Benoît XVI rappelle qu'il est avant
tout, Évêque de Rome
Cité du Vatican, le 17 janvier 2008 -
(E.S.M.) - Dans la perspective
de la rencontre de Benoît XVI avec les étudiants, le pape s'est posé
avant tout cette question : que peut dire un pape dans une occasion
comme celle-là ? réponse du Saint Père, texte intégral.
Le pape Benoît XVI est
avant tout l'Évêque de Rome
Benoît XVI rappelle qu'il est avant tout, Evêque de Rome
POUR RÉFLÉCHIR ENSEMBLE - Texte intégral du
discours du Saint-Père ci-dessous
"Il me semble évident que dans une université, une confrontation entre la
foi et la raison est de plus en plus nécessaire. Notamment il faut
s'interroger sur la mission de la science, de la recherche scientifique, sur
ses valeurs morales. Et j'estime que ces réflexions doivent se faire
indépendamment des idéologies ou appartenances religieuses : les valeurs
morales sont à tout le monde, les valeurs éthiques surtout sont à tout le
monde, étant indépendantes de la foi. Moi, je suis laïc, je ne suis pas un
Catholique pratiquant, mais je dis cela parce que j'en ressens l'exigence.
L'important c'est d'écouter et de discuter de tout, sans être étroit ou
obtus, ce qui est, en fin de compte, la véritable négation de la laïcité
elle-même (…). Ce qui arrive actuellement est très dangereux et très triste
parce que cela se fonde justement sur l'idéologie de la destruction et non
pas celle d'un avenir meilleur".
(Renato Guarini, recteur de l'Université "La Sapienza" de
Rome, dans une interview à Salvatore Mazza, publiée hier par le quotidien "Avvenire",
avant l'annulation de la visite de Benoît XVI à l'université.)
"Essayons de dire les choses comme elles sont : ces dernières années, les
catégories les plus étranges ont obtenu des chaires universitaires, par le
biais d'astucieuses séductions médiatiques : chanteurs, joueurs, comiques,
acteurs, journalistes… Pour arracher deux colonnes dans la presse, on a
distribué des diplômes “honoris causa” les yeux fermés : "oves et boves
et pecora multa". Pourquoi redouter d'inviter Benoît XVI qui est à la
fois le berger de l'Église universelle, l'évêque de Rome, la suprême
autorité religieuse qu'observent avec attention et respect les croyants
d'autres fois et confessions religieuses, ainsi que le Chef d'un État
étranger ?"
(Extrait d'un communiqué de l'Action catholique italienne,
signé par son président Luigi Alici, après la nouvelle de l'annulation de la
visite du Pape à l'Université "La Sapienza".)
Texte intégral du discours du saint Père Benoît XVI
C’est une joie
profonde pour moi de rencontrer la communauté de la « Sapienza – Université
de Rome » à l’occasion de l’ouverture de l’année académique. Depuis des
siècles, cette université marque le parcours et la vie de Rome, en faisant
fructifier le meilleur des énergies intellectuelles dans tous les domaines
du savoir. Tant à l’époque où l’institution, après la fondation par le pape
Boniface VIII, était sous la dépendance directe de l’autorité
ecclésiastique, qu’ensuite, lorsque le ‘Studium Urbis’ s’est développé comme
institution de l’État italien, votre communauté académique a maintenu un
haut niveau scientifique et culturel qui la situe parmi les universités les
plus prestigieuses du monde. Depuis toujours, l’Église de Rome regarde avec
sympathie et admiration ce centre universitaire, saluant son engagement,
parfois ardu et éprouvant, dans la recherche et dans la formation des
nouvelles générations. Ces dernières années, les moments significatifs de
collaboration et de dialogue n’ont pas manqué. Je voudrais en particulier
mentionner la Rencontre mondiale des recteurs à l’occasion du Jubilé des
universités, votre communauté ayant pris en charge non seulement l’accueil
et l’organisation mais surtout la proposition, prophétique et complexe, de
l’élaboration d’un « nouvel humanisme pour le troisième millénaire ».
Je tiens, en cette circonstance, à exprimer ma gratitude pour
l’invitation qui m’a été adressée à venir dans votre université pour y
donner une conférence. Dans cette perspective, je me suis posé avant tout
cette question : que peut dire un pape dans une occasion comme celle-là ?
Lors de ma conférence de Ratisbonne, j’ai parlé bien sûr en tant que pape,
mais surtout je me suis exprimé en tant qu’ancien professeur de cette
université, cherchant à rapprocher les souvenirs et l’actualité. Mais, à
l’université Sapienza, la vénérable université de Rome, je suis invité
précisément en tant qu’évêque de Rome et je dois m’exprimer comme tel.
Certes, la Sapienza était autrefois l’université du pape, mais aujourd’hui
c’est une université laïque, avec cette autonomie qui, à la base de son
concept fondateur, a toujours fait partie de la nature d’université,
laquelle doit être liée exclusivement à l’autorité de la vérité. Dans sa
liberté à l’égard des autorités politiques et ecclésiastiques, l’université
trouve sa fonction particulière, également au profit de la société moderne
qui a besoin d’une institution comme celle-là.
Je reviens à ma
question de départ : que peut et que doit dire le pape en rencontrant
l’université de sa ville ? Réfléchissant à cette question, il m’a semblé
qu’elle devait en comprendre deux autres, dont la clarification doit
conduire naturellement à une réponse. Il faut en effet se demander : quelle
est la nature et la mission du pape ? Et aussi : quelle est la nature et la
mission de l’université ? Je ne voudrais pas en cette circonstance nous
entraîner, vous et moi, dans une longue dissertation sur la nature de la
papauté. Juste un bref rappel.
Le pape est avant tout évêque de Rome
et en tant que tel, en vertu de la succession de l’apôtre Pierre, il a une
responsabilité épiscopale à l’égard de toute l’Église catholique. Le mot
“évêque” (episkopos), dont la signification immédiate renvoie à
“surveillant”, a été fusionné dès le Nouveau Testament avec le concept
biblique de Pasteur : celui qui, d’un point d’observation élevé, surveille
l’ensemble, prenant soin du juste chemin et de la cohésion de l’ensemble.
Une telle définition de la tâche oriente le regard avant tout vers
l’intérieur de la communauté croyante. L’évêque – le pasteur – est l’homme
qui prend soin de cette communauté, la maintient unie sur le chemin qui mène
à Dieu, indiqué selon la foi chrétienne par Jésus – pas seulement indiquée :
pour nous, il est lui-même le chemin.
Mais cette communauté dont
l’évêque a la charge, aussi grande ou petite soit-elle, vit dans le monde.
Ses conditions de vie, son évolution, son exemple et sa parole ont
inévitablement une influence sur tout le reste de la société humaine dans
son ensemble. Plus elle est grande, et plus sa bonne santé ou son éventuel
affaiblissement se répercutent sur l’ensemble de l’humanité. On voit
aujourd’hui très clairement comment l’état des religions et comment la
situation de l’Église – ses crises et ses renouveaux – agissent sur
l’ensemble de l’humanité. Ainsi le pape, précisément en tant que pasteur de
sa communauté, est-il devenu, toujours davantage, une voix de la raison
éthique de l’humanité.
Ici, cependant, émerge immédiatement
l’objection selon laquelle le pape, en fait, ne parlerait pas vraiment sur
la base de la raison éthique mais tirerait ses jugements de la foi et ne
pourrait donc leur donner une valeur pour ceux qui ne partagent pas cette
foi. Nous devrons encore revenir sur ce débat, parce qu’il pose la question
absolument fondamentale : qu’est-ce que la raison ? Comment une affirmation
– surtout s’il s’agit d’une norme morale – peut-elle se démontrer
rationnelle ? Pour l’instant, je voudrais seulement relever brièvement que
John Rawls, tout en niant aux doctrines religieuses compréhensives le
caractère de raison “publique”, voit néanmoins dans leur raison “non
publique” une raison qu’on ne peut pas, au nom d’une rationalité durcie par
la sécularisation, refuser à ceux qui la soutiennent. Il voit un critère de
cette rationalité entre autres dans le fait que de telles doctrines sont
issues d’une tradition responsable et motivée, au sein de laquelle ont été
développées de très longue date des argumentations suffisamment bonnes pour
soutenir la doctrine en question. Dans cette affirmation, ce qui me semble
important est la reconnaissance que l’expérience et la démonstration à
travers les générations, le fonds historique de la sagesse humaine, sont
aussi un signe de rationalité et de signification pérenne. Face à une raison
anhistorique (Ndlr dépourvu d'un contexte historique) cherche à s’auto-construire seulement dans une rationalité
anhistorique, la sagesse de l’humanité comme telle – la sagesse des grandes
traditions religieuses – doit être reconnue comme une réalité que l’on ne
peut pas impunément jeter dans la poubelle de l’histoire des idées.
Revenons à la question initiale. Le pape parle en tant que représentant
d’une communauté croyante au sein de laquelle, à travers les siècles de son
histoire, a mûri une sagesse déterminée de la vie ; il parle comme
représentant d’une communauté qui garde en son sein un trésor de
connaissance et d’expérience éthique qui s’avère important pour l’humanité
entière : en ce sens, il parle comme représentant d’une raison éthique.
Mais maintenant il faut se demander: qu’est-ce que l’université ?
Quelle est sa tâche ? C’est une question gigantesque à laquelle, encore une
fois, je ne peux répondre que dans un style presque télégraphique, avec
quelques observations. Je crois que l’on peut dire que l’origine véritable,
profonde, de l’université se situe dans la soif de connaissance qui est le
propre de l’homme. Il veut tout savoir de ce qui l’entoure. Il veut la
vérité. En ce sens, on peut voir le questionnement de Socrate comme
l’impulsion dont est née l’université occidentale. Je pense par exemple,
pour ne mentionner qu’un seul texte, à la discussion avec Euthyphron qui,
face à Socrate, défend la religion mythique et sa piété. Ce à quoi Socrate
oppose cette question : “Tu crois qu’entre les dieux existent vraiment une
guerre réciproque, de terribles inimitiés et des combats… Devons-nous,
Euthyphron, vraiment dire que tout cela est vrai ?” (6 b-c).
Dans
cette question qui manque apparemment de piété – Socrate la tirait cependant
d’une religiosité plus profonde et plus pure, de la recherche du Dieu
vraiment divin –, les chrétiens des premiers siècles se sont reconnus et ont
reconnu leur chemin. Ils ont accueilli leur foi non pas de manière
positiviste ou comme échappatoire à des désirs non satisfaits ; ils l’ont
comprise comme la dissipation de la brume de la religion mythologique pour
laisser place à la découverte de ce Dieu qui est raison créatrice et en même
temps raison-amour. C’est pourquoi l’interrogation de la raison sur Dieu
comme sur la vraie nature et sur le sens véritable de l’être humain n’était
pas pour eux une forme problématique de manque de religiosité, mais faisait
partie de l’essence de leur manière d’être religieux. Ils n’avaient donc pas
besoin de nier ou d’écarter l’interrogation socratique, mais pouvaient et
même devaient l’accueillir et reconnaître comme une partie de leur identité
la difficile recherche de la rationalité en vue d’atteindre l’entière
vérité. Ainsi, dans l’univers de la foi chrétienne, dans le monde chrétien,
pouvait – et même devait – naître l’université.
Il faut maintenant
aller plus loin. L’homme est avide de connaissance – de vérité. La vérité
est avant tout une chose à voir, à comprendre, qui relève de la ‘theoria’
selon les termes de la tradition grecque. Mais la vérité n’est jamais
seulement théorique. Augustin, mettant en relation les Béatitudes du Sermon
sur la Montagne et les dons de l’Esprit mentionnés en Isaïe 11, soulignait
une forme de réciprocité entre ‘scienta’ et ‘tristitia’ : le simple savoir,
disait-il, rend triste. De fait, celui qui voit et apprend uniquement ce qui
se passe dans le monde finit par devenir triste.
Mais vérité veut
dire davantage que savoir : la connaissance de la vérité a comme objectif la
connaissance du bien. C’est aussi la signification de l’interrogation
socratique : quel est ce bien qui nous rend vrais ? La vérité nous rend
bons, et la bonté est vérité : tel est l’optimisme qui s’exprime dans la foi
chrétienne, parce qu’elle a eu la vision du Logos, de la Raison créatrice
qui, dans l’incarnation de Dieu, s’est révélé aussi comme le Bien, comme la
Bonté même.
Dans la théologie médiévale, il y a eu une dispute
approfondie sur le rapport entre théorie et pratique, sur la juste relation
entre connaître et agir – une dispute que nous n’allons pas développer ici.
Mais l’université médiévale, avec ses quatre facultés, présentait cette
corrélation. Commençons par la faculté qui, dans la mentalité de l’époque,
était la quatrième, la faculté de médecine. Même si la médecine était
considérée davantage comme un « art » que comme une science, son insertion
dans le monde universitaire signifiait cependant clairement qu’elle était
considérée comme appartenant à l’univers de la rationalité, que l’art de
guérir était placé sous la conduite de la raison, et donc soustrait à
l’univers de la magie. Guérir est une tâche qui réclame plus que la simple
raison, et c’est justement pour cela qu’il lui faut ce lien entre « savoir »
et « pouvoir », il lui faut appartenir à la sphère de la ‘ratio’.
La
question de la relation entre pratique et théorie, entre connaissance et
agir, se pose aussi inévitablement pour la Faculté de droit. Il s’agit de
donner une forme juste à la liberté humaine, qui est toujours liberté dans
la communion réciproque : le droit est le présupposé de la liberté, et non
son contraire. D’où cette question : comment déterminer les critères de
justice qui permettent une liberté vécue ensemble, et qui pourront être
utiles à l’essence bonne de l’homme ?
Ici s’impose un saut dans le
présent. C’est toute la question de la recherche d’une justice normative qui
puisse conduire à un ordre de liberté, de dignité humaine et des droits de
l’homme. C’est la question dont s’occupent aujourd’hui les processus
démocratiques de formation de l’opinion, et qui préoccupe en même temps
comme questionnement pour l’avenir de l’humanité. Jürgen Habermas exprime,
me semble-t-il, un vaste consensus de la pensée actuelle lorsqu’il dit que
la légitimité d’une charte constitutionnelle, qui est le présupposé de la
légalité, provient de deux sources : de la participation égale de tous les
citoyens, et aussi d’une “forme raisonnable” dans laquelle sont résolues les
contradictions politiques.
À propos de cette « forme raisonnable »,
il note que celle-ci ne peut pas seulement être le résultat d’une majorité
arithmétique, mais doit se caractériser comme « un processus d’argumentation
sensible à la vérité » (‘wahrheitssensibles Argumentationsverfahren’). C’est
bien dit, mais c’est très difficile à transformer en pratique politique. Les
représentants de ce « processus d’argumentation » public sont, nous le
savons bien, avant tout les partis, comme responsables de la formation de la
volonté politique. Donc, ils auront immanquablement comme objectif de
parvenir à la majorité, et s’occuperont inévitablement des intérêts qu’ils
ont promis de satisfaire. Cependant, ces intérêts sont souvent des intérêts
particuliers et ne sont pas vraiment pas au service de tous.
La
sensibilité pour la vérité sera toujours écrasée par la sensibilité aux
intérêts particuliers. Je trouve significatif que Habermas parle de la
sensibilité pour la vérité comme d’un élément nécessaire dans le processus
d’argumentation politique, réinsérant ainsi le concept de vérité dans le
débat philosophique et dans le débat politique.
Mais vient alors,
inévitable, la question de Pilate : Qu’est ce que la vérité ? Et comment la
reconnaître ? Si on renvoie à la “raison publique”, comme Rawls le fait,
vient alors nécessairement une nouvelle question : qu’est-ce qui est
raisonnable ? Dans chaque cas, on s’aperçoit de manière évidente que, dans
la recherche du droit de la liberté, de la vérité de la juste vie en commun,
il faut écouter des instances autres que les partis et les groupes
d’intérêts, sans du tout vouloir minimiser leur importance.
Revenons
à la structure de l’université médiévale. À côté de la faculté de droit, il
y avait la faculté de théologie, à laquelle était confiée la recherche sur
l’être humain dans sa totalité, et donc le devoir de tenir éveillée la
sensibilité pour la vérité. On pourrait certes dire que cela est l’objectif
permanent et profond des deux facultés : être garant de la sensibilité pour
la vérité, ne pas permettre que l’homme soit détourné de la recherche de la
vérité. Mais comment peuvent-elles répondre à ce devoir ? C’est une question
sur laquelle nous devons à nouveau nous pencher, et qui ne peut jamais être
posée et résolue de manière définitive. Ainsi, à ce point, même moi je ne
peux offrir à proprement parler une réponse, mais plutôt proposer de
cheminer avec cette question – un chemin où nous accompagneront les grands
qui ont, tout au long de l’histoire, lutté et cherché, avec leurs réponses
et leur inquiétude, une vérité qui reste continuellement au-delà de leur
propre réponse.
En cela, théologie et philosophie forment un couple
de jumeaux caractéristique, où aucun des deux ne peut être détaché
totalement de l’autre même si, toutefois, chacun doit conserver son propre
devoir et sa propre identité. Saint Thomas d’Aquin a ce mérite historique –
face à la réponse différente des Pères [de l’Église] liée à leur contexte
historique – d’avoir mis en lumière l’autonomie de la philosophie et, avec
elle, le droit et la responsabilité propre de la raison qui se pose des
questions sur la base de ses forces. Se démarquant des philosophies
néoplatoniciennes où religion et philosophie étaient inséparablement liées,
les Pères avaient alors présenté la foi chrétienne comme la vraie
philosophie, soulignant aussi que cette foi correspondait aux exigences de
la raison cherchant la vérité ; que la foi était le « oui » à la vérité par
comparaison aux religions mythiques réduites au rang de simples coutumes.
Mais plus tard, au moment de la naissance de l’Université, ces religions
n’existaient plus en Occident mais seulement le christianisme. Il fallait
donc souligner à nouveau la responsabilité propre de la raison, qui ne
saurait être absorbée par la foi.
Thomas est intervenu à un moment
privilégié : pour la première fois, les écrits philosophiques d’Aristote
étaient accessibles dans leur intégralité ; de même, on disposait des
philosophies hébraïques et arabes, avec leur manière spécifique de
s’approprier et de prolonger la philosophie grecque. Ainsi, le
christianisme, dans un nouveau dialogue avec la raison des autres qu’il
rencontrait alors, a-t-il dû lutter pour sa propre rationalité. C’est alors
que la faculté de philosophie – appelée « faculté des artistes » – qui
n’était qu’une propédeutique à la théologie, est devenue une vraie faculté,
un partenaire autonome de la théologie et de la foi.
Nous ne pouvons
pas nous arrêter ici sur les différents débats qui s’en sont suivis. Je
dirais que l’idée de Saint Thomas sur le rapport entre la philosophie et la
théologie pourrait être exprimée dans la formule trouvée pour la
christologie au Concile de Calcédoine : philosophie et théologie doivent se
comporter l’une par rapport à l’autre “sans confusion et sans séparation”.
“Sans confusion” : chacune doit conserver sa propre identité. La philosophie
doit rester vraiment une recherche de la raison dans sa propre liberté et
dans sa propre responsabilité ; elle doit aussi voir ses limites et, ce
faisant, sa grandeur et son amplitude. La théologie doit continuer à puiser
dans un trésor de connaissances qu’elle n’a pas inventées par elle-même, qui
la dépasse toujours et que la seule réflexion ne peut jamais totalement
épuiser, ce qui explique que la réflexion commence toujours à frais
nouveaux. Mais à côté du “sans confusion” se tient le “sans séparation”. La
philosophie ne recommence pas à chaque fois du point zéro d’un sujet pensant
et vivant de façon isolée ; elle vit dans un grand dialogue avec la sagesse
historique, qu’elle accueille à nouveau, développe, de façon critique et
docile à la fois. Mais elle ne doit pas non plus se fermer devant ce que les
religions et en particulier la foi chrétienne ont reçu et donné à l’humanité
comme indications du chemin. Plusieurs choses, dites par des théologiens au
cours de l’histoire et mises en pratique par les autorités ecclésiales ont
été ensuite démontrées fausses et sont tombées dans la confusion. Mais, dans
le même temps, il est vrai que l’histoire des saints et l’histoire de
l’humanisme qui ont grandi sur la base de la foi chrétienne, démontrent la
vérité de cette foi dans son noyau essentiel, lui donnant par cela, le
statut d’instance pour la raison publique.
Certes, beaucoup disent
que la théologie et la foi ne peuvent être pratiquées qu’à l’intérieur de la
foi, et ne peuvent par conséquent se présenter comme exigence pour ceux à
qui cette foi demeure inaccessible. En même temps, le message de la foi
chrétienne n’est jamais seulement une “comprehensive religious doctrine” au
sens de Rawls, mais une force purificatrice pour la raison elle-même, qui
l’aide à être encore plus elle-même. Le message chrétien, sur la base de ses
origines, devrait toujours être un encouragement pour la vérité et, ainsi,
une force contre les pressions du pouvoir et des intérêts.
Je n’ai,
jusque-là, parlé que de l’université médiévale, en cherchant toutefois à
laisser transparaître la nature permanente de l’université et de sa mission.
Les temps modernes ont vu s’entrouvrir de nouvelles dimensions du savoir
qui, dans l’université, ont été surtout valorisées en deux grands domaines.
Avant tout, dans les sciences naturelles, qui se sont développées sur la
base de la rencontre entre l’expérimentation et une rationalité présupposée
de la matière ; en second lieu, dans les sciences historiques et humaines,
dans lesquelles l’homme, scrutant le miroir de son histoire et clarifiant
les dimensions de sa nature, cherche à mieux se comprendre lui-même. Ce
développement a ouvert à l’humanité, non seulement un espace immense de
savoir et de pouvoir mais aussi un développement de la connaissance et la
reconnaissance des droits et de la dignité de l’homme, et de cela nous ne
pouvons qu’être reconnaissants.
Mais le chemin de l’homme ne peut
jamais se dire totalement accompli, le danger de la chute dans l’inhumanité
n’est jamais conjuré, comme nous le voyons dans le panorama de l’histoire
actuelle ! Le péril dans le monde occidental – pour ne parler que de
celui-ci – est aujourd’hui que l’homme, considérant la grandeur de son
savoir et de son pouvoir, laisse tomber la question de la vérité. Et cela
signifie, dans le même temps, que la raison se plie, pour finir, aux
pressions des intérêts et à l’attraction de l’utilité, contrainte de la
reconnaître comme le critère ultime. Ce qui, du point de vue de la structure
de l’université, peut s’exprimer ainsi : le danger existe que la
philosophie, ne se sentant plus capable d’accomplir son propre travail, se
dégrade en positivisme ; que la théologie, dont le message s’adresse à la
raison, soit confinée dans la sphère privée d’un groupe plus ou moins grand.
La raison – sollicitée par sa présumée pureté –
devient alors sourde au
grand message qui lui vient de la foi chrétienne et de sa sagesse,
desséchant comme un arbre ses racines, et ne rejoignant plus les eaux qui
lui donnent vie. Elle perd le courage pour la vérité et ne grandit plus,
devenant ainsi plus petite. Appliqué à notre culture européenne, cela
signifie ceci : si elle ne veut s’auto-construire que sur la base du cercle
de ses propres argumentations, et sur ce qui la convainc sur le moment, si
préoccupée de sa laïcité, elle se coupe des racines qui la font vivre. Non
seulement elle ne gagne pas en rationalité et en pureté, mais elle se
décompose et se brise.
Je reviens ainsi au point de départ. Qu’est-ce que le pape a à faire et à dire à l’université ? Il ne
doit sûrement pas chercher à imposer aux autres la foi sur un mode
autoritaire, elle qui ne peut être seulement donnée en liberté. Au-delà de
son ministère de Pasteur de l’Église, et sur la base de la nature
intrinsèque de son ministère pastoral, il est de sa mission de maintenir
éveillée la sensibilité pour la vérité, d’inviter toujours la raison à se
mettre à la recherche du vrai, du bien, de Dieu, et, sur ce chemin, de la
solliciter à apercevoir les lumières utiles venant de l’histoire de la foi
chrétienne et à percevoir ainsi Jésus-Christ comme la Lumière qui illumine
l’histoire et l’aide à trouver la voie vers le futur.
Lettre du Secrétaire d'Etat au Recteur de "La
Sapienza"
Monsieur le Recteur Magnifique,
Le Saint-Père avait volontiers accepté l'invitation que vous lui aviez
adressée à accomplir une visite à cette Université des études "La Sapienza",
pour offrir également ainsi un signe de l'affection et de la haute
considération qu'Il nourrit à l'égard de cette illustre Institution, née il
y a plusieurs siècles de la volonté d'un de ses vénérés Prédécesseurs.
Malheureusement, à l'initiative d'un groupe véritablement minoritaire de
professeurs et d'élèves, les conditions d'un accueil digne et serein ayant
disparu, il a été jugé opportun de remettre la visite prévue, pour ôter tout
prétexte à des manifestations qui se seraient révélées fâcheuses pour tous.
Etant toutefois conscient du désir sincère, cultivé par la grande majorité
des professeurs et des étudiants, d'une parole culturellement significative,
dont tirer des orientations stimulantes sur le chemin personnel de recherche
de la vérité, le Saint-Père a décidé de vous faire parvenir le texte qu'il
avait personnellement préparé pour l'occasion. Je me fais volontiers
l'intermédiaire de cette haute décision, en vous joignant le discours en
question, avec le vœu que tous puissent trouver dans celui-ci des éléments
de réflexions et d'approfondissements enrichissants.
Je saisis volontiers l'occasion pour vous présenter, avec des sentiments de
profond respect, mes salutations cordiales.
Du Vatican, le 16 janvier 2008
Card. Tarcisio BERTONE
Secrétaire d'Etat
Texte
original du discours que le Saint Père Benoît XVI devait lire à "La Sapienza"
►
[Allemand,
Italien]