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Troisième prédication de Carême en présence du pape
Benoît XVI
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Le 08 avril 2011 -
(E.S.M.)
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Nous publions ci-dessous le texte intégral de la troisième
prédication de carême prononcée ce vendredi par le P. Raniero
Cantalamessa O.F.M. Cap., prédicateur de la Maison pontificale, en
présence du pape Benoît XVI.
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Le P. Raniero
Cantalamessa ofmCap.
Troisième prédication de Carême en présence du pape
Benoît XVI
Le 08 avril 2011 - E.
S. M. - Nous publions ci-dessous le texte intégral de la
troisième prédication de carême prononcée ce vendredi par le P. Raniero
Cantalamessa O.F.M. Cap., prédicateur de la Maison pontificale, en présence
du pape Benoît XVI et de la curie romaine, dans la chapelle Redemptoris
Mater, au Vatican.
P. Raniero Cantalamessa ofmCap.
QUE VOTRE CHARITE SOIT SANS FEINTE
1. Tu aimeras ton prochain comme toi-même
Un phénomène a été observé. Le Jourdain, en suivant son cours, forme deux
petites mers : la mer de Galilée et la mer Morte. Mais tandis que la mer de
Galilée est une mer grouillante de vie, parmi les eaux les plus
poissonneuses de la terre, la mer Morte, comme son nom l'indique, est une
mer « morte » : il n'y a aucune trace de vie, ni en elle ni aux alentours,
seulement du sel. Il s'agit pourtant de la même eau du Jourdain.
L'explication, du moins partielle, est celle-ci : la mer de Galilée reçoit
les eaux du Jourdain, mais ne les retient pas pour elle, les laisse
s'écouler pour permettre d'irriguer toute la vallée du Jourdain. La mer
Morte reçoit les eaux et les retient pour elle, elle n'a pas d'émissaires,
il n'en sort pas une goutte d'eau. C'est un symbole. Pour recevoir l'amour
de Dieu, nous devons en donner à nos frères, et plus nous en donnons, plus
nous en recevons. C'est sur quoi nous voulons réfléchir dans cette
méditation.
Après avoir réfléchi dans les premières méditations sur l'amour de Dieu
comme don, le moment est venu de méditer sur le devoir d'aimer, et en
particulier sur le devoir d'aimer son prochain. Le lien entre les deux
amours est exprimé de manière programmatique par la parole de Dieu : « Si
Dieu nous a ainsi aimés, nous devons, nous aussi, nous aimer les uns les
autres » (1 Jn 4, 11).
« Tu aimeras ton prochain comme toi-même » était un commandement
ancien, écrit dans la loi de Moïse (Lv 19, 18) et Jésus le cite comme tel (Lc
10, 27). Comment se fait-il donc que Jésus l'appelle « son »
commandement et le commandement « nouveau » ? La réponse est qu'avec lui ont
changé l'objet, le sujet et le motif de l'amour du prochain.
Tout d'abord, l'objet a changé, c'est-à-dire celui qui est le prochain à
aimer. Celui-ci n'est plus le compatriote ou, tout au plus, l'hôte qui
habite avec le peuple, mais tout homme, même l'étranger (le Samaritain !),
même l'ennemi. Il est vrai que la seconde partie de la phrase « Tu
aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi » ne se trouve pas
littéralement dans l'Ancien Testament, mais elle en résume l'orientation
générale, exprimée dans la loi du talion « œil pour œil, dent pour dent » (Lv
24, 20), surtout si on la met en parallèle avec ce que Jésus exige des siens
: « Eh bien ! moi je vous dis : aimez vos ennemis et priez pour vos
persécuteurs, afin de devenir fils de votre Père qui est aux cieux, car il
fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie
sur les justes et sur les. Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle
récompense aurez-vous ? Les publicains eux-mêmes n'en font-ils pas autant ?
Et si vous réservez vos saluts à vos frères, que faites-vous
d'extraordinaire ? Les païens eux-mêmes n'en font-ils pas autant ? » (Mt
5, 44-47).
A changé aussi le sujet de l'amour du prochain, autrement dit la
signification du mot prochain. Celui-ci n'est pas l'autre ; c'est moi ; ce
n'est pas celui qui est proche, mais celui qui se fait proche. Avec la
parabole du bon Samaritain, Jésus montre qu'il ne faut pas attendre
passivement que le prochain surgisse sur ma route, précédé d'une multitude
de signaux lumineux, toutes sirènes déployées. Le prochain, c'est toi,
c'est-à-dire celui que tu peux devenir. Le prochain n'existe pas au départ,
il n'y aura un prochain que s'il devient prochain de quelqu'un.
A changé surtout le modèle ou la mesure de l'amour du prochain. Jusqu'à
Jésus, le modèle était l'amour de soi : « comme toi-même ». Dieu, a-t-on
dit, ne pouvait fixer l'amour du prochain à un « pieu » plus solide que
celui-ci ; il n'aurait pas atteint non plus le même objectif s'il avait dit
: « Tu aimeras ton prochain comme ton Dieu ! », parce que sur l'amour
de Dieu - c'est-à-dire sur ce que signifie aimer Dieu - l'homme peut encore
tricher, mais sur l'amour de soi, non. L'homme sait très bien ce que
signifie, en toute circonstance, s'aimer soi-même ; c'est un miroir qu'il a
toujours devant soi, qui ne laisse pas d'échappatoire1.
En revanche, Dieu laisse une échappatoire, et c'est pourquoi il remplace ce
modèle par un autre modèle et une autre mesure : « Voici quel est mon
commandement : vous aimer les uns les autres, comme je vous ai aimés » (Jn
15, 12). L'homme peut mal s'aimer, autrement dit désirer le mal, non le
bien, aimer le vice, non la vertu. Si pareil homme aime les autres comme
lui-même et veut pour les autres les choses qu'il veut pour lui-même, elle
est bien à plaindre la personne qui est aimée de la sorte ! Nous savons, en
revanche, où nous conduit l'amour de Jésus : à la vérité, au bien, au Père.
Celui qui le suit, lui, « ne marche pas dans les ténèbres ». Il nous a aimés
en mourant pour nous, alors que nous étions encore pécheurs, c'est-à-dire
ennemis (Rm 5, 6 ss).
On comprend alors ce que veut dire l'évangéliste Jean avec son affirmation
apparemment contradictoire : « Bien-aimés, ce n'est pas un commandement
nouveau que je vous écris, c'est un commandement ancien, que vous avez reçu
dès le début. Ce commandement ancien est la parole que vous avez entendue.
Et néanmoins, encore une fois, c'est un commandement nouveau que je vous
écris » (1 Jn 2, 7-8). Le commandement de l'amour du prochain est «
ancien » littéralement, mais « nouveau » de la nouveauté même de
l'évangile. Nouveau - explique le pape dans un chapitre de son nouveau livre
sur Jésus - car il n'est plus seulement « loi », mais aussi, et avant
tout, « grâce », s'il se fonde sur la communion avec le Christ,
rendue possible par le don de l'Esprit.2
Avec Jésus on passe de la loi du talion, ou entre deux acteurs - « Ce que
l'autre t'a fait, fais-le à lui » - à la loi de la transition, ou avec
trois acteurs : « Ce que Dieu t'a fait, toi fais-le à l'autre », ou,
en partant de la direction opposée : « Ce que tu auras fait avec l'autre,
c'est ce que Dieu fera avec toi ». On ne compte plus les paroles de
Jésus et des apôtres qui répètent ce concept : « Comme Dieu vous a pardonné,
pardonnez-vous aussi les uns les autres » : « Si vous ne pardonnez pas de
tout cœur à vos ennemis, votre Père qui est aux cieux Père ne vous
pardonnera pas non plus ». Se trouve ainsi coupée à la racine l'excuse :
« Mais lui ne m'aime pas, il m'offense... ». Ceci le regarde, lui,
pas toi. Toi, seulement doit te concerner ce que tu fais à l'autre et
comment tu te comportes face à ce que l'autre te fait.
La question principale reste en suspens : pourquoi ce curieux détournement,
de l'amour de Dieu à l'amour du prochain ? Ne devrait-on pas s'attendre
logiquement à : « Comme je vous ai aimés, aimez-moi »?, au lieu de :
« Comme je vous ai aimés vous, aimez-vous les uns les autres »? Ici
réside la différence entre l'amour purement eros et l'amour eros et agapè
ensemble. L'amour purement érotique est en circuit fermé : « Aime-moi,
Alfredo, aime-moi autant que moi je t'aime », chante Violetta dans la
Traviata de Verdi : je t'aime, tu m'aimes. L'amour agapè est à circuit
ouvert : il vient de Dieu et retourne à lui, mais en passant par le
prochain. Jésus a inauguré lui-même ce nouveau genre d'amour : « Comme Le
Père m'a aimé, moi aussi je vous ai aimés » (Jn 15, 9).
Sainte Catherine de Sienne nous en a donné l'explication la plus simple et
convaincante. Elle fait dire à Dieu : « Je vous demande de m'aimer du
même amour que je vous aime. Vous ne pouvez le faire complètement, puisque
je vous ai aimés sans être aimé. Dès lors l'amour que vous avez pour moi est
une dette que vous acquittez, non une grâce que vous me faites, tandis que
l'amour que j'ai pour vous au contraire est une grâce que je vous accorde,
et non une dette. Vous ne pouvez donc me rendre l'amour que je réclame, et
cependant je vous en offre le moyen dans votre prochain : faites pour lui ce
que vous ne pouvez faire pour moi. Mais je vous ai placés à côté de votre
prochain, pour vous permettre de faire pour lui ce que vous ne pouvez faire
pour moi : l'aimer par grâce, et avec désintéressement, sans en attendre
aucun avantage. Je considère alors comme fait à moi ce que vous faites au
prochain »3.
2. Aimez-vous de tout votre cœur
Après ces réflexions d'ordre général sur le commandement de l'amour du
prochain, nous aborderons maintenant les qualités que doit revêtir cet
amour. Elles sont fondamentalement au nombre de deux : il doit être un amour
sincère et un amour actif, un amour du cœur et un amour en quelque sorte «
des mains », d'action. Nous nous arrêterons ici sur la première
qualité, en nous laissant guider par Paul, le grand chantre de l'amour.
La seconde partie de l'Epître aux Romains se présente comme une succession
de recommandations sur l'amour mutuel au sein de la communauté chrétienne :
« Que votre charité soit sans feinte [...] ; que l'amour fraternel vous
lie d'affection entre vous, chacun regardant les autres comme plus
méritants... » (Rm 12, 9 ss). « N'ayez de dettes envers personne,
sinon celle de l'amour mutuel. Car celui qui aime autrui a de ce fait
accompli la loi » (Rm 13, 8).
Pour saisir l'âme qui unifie toutes ces recommandations, l'idée
fondamentale, ou mieux, le « sentiment » que Paul a de la charité, il
faut partir de cette parole initiale : « Que votre charité soit sans
feinte ! » Il ne s'agit pas d'une parmi les nombreuses exhortations,
mais de la matrice d'où découlent toutes les autres. Elle renferme le secret
de la charité. Nous essaierons, avec l'aide de l'Esprit, de percer ce
secret.
Le terme original utilisé par saint Paul et qui est traduit par « sans
feinte », est anhypòkritos, c'est-à-dire sans hypocrisie. Ce vocable est
une sorte de voyant ; c'est, en effet, un terme rare utilisé dans le Nouveau
Testament, presque exclusivement pour définir l'amour chrétien. On retrouve
encore l'expression « charité sans feinte » (anhypòkritos) dans 2
Corinthiens 6, 6 et dans 1 Pierre 1, 22. Ce dernier texte permet de saisir,
en toute certitude, le sens du terme en question, car il l'explique par une
périphrase ; l'amour sincère - dit-il - consiste à s'aimer sans défaillance
« d'un cœur pur ».
Donc, Saint Paul, par cette simple affirmation : « que votre charité soit
sans feinte ! », porte le propos à la racine même de la charité, qui est
le cœur. Ce qui est requis de l'amour, c'est qu'il soit sincère,
authentique, non feint. Comme le vin, pour être « pur », doit être pressé à
partir du raisin, il en est de même pour l'amour qui vient du cœur. En cela
aussi, l'Apôtre se fait l'écho fidèle de la pensée de Jésus ; en effet, à
plusieurs reprises et avec force, il avait indiqué le cœur comme le « lieu »
où se décide la valeur de ce qui fait l'homme, ce qui est pur, ou impur,
dans la vie d'une personne (Mt 15, 19).
On peut parler d'une intuition paulienne, à propos de la charité ; celle-ci
consiste à révéler, derrière l'univers visible et extérieur de la charité,
fait d'œuvres et de paroles, un autre univers tout intérieur, qui est par
rapport au premier ce que l'âme est pour le corps. On retrouve cette
intuition dans l'autre grand texte sur la charité, qui est 1 Corinthiens 13.
Au fond, ce que dit saint Paul se réfère entièrement à cette charité
intérieure, aux dispositions et aux sentiments de la charité : la charité
est patiente ; la charité est bienveillante ; elle n'est pas envieuse, ne
s'irrite pas ; elle excuse tout, croit tout, espère tout... Rien à voir,
directement, avec faire du bien, ou avec les œuvres de charité ; mais tout
se ramène à la racine du vouloir du bien. La bienveillance vient avant la
bienfaisance.
L'apôtre lui-même explicite la différence entre les deux sphères de la
charité, en affirmant que le plus grand acte de charité extérieure -
distribuer ses biens aux pauvres - ne sert de rien, sans la charité
intérieure (cf. 1 Co 13, 3). Ce serait l'opposé de la charité « sincère
». La charité hypocrite, en effet, est précisément celle qui fait du bien,
sans vouloir le bien, qui montre à l'extérieur quelque chose qui n'a pas son
correspondant dans le cœur. Dans ce cas, on a une apparence de charité, qui
peut, à la limite, dissimuler égoïsme, recherche de soi, instrumentalisation
de son frère, ou même un simple remords de conscience.
Ce serait une erreur fatale d'opposer la charité du cœur et la charité des
actes, ou de se réfugier dans la charité intérieure, pour y trouver une
sorte d'alibi au manque de charité active. D'ailleurs, dire que sans la
charité, « il ne sert de rien » même de tout donner aux pauvres, ne
signifie pas dire que cela ne sert à personne et que c'est inutile ; mais
cela signifie plutôt que ça ne me sert pas « à moi », alors que cela
peut servir au pauvre qui la reçoit. Donc, il ne s'agit pas tant de
minimiser l'importance des œuvres de charité (nous le verrons la prochaine
fois), que d'assurer à celles-ci une base sûre contre l'égoïsme et ses ruses
infinies. Saint Paul veut que les chrétiens soient « enracinés, fondés
dans l'amour » (Ep 3, 17), autrement dit, que l'amour soit la racine et
le fondement de tout.
Aimer sincèrement signifie aimer à cette profondeur, là où tu ne peux pas
mentir, car tu es seul face à toi-même, seul devant le miroir de ta
conscience, sous le regard de Dieu. « Aime son frère - écrit saint
Augustin - celui qui, devant Dieu, là où lui seul voit, tranquillise son
cœur et se demande en son for intérieur si vraiment il agit ainsi par amour
de son frère ; et cet œil qui pénètre dans son cœur, là où l'homme ne peut
atteindre, lui rend témoignage »4. C'était donc un amour sincère, celui
de Paul pour les Hébreux s'il pouvait dire : « Je dis la vérité dans le
Christ, je ne mens point ; ma conscience m'en rend témoignage dans l'Esprit
Saint - j'éprouve une grande tristesse et une douleur incessante en mon
cœur. Car je souhaiterais d'être moi-même anathème, séparé du Christ, pour
mes frères, ceux de ma race selon la chair » (Rm 9, 1-3).
Pour être authentique, la charité chrétienne doit donc partir de
l'intérieur, du cœur ; les œuvres de miséricorde, des « entrailles de la
miséricorde » (Col 3, 12). Cependant, il nous faut tout de suite
préciser qu'il s'agit de quelque chose de beaucoup plus radical que la
simple « intériorisation », c'est-à-dire de mettre l'accent non plus
sur la pratique extérieure de la charité, mais sur la pratique intérieure.
Ce n'est que le premier pas. L'intériorisation aboutit à la divinisation !
Le chrétien - disait saint Pierre - est celui qui aime « d'un cœur pur
» : mais avec quel cœur ? Avec « le cœur nouveau et l'Esprit nouveau
» reçus dans le baptême !
Quand un chrétien aime ainsi, c'est Dieu qui aime à travers lui ; il devient
un canal de l'amour de Dieu. Comme pour la consolation qui n'est rien
d'autre qu'une modalité de l'amour : « Dieu nous console dans toute notre
tribulation, afin que, par la consolation que nous-mêmes recevons de Dieu,
nous puissions consoler les autres en quelque tribulation que ce soit »
(2 Co 1, 4). Nous consolons avec la consolation même que nous recevons de
Dieu, nous aimons avec l'amour que nous recevons de Dieu. Non avec un autre.
Ce qui explique le retentissement, en apparence disproportionné, que peut
parfois avoir un simple acte d'amour, souvent même caché, l'espérance et la
lumière qu'elle créée tout autour.
3. La charité édifie
Quand on parle de la charité dans les écrits apostoliques, on n'en parle
jamais de façon abstraite, de manière générale. Il y a toujours à la base
l'édification de la communauté chrétienne. En d'autres termes, le premier
domaine dans lequel doit s'exercer la charité est l'Eglise et plus
concrètement encore, la communauté dans laquelle on vit, les personnes avec
lesquelles on est en relation dans la vie quotidienne. C'est aussi ce qui
doit se passer aujourd'hui, en particulier au cœur de l'Eglise, entre ceux
qui travaillent en étroite relation avec le Souverain Pontife.
A une certaine période de l'antiquité, on désignait par le terme charité,
agape, non seulement le repas fraternel que les chrétiens prenaient
ensemble, mais toute l'Eglise5. Le martyr saint Ignace d'Antioche salue
l'Eglise de Rome comme celle qui « préside à la charité (agape) »,
c'est-à-dire à la « fraternité chrétienne », à l'ensemble de toutes
les Eglises6. Cette phrase n'exprime pas seulement le fait de la primauté,
mais aussi sa nature, ou la manière de l'exercer : c'est-à-dire dans la
charité.
L'Eglise a besoin, de façon urgente, d'une bouffée de charité qui guérisse
ses fractures. Dans un de ses discours, Paul VI disait : « L'Eglise a
besoin de sentir refluer par toutes ses facultés humaines, la vague d'amour,
cet amour qui s'appelle charité, précisément répandue dans nos cœurs par
l'Esprit saint qui nous a été donné »7. Seul l'amour guérit. C'est
l'huile du samaritain. De l'huile, aussi parce qu'elle doit flotter
au-dessus de tout comme le fait l'huile par rapport aux liquides. « Et
puis, par-dessus tout, la charité, en laquelle se noue la perfection »
(Col 3, 14). Au-dessus de tout, super omnia ! Et donc aussi au-dessus de la
foi et de l'espérance, de la discipline, de l'autorité, même si, il est
évident, la discipline et l'autorité elles-mêmes peuvent être une expression
de la charité. Il n'y a pas d'unité sans la charité mais s'il y en avait
une, ce serait une unité de peu de valeur pour Dieu.
Il y a un domaine important à travailler : celui des jugements réciproques.
Saint Paul écrivait aux Romains : « Mais toi, pourquoi juger ton frère ?
Et toi, pourquoi mépriser ton frère ?... Finissons-en donc avec ces
jugements les uns sur les autres » (Rm 14, 10.13). Avant lui, Jésus
avait dit : « Ne jugez pas, afin de n'être pas jugés (...) Qu'as-tu à
regarder la paille qui est dans l'oeil de ton frère ? Et la poutre qui est
dans ton œil à toi, tu ne la remarques pas ! » (Mt 7, 1-3). Il compare
le péché du prochain (le péché jugé), quel qu'il soit, à de la paille, et
celui de qui juge (le péché de juger) à une poutre. La poutre est le fait
même de juger, tellement il est grave aux yeux de Dieu.
Le discours sur le jugement est certes délicat et complexe et il manquera de
réalisme s'il n'est pas mené jusqu'au bout. Comment fait-on, en effet à
vivre sans jamais juger ? Le jugement est implicite en nous, même dans un
regard. On ne peut pas observer, écouter, vivre, sans donner des
appréciations, c'est-à-dire sans juger. Un parent, un supérieur, un
confesseur, un juge, quiconque a une responsabilité sur les autres, doit
juger. Parfois, comme c'est le cas de nombreuses personnes ici à la Curie,
le jugement est même le type de service qu'elles sont appelées à rendre à la
société ou à l'Eglise.
En effet, ce n'est pas tant le jugement que nous devons ôter de notre cœur,
mais le venin qui vient de notre jugement ! C'est-à-dire la rancune, la
condamnation. Dans l'Evangile de Luc, le commandement de Jésus : « Ne
jugez pas et vous ne serez pas jugés » est immédiatement suivi, comme
pour expliquer le sens de ces paroles, par le commandement : « ne
condamnez pas et vous ne serez pas condamnés » (Lc 6, 37). En soi,
l'action de juger est neutre, le jugement peut se terminer aussi bien par
une condamnation que par une absolution ou une justification. Ce sont les
jugements négatifs qui sont repris et bannis de la parole de Dieu, ceux qui
condamnent le pécheur en même temps que le péché, ceux qui visent davantage
la punition que la correction du frère.
Il y a un autre point qui qualifie la charité sincère : l'estime. « Que
l'amour fraternel vous lie d'affection entre vous » (Rm 12, 10). Pour
estimer son frère, il ne faut pas s'estimer trop soi-même, il ne faut pas
être toujours sûr de soi ; il ne faut pas « se surestimer », dit
l'Apôtre (Rm 12, 3). Celui qui se surestime est comme un homme qui, la nuit,
a devant les yeux une source de lumière intense : il ne voit rien au-delà de
cette lumière ; il ne parvient pas à voir les lumières de ses frères, leurs
mérites et leurs valeurs.
« Minimiser » doit devenir notre verbe préféré dans les relations
avec les autres : minimiser nos mérites et les défauts des autres. En
revanche - chose diamétralement opposée - ne pas minimiser nos défauts et
les mérites des autres, comme nous avons souvent tendance à le faire. Il y a
une fable d'Esope à ce sujet, adaptée par La Fontaine, qui dit :
On se voit d'un autre œil qu'on ne voit son prochain.
Le Fabricateur souverain
Nous créa Besaciers tous de même manière,
Tant ceux du temps passé que du temps d'aujourd'hui :
Il fit pour nos défauts la poche de derrière,
Et celle de devant pour les défauts d'autrui8
Il faudra tout simplement inverser les choses : mettre nos défauts dans la
besace que nous avons devant et les défauts des autres dans celle de
derrière. Saint Jacques avertit : « Ne médisez pas les uns des autres
» (Jc 4, 11). On ne parle plus maintenant de commérages, on parle de gossip,
et on dirait que c'est devenu une chose innocente, alors qu'en réalité il
s'agit de l'une des choses qui empoisonnent le plus la vie commune. Il ne
suffit pas de ne pas dire du mal des autres ; il faut aussi empêcher que les
autres le fassent en notre présence, leur faire comprendre, même sans rien
dire, qu'on n'est pas d'accord. L'ambiance d'un lieu de travail ou d'une
communauté est tellement différente quand on prend au sérieux
l'avertissement de saint Jacques ! Dans beaucoup de lieux publics, à une
certaine époque il était écrit : « Interdiction de fumer » ou même «
Interdiction de blasphémer ». Ce ne serait pas mal de le remplacer, dans
certains cas, par « Commérages interdits ».
Ecoutons pour terminer, comme si elle nous était adressée, l'exhortation de
l'Apôtre à la communauté des Philippiens qu'il aimait tant : « Mettez le
comble à ma joie par l'accord de vos sentiments : ayez le même amour, une
seule âme, un seul sentiment ; n'accordez rien à l'esprit de parti, rien à
la vaine gloire, mais que chacun par l'humilité estime les autres supérieurs
à soi ; ne recherchez pas chacun vos propres intérêts, mais plutôt que
chacun songe à ceux des autres. Ayez entre vous les mêmes sentiments qui
sont dans le Christ Jésus » (Ph 2, 2-5).
1 Cf. S. Kierkegaard, Gli atti dell'amore, Milano, Rusconi,
1983, p. 163.
2 Benoît XVI, Jésus de Nazareth, De l'entrée à Jérusalem à la Résurrection,
Editions du Rocher
3 S. Caterina da Siena, Dialogo 64.
4 S. Agostino, Commento alla Prima Lettera di Giovanni, 6,2 (PL 35, 2020).
5 Lampe, A Patristic Greek Lexicon, Oxford 1961, p. 8
6 S. Ignazio d'Antiochia, Lettera ai Romani, saluto iniziale.
7 Discorso all'udienza generale del 29 Novembre 1972 (Insegnamenti di Paolo
VI, Tipografia Poliglotta Vaticana, X, pp. 1210s.).
8 J. de La Fontaine, Fables
Sources : www.vatican.va
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ZF11040811
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Eucharistie sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 08.04.2011 - T/Méditations
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