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Le pape, l'Église et les signes des temps
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Le 16 octobre 2014 -
(E.S.M.)
- Psaume 53,3-5 Des cieux Dieu se penche vers les fils d'Adam
pour voir s'il en est un de sensé, un qui cherche Dieu [... ] Manger
mon peuple voilà le pain qu'ils mangent, ils n'invoquent pas Dieu.
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Extraits de la troisième partie "OÙ
ALLONS-NOUS?" Entretient de Benoît XVI avec Peter Seewald.
(à suivre... Le prétendu blocage des
réformes)
ÉGLISE, FOI ET SOCIÉTÉ
Les problèmes de la société n'ont pas diminué; ils
posent avec une nouvelle urgence les questions qui portent sur la manière de
concevoir notre vie : quelles sont nos valeurs, quels sont nos repères ? De
quoi nous occupons-nous au juste ? Comment voulons-nous vivre demain ?
Nous voyons bien aujourd'hui que le monde risque de basculer dans
l'abîme. Qu'un système économique débarrassé de toutes ses protections peut
se transformer en un capitalisme prédateur qui engloutit d'immenses valeurs.
Que vivre à grande vitesse non seulement nous surmène, mais nous fait perdre
nos points de repère. Qu'à côté de cette société qui va à toute vitesse
s'est aussi développée une société désorientée qui n'accepte plus
aujourd'hui ce qui lui semblait encore juste hier, et qui tiendra demain
pour juste ce qui est aujourd'hui considéré comme une faute.
On voit apparaître des symptômes comme le burn-out qui prennent la
dimension de phénomènes de masse, de nouvelles manies comme l'addiction au
jeu ou à la pornographie. On a vu, dans la folie de l'optimisation qui s'est
emparée des grands groupes, apparaître un stress au travail dont on ne vient
pratiquement plus à bout. Nous devons faire face à la situation d'enfants
qui souffrent d'une perte des relations familiales. Et à la domination des
médias, qui ont développé une culture de la rupture du tabou, de
l'abêtissement et de l'abrutissement moral. Et nous avons les offres des
médias électroniques qui pourraient manipuler et détruire nos qualités
humaines.
Saint-Père, l'Église a toujours apporté une contribution importante à
l'évolution des civilisations. Mais aujourd'hui, dans de nombreux pays, se
répand une attitude de dédain, et aussi, de plus en plus souvent,
d'hostilité à l'égard de la religion chrétienne. Que s'est-il passé, au
juste ?
D'une part, l'évolution de la pensée progressiste des temps modernes et de
la science a produit un esprit susceptible de faire croire que « l'hypothèse
de Dieu », pour reprendre l'expression de Laplace1,
est superflue. Aujourd'hui, l'homme pense pouvoir faire
lui-même tout ce que, jadis, il attendait de Dieu et de Lui seul. Dans ce
modèle de pensée, prétendument scientifique, les choses de la foi paraissent
archaïques, mythiques, comme si elles appartenaient à une civilisation
révolue. La religion — du moins la religion chrétienne — est alors
considérée comme une relique du passé. Au XVIIIème
siècle, déjà, les Lumières affirmaient qu'un jour, le pape, ce dalaï-lama
d'Europe, devrait déguerpir. Les Lumières devaient éliminer
définitivement de telles arriérations qui relevaient du mythe.
1. Interrogé par Napoléon, Laplace
aurait répondu : « Dieu ? Je n'ai pas besoin de
cette hypothèse ». (N.d.T.)
Est-ce un problème d'autorité, dû au fait qu'une
société libérale ne tolère plus aucune critique ? Ou bien est-ce aussi un
problème de communication lié au fait que l'Église, avec ses valeurs
apparemment traditionnelles, avec des notions comme le péché, le remords et
la conversion, n'a plus aucun message à transmettre ?
Je dirais que ce sont les deux. Cette pensée qui a remporté tant de succès,
et contient beaucoup de choses justes, a transformé l'orientation
fondamentale de l'homme à l'égard de la réalité. Il ne cherche plus le
mystère, le divin, il croit au contraire que la science finira bien par
déchiffrer un jour tout ce que nous ne comprenons pas encore aujourd'hui. Ce
n'est qu'une question de temps, et nous maîtriserons tout.
C'est ainsi que le critère de scientificité est devenu le critère suprême.
Récemment, je n'ai pu m'empêcher de rire. On a dit à la télévision qu'il
était désormais scientifiquement prouvé que la tendresse des mères était
utile aux enfants. On pourrait penser ce genre d'études absurdes, ou
relevant d'une conception erronée, populiste et infantile de la science,
mais cela témoigne aussi d'un modèle de pensée où la foi dans le mystère,
dans l'action de Dieu, en un mot toute la dimension religieuse, est devenue
caduque parce que « non scientifique », et ne trouve plus aucune place.
C'est un aspect des choses.
Et l'autre ?
L'autre, c'est précisément que la science redécouvre ses frontières, que
beaucoup de scientifiques s'interrogent de nouveau sur l'origine de tout
cela, et que nous devons alors nous reposer cette question. Cela favorise
une nouvelle compréhension du religieux ; comme un phénomène non pas de
nature mythologique, archaïque, mais qui se fonde sur la cohésion interne du
logos — de la même manière que l'Évangile a proprement voulu et proclamé la
foi.
Mais comme je l'ai dit, la religiosité doit trouver matière à se régénérer
dans ce grand contexte, et trouver ainsi de nouvelles formes d'expression et
de compréhension. Pour l'homme d'aujourd'hui, il n'est plus si facile de
comprendre que le sang versé par le Christ sur la croix est une expiation
pour ses péchés. Ce sont des formules, de grandes formules chargées de
vérité, mais qui n'ont plus leur place à elles dans toute notre structure de
pensée et notre représentation du monde. Il faut les traduire et leur donner
une nouvelle portée. Nous devons par exemple de
nouveau comprendre que le mal doit faire l'objet d'une véritable étude.
On ne peut pas se contenter de le repousser ou de l'oublier. Il doit être
étudié et transformé de l'intérieur.
Qu'est-ce que cela veut dire ?
Cela signifie que notre temps appelle véritablement une nouvelle
évangélisation ; il faut proclamer un Évangile, avec
sa grande rationalité immuable, mais aussi avec le pouvoir qui
est le sien et qui dépasse la rationalité, afin qu'il reprenne place dans
notre pensée et dans notre compréhension.
Quelles que soient les transformations, l'homme reste cependant toujours le
même. Il n'y aurait pas tant de croyants si les gens n'avaient pas toujours
cette idée au fond de leur cœur : Oui, ce qui est dit dans la religion,
c'est ce dont nous avons besoin. La science à elle seule, de la manière dont
elle s'isole et prend son autonomie, ne couvre pas la totalité de notre vie.
C'est un domaine qui nous apporte de grandes choses, mais pour y parvenir
elle a besoin que l'homme reste un homme.
Nous avons bien vu que le progrès a certes fait progresser nos capacités,
mais ni notre grandeur ni notre humanité. Nous devons retrouver un équilibre
intérieur, et nous avons aussi besoin de grandir intellectuellement : cela,
nous le voyons de mieux en mieux, dans les grandes difficultés de notre
temps. Même lors des nombreuses rencontres avec les grands chefs d'État, je
ressens une puissante conscience du fait que le monde ne peut pas
fonctionner sans la force de l'autorité religieuse.
Avant que nous ne parlions des problèmes de
l'Église catholique et de l'avenir de l'Église, je voudrais vous demander ce
qu'est l'Église, cet « organisme spirituel », comme vous l'avez dit un jour.
Vous avez repris dans une homélie un mot de Paul VI, qui, disait-il, aimait
l'Église au point de vouloir constamment « la serrer dans ses bras,
l'embrasser, l'aimer ». Le pape, y expliquait : « J'aimerais au bout du
compte la comprendre en toute chose, dans son histoire, dans son projet de
salut divin, dans sa destination finale, dans sa complexité. » Paul VI
concluait par les mots : « le corps mystérieux du Christ ».
Il a ainsi repris ce qu'a développé saint Paul, qui a défini l'Église comme
l'incarnation permanente, son organisme vivant. Paul ne la concevait
justement pas comme une institution, comme une organisation, mais comme un
organisme vivant dans lequel tous agissent ensemble et interagissent, dans
la mesure où ils sont unis par le Christ. C'est une image, mais une image
qui va en profondeur et qui est très réaliste,
notamment parce que dans l'eucharistie, nous croyons recevoir réellement le
Christ, le Ressuscité. Et si chacun reçoit le même Christ, nous
sommes tous bel et bien rassemblés dans ce nouveau corps ressuscité, dans le
grand espace d'une nouvelle humanité. Il est important de comprendre cela,
et donc de ne pas concevoir l'Église comme un appareil qui doit faire tout
ce qui est possible — il faut bien un appareil, mais dans certaines limites
—, mais comme un organisme vivant qui découle du
Christ lui-même.
Dans de nombreux pays, des associations laïques
militent pour l'indépendance à l'égard de Rome et pour une Église
spécifique, d'esprit national et démocratique. Le Vatican est alors présenté
comme une dictature, le pape comme un homme qui, d'une main autoritaire,
impose ses points de vue. Quand on examine la situation plus précisément, on
remarque l'accroissement des forces centrifuges plutôt que celle des forces
centrales, la rébellion contre Rome plutôt que la solidarité avec Rome.
Cette lutte d'orientation, qui dure à présent depuis des décennies,
n'a-t-elle pas aussi provoqué depuis très longtemps une sorte de schisme au
sein de l'Église catholique ?
Je dirais dans un premier temps que le pape n'a pas le pouvoir d'obtenir
quelque chose par la force. Son « pouvoir » relève uniquement d'une
conviction qui fait comprendre aux gens que nous dépendons les uns des
autres et que le pape est chargé d'une mission dont il ne s'est pas chargé
de son propre chef. Seule cette conviction permet à cet ensemble de
fonctionner. Seule la conviction de la foi commune permet aussi à l'Église
de vivre en communion. Je reçois tant de lettres, aussi bien de gens simples
que de personnalités de premier plan, qui me disent : « Nous ne faisons
qu'un avec le pape, il est pour nous le vicaire du Christ et le successeur
de Saint-Pierre, soyez assurés que nous croyons et que nous vivons en
communion avec vous. »
II existe bien entendu, et cela ne date pas d'hier, des forces centrifuges,
une tendance à former des Églises nationales — et certaines sont
effectivement apparues. Mais aujourd'hui, justement, dans la société
globalisée, dans la nécessité d'une unité interne de la communauté mondiale,
on voit bien que ce sont en réalité des anachronismes. Il devient clair
qu'une Église ne grandit pas en se singularisant, en se séparant au niveau
national, en s'enfermant dans un compartiment culturel bien précis, en lui
donnant une portée absolue, mais que l'Église a besoin d'unité, qu'elle a
besoin de quelque chose comme la primauté.
J'ai été intéressé en entendant le théologien russe orthodoxe John
Meyendorff, qui vit en Amérique, dire que leurs autocéphalies1
sont leur plus grand problème ; nous aurions besoin, disait-il, d'une sorte
de premier, d'un primat. On le dit aussi dans d'autres communautés. Les
problèmes de la chrétienté non-catholique, que ce soit sous l'angle
théologique ou pragmatique, tiennent en bonne partie au fait quelle n'a pas
d'organe assurant son unité. Il est donc clair qu'un organe de ce type est
nécessaire, il ne doit pas agir de manière dictatoriale, bien sûr, mais
depuis la communion intérieure de la foi. Les
tendances centrifuges ne disparaîtront certainement pas, mais l'évolution,
la direction générale de l'histoire nous le disent : l'Église a besoin d'un
organe pour assurer l'unité.
1. Du grec autokephal, autodéterminé ; dans l'Église grecque,
cela désigne une Église autonome. Les autocéphalies ont leur propre chef et
désignent elles-mêmes leur archevêque/métropolite.
Dans les décennies précédentes, il n'y a
pratiquement pas eu une seule, expérience pastorale, dans de nombreux
diocèses, à laquelle on ait renoncé dans l'effort mené pour une «
modernisation » de l'Église. Si l'on en croit la critique exprimée par le
philosophe Rüdiger Safranski, l'Église se serait transformée en un « projet
de religion froid », en un « mélange d'éthique sociale, de pensée
institutionnelle du pouvoir, de psychothérapie, de technique de méditation,
de service muséal, de management culturel et de travail social ». Selon les
critiques, en voulant faire comme tous les autres, le peuple chrétien a
cessé de comprendre que la foi pousse sur de tout autres racines que sur les
sociétés de divertissement occidentales. Mais beaucoup de théologiens
et de prêtres se sont aussi, entre-temps, tellement éloignés de la ligne
fondamentale qu'il est souvent bien difficile d'y reconnaître un profil
catholique.
Qu'est-ce qui n'a pas fonctionné ?
Eh bien ce sont justement les forces de la
désagrégation qui agissent dans l'âme humaine. À quoi s'ajoute la
volonté de toucher le public ; ou encore celle
de trouver une île quelconque, une terre vierge à laquelle nous pourrions
donner forme à notre gré. Ensuite, il y a deux possibilités. Ou bien verser
dans le moralisme politique, comme cela a été le cas
pour la théologie de la libération et d'autres expériences, pour
donner en quelque sorte une actualité au christianisme. Ou évoluer vers la
psychothérapie et le bien-être, c'est-à-dire vers des formes où
la religion est identifiée à une pratique visant à
trouver une sorte de bien-être global.
Toutes ces tentatives ont pour cause l'abandon de
la racine véritable, la foi. Ce qui reste ensuite — vous l'avez
bien décrit à travers vos citations — ce sont des projets que l'on a faits
soi-même, qui ont peut-être une valeur existentielle limitée mais ne
produisent pas de communion convaincante avec Dieu et ne peuvent pas non
plus relier durablement les hommes les uns aux autres.
Ce sont des îles sur lesquelles s'installent certaines personnes, et ces
îles sont par essence éphémères parce que les modes changent, c'est bien
connu.
Dans ce contexte, on est forcé de poser la question
: comment est-il possible que dans de nombreux pays occidentaux, tous les
écoliers étudient pendant de longues années la religion catholique (et
peut-être, à la fin, le bouddhisme), mais sans connaître au bout du compte
les caractéristiques fondamentales du catholicisme ? Tout cela se passe sous
la responsabilité des diocèses.
C'est une question que je me pose aussi. En Allemagne, chaque enfant suit
entre neuf et treize ans d'instruction religieuse. Comment se fait-il que
cela laisse aussi peu de traces, pour dire les choses clairement ? C'est
incompréhensible. Sur ce point, les évêques doivent effectivement réfléchir
sérieusement à la manière dont on peut donner un nouveau cœur, un nouveau
visage à la catéchèse.
Dans les médias religieux aussi s'est nichée une «
culture du doute » que l'on considère aujourd'hui comme « chic ».
Des rédactions entières reprennent ainsi, sans esprit critique, les slogans
issus de la critique ordinaire de l'Église. Des évêques suivent leurs
conseillers médias, qui leur recommandent de faire profil bas pour préserver
leur image libérale. Si, en plus, de grands groupes médiatiques appartenant
à l'Église évacuent les livres religieux de leur catalogue principal...
N'est-il pas alors problématique de vouloir encore parler, de manière
crédible, de la nouvelle évangélisation ?
Ce sont autant de phénomènes que l'on ne peut observer qu'avec tristesse.
Qu'il y ait en quelque sorte des catholiques professionnels qui vivent de
leur confession catholique mais chez qui la source de
la foi n'agit manifestement plus que faiblement, goutte à goutte...
Nous devons vraiment faire en sorte que cela change. J'observe en Italie —
où les entreprises religieuses institutionnelles sont beaucoup moins
nombreuses — que l'on prend des initiatives non pas parce que l'Église
organise quelque chose en tant qu'institution, mais parce que les gens sont
croyants. Les mouvements spontanés ne naissent pas d'une institution, mais
d'une foi authentique.
L'Église doit toujours aussi rester en mouvement,
elle est constamment « en chemin ». Le pape ne se demande-t-il pas également
si, dans bien des cas, il n'a pas tort de chercher à retenir ces phénomènes
irrésistibles parce qu'ils correspondent tout simplement au processus
nécessaire de la civilisation, auquel l'Église ne peut pas se refuser ?
Il faut bien entendu toujours demander ce qui, même parmi les choses qui ont
passé jadis pour essentiellement chrétiennes, n'était en réalité que
l'expression d'une époque déterminée. En un mot : quel est réellement
l'essentiel ? Cela signifie qu'il faut toujours
revenir de nouveau à l'Évangile et aux mots de la foi, pour
vérifier, primo, ce qui en fait partie,
secundo, ce qui change légitimement au fil du temps, et tertio,
ce qui n'en fait pas partie. Le point
décisif, au bout du compte, c'est donc toujours d'opérer la bonne
distinction.
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"Lumière du monde"
Sources : E.S.M.
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Eucharistie sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 16.10.2014
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