Benoît XVI et la question du
concept de Tradition |
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Le 12 août 2008 -
(E.S.M.)
- La manière
dont la Parole révélée en Jésus-Christ reste présente dans l'Histoire et
parvient aux hommes est une des questions fondamentales qui divisèrent
la chrétienté d'Occident au siècle de la Réforme. La querelle, écrit le
cardinal Ratzinger/Benoît XVI se noue autour de la notion de « Tradition ».
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La
Parole du Seigneur -
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Benoît XVI et la question du concept de Tradition
LA PAROLE DE DIEU
Rubrique : Théologie
Primauté, épiscopat et succession apostolique
1ère partie
►
Le papisme
2ème
partie ►
"Tradition" et "succession", furent
originellement très proches
3ème partie
►
La succession apostolique et le Verbe
4ème
partie
►
Les deux formes de succession apostolique - 29.07.08
5ème partie
►
Une catholicité qui renoncerait à Rome ne serait plus catholique - 08.08.08
I. RÉVÉLATION ET TRANSMISSION
DE LA PAROLE DE DIEU.
ESSAI D'ANALYSE DE LA NOTION DE TRADITION
Problématique
La manière dont la Parole révélée en Jésus-Christ reste présente dans
l'Histoire et parvient aux hommes est une des questions fondamentales qui
divisèrent la chrétienté d'Occident au siècle de la Réforme. La querelle,
écrit le cardinal Ratzinger/Benoît XVI se
noue autour de la notion de « Tradition ». L'Église catholique voyait en
celle-ci une forme de transmission de la Révélation, s'effectuant
conjointement avec l'autre, celle de l'Écriture Sainte. Il s'en suivit une
double remise en question : par Tradition, on désigna d'abord les « consuetudines ecclesiae », les coutumes ecclésiales, comme la sacralisation
du
dimanche, la prière tournée vers l'est, les coutumes du jeûne, les
différentes bénédictions, et tout ce qui caractérisait la pratique concrète
de la piété de l'Église du haut Moyen Âge. Toutes ces coutumes, avec ce
qu'elles avaient d'exaltant et de surprenant, avaient fait de l'Église
médiévale un immense dédale s'étendant à perte de vue. Sous la notion de «
Tradition », elles furent légitimées comme fondant la réalité chrétienne
concrète. Touché par la simplicité et la vigueur de l'Évangile, et éclairé
par son expérience d'un Dieu de justice et de pardon, Luther ne pouvait voir
dans toutes ces mesures qu'une comédie qui trompait les hommes sur le sens
profond de leur existence tout en les rassurant par des questions de forme.
De plus, exprime Benoît XVI, il y voyait un retour à la Loi,
à la suprématie des décrets des
hommes sur la Parole de Dieu. Ce contre quoi saint Paul s'était violemment
élevé redevenait une réalité dans l'Église. Ces coutumes ecclésiales
concernaient aussi nombre de règles dont on enseignait qu'elles devaient
être observées sous peine de péché mortel : pas de travail manuel les
dimanches et jours de fêtes, respect des prières quotidiennes et des
commandements du jeûne, d'où la question : « De quel droit les Évêques
imposent-ils de telles règles aux chrétiens, semant le trouble dans leurs
consciences ? » Pour Luther, ce qu'on nommait "traditio" devint peu à peu «
abus » : la transmission de la foi devient subalterne alors d'une règle par
laquelle l'homme se cache devant Dieu - ou plus exactement s'insurge contre
Lui -, pour prendre lui-même son salut en main au lieu d'espérer qu'il
vienne du Seigneur, dont on ne peut contraindre la bienveillance. « II ne
faut pas perdre de vue le fondement même de l'Évangile : nous obtenons la
grâce de Dieu par notre foi en Christ, sans mérite de notre part, et sans
les célébrations sacramentelles instituées par les hommes
(Écrits sur la confession de foi de l'Église luthérienne,
Göttingen, 1952). »
La notion de Tradition a posé problème sur un autre point fondamental, qui
par ailleurs ne trouva aucune solution positive. Quand Luther découvrit la
Bonne Nouvelle dans l'Évangile, il eut en même temps l'impression d'avoir
libéré la Parole de Dieu de son enchaînement au Magistère, qui s'était
emparé de cette Parole sans veiller à son contenu propre, et l'adaptait à sa
guise. Cette conviction se retrouve dans tous les écrits des réformateurs :
dans l'Église catholique, la Parole de Dieu est, selon eux, prisonnière de
l'autorité du Magistère, qui lui ravit sa puissance vivante. Melanchton,
probablement plus enclin à un compromis, l'exprime de la manière la plus
émouvante, en particulier quand il appose sa signature à la Confession de
foi de Smalkade, rédigée par Luther, en émettant cette réserve : «...
s'agissant du pape, pourvu qu'il permette l'accès à l'Évangile, je
considère, dans un souci de paix et d'unité, que sa supériorité, qu'il a
jure humano sur les Évêques, peut lui être concédée, (et accordée),
par nous
aussi ». Cet état de fait a profondément marqué la conception de l'Église de
la CA (Confession d'Augsbourg) [La Confession Augustana (1530) fut élaborée par le réformateur allemand
Philip Melanchthon. Elle constitue la base de la profession de foi pour
presque quatre-vingts millions de chrétiens luthériens. Avant leur
ordination, les ecclésiastiques luthériens sont souvent tenus d'y souscrire.
En raison de son ton conciliant et de sa brièveté, la Confession d'Augsbourg
affecta tout le mouvement de la Réforme, notamment les Trente-Neuf Articles
anglicans et la théologie de Jean Calvin, qui signa une version ultérieure
en 1540. Plus récemment, la Confession d'Augsbourg servit de base à un
dialogue œcuménique entre les catholiques romains et les luthériens (Note de
l'éditeur)], quand il y est dit, à propos de l'Église,
qu'elle est la « congregatio sanctorum, in qua evangelium pure docetur et
recte administrantur sacramenta ». L'Église a une double mission :
l'enseignement pur de l'Évangile et la correcte administration des
sacrements. Du Magistère, il n'est pas question. L'ignorer n'est pas moins
important que ce qui est mentionné. Car ce silence, manifestement
intentionnel, reflète la différence effective avec la conception
contemporaine de l'Église catholique - toujours valable aujourd'hui -, se
définissant par trois éléments : fides
(correspondant au pure docere) -
communia (correspondant aux
sacramenta) - auctoritas. Le magistère apparaît
ici comme le critère de la Parole. Il est le garant de la Parole. Chez
Melanchton, c'est l'inverse : la Parole apparaît comme le critère du
Magistère, dont on ne peut finalement vérifier la validité qu'en se référant
à la Parole, et qui donc peut aussi se faire rejeter. La Parole est devenue
indépendante. Elle surpasse le Magistère par sa propre dimension. Peut-être
est-ce dans ce renversement des rapports entre Parole et Magistère que
s'établit l'opposition entre catholiques et réformateurs au sujet de l'Église.
Cette différence, constate Benoît XVI, coïnciderait aussi avec leurs conceptions opposées sur la
transmission de la Révélation. Car rejeter le Magistère en tant que critère
de la Parole signifie, logiquement, réduire la Parole à l'Écriture
s'interprétant elle-même, qui serait alors la seule forme authentique de la
Parole, et ainsi ne tolérerait plus la présence d'une « Tradition » à ses
côtés.
Dans sa lutte pour défendre la notion de Tradition, le concile de Trente
avait sous les yeux les deux éléments de la critique de la Réforme esquissés
plus haut, et il tenta de formuler une réponse. Pour le rassemblement des
Églises, on constate non sans étonnement que face à l'amalgame traditio -
abusus fait par Luther, les thèmes traditio et reformatio se confondent. Les
Pères se sont toujours trouvés face au dilemme suivant : quand Luther attaque
la Tradition, doit-on répondre d'abord par une définition de la notion de
Tradition, ou d'abord par la reformatio, par la suppression des abus ?
S'agissant de la doctrine, le concile de Trente a récusé les deux formes de
critiques de la Réforme : Trente maintient que la Parole n'est pas une
réalité indépendante planant au-dessus de l'Église,, mais qu'elle a été
confiée par le Seigneur à l'Église. Elle n'est alors pas livrée à un
vague arbitraire, mais elle demeure justement dans Ses propres mains,
soustraite à toute intervention humaine. Au fond, craindre que la Parole
soit confiée à l'Église relève, pour les Pères du concile de Trente, d'une
forme de piété, imaginant que l'Église pourrait surpasser la Parole, et
qu'il faudrait se porter à son secours contre l'Église.
On était absolument certain qu'ayant institué l'Église
comme étant son Corps, le Seigneur savait aussi la préserver pour qu'elle
garde Sa Parole.
Force est d'avouer aujourd'hui, quatre siècles plus tard, que c'est dans la
divergence de vue qui sépare Luther du concile de Trente que le dilemme de
la chrétienté d'Occident se manifeste toujours clairement, comme cela vient
encore d'être mis en évidence dans la correspondance échangée entre Harnack
et Peterson. Lorsqu'il exprima ses remerciements à Harnack pour son étude
L'Ancien Testament dans les lettres de saint Paul et dans les communautés de
saint Paul, Peterson indiqua que, dans ses conclusions sur le rapport
entre Écriture et interprétation de l'Écriture, Harnack avait exprimé non le
principe protestant, mais le principe catholique. Ce à quoi Harnack
répondit: « Que ce qu'on appelle "le principe formel" de l'Ancien Testament
soit une critique impossible, et que le "formel" catholique soit le
meilleur, cela est un truisme, mais "matériellement" le principe de
Tradition catholique saccage encore plus l'Histoire, car fort heureusement
le Nouveau Testament rassemble vraiment les meilleures sources. » On
retrouve à nouveau le vieux dilemme dans cette opposition entre le «
formel » et le « matériel » : peut-on confier la Parole de Dieu à
l'Église sans avoir à craindre que le sécateur du Magistère ne lui fasse
perdre sa force et sa vigueur ? - c'est la question du protestant au
catholique; peut-on laisser à la Parole son autonomie, sans ainsi l'exposer
à l'arbitraire des exégètes, à une perte de son sens dans des querelles
d'historiens, et donc à un manque total de fiabilité ? -, telle est la
réplique que formulera aussitôt le catholique, lequel est d'avis qu'il n'y a
pas à se demander si nous devons ou non confier la Parole à l'Église : le
Seigneur en personne, répondra le chrétien catholique,
la lui a confiée (ce qui ne l'empêche pas, s'il
voit honnêtement les choses en face, de considérer qu'il a la mission
impérieuse de veiller à la sauvegarde de la pureté de la Parole).
Mais en théologie, indique Benoît XVI, l'histoire ne s'est malgré tout pas
arrêtée durant ces quatre siècles depuis la Réforme. Du point de vue
théologique, si l'on considère les rapports des confessions entre elles, on
constate deux sortes de tendances : d'une part, depuis la séparation, chacun
se maintient sur sa position; les deux groupes ont depuis leur propre
histoire, et s'éloignent l'un de l'autre. D'autre part, la distance qui
s'est ainsi faite permet une plus grande objectivité vis-à-vis de l'autre,
et finalement chacun s'efforce de plus en plus de faire voler en éclats sa
propre histoire, pour retrouver un terrain d'entente. Côté catholique, la
tentative la plus significative de notre génération fut entreprise par le
dogmaticien de Tûbingen J. R. Geiselmann : il a prôné une nouvelle approche
de la question de la Tradition en surmontant les positions univoques de la
Contre-Réforme. Ses tentatives s'avérèrent fructueuses lors des
délibérations du concile Vatican II ; elles ont conféré aux débats du
Concile sur ces questions une actualité passionnante. Dépassant la querelle
doctrinale des théologiens de différentes écoles, le Concile devint, dès la
première session, une réflexion de la chrétienté catholique sur les
fondements essentiels de sa foi. La thèse de Geiselmann est célèbre ; un
bref rappel de son contenu devrait suffire ici à jeter les bases d'une
réflexion tendant à approfondir la question, voire peut-être à la faire un
peu avancer.
Geiselmann part d'une nouvelle interprétation des décrets du concile de
Trente sur la nature de la Tradition. Trente avait établi que la vérité de
l'Évangile est contenue « in libris scriptis et sine scripto
traditionibus ». Ce qui fut interprété ainsi: l'Écriture Sainte ne
contient pas toute la vérité de l'Évangile, c'est pourquoi un « sola
scriptura » n'est pas possible, étant donné qu'une partie de la
Révélation nous parvient uniquement par la Tradition. Geiselmann a désormais
tenu compte d'une indication que d'autres avaient déjà donnée avant lui,
stipulant que dans le schéma préparatoire du texte, on avait prévu de
formuler que la Vérité était contenue partim in libris scriptis partim in
sine scripto traditionibus. Ce qui aurait nettement exprimé que le mode
de transmission de la Vérité se ferait par deux sources (l'Écriture
et la Tradition). Le concile renonça au partim - partim,
pour se contenter de la simple liaison « et
». Geiselmann en déduit qu'on a donc abandonné l'idée d'une
transmission de la Vérité par deux sources distinctes, et il ajoute que par
conséquent, en tant que théologien catholique, on peut défendre l'idée d'une
suffisance matérielle de l'Écriture, et en tant que catholique on peut
penser aussi que l'Écriture Sainte nous transmet la Révélation de manière
suffisante. Geiselmann considère qu'un « sola scriptura » matériel
est tout à fait acceptable pour un catholique aussi, et il croit pouvoir
montrer que cela est dans la ligne de la Tradition la plus ancienne, et que
les Tridentins vont aussi dans ce sens.
On comprend facilement qu'une telle thèse allait rencontrer beaucoup
d'approbations devant les toutes nouvelles perspectives de rencontres entre
chrétiens catholiques et protestants qu'elle semblait ouvrir. Pour moi,
précise Benoît XVI, il est indéniable que cela représente effectivement un
progrès concret. Cependant, dès qu'on l'analyse de plus près - tant au
regard de son fondement historique que dans ce qu'elle implique concrètement
- on est amené à se poser toute une série de questions
qui font qu'il est impossible d'en rester à cette thèse. Sur l'aspect
historique du problème, on tentera quelques remarques dans la deuxième
partie. Considérons ici d'ores et déjà la problématique concrète; cet examen
nous amène à poser une première question : qu'entend-on exactement par «
suffisance de l'Écriture » ? Même Geiselmann, en tant que théologien
catholique, ne parvient à classer aucun des dogmes catholiques reconnus
comme tels. Pas un seul d'entre eux ne s'est élaboré sola scriptura,
ni les grands dogmes fondateurs du christianisme datant du consensus
quinque saecularis de jadis, ni, et encore moins, les plus récents des
années 1854 et 1950. Quel sens peut donc avoir encore l'affirmation de la
suffisance de l'Écriture ? Ne risque-t-elle pas de devenir une dangereuse
illusion, par laquelle nous nous trompons d'abord nous-mêmes, et par
laquelle ensuite nous trompons les autres (ou plutôt, nous
ne les trompons pas, justement !) ? Pour maintenir d'une part que
l'Écriture contient toute la Vérité révélée, et que d'autre part le dogme de
1950 est aussi une vérité révélée, il faut, pour le moins, recourir à une
notion de suffisance qui serait pensée dans un sens si vaste que le mot «
suffisance » y perdrait toute signification sérieuse.
Nous en arrivons maintenant à la deuxième question, en réalité la plus
importante: s'interroge-t-on vraiment sur la notion de Tradition quand on
tente de clarifier l'idée de suffisance de l'Écriture, ou bien ne
s'arrête-t-on pas ici aux apparences d'un fait dont les racines sont bien
plus profondes ? Le propos d'introduction dont nous sommes partis devrait
nous amener à répondre par un oui sans équivoque. La question de la
suffisance de l'Écriture n'est qu'un problème secondaire, s'inscrivant dans
le cadre d'un débat beaucoup plus fondamental à régler, déjà évoqué par les
notions d'abusus et d'auctoritas, à savoir la question du
rapport entre autorité de l'Église et autorité de l'Écriture Sainte, tout le
reste découlant de la juste compréhension de ce lien. Pour aller de l'avant,
il sera donc nécessaire de creuser le fond des choses, non pas en
s'attardant sur des considérations superficielles comme celles de la
suffisance ou de l'insuffisance de l'Écriture, mais en présentant, dans
toute son ampleur, la façon dont la Parole révélée de Dieu est présente chez
les croyants. Il s'avère alors qu'il faut remonter au-delà des sources
positives que sont l'Écriture et la Tradition, jusqu'au cœur de leur source
: la Révélation, la Parole vivante de Dieu d'où la Tradition et l'Écriture
sont issues, et sans laquelle les deux ne peuvent se comprendre dans leur
signification pour la Foi. Le problème « Écriture et Tradition » reste
insoluble tant qu'on ne l'élargit pas à la question de « Révélation et
Tradition », et qu'on ne le replace pas ainsi là où il doit être, dans un
contexte plus étendu. Je voudrais dans ce qui suit,
sans chercher à entrer dans les détails de possibles divergences, développer
positivement le concept de Tradition en commençant par le cœur de son
ancrage. Peut-être pourra-t-on ainsi trouver une partie de réponse à
la question de la Réforme et contribuer à un débat dont la nécessité est de
plus en plus reconnue de part et d'autre.
à suivre :
Révélation et Écriture
Sainte
Source : La Parole de Dieu, cardinal Ratzinger/Benoît XVI
Ce document est destiné à l'information; il ne constitue pas
un document officiel
Eucharistie sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 12.08.2008 -
T/Théologie |