1.
C’est, nous l’avons vu, dans la perspective des sacrements que S. Thomas aborde le mystère de l’eucharistie. Telle est même la première question qu’il pose à son sujet : « L’eucharistie est-elle un sacrement ? » La réponse est affirmative.
pour
la raison suivante : les sacrements sont pour la vie spirituelle de l’homme, à laquelle l’eucharistie contribue en la nourrissant ; elle est donc bien un sacrement. Et en tant que telle, sa fonction est celle de l’aliment : nourrir la vie, c’est en effet ce que signifient sa matière et le signe sacramentel en quoi elle consiste : du pain et du vin
.
Mais, cette affirmation posée, S. Thomas se voit aussitôt obligé de préciser que ce sacrement est différent de tous les autres. Tout sacrement, avons-nous dit, est le signe réel d’une chose sacrée sanctifiante ; c’est en ce sens qu’on dit qu’il la contient. Or, observe S. Thomas, tandis que les autres sacrements ne contiennent cette chose sacrée que « in ordine ad aliud », en vue de son application à l’homme, l’eucharistie contient une chose sacrée absolument, «
absolute
»,
« à savoir le Christ lui-même », même si elle ne le contient qu’en vue de la communication qu’il veut faire de soi aux hommes en vue de les faire participer davantage à sa vie.
D’où une seconde différence : « Tandis que les autres sacrements sont accomplis dans l’application de la matière à l’homme à sanctifier,
l’eucharistie est accomplie dans la consécration même de la matière »
, à tel point que la communication qui en est faite aux fidèles, c’est-à-dire l’usage (
usus
) que ceux-ci en font, « n’est pas nécessaire au sacrement, mais est quelque chose qui en découle »
. Ce qui est à bien comprendre. Tout ce que veut dire S. Thomas, c’est que c’est la consécration qui fait, ou qui accomplit le sacrement, c’est-à-dire qui en constitue le signe réel, qui est ici le signe même du sacrifice du Christ, sa « représentation » sacramentelle. Mais il est bien évident qu’étant un aliment, ce sacrement est ordonné à cet « usus » : « la fin de ce sacrement est l’usage qu’en font les fidèles », c’est-à-dire la manducation
.
Là encore le recours à la philosophie, celle de l’acte d’être (
esse
) comme perfection première d’un être
(
ens
),
et de l’action ou opération comme perfection seconde, à laquelle est ordonnée la première, permet, par une certaine analogie, de situer la manducation par les fidèles dans sa relation à la consécration par le prêtre, c’est-à-dire par le Christ lui-même agissant par le ministère du prêtre : si la manducation des fidèles n’est pas nécessaire à l’accomplissement, c’est-à-dire à la constitution du signe sacramentel, elle est cependant requise pour son achèvement, « comme l’opération n’est pas la première, mais la seconde perfection de la chose »
.
Du même coup, c’est le rapport du sacrifice au repas dans l’eucharistie qui est précisé. Celui-ci s’accomplit dans l’« usus » du sacrement, dans la communion, celui-là dans sa constitution, c’est-à-dire dans la consécration, car c’est là qu’est fait le sacrement. Et puisque ici le sacrement, en tant que signe sacramentel, est constitué antérieurement à son application au croyant et que, par ailleurs, c’est dans la constitution, ou l’accomplissement, du sacrement que s’accomplit la représentation réelle de ce à quoi il renvoie comme à la cause de la sanctification, c’est donc le sacrifice, accompli dans la consécration, qui est
premier. Et si le sacrifice est en vue du repas, il faut dire que celui-ci est un repas sacrificiel de communion, et qu’il n’est tel que parce qu’il est précédé de l’immolation effective de la victime. C’est donc dans la consécration, parce qu’elle en est le signe sacramentel, que se situe et que s’accomplit le sacrifice eucharistique.
La même réflexion, nous oblige à conclure également que si le repas n’est requis que pour l’achèvement du signe sacramentel constitué par la double consécration qui fait le sacrifice, à ce titre, cependant, il est nécessaire à l’intégrité de la célébration de l’eucharistie. L’analogie relevée avec la perfection première et la perfection seconde d’un être nous en indique la raison : l’être constitué en acte est en vue de son opération, et il n’atteint sa perfection que dans la mesure où il peut accomplir cette opération conformément à sa nature. Mais la véritable raison théologique, que cette analogie ne fait que justifier à son niveau, est la suivante : « Quiconque offre un sacrifice doit être rendu participant de ce sacrifice. Car le sacrifice qui est offert extérieurement est le signe du sacrifice intérieur par lequel quelqu’un s’offre lui-même à Dieu, comme le dit S. Augustin au livre X du
De
Civitate Dei
. (…)
Or c’est en le recevant que l’on est fait participant du sacrifice, selon le mot de l’Apôtre (
I Cor
.
10, 18) :
Ceux qui mangent de la victime ne sont-ils pas faits participants de l’autel
? ».
Telle est la raison pour laquelle il est nécessaire qu’à la messe le prêtre, au moins, communie, c’est-à-dire mange et boive le Corps et le Sang de la Victime immolée
.
Au sujet de la consécration, S. Thomas précise encore que celle de l’eucharistie n’est pas simplement, comme dans les autres sacrements utilisant une matière, l’eau du baptême par exemple, une simple bénédiction, mais qu’elle consiste « en une conversion miraculeuse de la substance, conversion que Dieu seul peut faire »
, et qui, étant conversion de substance en substance, est appelée « transsubstantiation », et non pas simplement transformation, ce mot signifiant simplement une conversion de forme à forme dans une matière et dans une substance restant identiques. Et parce qu’une telle conversion de substance ne peut être l’œuvre que de Dieu seul, « dans l’accomplissement de ce sacrement, le ministre n’a pas d’autre acte que la prononciation des paroles » – qu’il prononce « (au nom et) en la personne du Christ lui-même (qui est là) parlant : afin qu’il soit donné à comprendre que dans l’accomplissement de ce sacrement, le ministre ne fait rien d’autre que de proférer les paroles du Christ »
, la conversion de substance à substance étant faite « par la puissance surnaturelle » de Dieu lui-même
.
Cette œuvre divine n’est pourtant pas identique à celle de la création, car la parole de Dieu y « agit sacramentellement, c’est-à-dire selon la force du signe »
. C’est pourquoi c’est bien par les paroles consécratoires du Christ prononcées par son ministre que s’accomplit la consécration, c’est-à-dire la transsubstantiation
. Loin d’en être diminué, le rôle ministériel du prêtre en est au contraire extraordinairement exalté, son identification au Christ souverain prêtre atteignant ici un degré suprême. S’il ne fait que tenir sa place, au point que c’est le Christ lui-même qui parle en lui « comme si, étant présent, il les proférait lui-même (les paroles consécratoires) »
,
précisément, il tient la place du Christ. Par son intention de faire ce que le Christ veut faire, il se met lui-même entre ses mains, pour ainsi dire, il s’unit à lui, lui permettant ainsi d’agir par lui-même, son ministre. Il se fait l’instrument du Christ, mais un instrument vivant,
conscient et
libre : précisément, un ministre, qui devient ainsi lui-même comme le signe sacramentel vivant du Christ agissant. C’est pour cela que S. Thomas attribue explicitement la consécration à l’action du prêtre lui-même prononçant les paroles du Christ : « il fait la consécration par les paroles du Sauveur »
.
2.
Ces réflexions sur le rôle et sur l’action ministérielle du prêtre dans l’accomplissement du sacrement de l’eucharistie font voir à quel point celle-ci est « principalement » l’action du Christ lui-même, et en même temps à quel point elle est inséparablement celle du Christ et de l’Eglise, qui, elle aussi, agit ici par son
ministre
.
Mais plus immédiatement, en ce qui concerne le point de vue du sacrifice, que nous cherchons à approfondir, elles nous montrent que c’est essentiellement la double consécration de la matière de l’eucharistie qu’il faut étudier pour voir comment elle fait de l’eucharistie un sacrifice : car c’est là que « le sacrement est accompli », et donc que se fait « réellement » et « efficacement » la représentation sacramentelle du sacrifice de la passion du Christ ; ou, en d’autre termes : c’est là que le sacrifice du Christ est accompli sacramentellement par l’Eglise au moyen de leur commun ministre.
Le caractère de réalité de la représentation sacramentelle nous a été révélé par l’étude de la doctrine de S. Thomas sur les sacrements en général, et il ne faut pas oublier que cette étude précède, dans la
Somme
,
celle de l’eucharistie. C’est pourquoi tout ce qu’il y dit sur la représentation ou sur la commémoration du sacrifice du Christ dans l’eucharistie doit être compris selon le sens qu’il a donné à ces expressions dans sa théologie des sacrements.
Lu dans cette perspective, c’est tout un enseignement sur le sacrifice de la messe que le traité de l’eucharistie de la
Somme théologique
nous donne, malgré le fait que ce ne soit que dans l’étude des effets de l’eucharistie que S. Thomas en vienne à développer pour lui-même l’aspect de sacrifice, en considérant ce qu’il ajoute, au niveau de la communication des fruits de l’eucharistie, à l’aspect de sacrement
. En réalité, c’est dès la première question (q. 73) qu’il parle du sacrifice ;
c’est même le premier des noms qu’il donne au « sacrement » de l’eucharistie, précisant du même coup pourquoi ce sacrement « est appelé », et donc comment il est en réalité « un sacrifice », à savoir, précisément, « en tant qu’il est commémoratif de la passion du Seigneur qui fut un vrai sacrifice »
. C’est donc, dès le début, au sacrement et à sa fonction représentative et commémorative que S. Thomas attribue l’accomplissement du sacrifice dans l’eucharistie.
Mais cette première affirmation demande à être précisée, car si ce sont tous les sacrements qui sont, d’une certaine manière, des « signes
remémoratifs
de la passion du Christ »
,
l’eucharistie l’est, elle, « en tant que dans ce sacrement la passion du Christ est
représentée
»
.
C’est pourquoi seule « l’eucharistie est le sacrement
parfait
de la passion du Seigneur, en tant qu’elle contient le Christ lui-même dans sa passion
(
tamquam continens Cbristum passum
)
»
.
Dire que l’eucharistie est le sacrement « parfait » de la passion du Christ, c’est dire que les autres en sont aussi le sacrement, mais imparfaitement. La différence, nous le savons, est entièrement à rechercher du côté du signe, puisque tout dans le sacrement se fait par le signe. Si donc l’eucharistie seule est «
le sacrement
parfait de la passion du Christ », c’est parce qu’elle seule est d’une manière parfaite «
le signe
de la passion du Christ », comme l’appelle encore S. Thomas
: elle seule « contient » le Christ dans sa passion, et «
contenir
»,
nous l’avons vu, c’est « représenter réellement »,
c’est être dans le signe la chose représentée elle-
même
.
Seule l’eucharistie « représente » pleinement ce que les autres sacrements ne font que « remémorer » ; encore qu’il ne faille pas trop insister sur la différence qu’il v a entre ces deux mots, ni comprendre le second comme une simple évocation. Ces remémorations, en effet, se font par des signes qui sont eux aussi sacramentels, et qui par conséquent contiennent aussi d’une certaine manière ce qu’ils représentent. Très précisément, ils ne le contiennent que dans la mesure où ils le signifient et le représentent. Et seule l’eucharistie signifie adéquatement la passion du Christ, et donc la contient en tant qu’elle la représente réellement.
Or cette passion fut un sacrifice, ce que S. Thomas s’applique à prouver également
dès la
première question de son traité
, mais sur quoi il insiste davantage encore lorsqu’il en vient à souligner cet aspect de sacrifice dans le sacrement
. Donc, faut-il conclure,
c’est en tant qu’elle est la représentation sacramentelle-réelle d’un sacrifice que l’eucharistie est elle-même un sacrifice
.
Ce
que S. Thomas donne encore à entendre en montrant que c’était dans l’agneau pascal qu’elle avait sa principale « figure » dans l’ancienne Loi – et cela met une fois de plus le
sacrifice
au cœur du
sacrement
qu’est l’eucharistie, et même du sacrement en général
. Cette preuve par l’Ecriture s’applique d’abord à la Cène, qui fut elle-même un sacrifice, comme nous le verrons plus loin. Mais la raison propre qui fait du sacrement de l’eucharistie un sacrifice, c’est qu’elle est le signe sacramentel d’un sacrifice ; et c’est la nature propre du signe sacramentel, qui est d’être une représentation réelle et efficace.
Cette conclusion, qui n’est qu’une application de la doctrine sur les sacrements en général, nous dit la voie dans laquelle nous engager pour approfondir notre intelligence de l’eucharistie comme sacrifice : c’est d’abord le signe sacramentel qui la constitue que nous devons étudier,
car les valeurs de « réalité » et d’« efficacité » du sacrement ne doivent jamais nous faire oublier sa valeur de « signification », qui est première et sur laquelle les autres se fondent. C’est donc de l’étude du signe qu’il faut partir, le sacrifice n’étant sacramentellement accompli que dans la mesure oit il est sacramentellement signifié, pour voir plus profondément comment cette représentation du sacrifice du Christ par l’Eglise est elle-même un sacrifice, celui du Christ et de l’Eglise réellement offerts et immolés dans le sacrement.
3.
Et pour cela, rappelons brièvement les principes fondamentaux de la doctrine des sacrements de S. Thomas.
1) Fondamentalement, ce sont les suivants :
- dans le sacrement tout est signe (III, q. 60, a. 1) ;
- dans le signe sacramentel tout est réel et efficace (a.
1c.,
1m) ;
- le signe sacramentel est à la fois un et multiple (a. 3).
2) Cette multiplicité apparaît d’une manière particulière dans le sacrement de l’eucharistie, où elle est adéquatement exprimée par la doctrine :
- du «
sacramentum tantum
»
:
le signe sacramentel dans sa réalité matérielle perceptible par les sens, mais aussi déjà dans sa puissance signifiante réelle-efficace : matière, paroles et geste ;
- de la «
res et sacramentum
»
:
la réalité premièrement signifiée et « réellement représentée », source de l’efficacité : « la passion du Christ » ;
- et de la «
res tantum
»
:
la réalité ultimement et « efficacement » signifiée, effet de la signification réelle-efficace : d’une manière générale, la grâce.
3) Nous aurons aussi à utiliser ce que nous avons dit sur l’être fluent et transitif du sacrement.
Mais dans l’immédiat, c’est de la doctrine des trois composantes du signe-réel-efficace qu’il nous faut partir, car c’est elle qui nous permettra d’analyser de plus près ce qui se fait dans la célébration du
sacrement
de l’eucharistie et de voir comment le
sacrifice
s’y
accomplit.
a) Le
signe sacramentel dans sa matérialité
,
mais aussi dans sa puissance signifiante réelle et efficace (Sacramentum tantum)
:
qu’est-il dans
l’eucharistie
?
On sait que « le sacrement », le sacramentum au sens
de
« signe sacramentel », ce n’est pas seulement l’élément matériel, le pain
et le vin, mais cet élément avec les paroles et les gestes qui « font le sacrement », le
sacramentum
au
sens de geste sacramentel pris dans sa totalité, paroles et gestes donnant à l’élément matériel sa signification réelle-efficace. Tel est le sens de l’adage augustinien : « Accedit verbum ad elementum et fit sacramentum » – les paroles n’accédant à l’élément que dans l’accomplissement d’un geste.
Par opposition à ce sens global, le « sacramentum tantum » désigne souvent le seul aspect du signe sacramentel que constitue l’élément matériel sur lequel vont être prononcées les paroles ; et aussi, parfois, le geste accompli sur la matière ou par elle. Dans le baptême, par exemple, ce sera soit l’eau, soit l’eau et le geste de la verser en vue de l’ablution. Dans l’eucharistie, ce sera principalement la matière du pain et du vin offerts en vue du sacrifice
. En ce qui concerne le geste, il faut noter une différence entre ces deux sacrements. Dans le baptême, à la vérité, le geste de verser l’eau pourrait se rattacher davantage à la parole dont il s’accompagne pour donner son sens à la matière, qui est l’eau elle-même, et à l’usage qu’on en fait. Mais dans l’eucharistie, le premier geste, celui de l’offrande de la matière, est à distinguer soigneusement d’un second geste, venant après lui, et qui accompagnera les paroles, à savoir le geste de la double consécration séparée du pain et du vin. Chacun de ces deux gestes, par conséquent, aura sa signification propre et son importance, et tandis que le premier se rattache
à la matière offerte pour être consacrée
,
le second accompagne les paroles et ainsi se rattache
à
la forme pour signifier et opérer la consécration
avec tout ce qu’elle implique.
Il est à noter que c’est l’étude du rite de l’eucharistie qui a amené S. Thomas à mettre en pleine lumière cette importance du geste par rapport à la parole dans la célébration des sacrements
. Quant au symbolisme ou à la signification de ce « seul signe sacramentel », c’est en étudiant ses effets que nous le dégagerons. Retenons toutefois dès
maintenant les deux sens possibles de l’expression « sacramentum tantum » : celui auquel l’usage la restreint souvent et selon lequel elle désigne seulement le pain et le vin (offers ou simplement considérés en eux-mêmes), et celui auquel il convient de l’étendre pour la saisir dans sa totalité, et selon lequel elle désigne l’ensemble du rite sacramentel.
b)
La réalité premièrement signifiée et
«
réellement représentée
»,
source de l’efficacité (Res et sacramentum)
,
c’est, nous dit le plus souvent S. Thomas, en accord avec l’usage qu’il fait de la notion de « sacramentum tantum », le Christ lui-même, et plus précisément « le vrai corps du Christ » : « id quod est res et sacramentum, scilicet corpus Christi verum »
. Or le vrai corps du Christ est actuellement dans la gloire : c’est donc le corps glorieux du Christ qui est dans le sacrement
. Par ailleurs, en vertu du signe sacramentel qui le rend présent, « ex vi sacramenti », il n’y est que dans l’offrande de son sacrifice : « …ipsum Christum passum.
qui
continetur in hoc sacramento »
. On comprend, en lisant ces différentes affirmations, l’importance de la distinction entre les divers usages possibles du concept de « sacramentum tantum ». C’est manifestement le sens restreint que l’on trouve dans une affirmation comme celle-ci : « le Christ lui-même est contenu dans l’eucharistie comme dans le sacrement –
sicut
in sacramento
»
, ou encore « comme en sacrement » ; tandis qu’il faut se référer au sens total, celui qui inclut les gestes et les paroles, pour certaines autres affirmations, et plus immédiatement, pour percevoir toute la portée de l’expression « ex vi sacramenti ». Ce sens total, du reste, ne s’oppose pas au sens restreint comme la partie à une autre partie, mais comme le tout à la partie, car il l’inclut en lui ; et de ce fait, sauf si le contexte l’indique autrement, c’est d’abord à lui qu’il faut penser ; et c’est le cas, en particulier, dans l’expression « ex vi sacramenti » - qui, en
elle-même, signifie en propre la valeur de représentation-réelle-efficace du signe sacramentel.
Car si le Christ est dans l’eucharistie « sicut in Sacramento », c’est parce qu’il y est « ex vi sacramenti » – « par la vertu du sacrement ». Or la vertu du sacrement étant entièrement liée au signe, ce qui est rendu présent par elle et dans le sacrement, c’est immédiatement et en propre, pour nous en tenir au niveau de
ce
qui est rendu présent
,
le corps du Christ dans le signe du pain et son sang dans le signe du vin. C’est pourquoi S. Thomas affirme que « le pain est à proprement parler
le
sacrement
[c’est-à-dire le signe sacramentel] du corps du Christ »
, et le vin celui de son sang. Mais on sait par ailleurs que le Christ est tout entier présent soit sous le signe du pain, soit sous celui du vin. Cependant, cela est dû non pas immédiatement « à la force du sacrement », mais à la concomitance naturelle qu’il y a entre le corps, le sana, l’âme et la divinité du Christ : « ex concomitentia »
, ainsi qu’à la manière dont le Christ est « in Sacramento », à savoir par mode de substance.
La force de cette concomitance naturelle, cependant, c’est-à-dire de son unité propre, qui fait que le Christ ne peut qu’être tout entier là où il est, ne saurait annuler ni rendre vaine la présence de son seul corps « ex vi sacramenti » sous les espèces du pain et celle de son seul sang « ex vi sacramenti » sous les espèces du vin. Quelle est donc la raison d’être de cette double présence strictement sacramentelle du corps, d’un côté, et du sang, de l’autre ? Ce qui revient à se demander, puisque dans le sacrement rien ne se fait que ce qui est signifié et rien n’est signifié qui ne fasse quelque chose : quelle est la signification, la signification « réelle » de cette double présence du corps et du sang séparés « ex vi sacramenti » ? Tout ce que nous avons dit jusqu’ici sur l’eucharistie, « représentation » de la passion du Christ, nous impose la réponse suivante : cette double présence séparée du corps et du sang du Christ signifie sacramentellement et donc « représente réellement » le Christ dans sa passion, « Christum passum ». Dans la passion, en effet, le Christ répandit son sang, qui fut ainsi séparé de son corps : c’est
cette séparation
,
très précisément, que signifie, et donc que représente sacramentellement la présence séparée, « ex vi sacramenti », du corps ici et du vin là. Telle est la doctrine explicitement enseignée par S.
Thomas
, et elle s’impose à quiconque a saisi véritablement que dans le sacrement, c’est le signe qui est tout, qui fait tout, et que dans le signe, le geste est complémentaire de la parole pour donner son sens à la matière et à ce qui est fait avec elle.
Cependant, il faut aller plus loin encore et dire que cette « représentation » n’aboutit à la présence du Christ dans sa passion que parce qu’elle constitue en elle-même une authentique actuation, sacramentellement, de l’action même du Calvaire. Car le « signe sacramentel »
(
sacramentum tantum
),
ce n’est pas seulement la matière, c’est aussi, et même d’abord, l’ensemble du rite, geste et paroles, opérant sur la matière et par elle : dans l’eucharistie, c’est l’action que constitue la double consécration. Si donc, « par la vertu du sacrement », c’est-à-dire par son pouvoir de « représentation
réelle
»,
le signe sacramentel constitué par
les choses
que sont le pain et le vin « représentent » et contiennent, et par là
rendent présentes les choses
que sont
le corps et le sang du Christ
,
de la même manière le « signe sacramentel » que constitue le geste, c’est-à-dire « l’action » de la double consécration, « représente », c’est-à-dire, ici,
accomplit
«
réellement
»
l’action même du Christ
s’offrant à son Père dans son immolation sanglante. Par suite de la double consécration, le corps et le sang du Christ sont présents, « ex vi sacramenti », dans leur
état de séparation
;
mais dans l’action de cette double consécration – la grande « Actio » liturgique – c’est
l’acte même de cette séparation
,
c’est-à-dire le sacrifice pascal du Christ, qui est accompli « in Sacramento ». On le verra mieux encore en analysant plus en détail le « signe sacramentel » pris dans sa totalité.
La parole et le geste
.
–
Commençons par examiner de plus près la distinction que nous avons faite, à l’intérieur de la « vis sacramenti », celle dont parle constamment S. Thomas, entre une « vis verborum » et une « vis gestorum » (ou « factorum »), pour montrer le rapport qu’il y a entre elles. On n’a pratiquement retenu que la première, que l’Eglise a faite sienne dans son Magistère
, d’abord parce que c’est la plus explicite, le sens des paroles étant immédiatement perçu par l’intelligence, et aussi parce qu’il correspond à la théologie commune des sacre
ments, formulée par S. Augustin : « accedunt verba ad elementum et fit sacramentum »
.
Mais il est à noter que S. Thomas, pour sa part, emploie presque toujours l’expression « ex vi sacramenti »
.
II dit aussi « ex vi consecrationis », parlant à cette occasion de la « virtus verborum »
. Et nous avons déjà relevé comment, dans l’étude du rite de l’eucharistie, il distingue « ce qui s’y dit » et « ce qui s’y fait »
. Tout cela nous invite donc à distinguer, dans l’unique « vis sacramenti », une « vis verborum » et une « vis gestorum » comme deux composantes complémentaires d’une unique force sacramentelle, le geste étant joint à la parole prononcée sur la chose matérielle pour lui donner sens, réalité sacramentelle et efficacité de grâce, et renforçant ce que la parole, principalement, accomplit dans ce but.
Le rappel de cette vertu du geste sacramentel n’est pas sans utilité pour nos esprits par trop rationalisés et par trop intellectualisés qui ont tendance à ne plus croire qu’à la valeur des concepts abstraits. Or le langage et l’œuvre des sacrements sont d’abord ceux du signe, où l’élément matériel et le geste sont aussi essentiels que la parole. Cela est vrai en particulier pour l’eucharistie et nous aidera à mieux saisir comment sa célébration est une « représentation » du sacrifice du Christ, car l’unique « vertu du sacrement » y trouve dans le geste un complément essentiel à ce que les paroles expriment et font.
Ce que les paroles
font
en premier, c’est particulièrement net pour le pain – « ceci est mon corps » –, c’est la présence du corps du Christ ; elles font du pain « le sacrement du corps du Christ » et du vin « le sacrement du sang du Christ », expressions dans lesquelles on notera que le mot « sacrement » désigne le « signe sacramentel » (au sens restreint). Dans le deuxième cas, cependant, il se fait quelque chose de plus, d’où va résulter l’unité du sacrement constitué ainsi en deux temps séparés et considéré dans sa totalité. La formule de la consécration du vin, en effet, n’est pas totalement identique à celle de la consécration du pain. Elle ne dit pas simplement « ceci est mon sang » ; mais : « ceci est le calice de mon sang », ce que S. Thomas explique de deux manières différentes, qu’il semble accepter également. D’une part, on peut comprendre que le contenant désigne le contenu, ce qui ramène cette formule, quant à sa signification et à son opération, à celle de la consécration du pain, car ainsi elle voudrait simplement dire : « ceci
est mon sang contenu dans ce calice ». Cette interprétation, de toutes façons, reste vraie, mais elle n’en exclut pas une autre, plus profonde, selon laquelle la mention du calice référerait immédiatement à la passion du Christ, en sorte que le sens serait : « ceci est le calice de ma passion »
.
Selon cette seconde explication, les paroles de la consécration signifieraient déjà à elles seules le sacrifice, et donc le réaliseraient sacramentellement ; et cette explication se trouve encore renforcée si l’on considère que les paroles de la consécration du vin font allusion non seulement à la passion, par le mot « calice », mais plus explicitement encore au sacrifice, par la mention de l’effusion du sang en vue de la nouvelle et éternelle « Alliance ».
Ces deux explications sont manifestement complémentaires, la seconde non seulement n’excluant pas la première, mais au contraire la présupposant : pour que le sacrifice soit représenté et accompli réellement, il faut d’abord que le corps et le sang soient rendus réellement présents, ce qui est signifié et fait par les paroles de la consécration du pain, et par celles de la consécration du vin selon le premier sens qu’elles ont. Selon le deuxième sens qu’elle reçoivent, mais sur lequel S. Thomas n’insiste pas ici, la passion, et donc le sacrifice, seraient déjà exprimés, et donc réalisés « par la vertu des paroles ». Mais il faut reconnaître que cette expression trouve un complément de force significative non pas accessoire mais essentiel dans le reste dont les paroles s’accompagnent, et même à l’intérieur duquel elles sont prononcées, celui de la double consécration séparée du pain et du vin. A tel point même que dans un premier temps, c’est entièrement à ce geste que S. Thomas semble attribuer l’expression ou la signification, et par suite la représentation sacramentelle effective de la passion du Christ, comme par exemple dans la réponse suivante : « le sang séparément consacré représente expressément la passion du Christ »
. Et c’est constamment que S. Thomas revient sur cette signification du sang versé et de sa représentation par le vin consacré séparément
. Dans la plupart des cas, c’est au geste de la double consécration, et plus précisément à celui de la consécration séparée du sang, que S. Thomas attribue la valeur de signification et de représentation effective de la passion du Christ. Parfois, au contraire, il ne lui donne qu’un rôle de complément de signification, comme dans ce
texte :
«
le sang
consacré séparément du corps représente
plus
expressément
la passion du Christ »
. Et il est certain que le geste ne ferait rien sans la parole. Mais la réciproque nous semble vraie, du moins sous la forme suivante : la parole ne fait rien que dans le geste, dans l’accomplissement duquel elle est prononcée.
Les différences que nous avons relevées dans les affirmations de S Thomas sont typiques de sa liberté d’expression ; mais dans le cas présent, elles révèlent en outre qu’il n’a pas approfondi systématiquement cette question du sacrifice de la messe, qui pour lui allait de soi et qui n’avait pas encore été attaquée, tandis que le sacrement au sens restreint du mot, c’est-à-dire en tant que signe sacramentel du corps et du sang du Christ, avait déjà fait l’objet de plusieurs erreurs qu’il était nécessaire de réfuter. De plus, c’était dans la perspective des sacrements en général qu’il s’était placé pour étudier l’eucharistie dans sa totalité. Cette perspective était la bonne, mais elle a eu l’inconvénient, dans le contexte où se trouvait S. Thomas, de faire en sorte qu’il ne développe pas suffisamment l’aspect du sacrifice ; d’où la nécessité dans laquelle nous sommes de recueillir ce qu’il nous en dit à l’occasion, et nous avons pu voir que l’occasion était fréquente, afin d’en dégager une doctrine du sacrifice et de l’approfondir.
C’est ainsi, dans la question qui nous occupe en ce moment, que nous pouvons arriver à la conclusion suivante : si
les paroles
de la consécration du vin expriment, et donc font sacramentellement le sacrifice, il n’en reste pas moins que ce sacrifice n’est pleinement exprimé, et donc réalisé sacramentellement, que par et dans le
geste
de la double consécration, et plus précisément par celui de la consécration du sang séparée de celle du corps. De telle sorte que paroles et geste sont ici inséparables, comme du reste dans les autres sacrements. Les paroles du baptême ne signifient et n’opèrent leur effet propre que dans le geste de laver le baptisé. De même ici ; du reste, le geste aussi provient de l’institution. Si donc les paroles suffisent à faire du pain « le sacrement du corps du Christ » et
du vin « le sacrement du sang du Christ », ce n’est qu’avec et dans le geste de la consécration séparée qu’elles
font du pain et du vin consacrés posés à la fois ensemble et séparément sur l’autel « le sacrement du Christ dans sa passion », et d’abord « le sacrement parfait »
de cette passion, car ce n’est qu’ainsi
qu’elles
en constituent « le signe »
.
Il faut relever la nuance qu’il y a entre les deux formules, car elle est
importante.,
nous l’avons vu plus haut. Dire que l’eucharistie est « le sacrement du Christ dans sa passion », c’est dire que ce qui est représenté, c’est le Christ dans sa passion
(
Cbristum passurn
),
et cela peut vouloir dire simplement que le Christ est « rendu présent
» dans son état
de victime immolé ; par contre, dire que l’eucharistie est « le sacrement de la passion » elle-même, c’est dire que c’est cette passion elle-même qui est représentée, ce qui veut dire que le Christ est rendu présent
dans l’acte
d’offrande et d’immolation de son sacrifice. Ce n’est que dans cette deuxième perspective, qui ne remplace pas la première, mais qui l’élargit considérablement, qu’il peut y avoir « par la vertu du sacrement » et « dans le sacrement » immolation sacrificielle du Christ, comme l’affirmera explicitement S. Thomas
.
Et si cette affirmation sera la conclusion nécessaire de toute sa théologie du « sacrement » de l’eucharistie, elle sera plus immédiatement la conséquence de tout ce qu’il enseigne sur la « res et sacramentum », c’est-à-dire sur ce qui est immédiatement et réellement signifié et qui est la source de l’efficacité de grâce du sacrement : la passion du Christ. Et c’est parce que cette réalité immédiatement signifiée est un sacrifice que, dans l’étude de ses effets, la « res tantum », S. Thomas est nécessairement amené à la découvrir comme telle, ainsi que nous l’avons observé plus haut. C’est cette « res » ultime, la grâce produite, qu’il nous faut étudier pour finir, et là encore, ce sera encore en adhérant étroitement à la signification du signe qui la produit que nous pourrons mieux comprendre comment celui-ci constitue en lui-même un sacrifice.
c)
Le signifié ultime
,
effet de la signification réelle-efficace (Res tantum)
,
est à la fois un et multiple, comme la signification elle-même. Ultimement, c’est l’Eglise ; c’est pourquoi l’eucharistie est appelée « le sacrement de toute l’unité ecclésiastique »
: c’est en ce sens que l’eucharistie fait l’Eglise – nous verrons plus loin en quel sens c’est l’Eglise qui fait l’eucharistie. Et S. Thomas se plait, en reprenant l’explication des Pères, à montrer comment cet
effet
est
signifié
par le symbo
lisme
du « signe sacramentel » utilisé : le pain unique fait d’une multit
ude de grains, et de même pour le vin
.
Mais l’eucharistie ne produit cet effet ultime qu’en produisant dans chaque croyant toute une série d’effets premiers qui sont la grâce et la charité, par l’incorporation et l’assimilation au Christ, le principe de la vie éternelle qui nous conduit à la gloire, en un mot la vie spirituelle,
signifiée
par le pain et le vin qui sont aliment et breuvage.
En outre, bien qu’elle ne soit pas directement ordonnée à cela, l’eucharistie produit encore un autre effet qui est la rémission des péchés, du moins de ceux qui n’ont pas tué la vie de la grâce en nous, et de la peine due à ces péchés. Mais elle obtient cet effet de manière différente
dans ceux qui reçoivent le sacrement
,
en mangeant sacramentellement et spirituellement le corps du Christ sacrifié, et
dans ceux
«
pour qui il est offert
,
ou même dans ceux qui l’offrent
»
comme sacrifice. Dans les premiers, en effet.
cet
effet de remise du péché et de la peine est obtenu indirectement.
par
suite et en proportion de l’augmentation de la charité directement produite en eux par le sacrement comme son effet propre : dans les seconds, il est produit directement en raison de la valeur satisfactoire du sacrifice offert
. C’est donc en cherchant à répondre à cette question, et à celle, parallèle, de savoir si l’eucharistie produit du fruit non seulement dans ceux qui la reçoivent mais aussi dans d’autres, que S. Thomas est amené sinon à découvrir, du moins à mettre explicitement en valeur, à côté de ce qu’elle opère
comme sacrement reçu
,
ce
qu’elle opère
comme sacrifice offert
.
Et il est bien évident, même si c’est à partir de la satisfaction que ce deuxième aspect est explicité, que les fruits de l’eucharistie comme sacrifice offert ne se limitent pas à la seule satisfaction mais qu’ils s’étendent aussi au mérite et à l’augmentation de la grâce et de la charité ; et que ces fruits, provenant de l’offrande du sacrifice, se trouvent multipliés, lorsqu’est multiplié cette offrande du sacrifice sacramentel
.
On ne saurait trop insister sur les conséquences pratiques d’une telle théologie, et ce n’est pas nous écarter de notre sujet que de les signaler au passage. C’est d’elle, en particulier, qu’un P. de Foucauld s’inspirait lorsqu’il faisait commencer l’implantation de l’Eglise, c’est-à-dire la mission, par l’eucharistie – par sa célébration et par son adoration. C’est elle encore qui fonde l’utilité de la multiplication des messes pour les défunts ; et aussi celle de la même multiplication des messes pour les besoins actuels de l’Eglise et du monde. C’est en ce sens que Pie XI avait approuvé et vivement encouragé la célébration d’un triduum de messes perpétuelles à Lourdes, du 25 au 27 avril 1935, pour la clôture de l’Année Sainte
.
Mais en nous en tenant au plan plus strictement doctrinal, la principale conclusion que nous aimons à tirer de ces réflexions, c’est que si tout, dans l’eucharistie, est sacrement,
c’est donc
«
dans le sacrement
»
essentiellement que s’accomplit le sacrifice
,
par quoi nous rejoignons notre point de départ, mais en comprenant maintenant, grâces aux explications que S. Thomas nous a fournies,
comment ce sacrement signifie et représente le sacrifice du Christ
.
Et il faut aller plus loin, car la réciproque est vraie : si le sacrifice est tout entier dans le sacrement, en retour,
tout dans le sacrement est sacrifice
.
En effet, même le sacrement au sens restreint indiqué par S. Thomas, « sacramentum quod sumitur », c’est-à-dire l’aliment de la vie spirituelle, est entièrement relatif au sacrifice – ce qu’on ne montre pas assez d’habitude – d’abord parce qu’il en provient : ce qui est mangé, ce n’est pas simplement « le corps du Christ », c’est son corps « livré pour nous » ; ce qui est bu, ce n’est pas simplement « le sang du Christ », c’est son sang « versé pour nous » dans le sacrifice de l’Alliance nouvelle et éternelle ; et ensuite parce qu’il y ordonne, son effet étant d’assimiler les fidèles au Christ qu’ils reçoivent, et donc de les unir au « Christ dans sa passion », et de les faire ainsi entrer dans son sacrifice pascal, mort et résurrection : « l’eucharistie est le sacrement de la passion du Christ en tant qu’elle conduit l’homme à sa perfection en l
’
unissant au Christ dans sa passion »
– et donc à la passion du Christ.
3.
« Par la vertu du sacrement », par conséquent, c’est-à-dire par la vertu des paroles et du geste de la double consécration de la matière
offerte du pain et du vin, l’eucharistie est donc non seulement « le sacrement du Christ dans sa passion », mais « le sacrement de la passion du Christ », parce qu’elle unit et conforme l’homme à cette passion sans doute, mais d’abord parce qu’elle en est « le signe » sacramentel parfait. C’est donc en le représentant ainsi sacramentellement qu’elle est elle-même le sacrifice de la croix accompli sous ce mode en vue de son application à l’Eglise, cet aspect d’efficacité étant essentiel au sacrement.
Le Sacrifice de la Croix est « accompli », disons-nous, et non pas simplement « rendu présent ». II est à observer, en effet, que si S. Thomas dit que l’eucharistie est
la
représentation
du sacrifice de la croix en vue de son application à l’Eglise, par contre, il ne parle jamais d’une simple
présence
de ce sacrifice en vue de cette application. C’est toujours de « remémoration », de « rappel », de « commémoration » qu’il parle, mais par dessus tour de « représentation », ce terme étant le plus propre
. Du reste, qu’on ne puisse se contenter de parler d’une simple présence, cela découle de la nature même de la réalité à rendre présente : il s’agit d’une action ; et plus encore de la fin en vue de laquelle elle est rendue présente : y faire participer. Si re-présenter sacramentellement
une chose
,
et donc la rendre réellement présente sous le mode et dans le signe du sacrement.
peut
consister simplement à rendre la chose elle-même présente, ce qui est le cas pour le corps et pour le sang du Christ, par contre re-présenter sacramentellement
une action
,
surtout en vue de son application et de la production de ses effets, cela ne peut se faire que par l’actuation
hic
et nunc
de cette action elle-même, et en ce sens, par sa ré-actuation. Ou peut-être mieux, car toute représentation aboutit à la présence du représenté : si la seule notion de
présence
suffit à expliquer le terme de l’action par laquelle une chose est rendue présente, celle
d’action
est nécessaire pour expliquer comment une action est rendue présente. Ce qui nous
conduit
à comprendre que
c’est précisément
dans l’action
de sa représentation que l’action représentée est réellement présente et opérante
.
La présence d’une action ne peut être elle-même qu’une action : ne peut être que l’accomplissement de cette action elle-même.
C’est tellement vrai qu’il est de foi que le Christ lui-même est le célébrant principal de l’eucharistie, ce qui implique qu’il
agisse
lui
-
même dans sa célébration, et donc que cette célébration, essentiellement la double consécration de la matière offerte, soit elle-même une
action, les théologiens qui considèrent cet aspect du mystère discutant entre eux pour savoir si cette action du Christ est virtuelle ou actuelle
. La discussion, d’ailleurs, nous semble porter plus sur les mots que sur le fond de la réalité ; mais en elle, du moins, les auteurs sont d’accord pour affirmer l’action du Christ dans la célébration de l’eucharistie, et donc pour concevoir celle-ci d’abord comme une action. Ils rejoignent par là le langage de la liturgie qui appelle le cœur de la célébration de l’eucharistie « l’action » par excellence, « la grande action », ce que fait également S. Thomas, précisément dans un texte où il présente l’eucharistie comme « le sacrifice de l’Eglise », et de
ce fait, comme l’action principale du culte qu’elle rend à Dieu
.
C’est donc cette « action », parce qu’elle en est la représentation sacramentelle, qui est l’actuation réelle du sacrifice du Christ en vue de l’étendre à toute l’Eglise ; et c’est pour cela qu’il faut dire, avec S. Augustin et S. Thomas, mais aussi avec toute l’Eglise, que « dans le sacrement » de l’eucharistie, « le Christ est immolé » véritablement
. C’est donc la représentation sacramentelle qui est l’immolation, et donc le sacrifice, ce qui n’est possible qu’en la comprenant comme l’actuation « dans le sacrement »,
hic et nunc
,
de l’immolation sacrificielle du Christ : « dans le sacrement », car l’unique sacrifice du Christ ne peut être multiplié dans sa réalisation historique ; et pourtant véritablement « actuation », car un acte ne peut être re-présenté et rendu présent, surtout si c’est en vue de la communication de ses effets, que par son actuation
hic
et
nunc
, et donc par sa ré-actuation. Comment une telle réactuation est-elle possible ? Nous avons vu plus haut que c’était en raison de
la
valeur de représentation
réelle
du signe sacramentel.
Il
nous faut voir maintenant de
plus
près comment entendre cette représentation-actuation « dans le sacrement » (n. 4) : c’est toute la force du réalisme sacramentel qu’il faut percevoir ; et d’où vient cette valeur de représentation réelle, c’est-à-dire d’où vient que cette
représentation
par le signe soit véritablement la réactuation réelle
dans le signe
de l’acte que celui-ci représente.
Nous
savons que c’est à l’institution de ce signe par le Christ qu’elle le doit : c’est donc le geste de l’institution qu’il nous faudra ensuite étudier pour le voir dans son rapport et au sacrifice de la Croix et à celui de la messe (n. 5).
Ajoutons
aussi
,
pour la cause de
la
vérité, que autant l’intuition
de
S. Thomas nous est précieuse :
cette représentation est elle-même l’immolation
, autant son explication ne nous semble
pas
à la hauteur de son affirmation, dans laquelle il reprend et approfondit celle de S. Augustin et de toute la Tradition. C’est là que nous voyons ensemble et les avantages et les limites de la perspective par lui adoptée ; les avantages, parce que c’est en situant l’accomplissement de l’eucharistie dans le signe sacramentel qu’il peut saisir que c’est là que tout se fait, y compris l’immolation et le sacrifice ; les limites, car il n’a pas suffisamment exploité son intuition pour expliquer le sacrifice lui-même. C’est de cette insuffisance, nous semble-t-il, que sont nées
toutes les tentatives
pour expliquer « l’essence du sacrifice de la messe ».
Parmi celles qui méritent d’être encore prises en considération, poux être réfutées, les plus tentantes, sont celles qui cherchent à s’appuyer sur la distinction entre l’oblation et l’immolation
. Sans doute S.
Thomas, et nous en avons vu plus haut la raison, affirme-t-il bien que « l’oblation appartient à la notion de sacrifice », mais il montre en même temps qu’il ne sépare pas, dans la pratique, le sacrifice de l’oblation
, et pour lui, le sacrifice c’est l’immolation, comme nous
l’avons vu dans notre chapitre sur le sacrifice. Du reste, il affirme explicitement que « dans la célébration de ce sacrement le Christ est immolé »
. « Le sacrement du sacrifice du Christ » est donc à la fois l’oblation et l’immolation de la victime, qui est le Christ lui-même, et c’est seulement ainsi qu’il est un sacrifice. Sans immolation, en effet, l’oblation n’est pas un sacrifice, mais la réciproque est encore plus vraie, à savoir que sans l’oblation, l’immolation n’est pas un sacrifice.
4.
La différence qu’il y a entre le sacrifice du Calvaire et celui de l’autel ne saurait donc consister dans le fait que dans le premier seulement il v aurait oblation et immolation, le second se limitant à renouveler l’oblation de ce qui avait été immolé et offert dans le premier. Cette explication est plus qu’incomplète : elle aboutit à nier la réalité du sacrifice eucharistique. Pas plus qu’il n’est la simple présence du sacrifice de la croix en vue de son application aux fidèles, celui-ci n’est pas non plus la simple présence de ce même sacrifice autrefois immolé en vue du simple renouvellement de son oblation à Dieu. Il est tout cela, certes, mais plus encore ; il est tout cela en étant lui-même oblation et immolation. Comment cela ? En étant la représentation sacramentelle de l’oblation et l’immolation du Calvaire, avons-nous dit, mais plus précisément encore, en étant cette oblation et cette immolation accomplies
hic et nunc
« dans le sacrement », selon l’expression de S. Augustin sur laquelle S. Thomas s’appuyait pour affirmer l’immolation, et qu’il nous faut à notre tour reprendre pour l’approfondir et voir comment le Christ est immolé dans l’eucharistie : « Semel immolatus est in semetipso Christus, et tamen quotidie immolatur
in
Sacramento
»
–
« Immolé une seule fois en lui-même, le Christ est pourtant immolé chaque jour
dans le sacrement
»
.
Ainsi la célébration de l’eucharistie est l’immolation d’un sacrifice parce que, « par la vertu du sacrement
(
ex vi sacramenti
),
la victime en est rendue présente et immolée sur l’autel « dans le sacrement »
(
in Sacramento
).
C’est toute la force et toutes les implications de cet « in Sacramento » qu’il nous faut saisir afin de voir comment la représentation sacramentelle du sacrifice est elle-même un sacrifice, oblation et immolation. Et pour cela, rappelons les deux sens principaux que peut recevoir ici le mot « sacramentum » : celui selon lequel il désigne la totalité du rite et du mystère sacramentel, et celui, plus limité, selon lequel il
désigne le « sacramentum tantum ». Dans le premier sens, l’expression « in Sacramento » désigne en propre la modalité sous laquelle le sacrifice est offert. Elle explicite la « ratio offerendi » dont parle le Concile de Trente
(
Sess
. XXII, ch. 2),
et oppose à la modalité de la réalité historique, réalisée une seule fois et une fois pour toutes au Calvaire, la modalité de la réalité sacramentelle, qui est, nous l’avons vu, celle du signe, mais d’un signe unique en son genre, car il accomplit réellement et efficacement ce qu’il signifie. Ce sens adverbial, ou de modalité, est fondamental, mais il n’en exclut pas un autre – il l’inclut, au contraire, et même l’exige – celui que la même expression « in Sacramento » reçoit lorsqu’on y prend le mot « sacramentum » au sens de « sacramentum tantum ». Le premier sens nous a montré la
modalité
selon laquelle le Christ est immolé et offert. Etudions maintenant ce deuxième sens pour voir ce que veut dire encore l’affirmation : le Christ est immolé « in sacramento » –
dans ce
sacrement
,
c’est-à-dire « dans ce signe sacramentel ».
Le signe sacramentel ici, c’est-à-dire la réalité matérielle et sensible, mais aussi déjà chargée de sa valeur de signe, c’est « le pain et le vin offerts », avons-nous dit
. Et ce qu’il signifie, c’est la vie humaine, en tant qu’il en constitue la nourriture et le breuvage ; mais c’est aussi le corps de l’Eglise, la communauté des fidèles, en tant qu’il est le produit d’un grand nombre d’unités individuelles rassemblées en une seule unité totale. C’est pour cela que l’oblation de cette double matière appartient au signe sacramentel considéré dans sa totalité. Précisons bien qu’il s’agit ici de l’oblation
de la matière
,
celle qui est faite par les fidèles apportant au prêtre le pain et le vin comme la matière du sacrifice, d’où le nom d’« oblats »
(
oblata
)
qui leur est donné. Cette oblation constitue en propre le sacrifice des fidèles, comme l’affirme explicitement S. Thomas en s’appuyant sur un texte de Grégoire VII : « c’est à la fois une oblation et un sacrifice »
. La même affirmation est reprise dans l’explication des cérémonies de la messe
. Im
médiatement, ce n’est qu’une oblation. Et pourtant, affirme S. Thomas, cette oblation a déjà valeur de sacrifice en vertu de ce en vue de quoi elle est faite, et qui est précisément l’immolation sacrificielle, car ce n’est qu’à partir de la matière offerte, mais aussi sur
elle et en elle
que va être faite l’immolation et que va être offert le sacrifice.
On le voit manifestement dans les sacrifices de l’Ancien Testament, où les fidèles apportaient une victime que le prêtre immolait et offrait à Dieu. Ce n’était là que la « figure » de la « vérité » qui s’est accomplie dans le Christ, et qui se reproduit sacramentellement à la messe. Ce n’est qu’ainsi que l’on peut comprendre la portée et l’importance capitale de l’expression augustinienne sur l’immolation du Christ « in sacramento » : dans le « sacramentum », la matière offerte en vue du sacrifice, c’est la victime qui est offerte en vue de son immolation. Et si nous nous souvenons que le sacrifice extérieur et visible n’est que le « sacrement », c’est-à-dire « le signe sacré » du sacrifice intérieur et invisible par lequel l’homme s’offre lui-même à Dieu, nous comprenons que dans la matière de ce
pain
et de ce vin, ce sont eux-mêmes
que les fidèles
offrent à Dieu en sacrifice, en s’y offrant en vue du sacrifice. Car si de leur part ce geste d’offrande constitue déjà un sacrifice par le fait qu’il est ordonné à l’immolation sacrificielle de la victime représentée dans le signe que sont les oblats, ce sacrifice ne sera pourtant effectivement immolé et offert à Dieu que par l’action que le prêtre fera à partir de ces oblats, sur eux et en eux. Dans le cas de l’eucharistie, cet acte sacrificiel sera accompli par la représentation sacramentelle de celui du Christ, car cette représentation, « ex vi sacramenti », sera l’actuation du sacrifice même du Christ « in sacramento », dans les oblats qui lui ont été offerts pour cela.
C’est parce qu’elle est faite ainsi « in sacramento », dans le signe sacramentel que constitue la matière offerte par les fidèles en vue du sacrifice, que la représentation du sacrifice du Christ réalisée par la double consécration ne saurait être la pure et simple représentation, si réelle soit elle, du seul sacrifice du Christ accompli autrefois : elle est l’actuation, c’est-à-dire l’immolation et l’oblation de ce sacrifice lui-même
hic
et nunc
par le ministère du prêtre dans la matière que, toujours par le ministère du prêtre, l’Eglise offre au Christ dans ce but. Et comme cette matière offerte est le signe sacramentel de l’Eglise elle-même s’offrant au Christ pour entrer dans son sacrifice, le sacrifice du Christ accompli « dans le
sacrement » est en même temps et inséparablement celui de l’Eglise : «
le sacrement du
sacrifice
du Christ
»
est le sacrifice sacramentel de
l’Eglise
, puisqu’elle y est offerte et immolée elle aussi « dans le sacrement ».
La conséquence pratique qui découle de là, dans l’ordre liturgique, est que l’on commet un contresens profond, qui aboutit à défigurer la totalité de la messe, en méconnaissant ou en ne signifiant pas suffisamment cette valeur oblative et sacrificielle de l’offertoire. C’est dans cette partie de la messe.
en
effet, que se fait l’offrande du « sacrement » du sacrifice de l’Eglise que sont les oblats, le pain et le vin offerts ; et ce n’est que par cette offrande que la représentation sacramentelle du sacrifice du Christ qui se fait ensuite est effectivement, en même temps que le sacrifice du Christ et dans le sacrifice du Christ, le propre sacrifice de l’Eglise elle-même. Tel est l’« admirabile commercium » qui s’accomplit dans la liturgie de l’eucharistie. Mais comme il s’accomplit tout entier sacramentellement, chacune de ses parties doit y être suffisamment signifiée pour que le mystère s’accomplisse : le Christ ne s’immole que dans la matière offerte qui est le sacrement du sacrifice pour lequel l’Eglise s’offre elle-même, et ce sacrifice de l’Eglise est immolé et offert à Dieu dans celui du Christ, représenté, c’est-à-dire ré-actué sacramentellement dans ces oblats, précisément en vue de prendre en soi le sacrifice de l’Eglise pour l’offrir au Père
.
Dire que le Christ est immolé « in sacramento », par conséquent, ce n’est pas simplement désigner
le
mode
,
ou la manière
,
non sanglante, sous lequel s’accomplit son sacrifice à l’autel, c’est aussi et d’abord désigner la
matière sacramentelle
dans laquelle cette immolation, elle-même sacramentelle, s’accomplit. Et comme cette matière
est l’Eglise
elle-même, puisqu’elle en est le signe sacramentel, on voit que la messe, célébration de l’eucharistie, n’est « le sacrement du sacrifice du Christ »
qu’en étant
« le sacrifice sacramentel de l’Eglise ». Ce qui revient à dire que le Christ n’y est sacramentellement immolé et offert que dans, par, avec et pour l’immolation da sacrifice de l’Eglise. C’est dans ce sens qu’il
faut comprendre et expliciter l’affirmation de S. Thomas selon laquelle le sacrement de l’eucharistie est la représentation du sacrifice du Christ en vue de son application aux fidèles : cette « application » du sacrifice du Christ à l’Eglise ne se fait que parce que d’abord, « dans le sacrement », l’Eglise elle-même s’est offerte au Christ pour être prise et immolée dans son sacrifice, afin de passer en lui de ce inonde au Père.
5.
Pour mieux comprendre ce rapport entre le sacrifice du Christ et celui de l’Eglise, ainsi que la manière dont ils s’accomplissent l’un et l’autre, et l’un dans l’autre, dans le sacrement de l’eucharistie, il faut nous reporter à ce que nous disions sur l’importance de l’institution dans l’étude de la doctrine des sacrements en général. Conformément à ce que nous avons vu alors, nous savons que si la messe peut être l’immolation sacramentelle du sacrifice de la Croix, c’est ultimement en raison de la transcendance de cet unique sacrifice par rapport à tous les autres, certes, mais plus immédiatement, c’est parce que ce sacrifice avait déjà été immolé dans le geste de l’institution, celui que la célébration de l’eucharistie reproduit, et
qu’il
y avait été immolé
en vue de cette reproduction et
de ces renouvellements
. C’est pourquoi la messe n’est pas, là encore, simplement la représentation sacramentelle de ce qui s’est fait au Calvaire ; ou mieux, en étant la représentation sacramentelle de ce qui s’est fait au Calvaire, la messe n’est pas simplement le même acte, sous forme sacramentelle, que celui du Calvaire : elle est, « par la force du sacrement » et « dans le sacrement »,
la réactuation de l’acte même du Calvaire, mais tel qu’il avait été lui-même sacramentellement représenté à la Cène, et par là à la fois commencé et déjà accompli
; avec la double différence, cependant, que le signe sacramentel dans lequel elle s’accomplit vient après l’immolation sanglante du Calvaire, tandis que celui de l’institution la précédait encore, et que l’assomption de l’Eglise dans le sacrifice du Christ était, à l’institution, le fait de la seule action du Christ lui-même, tandis qu’à la messe, l’Eglise doit y entrer d’elle-même, en s’offrant pour cela au Christ « dans le sacrement » par le ministère du prêtre ; et pourtant aussi avec la double ressemblance que dans les deux cas, à l’institution comme à la messe, ce qui est fait « in sacramento » est ordonné à ce qui doit être accompli « in vita », pour la raison que c’en est déjà la réalisation « sacramentelle », et que cet achèvement du sacrifice sacramentel dans celui de la vie se termine également dans les deux cas et se consomme seulement dans la gloire. Essayons de l’expliquer.
C’est
le rapport de la Cène au Calvaire
qu’il
faut d’abord montrer.
La pensée de S. Thomas sur ce point ne saurait faire de doute. Etudiant
la question de la date de la passion du Christ, il la fixe, selon
L’Exode
,
au « quatorzième jour du mois » (
Ex
12, 6). Et pour résoudre les divergences que l’on note entre les évangélistes sur ce point, il s’appuie sur le fait que la computation du jour commençait chez les juifs à la veille du jour précédent, et se range finalement à l’opinion de Bède le Vénérable selon laquelle c’est en célébrant la Cène avec ses disciples que le Christ « a consacré le début de sa propre immolation, c’est-à-dire de sa passion »
.
C’est l’explication qu’il donne plus explicitement encore dans son commentaire de l’Evangile de S. Jean : « la Cène du Seigneur a été faite le jour où était immolé la Pâques des juifs »
. « En effet, cette solennité des juifs était la figure de la passion du Christ »
. « (L’heure de sa passion) a été fixée à la Pâques des juifs parce qu’il convenait à la solennité (à la fête) des juifs que la vérité suivit la figure, (c’est pourquoi) c’est quand l’agneau qui figurait le Christ (a été immolé) que le Christ a été immolé, lui qui est le véritable Agneau de Dieu »
. Et ce n’est que parce qu’il a été déjà et véritablement immolé dans la cène que le Christ peut dire ensuite, avant même de quitter la salle du cénacle, qu’il a été glorifié (
Jn
13, 31) et qu’il a déjà manifesté le nom du Père (17, 6), comme le note S. Thomas : « Déjà le Christ avait été glorifié (…) ; déjà il avait manifesté le Père au monde. Il ne lui restait donc qu’à consommer l’œuvre de la passion et de la rédemption humaine, consommation dont il sera parlé plus loin dans les paroles du Christ : « Tout est consommé » (19, 30), suivies de celles-ci : « et inclinant la tête, il rendit l’esprit »
.
La pensée de S. Thomas est donc claire : ce qui a été consommé sur la Croix avait été commencé à la Cène, et y avait déjà été réalisé sacramentellement, et donc réellement et efficacement, sous le signe représentatif, ou plutôt préfiguratif. C’est ce qu’il redit dans la Somme théologique, dans son explication des cérémonies de la messe : « On
y utilise les signes de croix pour exprimer la passion du Christ qui s’est terminée à la Croix. La passion du Christ, en effet, s’est accomplie en diverses étapes. La première a été la trahison du Christ (…). La seconde a été sa vente (…). La troisième a été la « présignation » de la passion du Christ faite à la Cène »
. C’est donc dans cette « praesignatio », institution du sacrement et de la « repraesentatio »,
qu’à
été accomplie l’immolation sacramentelle du Christ à la Cène. Et c’est ce rite sacramentel que le prêtre reproduit à l’autel, selon le commandement du Christ : « Faites ceci en mémoire de moi » (
I Cor
11, 25). Si donc la « repraesentatio » sacramentelle du sacrifice de la Croix est elle-même une immolation, c’est d’abord et immédiatement parce que la « praesignatio » qu’elle reproduit était déjà elle-même cette immolation. Et c’est également d’abord en ce sens que nous disions plus haut que la célébration de l’eucharistie est l’actuation de l’acte même du sacrifice de la Croix tel qu’il avait été pré-représenté et déjà accompli, sacramentellement, à la Cène : une immolation sacramentelle, c’est-à-dire à la fois effective et réelle, et pourtant seulement inchoative, mais efficacement inchoative parce qu’efficacement ordonnée à sa consommation, c’est-à-dire à sa réalisation effective dans la vie, et non plus simplement dans le signe.
Mais cette explication, pour juste qu’elle soit en tant qu’elle montre la relation immédiate de la messe à la Cène, du sacrement à son institution, ne saurait suffire. Bien plus, c’est elle-même qui fait apparaître la première différence que nous avons notée entre le geste de l’institution et celui qui le reproduit : la « praesignatio » précédait l’immolation effective de la vie tandis que la « repraesentatio » vient après. Et à cette première différence s’en ajoute une autre qui est que tandis qu’à la Cène, le Christ seul faisait tout, les disciples ne faisant que recevoir, à la messe le Christ agit par ses disciples qu’il a fait ses prêtres pour cela ; et nous avons vu comment leur fonction première était d’offrir le « sacrement » de l’offrande et du sacrifice de l’Eglise, la seconde étant d’immoler et d’offrir le sacrifice du Christ lui-même dans celui de l’Eglise. C’est sur cette double différence existant entre la Cène et la messe qu’il faut fixer notre attention, car c’est elle qui va nous permettre de retrouver l’identité profonde et la continuité qui font de la messe la représentation par l’Eglise du sacrifice du Christ immolé à la Cène et consommé sur la Croix.
Dans l’un et l’autre cas, en effet, à la messe comme à la Cène, il s’agit avant tout d’une immolation sacramentelle, puisqu’elle s’accomplit dans le signe, paroles, geste et matière offerte. En tant que sacramentelle.
cette
immolation est réelle et efficace, ces deux aspects étant inséparablement liés, et la réalité de la représentation étant dans les deux cas ordonnée à l’efficacité. Sans doute à la Cène, la représentation est-elle seulement « présignative », tandis qu’à la messe, elle est « commémorative » ; et de ce fait, seule cette dernière peut réactuer ce qui a déjà été accompli. Nous dirons plus loin la raison d’être et même la nécessité de cette différence, mais dès maintenant nous pouvons noter ce caractère commun à la Cène et à la messe, à savoir qu’elles sont l’une et l’autre un sacrifice sacramentel efficacement ordonné à sa réalisation dans la vie, l’efficacité provenant de la réalité de la représentation « par la vertu du sacrement ». Cela nous fait comprendre que la messe, comme la Cène, n’est qu’un commencement ; seule la liturgie céleste de l’eucharistie sera en elle-même une fin absolue. La messe est ordonnée au sacrifice du chrétien et de l’Eglise dans la vie comme la Cène était ordonnée au sacrifice du Christ dans l’immolation effective de sa propre vie. D’une certaine manière, la messe est à la passion du chrétien et de l’Eglise ce que la Cène fut à la passion du Christ, telle est la première ressemblance fondamentale qu’il y a entre ces deux sacrifices, ou mieux entre ces deux temps et ces deux modes de l’unique sacrifice qui est celui du Christ et de l’Eglise.
Dans les deux cas, en effet, à la Cène comme à la messe, et ensuite au Calvaire comme dans l’histoire de l’Eglise, celle-ci est inséparable du Christ, et c’est dans un unique sacrifice qu’ils sont l’un et l’autre immolés. Mais ce sacrifice total s’accomplit en diverses étapes, comme le notait S Thomas pour celui du Christ, et celles-ci s’accomplissent sous des modes et selon des manières diverses. La deuxième différence que nous avons notée entre la Cène et la messe est qu’alors le Christ agissait seul, tandis qu’à la messe l’Eglise remplit activement son rôle et s’insère d’elle-même dans le sacrifice de son Chef. Mais cela n’est possible que parce qu’à la Cène, déjà, elle était présente, et elle y était présente parce que le Christ l’y avait rendue présente et l’avait prise, par son propre geste, en lui et dans son sacrifice. C’est sous le « sacrement » au sens restreint, c’est-à-dire sous le « signe » du pain et du vin, que l’Eglise était présente à la Cène et qu’elle a été prise par le Christ dans son sacrifice. C’était aussi dans la personne des douze, qui seront représentés au Calvaire en la seule personne de Jean. Mais principalement et sacramentellement, c’était dans le signe du pain et du vin que l’Eglise était présente et prise dans le sacrifice de la Cène, et c’est pourquoi elle sera présente aussi dans celui du Calvaire, sur
la Croix, car le Christ aura mangé ce pain et ce vin, s’assimilant ainsi son Eglise et la prenant ainsi en soi sacramentellement au moment de s’immoler « pour elle » :
en son nom et en sa faveur.
En fait, c’est par l’Incarnation elle-même que le Fils de Dieu avait fait sienne cette humanité dont il faisait son Epouse et son Eg
lise,
et c’est par cette considération que nous retrouvons la place de Marie, en qui premièrement est l’Eglise, dans l’eucharistie : elle enveloppe le sacerdoce ministériel de sa maternité, mais elle n’en accomplit pas les fonctions sacramentelles. La Cène, en effet, se situe entre l’Incarnation et le Calvaire, où Marie est présente, et elle seule : à l’Incarnation pour laisser le Verbe prendre en elle toute la création, au Calvaire pour achever son « Fiat » et permettre au Verbe incarné en elle et par elle de ne pas consommer son sacrifice et de ne pas remonter vers le Père sans emporter en lui le consentement de son Eglise à son sacrifice, et par là déjà le sacrifice effectif de cette Eglise. C’est la raison profonde pour laquelle le sacerdoce ne peut être l’affaire de la femme : sa mission est autre, et c’est en Marie qu’elle la découvre. Mais ce que le Verbe avait fait à l’Incarnation, il a voulu le signifier sacramentellement à l’institution du sacrement de son sacrifice, qui était en même temps celle des prêtres, ministres de ce sacrement et de ce sacrifice, afin de le rendre manifeste dans le signe sensible, et surtout afin de le rendu perpétuellement renouvelable, sacramentellement, par son Epouse elle-même qui l’accomplirait sans cesse par le ministère de ses prêtres. C’est pourquoi, comme à l’Incarnation, le Verbe avait pris sa chair de sa Mère et par son consentement, à l’institution, le Verbe incarné reprend cette même chair sous le signe du pain et du vin, et aussi en la personne des douze qui partagent avec lui ce pain et ce vin, entrant ainsi eux-mêmes déjà dans sa passion ; et ce même geste, il le renouvelle à chaque messe, en recevant de son Eglise, par le ministère de ses prêtres, le même signe du pain et du vin pour continuer d’y accomplir son sacrifice.
La différence entre l’institution et la messe, ici, est donc en ceci qu’à la messe, l’Eglise ratifie librement ce que le Christ avait fait « pour elle » à l’institution. Elle se met elle-même, par le ministère du prêtre, entre les mains du Christ et entre ainsi librement dans sa propre passion, comme le Christ était lui-même librement entré dans la sienne. Et c’est une seule et même passion, car l’offrande que l’Eglise fait d’elle-même – à l’offertoire – en vue du sacrifice à accomplir – à la consécration – ne sera achevée et pleinement réalisée, en étant portée
jusqu’à
l’immolation, que dans ce sacrifice lui-même, qui n’est autre que celui du Christ.
Car c’est bien cela que fait l’Eglise, en ce qui la concerne, quand elle célèbre le sacrifice de la messe : elle y entre dans sa passion comme son Epoux entra dans la sienne en célébrant le sacrifice de la Cène : les oblats de l’offertoire assumés par le Christ dans la consécration sont «
le
sacrement
»
de l’Eglise
,
parce que leur offrande est le signe extérieur de l’offrande intérieure que l’Eglise fait d’elle-même en vue du sacrifice à accomplir ; mais la consécration de ces oblats est « le
sacrement parfait
»
du sacrifice du Christ
,
parce que la consécration représente sacramentellement et donc actue réellement, « dans le sacrement » que sont les oblats, le sacrifice unique du Christ.
Mais cet unique sacrifice n’avait été immolé sacramentellement dans le geste de la Cène, et dans le même signe, « dans le même sacrement » que constituaient déjà le pain et le vin, que pour être ensuite consommé sur la Croix. Comme la Cène, par conséquent, la messe est un sacrifice sacramentel d’abord en ce sens que le sacrifice qui s’y accomplit « dans le sacrement » est ordonné à sa consommation dans la vie ; mais aussi en ce sens que cette consommation dans la vie est déjà réellement commencé dans le sacrement en vertu de son efficacité. Et c’est là que nous voyons la nécessité, pour elle, d’être l’actuation réelle du sacrifice de la croix
déjà accompli
pour que l’immolation sacramentelle que l’Eglise y fait d’elle-même soit effectivement au sacrifice de l’Eglise dans la vie ce que l’immolation sacramentelle que le Christ fit de lui-même à la Cène fut à sa propre immolation sanglante sur la Croix, à savoir le
commencement réel
de cette immolation effective dans la vie parce qu’elle en était la
représentation
sacramentelle
efficace
.
En accomplissant sacramentellement à la Cène le geste de sa passion – non sans y associer déjà l’Eglise, présente dans les signes du peint et du vin –, le Christ accomplissait déjà réellement et véritablement le sacrifice de sa passion en raison de la vertu qu’il avait la puissance de donner lui-même à son geste. Par cette puissance, il chargeait son geste symbolique d’une vertu qui en faisait déjà l’accomplissement effectif anticipé de l’immolation qu’il représentait en la préfigurant ; et la préfiguration.
était
réalisée à la fois par la signification naturelle du pain et du vin consacrés séparément, par la référence à l’agneau pascal que le contexte historique imposait, et plus encore par l’intention de signification que le Christ mettait lui-même dans son geste – et qu’il ne faut pas oublier lorsque l’on étudie les raisons de la signification de la double consécration de la messe. Littéralement, donc, en accomplissant ce geste, le Christ s’immolait déjà lui-même efficacement, et sa mort en Croix ne sera que la consommation effective de ce qu’il avait à la fois commencé et accompli sacramentellement à la Cène.
D’elle-même, en tant qu’elle est composée d’hommes, l’Eglise n’a pas
le pouvoir de charger d’une telle vertu ni d’une telle efficacité un geste rituel et symbolique. Et pourtant, son geste sacramentel, à la messe, l’immole déjà elle-même d’une immolation efficace, et par là commençant effectivement la consommation de sa propre immolation dans la vie. Comment est-ce possible ? Précisément parce que le geste sacramentel qu’elle accomplit en s’y mettant elle-même « dans le sacrement », et par là, en se mettant elle-même dans le sacrifice du Christ.
est
le geste même que le Christ accomplissait « pour elle » à l’institution, mais qui est devenu pour elle cause efficace de sa propre immolation parce que l’immolation qu’il ne représentait à la Cène qu’en la préfigurant a été effectivement consommée sur la Croix. Par suite, c’est donc cette immolation du Christ effectivement accomplie qui est représentée, et donc réactuée, dans le sacrement de l’Eglise ; et c’est parce qu’elle est cette immolation effective et réelle, « dans le sacrement », du sacrifice du Christ déjà accompli que la messe est l’immolation sacramentelle efficace « dans le sacrement », du propre sacrifice de l’Eglise encore à accomplir dans la vie – parce que un est le sacrifice du Christ et de l’Eglise, même accompli en différentes étapes et sous différents modes et parce que un est le sacrement de ce sacrifice, même s’il est, lui aussi, accompli en des temps et sous des modes différents. Le « sacrement » accompli dans la consécration est à la fois celui du Christ et de l’Eglise : celui du Christ en tant qu’il représente, et par là actualise, l’acte de sa passion déjà accomplie, et dans lequel l’Eglise déjà était présente ; celui de l’Eglise en tant qu’il représente, et par là commence efficacement, l’acte de son propre sacrifice accompli et commencé dans celui du calvaire, ratifié et offert sacrificiellement dans le geste de l’offertoire, accompli sacramentellement dans celui du Christ à la consécration, et encore à accomplir dans la vie et dans l’histoire, ou plutôt à y consommer, ce qui sera désormais possible à l’Eglise et à chaque chrétien.
ce
sacrifice ayant été « virtuellement accompli dans le sacrement.
c’est-à-dire
ayant été accompli réellement « dans le sacrement » avec toute la « vertu » et l’efficacité que celui-ci lui donne pour sa consommation effective, ensuite, dans la vie.
C’est donc parce qu’elle est la représentation sacramentelle et l’actuation réelle du sacrifice du Christ déjà accompli que la messe est l’accomplissement sacramentel et l’actuation virtuelle
efficace
de celui de l’Eglise encore à consommer. De la part du Christ, elle est l’actuation réelle de son sacrifice dans « le sacrement » de celui de son Eglise. De la part de l’Eglise, par le ministère du prêtre, elle est l’immolation sacramentelle de son propre sacrifice dans celui du Christ immolé sacra
mentellement, ou « dans le sacrement », l’expression
désignant ici l’action sacramentelle prise dans sa totalité et le mode qui lui est propre. L’ordination du sacrement à la vie, vraie et nécessaire en tous temps, n’acquiert son efficacité que par sa relation au sacrifice du Christ, ce qui explique que le geste sacramentel et sacrificiel institué par le Christ lui-même pour représenter et réactuer sa passion après lui dans et par l’Eglise aura toute la plénitude de l’efficacité sacramentelle. Mais il est évident que cette efficacité ne sera effective, du côté de l’Eglise, que dans la mesure de la foi, de l’espérance et de la charité avec lesquelles celle-ci utilisera le sacrement et entrera par lui dans le sacrifice du Christ, Sacrifice qui, étant celui de la Pâques, se termine dans la gloire. Et c’est parce que cette mesure ne saurait être parfaite du premier coup dans chacun de ses membres ni dans la totalité de son Corps que le temps est nécessaire et, au cours du temps, la répétition et la multiplication du sacrifice sacramentel du Christ dans celui de son Eglise et de l’Eglise dans celui du Christ.
6.
C’est ainsi que la célébration de l’eucharistie dans la messe et le sacrifice de vie de l’Eglise qui en découle efficacement
complètent
ce que le Christ avait fait à la Cène et dans son propre sacrifice à la Croix, ce qui est nécessaire pour achever l’œuvre du Christ et pour que l’Epouse soit réunie à l’Epoux dans la gloire. Cette idée d’un complément à apporter à la passion du Christ « pour son corps qui est l’Eglise » est exprimée par S. Paul lui-même (
Col
1, 24), et cependant, si nous considérons les choses du point de vue du Christ, elle nous surprend, du moins au premier abord. La passion du Christ, en effet, n’a-t-elle pas tout accompli ? Assurément, et c’est pour cela que c’est d’elle que proviennent tous ses accomplissements dans l’Eglise. Car le Christ ne nous a pas sauvés en nous dispensant d’entrer dans la passion salvifique, comme le prouve le seul fait que tous les hommes doivent passer par la mort, mais au contraire en nous donnant d’y entrer et de la traverser en vainqueurs.
Comment cela peut-il se faire sans que nous ajoutions quelque chose à sa passion ? On peut le comprendre par une certaine analogie avec l’acte d’être. De même, en effet, que l’unique acte d’être incréé n’empêche pas la multiplicité des actes d’être créés, chacun ne s’exerçant qu’en participation de l’acte infini, sans pour autant lui ajouter quoi que ce soit ni faire nombre avec lui – car on n’ajoute rien à l’infini, et rien de fini ne peut faire nombre avec lui –, de même, analogiquement, l’unique acte du sacrifice du Christ embrassant en soi tous les hommes et tous les temps, précisément par le moyen du sacre
ment, n’empêche pas mais au contraire exige la multiplicité des actes par lesquels il se reproduit dans l’ordre sacramentel afin de prendre en soi tous les sacrifices des hommes accomplis dans la vie et dans l’histoire.
C’est ainsi qu’il n’y a rien à ajouter au sacrifice du Chef, et que pourtant il y a à le compléter, à l’achever en accomplissant en nous tout ce qui a déjà été réalisé en lui « pour nous ». Car, nous l’avons vu, le Christ en Croix sacrifiait l’Eglise en lui et avec lui puisqu’il se l’était
unie
dans ce but en entrant sacramentellement dans sa passion, et puisqu’il ne s’était incarné dans la Vierge que pour ce sacrifice – dans lequel elle ne fait qu’un avec lui. C’est pourquoi lorsque l’Eglise, au cours du temps, accomplira et consommera son propre sacrifice, elle ne fera qu’achever celui du Christ et de son Epouse virginale et maternelle, le sacrement étant pour elle le moyen réel et efficace de communier physiquement et spirituellement à ce sacrifice, de le faire passer en elle pour passer elle-même en lui, et en lui, grâce aussi à la maternité de la
Vierge.
de
ce monde au Père. Par où l’on voit que eucharistie et médiation mariale sont aussi inséparables et aussi indispensables l’une que l’autre à l’Eglise qu’étaient inséparables, de l’Incarnation au Calvaire, le Verbe incarné et « La Femme » en qui il s’incarnait et accomplissait tous ses « mystères » ; que le Christ et la Vierge : le Souverain prêtre et la Maternité de la Vierge-Epouse.
Ces réflexions, qui demanderaient assurément de plus amples développements, ne sont pas ici hors de propos, ni ne peuvent être considérées comme un simple ornement final. Même si nous ne sommes amenés à les proposer qu’au terme de notre étude, elles lui sont essentielles, car il est évident que si l’eucharistie est inséparablement le sacrement et le sacrifice du Christ et de l’Eglise, on ne peut en avoir une juste compréhension sans la situer par rapport à la fonction de la Vierge qui la première, est l’Epouse et l’Eglise. Or cette fonction est celle de la Virginité qui, par l’œuvre de l’Esprit-Saint et du « Fiat » de la foi, est devenue souveraine, universelle et transcendante Fécondité puisqu’elle est devenue Maternité divine, et par suite Maternité ecclésiale. Si les sacrements, culminant dans l’eucharistie, sont confiés au sacerdoce ministériel dont la mission, par la prière, la prédication, mais par dessus tout par l’usage de ces instruments de grâce, est de constituer et de rassembler le Corps total du Christ, ce sacerdoce lui-même ne peut remplir cette mission et ces sacrements ne peuvent accomplir leur œuvre qu’à l’intérieur et par la médiation de la Maternité divine et ecclésiale de Marie. Cette Maternité précède, accompagne et achève l’œuvre du sacer
doce ministériel, sa fonction apparaissant plus particulièrement complémentaire de celle des sacrements et donc, par excellence, de celle de l’eucharistie. Cette œuvre est en effet celle de notre sanctification la gloire de Dieu. C’est le Christ lui-même qui l’accomplit : par
ses prê
tres, qui l’annoncent dans leur prédication et qui rassemblent, édifient et vivifient son Corps dans l’eucharistie ; par
sa
Mère
et la nôtre, pour l’enfantement de ses enfants qui tous ensemble sont eux-mêmes
son
Eglise
et par là son Epouse ; et, dans l’œuvre commune de ses prêtres et de sa Mère, par son Esprit qu’il répand par eux et par leur action pour éclairer et fortifier les hommes afin qu’ils croient à sa parole et que, croyant en elle, ils reçoivent la vie (
Jn
20, 31) en entrant dans la communion de son unique Pâques.
Car ce qui reste au cœur de cette œuvre du salut, c’est le sacrifice pascal, et donc l’eucharistie. Et ce n’est qu’après cet achèvement dans l’Eglise de l’unique sacrifice pascal du Christ et de son Epouse que celui-ci achèvera avec elle son entrée triomphale dans la gloire. Et pourtant dès maintenant, parce que le Christ lui-même est déjà entrée dans cette gloire, et aussi la Vierge sa Mère qui est l’Eglise, la représentation et l’accomplissement sacramentel de leur sacrifice dans l’eucharistie de la messe n’est pas seulement la commémoration réelle du sacrifice du Calvaire, mais elle est aussi et en même temps l’anticipation et la préfiguration de celui de la gloire. Ce qui nous amène à souligner une fois de plus l’être « fluent », « transiens ex uno in aliud », de tout l’ordre sacramentel, et donc par dessus tout de l’eucharistie, dont la fonction propre est bien de faire passer l’Eglise, en la constituant, de ce monde à la gloire du Père
.
On voit à quelle distance de la vérité on se trouve et quelle destruction du « Mystère », ou du « Sacrement », on opère en faisant de la messe un simple mémorial évocatif de la passion du Christ. C’est dans un tout autre sens que S. Thomas, en accord avec la Tradition et avec le Magistère, nous parle de l’eucharistie comme du « Mémorial » de cette passion, à savoir, très précisément, en ce sens « sacramentel » et « mystérieux » (ou même « mystérique »), qui fait de la messe l’actuation
hic et nunc
du
sacrifice
.
du Christ « dans le sacrement » par l’Eglise, en vue et par une ordination efficace – qui est déjà un commencement réel – de sa réalisation par l’immolation effective de l’Eglise elle-même et de chacun de ses membres dans leur propre vie.
C’est pourquoi l’expression de « représentation du sacrifice du Christ » n’est elle-même adéquate que si l’on y saisit toutes ces dimensions du « Mystère », ou du « Sacrement », la représentation « in sacramento » référant non seulement au
mode
, mais encore à la
matière
, qui est l’offrande sacrificielle de l’Eglise par le ministère du prêtre. Une telle explication est pleinement conforme aux décrets du Concile de Trente, car si leur enseignement est entièrement fondé sur l’idée de la « représentation » sacramentelle, et s’ils affirment que c’est le Christ lui-même qui s’offre dans le sacrifice de la messe, ils disent aussi qu’il ne le fait que « par le ministère des prêtres » – « sacerdotum ministerio »
. Bien plus, ils affirment explicitement qu’à la Cène, le Christ « a institué la nouvel Pâques dans laquelle il devait être immolé lui-même par l’Eglise, par les prêtres, sous les signes visibles »
. Les termes de « Pâques » et d’« immolation » présentent bien ce qui a été fait à l’institution et qui est renouvelé à la messe comme un sacrifice ; et ce sacrifice lui-même est présenté comme immolé par l’Eglise, par le ministère des prêtres. C’est donc le Concile de Trente lui-même qui présente le sacrifice de la messe comme offert inséparablement par le Christ et par l’Eglise, l’un et l’autre n’agissant et ne s’unissant que « dans le sacrement », par le ministère des prêtres, dont la grandeur nous apparaît de plus en plus à mesure qu’on en approfondit le mystère.
Le prêtre, en effet, est le médiateur entre le Christ et les membres de son Eglise, et c’est dans la célébration de l’eucharistie principalement qu’il accomplit cette fonction de médiation : au Christ, « dans le sacrement », il offre l’Eglise ; et par lui, le Christ s’offre pour son Eglise qu’il a reçu de ses mains.
mais
aussi avec elle, car « dans le sacrement », c’est « en elle » qu’il s’offre, et qu’il s’immole « in Sacramento », c’est-à-dire sacramentellement. Sans doute les fruits de sainteté et de vie qu’il produit ainsi sont-ils en même temps inséparablement ceux de la maternité de Marie, mais immédiatement, ils découlent de ce sacrifice, car ils sont en propre le don de l’Esprit et de la vie, qui ne sont communiqués que par l’effusion du sang. En effet, nous l’avons vu en étudiant le sacrifice et la nécessité de l’accomplir dans l’immolation, c’est la vie, en définitive, qui en est toujours la matière, et c’est elle aussi qui en est le fruit lorsqu’il est agréé par Dieu, seul Maître de la vie. Or la vie est liée au sang. Elle est dans le sang. C’est pourquoi l’effusion du sang de l’homme-Dieu, c’est-à-dire du propre Fils de Dieu s’étant fait pour notre salut le Fils de l’homme – par l’offrande parfaite d’amour qui le fait à la fois monter vers le Père et redescendre sur nous – est en même temps le sacrifice et l’immolation de toute vie humaine mais aussi la source pour les hommes de la vie nouvelle et divine que Dieu leur communique. Cette vie est celle de l’Esprit du Père et du Fils : « l’Esprit est votre vie » (
Gal
5, 25), et c’est dans le sang répandu et offert que l’Esprit et sa Vie nous sont donnés, – dans le sang répandu et offert à la Cène d’abord, puis à la Croix, et, « chaque jour », à la messe, « dans le sacrement » et dans le sacrifice de l’eucharistie.
Et c’est pourquoi la messe, célébration de l’eucharistie du Christ et de son Eglise, est en vérité,
en étant le sacrement du sacrifice du Christ déjà accompli
, et pourtant encore à compléter dans et pour son Corps qui est l’Eglise, le
sacrifice sacramentel de l’Eglise elle-même
,
car par lui celle-ci entre efficacement, dans chacun de ses membres comme dam sa totalité, dans l’immolation effective de sa propre vie et dans l’effusion de son propre sang, achevant et complétant ainsi en elle ce que son Chef et Sauveur avait accompli « pour elle » à l’institution et à la Croix.
*
*
*
7.
Et si nous étendons nos regards à la totalité des temps de l’histoire, nous voyons comment le sacrement, culminant toujours dans le sacrifice, est le
.
moyen universel par lequel Dieu permet à l’homme de faire de toute sa vie, dans le « Mystère » et dans le « Sacrement » du Christ, un culte et un service, en un mot une liturgie offerte à sa gloire. Car le sacrement, en définitive, c’est le Mystère même de l’Incarnation du Verbe : « accedit verbum ad elementum et fit sacramentum ». Cela se réalise pour la première fois, et cette première fois englobe toutes les autres, dans l’Incarnation : le Verbe accédant à l’élément de sa création et accomplissant le premier pas de son retour au Père, le second pas étant précisément l’offrande et l’immolation du sacrifice. Tel est le « mysterion » qui fascinait S. Paul, et ce n’est pas une erreur si la Vulgate le traduit tantôt par « mysterium » (
Rom
16, 25), tantôt par « sacramentum » (
Eph
1, 9). C’est la même réalité qui est désignée par les deux mots.
Et c’est par « les sacrements » que le Christ achève son propre « Sacrement », récapitulant ainsi en lui la totalité des temps et de l’histoire, l’universalité de l’humanité et du cosmos, dans cet unique sacrifice offert à Dieu dont il est à la fois la Victime et le Grand prêtre. Il n’est pas interdit de penser que c’est aussi pour cela, et peut-être d’abord pour cela, que le Christ prit le pain et le vin comme signes du sacrement de son sacrifice, et non l’agneau de l’Alliance ancienne. Sans doute cet agneau le préfigurait-il lui-même et son immolation plus immédiatement et plus expressivement que le pain et le vin. Mais c’était la précision même de cette préfiguration immédiate qu’il fallait effacer, la Nouvelle Alliance venant remplacer l’Ancienne, devenue caduque (
Hebr
8, 13). Et surtout, c’étaient les limites d’un peuple unique qu’il fallait dépasser pour reprendre immédiatement la totalité de l’humanité.
C’était ce que faisait le Christ en reprenant les signes du pain et du vin, car par là, il assumait la totalité des sacrifices de la religion naturelle, dans la mesure où elle avait échappé au péché et à l’idolâtrie, et telle qu’elle était représentée dans la Bible par le sacrifice de Melchisédech (
Gen
14, 18). Et cela aussi, S. Thomas l’enseignait déjà lorsqu’il disait que les sacrifices de la Loi naturelle exprimaient déja le sacrifice du Christ
, même si ceux de l’Ancienne Alliance l’exprimaient de plus près
.
Celui de la Nouvelle et Eternelle Alliance, donné par le
Christ
à
son Eglise, comme l’enseigne le Concile de Trente, est le signe parfait de la passion du Christ ; il est donc ce sacrifice lui-même accompli et achevé dans l’Eglise. Et pourtant ce qui se fait par et dans l’Eglise n’est pas encore la forme ultime de l’unique sacrifice du Christ, se trouvant encore située entre la figuration et la « vérité » totale ; ou plus exactement, entre la « vérité » du sacrifice « figuré » par ceux de l’Ancienne Alliance et inchoativement accomplie dans la cène et dans la passion du Christ, et l’achèvement glorieux définitif de cette même « vérité » dans le Christ et dans son Eglise. Par rapport à cette « vérité » ultime, le sacrifice de l’Eglise est lui-même encore « figure », mais figure réelle et efficace, car représentant
réellement
le sacrifice même qui se terminera dans la gloire, et le représentant
efficacement
, puisqu’il ne le
représente qu’en y faisant entrer l’Eglise
.
C’est par là que la célébration du sacrement de l’eucharistie apparaît parfaitement adaptée au temps de l’Eglise, dont le mystère est que « les temps y sont (déjà) accomplis » (
Mc
1, 15), et qu’ils y restent pourtant encore à accomplir. Car si « la fin des temps est arrivée » (
I Cor
. 10, 11), « le siècle présent » n’en est pas moins toujours là (
Tit
2, 12). Parce que le Christ accomplit le temps, son sacrifice ne peut être suivi d’aucun autre. C’est lui, du reste, qui « accomplit » toutes choses, comme il s’en rend le témoignage : « Tout est accompli » (
Jn
19, 30). Mais parce que son Eglise est toujours dans le temps, dans « le siècle présent », elle doit y continuer le Sacrifice du Christ. Elle doit « racheter le temps présent – le
kairos
– car les jours sont mauvais »
(
Eph
. 5, 16)
;
et parce qu’elle le fait en achevant en elle ce qui marque à la passion de son Chef (
Col
. 1, 24), il est également nécessaire que l’unique sacrifice du Christ y soit sacramentellement immolé chaque jour par et dans son Eglise afin d’achever de l’être effectivement dans la vie de cette Eglise elle-même jusqu’à ce que soit complet le nombre des élus, c’est-à-dire « jusqu’à ce qu’il vienne » (
I
Cor
11, 26).
Telle est donc la fonction de l’eucharistie, et avec elle, de tout l’ordre sacramentel. C’est pourquoi en elle, affirme S. Thomas, « tout le mystère de notre salut est compris »
; ce qu’enseigne également la Liturgie lorsqu’elle affirme que « chaque fois qu’est célébrée la commémoration de cette victime, c’est l’œuvre de notre salut qui s’accomplit »
.
Dans la gloire, « le siècle présent » aura disparu et le péché aura été effacé, c’est pourquoi le sacrifice y sera en plénitude et n’y sera plus qu’eucharistie, dans la louange et l’adoration
, l’immolation
n’étant plus sacramentellement renouvelée en vue de son achèvement dans la vie de l’Eglise et toute « figure » ayant disparu pour faire place à la seule « vérité » pleinement réalisée dans la gloire. C’est la liturgie du « cantique nouveau » (v. 9) à « l’Agneau immolé » (v. 6) que nous décrit l’Apocalypse (au chapitre 5. et aussi au chapitre 7, v. 10). Mais aussi longtemps que l’Eglise n’est pas achevée et qu’elle n’a pas accédé dans sa plénitude à cet état de gloire, c’est quotidiennement qu’elle doit célébrer le sacrement du sacrifice de son Epoux et Sauveur en s’y sacrifiant elle-même sacramentellement afin que cet unique sacrifice de l’Agneau et de l’Epouse achève d’être immolé dans l’histoire, la récapitulant entièrement en lui pour l’offrir entièrement au Père « à la louange de gloire de sa grâce »
(
Eph
1, 6
) que sera l’eucharistie éternelle.