une autorité institutionnelle.
Si l’on passe – comme semble le proposer de Mattei – d’un modèle dans lequel
c’est le Magistère qui dit ce qui est la Tradition à un modèle dans lequel,
prétendument, c’est la Tradition qui dit ce qui est vraiment le Magistère et
qui doit être suivi, nous passons apparemment d’une primauté du Magistère à
une primauté de la Tradition. Mais c’est là une représentation naïve de la
gestion de l'autorité, qui ignore la sociologie à son détriment et qui tombe
dans ce que les sociologues de langue anglaise, empruntant l’expression aux
spécialistes de la logique, appellent un "sophisme naturaliste". En réalité
on passe de la primauté du pape et des évêques à celle des théologiens et
des historiens. Ainsi, avec les meilleures intentions et peut-être en
rejetant le protestantisme, nous sortons du modèle spécifiquement catholique
et nous entrons sans nous en rendre compte dans un modèle différent, qui
ressemble beaucoup au modèle protestant.
Le problème n’est pas, en fin de compte, le rôle de la Tradition. Tous les
catholiques, ou presque, le reconnaissent. Le problème, c’est qu’il n’existe
pas un petit manuel normatif pour tous, intitulé "La Tradition", donné une
fois pour toutes : et s’il existait, il aurait besoin d'être interprété,
exactement comme la Sainte Écriture. Pour que les fidèles sachent ce qu’ils
doivent considérer comme la Tradition aujourd’hui, il faut que quelqu’un qui
fait autorité le leur dise. Il pourra s’agir du pape et des évêques en
communion avec lui, ce qui est la solution catholique. Ou bien il pourra
s’agir des théologiens, des historiens, des gens qui se prétendent plus
savants, de ceux qui crient le plus fort ou de ceux qui réussissent à se
faire faire de la publicité par les grands journaux. Cette seconde réponse
est largement répandue, principalement parmi les progressistes, mais elle
nous écarte du mode de fonctionnement caractéristique de l’Église
catholique.
"Tertium non datur". La troisième version serait celle selon laquelle ce qui
est la Tradition est tellement clair que même le peuple de Dieu, même le
simple fidèle, est en mesure de comprendre quand le Magistère dit quelque
chose qui n’est pas traditionnel. Mais ce présumé appel au "sensus fidelium"
est un autre exemple de sophisme naturaliste. Le peuple élaborera toujours
ses propres idées en matière de Tradition en s’appuyant sur quelqu’un qui
parle avec autorité. Comme le cardinal Ratzinger a eu à l’écrire dans son
autobiographie, lorsque l’on entend dire que, dans l’Église, le pouvoir doit
passer du Magistère au peuple, la vérité est que quelqu’un est en train
d’essayer de le faire passer du Magistère aux théologiens. Que ces
théologiens soient progressistes ou traditionalistes, le schéma d’une
subversion radicale de la manière catholique de gérer l'autorité reste le
même.
7. Il faut faire attention à ne pas tomber dans ce qui, objectivement et
sans vouloir faire de procès d’intention à qui que ce soit, me paraît être
un piège. On prétend qu’il n’existe que deux lectures opposées du concile :
d’une part celle de "l’école de Bologne", c’est-à-dire comme un nouveau
début qui est en discontinuité et en rupture par rapport au Magistère
précédent, et d’autre part celle de de Mattei et de Mgr Gherardini,
c’est-à-dire comme un ensemble de textes qui ne doivent être acceptés que
lorsqu’ils réaffirment le Magistère précédent et pas lorsqu’ils introduisent
des éléments de nouveauté.
Il n’en est pas ainsi. C’est Benoît XVI – et non pas un critique malveillant
de de Mattei – qui qualifie de "progressisme erroné" la première opinion et
d’"anticonciliarisme" la seconde (Rencontre avec le clergé des diocèses de
Bellune-Feltre et de Trévise, à Auronzo di Cadore, le 24 juillet 2007). Le
pape ne pense pas qu’il s’agisse de deux erreurs symétriques. En effet,
c’est la même erreur. Les partisans des deux opinions pensent que certains
enseignements – pas du tout secondaires – de Vatican II sont incompatibles
avec le Magistère précédent : "par chance", selon les progressistes, "par
malchance" et pour le malheur de l’Église selon les anti-conciliaires.
L’opinion exprimée par Benoît XVI dans son discours du 22 décembre 2005 –
elle diffère donc également, au moins en matière de liberté religieuse, de
celle de Martin Rhonheimer – est que la "discontinuité" avec le Magistère
précédent est seulement "apparente", c’est-à-dire qu’elle concerne des
moments d’application, à des situations qui changent, de principes qui n’ont
pas changé et qui ne peuvent pas le faire. Ce qui s’oppose à la
discontinuité "apparente" ce n’est pas une simple et mécanique "continuité"
– c’est pour cette raison que Benoît XVI évite soigneusement de parler d’une
"herméneutique de la continuité" – mais c’est une "réforme dans la
continuité", ce qui est quelque chose de différent. Le concept de "réforme
dans la continuité", dont je suis un adepte convaincu, est précisément celui
qui risque de ne pas émerger, dans le bruyant débat qui oppose les
progressistes et les anti-conciliaires.
ENCORE À PROPOS DE L'"HERMÉNEUTIQUE DE LA RÉFORME". UNE MISE AU POINT
par Martin Rhonheimer
À la fin de son opportune réponse à l’historien Roberto De Mattei, Massimo
Introvigne écrit "en passant" que mon opinion sur la liberté religieuse est
différente de celle de Benoît XVI. Celui-ci – fait remarquer Introvigne –
aurait seulement parlé d’une “apparente” discontinuité entre aujourd’hui et
le passé, contrairement à ce que j’ai écrit.
Ce n’est pas à moi de juger si ma lecture du discours prononcé par Benoît
XVI le 22 décembre 2005 concorde avec la pensée du pape. Cependant, il est
indubitable que ce que dit Introvigne ne concorde pas avec le texte de ce
discours. De plus, ses propos me paraissent découler d’une lecture peu
attentive de mon article "L’herméneutique de la réforme et la liberté de
religion" publié le 28 avril
►
Qui trahit la tradition- Le grand débat
En quel sens Benoît XVI, dans son discours du 22 décembre 2005, parlait-il
d’une discontinuité seulement “apparente” ? Réécoutons-le :
“Le concile Vatican II, avec la nouvelle définition du rapport entre la foi
de l’Église et certains éléments essentiels de la pensée moderne, a revu ou
même corrigé certaines décisions historiques mais, dans cette apparente
discontinuité, il a au contraire maintenu et approfondi sa nature intime et
sa véritable identité. L’Église est, autant avant qu’après le concile, la
même Église, une, sainte, catholique et apostolique en marche à travers les
temps".
La discontinuité seulement “apparente” dont parle le pape se réfère
précisément à la “nature intime” de l’Église et à “sa véritable identité”,
qui sont restées intactes en dépit des corrections que Vatican II a
apportées à “certaines décisions historiques” liées à la pensée moderne.
Mais en même temps – ajoute Benoît XVI – à côté de cette discontinuité
seulement "apparente" il existe une véritable discontinuité. Le pape
l’affirme quand il explique que Vatican II s’était proposé de “définir d’une
nouvelle manière le rapport entre l’Église et l’État moderne, qui accordait
de la place à des citoyens de diverses religions et idéologies, en se
comportant vis-à-vis de ces religions de manière impartiale…”. Et il ajoute
que c’est précisément en cela – non pas à propos de la nature et de
l’identité de l’Église, mais à propos de la conception de l’État et des
rapports entre l’Église et l’État – que “pouvait apparaître une certaine
forme de discontinuité et que, en un certain sens, s’était effectivement
manifestée une discontinuité”.
Pour le pape Benoît XVI, il y a donc à la fois dans le concile une véritable
discontinuité par rapport à des conceptions passées de l’État et une
continuité elle aussi véritable – malgré les apparences contraires – du
sujet Église. Cela parce que Vatican II, "en reconnaissant et en faisant
sien, à travers le décret relatif à la liberté religieuse, un principe
essentiel de l’État moderne, a repris à nouveau le patrimoine le plus
profond de l’Église".
En conséquence, la véritable herméneutique du concile n’est pas une
“herméneutique de la discontinuité”, qui présupposerait une rupture et un
nouveau début pour l’Église. Et elle n’est pas non plus une simple
“herméneutique de la continuité”, comme Introvigne le reconnaît lui aussi :
parce qu’il n’existe pas une pleine harmonie entre ce qu’enseignaient à ce
sujet les papes du XIXe siècle et ce qu’enseigne Vatican II.
La véritable herméneutique est assurément une “herméneutique de la réforme”.
La réforme – je cite encore le pape qui, ici, contredit clairement
Introvigne – est caractérisée par le fait qu’elle est un “ensemble de
continuité et de discontinuité”, mais cela “à des niveaux différents”. Les
deux niveaux sont dans ce cas, comme j’ai essayé de l’expliquer dans mon
article, d’une part le niveau des principes (où il y a continuité),
c’est-à-dire la nature et l’identité de l’Église, ainsi que l’unicité et la
plénitude de sa vérité ; et d’autre part les applications historiques de ces
principes (où il y a discontinuité par rapport au précédent refus de la
liberté religieuse en tant que liberté de conscience et de culte comme
droits civiques, un refus que présupposait l’idée “traditionnelle” selon
laquelle l’État était le bras séculier de l’Eglise et avait le devoir de
faire valoir sa vérité salvatrice dans la société humaine).
Il est donc erroné de suggérer – ce que fait Introvigne et qui est également
caractéristique d’autres personnes qui défendent Vatican II contre les
traditionalistes – que Benoît XVI ne parle pas également de vraie
discontinuité. À mon avis, l’audace, la sincérité pastorale et l’honnêteté
intellectuelle du pape Benoît XVI l’ont amené à découvrir - et en même temps
à neutraliser dogmatiquement de manière théologiquement correcte - le point
qui sert de prétexte aux progressistes pour affirmer qu’il y a une “rupture”
et qui constitue au contraire pour les traditionalistes la pierre de
scandale. C’est-à-dire qu’il s’agit de reconnaître qu’il existe un niveau,
non essentiel pour l’auto-compréhension de l’Église et pour son identité
dogmatique, dans lequel il peut y avoir – et en fait il y a - une
discontinuité et une incompatibilité entre le magistère des papes du XIXe
siècle et celui de Vatican II. Mais, en même temps, le pape a dit clairement
que ce dont les progressistes comme les traditionalistes affirment
l’existence, avec des appréciations opposées - une rupture dans ce qui est
constitutif de l’Église, c’est-à-dire son dogme et son identité comme “une,
sainte, catholique et apostolique” - n’existe pas.
La raison la plus profonde en faveur de cette “nouveauté dans la continuité”
– une autre formule utilisée par Benoît XVI – est que le développement
doctrinal du Magistère de l’Église en matière de liberté religieuse, qui est
également un véritable tournant, n’est pas un exemple de développement du
dogme. Le développement du dogme catholique doit toujours être homogène et
par conséquent il doit se dérouler en pleine continuité, comme simple
explication et approfondissement de ce qui existe déjà dans les formulations
préexistantes ; c’est-à-dire qu’au niveau du dogme, il ne peut pas y avoir
de réforme, mais seulement un développement homogène et donc une continuité.
En tout cas ce qu’affirme le concile à propos de la liberté religieuse ne
constitue pas un développement du dogme, parce qu’il ne s’agit pas du tout
d’une question qui touche au dogme. Ici le développement concerne la
compréhension de ce qui, dans le passé, était perçu comme appartenant au
dogme, parce qu’on le considérait comme essentiel pour résister au
relativisme et à l’indifférentisme religieux de l’époque moderne, alors
qu’en réalité cela ne faisait pas partie du dogme – autrement dit ce n’était
pas nécessaire pour garantir le refus du relativisme et de l’indifférentisme
religieux – et par conséquent cela pouvait être abandonné.
Pour être précis, il s’agit d’un cas d’abandon d’une conception donnée de
l’État – du pouvoir temporel –, conception dont Vatican II a implicitement
dit qu’elle appartenait au monde du passé et, par conséquent, qu’elle était
à jeter comme fardeau historique. Cette vieille conception de l’État et de
son rapport avec l’Église ne faisait pas partie du patrimoine du "depositum
fidei". Par conséquent son abandon ne représente pas une discontinuité
dogmatique. Une telle discontinuité dogmatique – portant sur la nature et
sur l’identité même de l’Église – est, comme le dit le pape, seulement
“apparente”. Ce qui se produit vraiment, en effet, c’est autre chose : une
fois que le fardeau historique a été jeté, le noyau vraiment traditionnel de
la doctrine de l’Église en matière de liberté religieuse resplendit de
nouveau dans toute sa pureté, en ce qui est essentiel du point de vue
dogmatique et en ce qui appartient au droit naturel ; c’est-à-dire la
doctrine selon laquelle, en matière de religion et toujours dans le respect
du juste ordre public, aucun pouvoir humain ne peut limiter la liberté
d’adhérer, y compris publiquement et de manière communautaire, à la religion
que chacun considère en conscience comme la vraie et de la propager. C’est
ce que demandaient les premiers chrétiens et c’est ce que Benoît XVI affirme
avec clarté, quand il dit que, avec sa doctrine en matière de liberté
religieuse, Vatican II “a repris à nouveau le patrimoine le plus profond de
l’Église” et se trouve “en pleine harmonie avec l'enseignement de Jésus
lui-même (cf. Mt 22, 21) ainsi qu’avec l’Église des martyrs, avec les
martyrs de tous les temps.”
On est surpris que des auteurs comme Massimo Introvigne et d’autres, y
compris des théologiens, qui ne sont en aucune manière “traditionalistes”
mais qui cherchent à être fidèles au magistère de Vatican II, aient tant de
difficultés à accepter l’existence de cette discontinuité réelle, et pas
seulement apparente, qui a été explicitement affirmée par Benoît XVI dans
son discours du 22 décembre 2005. Ils nient ce qui pourrait être, ils le
craignent, un scandale – une certaine discontinuité dans le magistère
ordinaire de l’Église – parce qu’ils pensent qu’en agissant ainsi on peut
mieux défendre l’infaillibilité de l’Église et amener les traditionalistes à
une acceptation de Vatican II.
Je pense, au contraire, que la démarche qui a été lancée par Benoît XVI et
qui consiste à ne pas opposer à “l’herméneutique de la discontinuité”
simplement une “herméneutique de la continuité”, mais une “herméneutique de
la réforme” plus différenciée, sera plus féconde, en particulier parce que
c’est une démarche plus sincère. Seules la sincérité et la fidélité aux
faits historiques peuvent constituer, dans ce cas aussi, une démarche
féconde. Elles pourraient également aider à faire voir où se trouve le
véritable point faible des “traditionalistes”.
À vrai dire, en ce qui concerne la liberté religieuse, ce n’est pas
tellement la nature de l’Église et son identité que les traditionalistes
défendent ; au fond ils ne défendent même pas le "depositum fidei" et le
dogme de l’Église ; par conséquent ils ne défendent même pas vraiment la
Tradition. En réalité ce que les traditionalistes défendent ici, c’est une
conception déterminée de l’ordre temporel, de l’État et de ses rapports avec
l’Église ; c’est-à-dire un modèle d’État confessionnel du passé, qui
d’ailleurs est également typique d’un grand nombre d’États protestants de
l’époque moderne (et en ce sens, à la fois “traditionnel” et moderne), mais
qui, comme Vatican II l’a montré, n’appartient ni explicitement ni
implicitement au patrimoine du "depositum fidei", et donc pas non plus à la
Tradition en tant que dogmatiquement normative.
Je suis convaincu que la compréhension de ces distinctions aidera les
“traditionalistes” réellement désireux d’être fidèles à l’Église catholique
et aux vérités qu’elle transmet à se rendre compte que l’acceptation de la
doctrine de Vatican II en matière de liberté religieuse n’est une trahison
ni de l’Église ni de ces vérités, mais que – comme Benoît XVI le dit avec
insistance –“l’Église est, aussi bien avant qu’après le concile, la même
Église, une, sainte, catholique et apostolique en marche à travers les
temps”.
En ce qui concerne Massimo Introvigne, je pense – et j’espère – qu’après
avoir lu cette mise au point il se rendra compte qu’il est plus d’accord
avec moi qu’il ne le pensait initialement et que son désaccord était, au
fond, seulement dû à une lecture trop hâtive de ce que j’avais écrit.
Traduction française par
Charles de Pechpeyrou, Paris, France.
Source: Sandro Magister
Eucharistie sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 11.05.2011 -
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