Dialogue sur la foi et la raison,
entre Benoît XVI et Jürgen Habermas |
|
CITE DU VATICAN, le 7 Mars 2007 -
(E.S.M.) - Le cardinal Ruini l’a présenté en entrant comme troisième
intervenant dans le dialogue sur la foi et la raison, qui était déjà en
cours entre Benoît XVI et le philosophe Jürgen Habermas.
|
Le cardinal Ruini lors de sa
conférence
Dialogue sur la foi et la raison,
entre Benoît XVI et Jürgen Habermas
Habermas écrit à Ratzinger, Ruini répond. Alliés contre le "défaitisme" de
la raison moderne
Le célèbre philosophe athée invoque une nouvelle alliance entre foi et
raison, mais sous une forme différente de celle qu’a proposée Benoît XVI à
Ratisbonne. Le cardinal Ruini met en évidence les points d’accord et de
désaccord et insiste sur la "meilleure hypothèse":
vivre comme si Dieu existait
par Sandro Magister
C’est son dernier discours en tant que président de la conférence épiscopale
italienne. Mais pour le cardinal Camillo Ruini, il s’agit plutôt d’un
nouveau début, d’un retour complet à sa vocation première: celle de
professeur de théologie et de philosophie qui se confronte à la culture
d’aujourd’hui.
Ce discours, le cardinal Ruini l’a lu au matin du vendredi 2 mars devant
plus d'une centaine d’intellectuels et de savants catholiques, qui
s’efforcent de donner un contenu au programme le plus ambitieux de la CEI
depuis dix ans: "le projet culturel".
Le titre général de la rencontre était: "La raison,
les sciences et l’avenir de la civilisation". Le cardinal Ruini
l’a présenté en entrant comme troisième intervenant dans le dialogue sur la
foi et la raison, qui était déjà en cours entre Benoît XVI et le philosophe
Jürgen Habermas.
Habermas, qui se définit comme un "athée méthodique", est le dernier grand
représentant de la célèbre école philosophique de Francfort. Il a affronté
celui qui était alors le cardinal Josef Ratzinger dans un débat public
mémorable qui a eu lieu à Munich le 19 janvier 2004. Le débat – qui est
devenu ensuite un livre, publié en plusieurs langues – portait sur les
fondements des états libéraux modernes et il s’appuyait sur la thèse d’un
autre penseur allemand, Ernst-Wolfgang Böckenförde, selon lequel "l’état
libéral sécularisé vit de présupposés qu’il ne peut pas garantir". Habermas
et Ratzinger – comme avant eux Böckenförde – se demandaient ce que la
religion peut offrir de spécifique à cette insuffisance de l'état moderne.
Tous les deux proposaient, de manière différente, une alliance renouvelée
entre foi et raison.
Comme on le sait, c’est justement à relier la foi et la raison que Benoît
XVI a consacré la leçon qu’il a donnée le 12 septembre à l’université de
Ratisbonne: leçon que le cardinal Ruini a plusieurs fois citée comme l’axe
du pontificat actuel.
On pouvait donc s’attendre à ce que Habermas réponde à cette leçon. C’est ce
qu’il a fait dans un long article publié samedi 10 février dans le principal
quotidien de Suisse allemande, le "Neue Zürcher Zeitung".
Dans son discours, que l’on trouve ci-dessous, le cardinal Ruini résume
précisément les positions de Habermas et ses critiques de la leçon de
Ratisbonne, avant de les analyser et de les contester.
On peut se contenter d’ajouter que Habermas définit de la manière suivante
le ressort qui l’a poussé à étudier un nouveau rapport entre raison et foi:
"le désir de mobiliser la raison moderne contre le défaitisme qu’elle
abrite".
Ce défaitisme de la raison, Habermas le voit à l’œuvre à la fois dans le
"scientisme positiviste", et dans ces "tendances d’une modernisation
déréglée qui paraissent gêner plutôt que favoriser les impératifs de sa
morale de justice". Une leçon laïque qui a beaucoup à apprendre aux
catholiques fascinés par le rationalisme moderne.
Voici donc, légèrement abrégé et avec des titres de rédaction, le discours
du 2 mars 2007 dans lequel le cardinal Ruini critique les critiques
qu’adresse Habermas à Benoît XVI. Bonne lecture!
La raison, les sciences et l’avenir de la
civilisation
par Camillo Ruini
[…] Le discours prononcé par Benoît XVI à Ratisbonne a été suivi de
polémiques à propos de l’islam et de ses rapports avec la raison et la
violence en plus de ceux qu’il entretient avec le christianisme. On a
beaucoup moins parlé du vrai sujet de ce discours, qui est centré sur
l’affirmation selon laquelle "ne pas agir selon la raison est contraire à la
nature de Dieu" et débouche sur une volonté de donner plus de place au
rationnel, proposant ainsi un dialogue ou, pour mieux dire, une nouvelle
rencontre, de la foi chrétienne avec la raison de notre temps.
Il y a quelques jours, Jürgen Habermas, dernier des grands représentants de
l’école philosophique de Francfort et interlocuteur compétent de celui qui
était alors le cardinal Ratzinger lors du débat qui a eu lieu le 19 janvier
2004 à Munich, a relancé la proposition d’une alliance entre la raison
éclairée, autrement dit "la conscience lucide de la modernité" et "la
conscience théologique des religions mondiales", afin de "mobiliser la
raison moderne contre le défaitisme qu’elle abrite en elle-même" et qui se
manifeste "à la fois dans la déclinaison postmoderne de la ‘dialectique de
l’illuminisme’ et dans le scientisme positiviste" […]
L’ALLIANCE PROPOSÉE PAR HABERMAS
De quel type est l’alliance que propose Habermas? Non pas "des compromis
ambigus entre ce qui reste inconciliable", c’est-à-dire la perspective
anthropocentrique de la raison moderne et celle qui résulte de la pensée
géocentrique et cosmocentrique. Si les deux raisons ou les deux consciences
veulent vraiment parler l’une avec l’autre (et pas seulement l’une de
l’autre), les religions doivent reconnaître l’autorité de la raison
"naturelle" (les guillemets sont de Habermas), c'est-à-dire les résultats
faillibles des sciences et les principes universalistes de l’égalitarisme
juridique, tandis que la raison séculière ne doit pas s’ériger en juge des
vérités religieuses, même s’il est vrai que "pour finir, elle ne considère
comme ‘raisonnable’ que ce qui peut être exprimé dans ses propres discours",
qui doivent être, au moins en principe, accessibles à tous.
Concrètement, il s’agit d’une raison que la science moderne a obligée à se
débarrasser pour toujours de la métaphysique, limitant la philosophie "aux
seules compétences générales des sujets de connaissance, de langage et
d’action".
Selon Habermas, la synthèse de la foi et de la raison, construite depuis
saint Augustin jusqu’à saint Thomas d’Aquin, a donc été brisée. La
philosophie moderne a su s’approprier de manière critique l’héritage de la
pensée grecque, mais elle a drastiquement écarté d’elle la connaissance
judéo-chrétienne du salut, c'est-à-dire la révélation et la religion.
Il ne s’agit pas de colmater maintenant cette brèche, mais de comprendre que
la raison séculière surmonterait l’actuelle opacité de son rapport avec la
religion si elle prenait au sérieux cette origine commune de la philosophie
et de la religion qui renvoie à la révolution concernant la vision du monde
qui a eu lieu au milieu du premier millénaire avant Jésus-Christ.
Ce n’est qu’en considérant les traditions qui remontent à Athènes et à
Jérusalem comme des éléments essentiels de sa propre genèse historique que
la raison séculière pourra se comprendre pleinement elle-même; et ses
enfants (Habermas entend par là les croyants comme les non-croyants)
pourront s’accorder sur leur identité et leur position dans le monde.
SA CRITIQUE DE LA LEÇON DE RATISBONNE
Sur ces bases, dans la dernière partie de son article, Habermas critique le
discours de Ratisbonne par lequel Benoît XVI aurait donné un ton
curieusement antimoderne au débat sur l’hellénisation ou la déshellénisation
du christianisme et, de cette façon, aurait répondu par la négative à la
question de savoir si les théologiens chrétiens doivent s’efforcer de
répondre aux défis créés par une raison moderne et donc post-métaphysique.
En se réclamant de la synthèse de la métaphysique grecque et de la foi
biblique qui a été élaborée depuis saint Augustin jusqu’à saint Thomas
d’Aquin, Benoît XVI nierait la valeur des raisons qui ont produit dans
l’Europe moderne une polarisation entre foi et savoir. Même s’il affirme ne
pas vouloir "revenir à l’illuminisme et se dégager des sciences modernes",
il montre en tout cas "qu’il veut repousser la force des arguments contre
lesquels cette synthèse métaphysique a fini par se briser".
Habermas conclut qu’il ne lui paraît pas avantageux de "mettre entre
parenthèses – en les excluant de la généalogie d’une ‘raison commune’ de
croyants, non-croyants et croyants autrement – ces trois poussées de
déshellénisation (cf. le discours de Ratisbonne) qui ont contribué à faire
naître l’idée moderne de la raison séculière".
DEUX POINTS DE DESACCORD AVEC HABERMAS
Je me suis longuement attardé sur cette intervention d’Habermas parce
qu’elle nous permet de repérer avec précision les véritables éléments clés
du dialogue-confrontation-nouvelle rencontre entre foi chrétienne et
rationalité contemporaine auxquels Josef Ratzinger-Benoît XVI s’est attaché
dernièrement dans son discours de Ratisbonne mais également dès sa leçon
inaugurale de 1959 à l’Université de Bonn, consacrée au Dieu de la foi et au
Dieu des philosophes, puis tout au long de son travail théologique […].
On ne peut pas ne pas noter dans le discours de Habermas deux "présupposés"
assez datés et, si j’ose dire, anachroniques, qui montrent comment même un
penseur de haut niveau et qui recherche une alliance avec la pensée
chrétienne reste malgré tout conditionné dans sa démarche.
Le premier présupposé est de rattacher la foi et la théologie chrétienne des
perspectives qui résultent de la pensée géocentrique et cosmocentrique.
Il suffit de rappeler, à ce sujet, l’encyclique "Dives
in Misericordia", n.1, où Jean-Paul II affirmait au contraire que la
perspective du christianisme est simultanément et indissociablement
anthropocentrique et théocentrique, et formulait ce diagnostic précis:
"Tandis que les différents courants de la pensée humaine, dans le passé et
aujourd’hui, ont eu et continuent à avoir tendance à séparer et parfois à
opposer le théocentrisme et l’anthropocentrisme, l’Eglise au contraire, à la
suite du Christ, cherche à les réunir dans l’histoire de l’homme, de manière
organique et approfondie. C’est également l’un des principes fondamentaux,
peut être le plus important, de l’enseignement du dernier concile
œcuménique".
Le second présupposé de Habermas consiste à considérer que la synthèse entre
métaphysique grecque et foi biblique a été élaborée à partir de saint
Augustin jusqu’à saint Thomas d’Aquin.
Au contraire, dans son discours de Ratisbonne, Benoît XVI nous a dit que,
avec l’affirmation "Au commencement était le logos", saint Jean l’Évangéliste
"nous a donné le mot de la fin sur le concept biblique de Dieu", dans lequel
"tous les chemins souvent compliqués et tortueux de la foi biblique
atteignent leur but et réalisent leur synthèse", et que, par conséquent, la
rencontre entre le message biblique et la pensée grecque "n’était pas un
simple hasard", mais relevait au contraire d’une "nécessité intrinsèque".
A Ratisbonne, le pape a présenté en quelques mots les phases de
développement de ce processus, depuis le "Je suis" par lequel Dieu se révèle
à Moïse dans le buisson ardent. Mais Josef Ratzinger a consacré, à plusieurs
reprises, de nombreuses pages de ses ouvrages à présenter et à justifier
tout cela. En vertu de cette synthèse, le premier concile œcuménique, celui
de Nicée, en 325, assez longtemps avant la naissance de saint Augustin,
pouvait déjà affirmer solennellement que le Fils est "consubstantiel" (homoousios)
au Père, cette profession de foi devant être adoptée par tous ceux qui
croient au Christ. […].
LA NOUVEAUTÉ RADICALE DE LA RÉVÉLATION BIBLIQUE
Je voudrais répondre ici à une question, formulée principalement dans les
milieux catholiques, sur la manière de concilier l’affirmation selon
laquelle "Au commencement était le logos" est "le mot de la fin du concept
biblique de Dieu", avec cette autre affirmation, qui sert de titre à
l’encyclique "Deus Caritas
est" de Benoît XVI, que Dieu est agapè
(1 Jn 4, 8.16) et que,
concrètement, "à l’origine de l’être chrétien, il n’y a pas une décision
éthique ou une grande idée, mais bien la rencontre avec un événement, avec
une Personne, qui donne à la vie un nouvel horizon et, grâce à cela, la
direction décisive" ("Deus
caritas est", 1).
Bien sûr, on peut et surtout on doit préciser que, en Dieu, logos et agapè,
raison-parole et amour, s’identifient l’un à l’autre, mais Josef
Ratzinger-Benoît XVI ne se limite pas à cela.
Pour lui, le lien intrinsèque entre la foi biblique et l’interrogation
grecque n’est qu’une moitié du discours: l’autre moitié est constituée par
la nouveauté radicale et par la différence profonde de la révélation
biblique par rapport à la rationalité grecque, surtout en ce qui concerne le
thème central de la religion, qui est Dieu.
En effet, le Dieu de la Bible dépasse radicalement ce que les philosophes
avaient pensé de lui, non seulement parce qu’Il est, en tant que Créateur
suprêmement libre, distinct de la nature d’une manière bien plus décisive
que ce qui pouvait apparaître dans la philosophie grecque, mais surtout
parce que ce Dieu n’est pas une réalité inaccessible pour nous, que nous ne
pouvons pas rencontrer et vers qui il serait inutile de se tourner par la
prière, comme le pensaient les philosophes.
Au contraire, le Dieu de la Bible aime l’homme. C’est pour cela qu’il entre
dans notre histoire, qu’il donne vie à une authentique histoire d’amour avec
Israël, son peuple, puis, en Jésus-Christ, non seulement il étend cette
histoire d’amour et de salut à l’humanité toute entière, mais il la porte à
son point extrême, c’est à dire au point de "se retourner contre lui-même",
dans la croix de son propre Fils, pour relever l’homme et le sauver ou
plutôt pour l’appeler à une intime union d’amour avec Lui.
C’est en ce sens que le Dieu de la Bible est agapè, amour qui se donne
gratuitement, mais aussi eros, amour qui veut unir intimement l’homme à lui
(cf. "Deus caritas est", 9-15).
La foi biblique rapproche ainsi entre elles ces deux dimensions de la
religion qui initialement étaient séparées l’une de l’autre, c'est-à-dire le
Dieu éternel dont parlaient les philosophes et le besoin de salut que
l’homme porte en lui et que les religions païennes tentaient de satisfaire
comme elles le pouvaient.
Le Dieu de la foi chrétienne est donc bien le Dieu de la métaphysique, mais
c’est aussi, de la même manière, le Dieu de l’histoire, c'est-à-dire le Dieu
qui entre dans l’histoire et dans le rapport le plus intime avec nous.
Voilà, selon Josef Ratzinger, la seule bonne réponse à la question du Dieu
de la foi et du Dieu des philosophes.
CONTRE UNE RAISON ENFERMÉE DANS UNE "ÉTRANGE
PÉNOMBRE"
Revenons maintenant à l’article de Habermas pour examiner le point central
de son désaccord avec le discours de Ratisbonne et, plus largement, avec
l’organisation générale de la pensée et de l’enseignement de Benoît XVI.
Habermas recherche avec beaucoup de sincérité personnelle et intellectuelle
une convergence entre la raison séculière et "éclairée" et la raison
théologique mais, en réalité, il conçoit cette convergence sur des bases
nettement déséquilibrées.
En effet, alors que la raison théologique devrait accepter l’autorité de la
raison séculière post-métaphysique, cette dernière, sans pour autant
s’ériger en juge des vérités religieuses, n’accepte "en dernier ressort"
comme "raisonnable" que ce qui peut être exprimé dans ses propos et refuse
donc, en fin de compte, les vérités religieuses dans leur principe
transcendant (le Dieu qui se révèle) et dans leur contenu substantiel et
décisif.
De même, "Jérusalem" est considérée comme faisant partie, à côté
d’"Athènes", de la genèse historique de la raison séculière, mais pas comme
étant effectivement raisonnable. En dernière analyse, Habermas ne sort pas
de cet "enfermement" sur elle en quoi Josef Ratzinger voit la limite de la
raison quand elle est seulement empirique et calculatrice.
La perspective de Josef Ratzinger-Benoît XVI est bien autrement ouverte. En
effet, à Ratisbonne et plus largement dans d’autres textes, il soutient avec
énergie que, à l’origine de l’univers, il y a le Logos créateur. Il se base
sur l’examen des structures et des présupposés de la connaissance
scientifique et en particulier sur la correspondance intangible entre les
mathématiques – qui sont une création de notre intelligence – et les
structures réelles de l’univers. En effet, si cette correspondance
n’existait pas, nos prévisions mathématiques et nos technologies ne
pourraient pas fonctionner. Cette correspondance implique que l’univers
lui-même soit structuré de manière rationnelle et elle pose la grande
question de savoir s’il ne doit pas y avoir une intelligence originelle,
source commune de cette réalité "rationnelle" et de notre rationalité. […]
Cependant il est pleinement conscient du fait que non seulement ce genre de
considérations et d’arguments va au-delà du domaine de la connaissance
scientifique et se placent au niveau de l’enquête philosophique, mais que
même sur le plan philosophique, le Logos créateur n’est pas l’objet d’une
démonstration apodictique, mais reste "la meilleure hypothèse", une
hypothèse qui demande à l’homme et à sa raison "de renoncer à une position
de domination et de risquer celle de l’humble écoute".
Concrètement, en particulier dans le climat culturel actuel, l’homme ne
parvient pas à s’approprier complètement, par ses seules forces, cette
"meilleure hypothèse". Il reste en effet prisonnier d’une "étrange pénombre"
et des incitations à vivre selon ses propres intérêts, sans tenir compte de
Dieu et de l’éthique .Seule la révélation – l’initiative de Dieu qui se
manifeste à l’homme dans le Christ et qui l’appelle à s’approcher de Lui –
nous rend vraiment capables de sortir de cette pénombre.
C’est justement la perception de cette "étrange pénombre" qui fait que
l’attitude la plus répandue parmi les non-croyants d’aujourd’hui ne soit pas
l’athéisme – perçu comme quelque chose qui dépasse les limites de notre
raison autant que la foi en Dieu – mais l’agnosticisme, qui suspend le
jugement à propos de Dieu dans la mesure où on ne peut pas connaître
celui-ci rationnellement.
L’HYPOTHÈSE LA MEILLEURE: VIVRE COMME SI DIEU
EXISTAIT
La réponse de Josef Ratzinger à ce problème nous renvoie à la réalité de la
vie. En effet, selon lui, l’agnosticisme n’est pas vivable concrètement,
c’est un programme irréalisable pour la vie humaine. Le motif en est que la
question de Dieu n’est pas seulement théorique, mais éminemment pratique,
c'est-à-dire qu’elle a des conséquences dans tous les domaines de la vie.
En effet, dans la pratique, je suis contrains de choisir entre deux
possibilités, déjà identifiées par Pascal: ou bien vivre comme si Dieu
n’existait pas, ou bien vivre comme s’il existait et était la réalité
essentielle de mon existence. En effet, Dieu, s’il existe, ne peut pas être
un appendice que l’on enlève ou que l’on ajoute sans que rien ne change,
mais il est au contraire l’origine, le sens et la fin de l’univers et de
l’homme dans l’univers.
Si j’agis selon la première possibilité, j’adopte de fait une position athée
et pas seulement agnostique. Si je choisis la seconde, j’adopte une position
croyante: la question de Dieu est alors impossible à éluder. Il est
intéressant de noter la profonde analogie qui existe, de ce point de vue,
entre la question de l’homme et la question de Dieu. Toutes les deux, en
raison de leur très grande importance, doivent être traitées avec toute la
rigueur et l’engagement de notre intelligence, mais toutes les deux restent
aussi des questions éminemment pratiques, inévitablement liées à nos choix
de vie concrets.
C’est justement quand il envisage la perspective croyante comme une
hypothèse, fût-elle la meilleure, qui en tant que telle implique un libre
choix et n’exclut pas la possibilité rationnelle d’hypothèses différentes,
que Josef Ratzinger-Benoît XVI se montre sensiblement plus ouvert que Jürgen
Habermas et la "raison séculière" dont Habermas se fait l’interprète,
puisque celle-ci n’accepte comme "raisonnable" que ce qui peut être traduit
dans ses propos.
Cette "absolutisation" de la raison séculière constitue d’une certaine façon
le pendant, au niveau théorique, de cette "dictature" ou absolutisation du
relativisme qui se manifeste lorsque la liberté individuelle, pour laquelle,
en fin de compte, tout se rattache au sujet, est érigée en critère ultime
auquel toute autre position doit être subordonnée.
REPARTIR DE KANT POUR S’INTERROGER SUR DIEU
J’ajoute une réflexion personnelle. Apparemment elle ne regarde qu’un point
spécifique du débat philosophique, mais, selon moi, elle constitue une clé
que l’on peut difficilement négliger pour cette nouvelle rencontre entre la
foi et la raison de notre temps qui est le grand objectif du pontificat de
Benoît XVI et aussi du projet culturel auquel nous travaillons en tant
qu’Eglise d’Italie. Je pense aussi que cette réflexion nous permettra de
clarifier encore plus le point décisif de la réflexion qui à partir de la
compréhension de l’univers veut remonter jusqu’à Dieu.
Concrètement je me réfère à la question des conditions de possibilité de la
connaissance scientifique à laquelle Benoît XVI se réfère largement pour
rouvrir la discussion rationnelle sur le Logos créateur mais qui, il y a
très longtemps, a été au cœur de la réflexion du penseur qui a peut-être été
le plus important et le plus décisif pour le parcours de la modernité, I.
Kant.
En effet, celui-ci a accompli sa "révolution copernicienne" – selon laquelle
ce n’est pas notre connaissance qui doit se régler sur les objets, mais au
contraire les objets sur la connaissance et donc la réalité en tant que
telle ne peut pas être connue par la "raison pure" – justement pour assurer
les conditions de possibilité non seulement des mathématiques mais aussi de
la physique. C’est la raison de fond du chemin que Kant a parcouru depuis la
"Dissertation" de 1770, jusqu’à la "Critique de la raison pure" de 1781.
Personnellement, je considère que réfléchir sur les conditions de
possibilité du savoir scientifique est, encore aujourd’hui, une mission
fondamentale de la philosophie (à ce sujet, le livre "Insight" de B.
Lonergan reste très intéressant). Mais c’est justement à ce niveau que doit
être substantiellement corrigé le choix effectué par Kant, pour la raison de
fond, aussi simple que solide, qu’a indiquée Benoît XVI, en reprenant et
reformulant une façon de penser souvent proposée dans la critique de la
"Critique" de Kant.
Le cœur de cette raison est justement la correspondance entre les
mathématiques, création de notre intelligence, et les structures réelles du
monde physique, correspondance qui est sans cesse vérifiée par les succès
des sciences et des technologies et qui implique que notre intelligence
puisse acquérir une connaissance de fond du réel même si elle est imparfaite
et toujours en progrès.
On renverse ainsi le point central de la position de Kant et on repose
inévitablement – en raison même du dynamisme de l’intelligence humaine qui
ne s’arrête devant aucun problème qui lui est posé – la question sur
l’origine de cette correspondance et donc sur "l’hypothèse" de
l’Intelligence créatrice, c'est-à-dire de Dieu.
A ce point, apparaît spontanément une objection: de cette façon, on en
revient à la situation avant Kant, et on a tendance à rejeter les
développements de la culture depuis deux siècles. Personnellement je
considère que ce retour en arrière et ce refus ne sont pas liés
inévitablement à la contestation de ce point de la pensée de Kant, même s’il
est central.
Il s’agit en effet de prendre tout à fait au sérieux sa question de départ
sur les conditions de possibilité des sciences et de lui donner une réponse
différente qui – outre qu’elle tient compte des grandes transformations
intervenues dans les sciences elles-mêmes depuis Kant – n’implique pas une
"révolution" ou une rupture par rapport à la grande tradition précédente,
mais qui soit également capable de s’approprier les développements positifs
de la raison moderne et postmoderne.
A mon humble avis cette réponse différente pourrait bien se révéler plus
apte à favoriser le parcours que nous avons encore à franchir.
En d’autres termes, je pense qu’on peut rappeler ici ce qu’a dit Benoît XVI
à Vérone, le 19 octobre 2006, sur la "rupture courageuse qui devient
maturation et guérison", qui est typique du rapport entre la foi chrétienne
et les cultures et formes de rationalité de toutes les époques et qui, loin
de les exclure, garantit et favorise l’accueil et le développent de leurs
valeurs authentiques.
Il ne s’agit là, bien sûr, que d’un postulat ou d’une espérance qui aurait
besoin d’être déclinée et reconnue comme vraie dans les aspects concrets de
la culture et de l’histoire.
En tout cas, le point de départ que Josef Ratzinger-Benoît XVI a mis à la
base de cette espérance, et des cheminements qui pourraient en résulter, me
paraît solide.
Traduction française
par Charles de Pechpeyrou, Paris, France
La leçon de Benoît XVI à Ratisbonne: ►
Discours intégral de Benoît XVI annoté
La
polémique de Ratisbonne - lire tous les articles:
►
cliquez
Le cardinal Ruini a précédemment abordé ces sujets,
dans une relecture plus exhaustive de la pensée de Benoît XVI, dans un
discours adressé le 14 décembre 2006 au clergé de Rome, rapporté ici
intégralement:
Le cœur de la prédication de Benoît XVI est en effet, Jésus
Sources:
La chiesa.it-
E.S.M.
Ce document est destiné à l'information; il ne constitue pas
un document officiel
Eucharistie, sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 07.03.2007 - BENOÎT XVI - Théologie -
Eglise |